Au soir de la pensée/Chapitre 9

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Édition Plon (Tome 1p. 425-477).

CHAPITRE IX

COSMOLOGIE.

Sentir le monde, l’interpréter.

La sensation réagit par le rêve, c’est-à-dire par des interprétations incoordonnées, avant d’en arriver aux interprétations méthodiques de la pensée qui font sortir la connaissance positive de l’observation contrôlée. Pour distinctes qu’elles soient, les deux activités mentales, fonctionnant simultanément dans tous les ordres de sensations, s’entre-croisent pour s’opposer ou se rejoindre, et former des conjugaisons d’harmonie ou de désaccords qui expriment des moments de l’homme divers et passager.

Rien de plus propre à caractériser l’incohérence de ces aspects de nous-mêmes que la rencontre des affirmations dogmatiques et des hypothèses d’observation dans la matière des cosmologies. Livres sacrés ou profanes, l’opposition est telle que nos hypocrisies sociales sont réduites au silence quand il faut se prononcer.

L’aède et le métaphysicien diffèrent sans remède d’avec le savant, bien qu’ils n’aient généralement point de relâche dans leur recherche d’une apparente conciliation. Mais quoi ! L’aède est sur les planches, le métaphysicien dans les nuées, et le savant en son laboratoire. L’un nous ravit et l’autre nous aveugle. Seul, l’observateur peut nous éclairer. J’ai rendu mes devoirs aux muses d’Hésiode qui se vantent de mêler le faux et le vrai pour nous plaire. Contrôlée par tous recoupements, la sensation nous offre la ferme plate-forme d’expérience où se fonde le phénomène de la connaissance positive.

Ou sommes-nous ? Quelque part. Dans l’absence de repères, c’est la seule réponse pertinente. Cependant, nous voulons être au centre de tout, car le monde, selon la Révélation, est fait à notre usage. L’aède le clame, et le métaphysicien se vante de l’expliquer. Mais le savant diffère. Première déception qui sera suivie de tant d’autres. Et puis, cet univers, encore, l’aède ne l’a conçu qu’au sens restreint de ce que nous découvrons des astres et de leur course dans l’étendue de notre espace. On nous parle maintenant d’un au-delà et de répétitions infinies d’au-delà, qui vont se succédant toujours. Chercher les déterminations d’un lieu, sans jalons de fixité positive, est une entreprise qui n’a découragé ni métaphysique, ni poésie.

À notre terre, toutefois, à nos astres, à notre ciel de mouvements ordonnés, nous pouvons, nous devons demander des comptes, et ces comptes, ce ne sont ni des chants, ni des rêves qui pourront les régler. Voir, observer, discerner des mouvements de rapports, les Chaldéens osèrent l’entreprendre. Combien de siècles auparavant, les Primitifs avaient-ils commencé d’ouvrir les yeux sans regarder ? Comment auraient-ils deviné que les voix articulées, qui nous donnèrent d’abord une si haute supériorité sur la stupeur animale de nos lointains ancêtres, allaient être la source de capitales méprises dont les effets continueraient de s’imposer, même quand il serait reconnu que les mots ne représentent trop souvent les choses qu’à la condition de les mésexprimer.

Dans les prodigalités du temps, le problème pouvait attendre que l’homme de la Chapelle-aux-Saints, à peine gratifié peut-être de quelques monosyllabes rauques, eût produit inconsciemment, par l’évolution, des lignées capables de se poser objectivement les questions élémentaires d’une cosmologie. — ce qui n’est peut-être pas moins beau que d’en trouver de provisoires solutions. Ce fut, comme j’ai dit, l’office de nos Divinités de nous avoir fourni une pierre d’attente, fondée sur un ordre continu d’insuffisances pour une construction volante de rêves qu’il s’agit maintenant de remplacer par un appareil d’architecture solidement ordonné.

Que pouvaient être les « Révélations » de la théologie, sinon de contes bleus à la portée d’intelligences en acte de se débattre dans la gangue des sédiments d’obscurité ? Avec l’homme, son créateur, du fétichisme primitif au panthéisme de l’Inde, la Divinité, née de nous, évolue avec nous. Sa « Révélation » des origines témoigne trop hautement contre la qualité de son information. Supposez que la cosmogonie de Moïse nous soit offerte aujourd’hui, hors des stupeurs de l’enfance, pour une explication définitive de l’univers. Il n’y aurait qu’un cri de protestation. Issue des plus lointains brouillards, elle a pourtant fait son chemin jusqu’à l’accident de Galilée, et Jahveh, rendu prudent par cette aventure et par quelques autres de même sorte, n’ose plus invoquer sa Genèse que dans l’ombre des sacristies. C’est Massillon, je crois, qui pour vaincre les doutes de la future Mme du Deffand, lui voulait simplement mettre en mains « un catéchisme de deux sous »[1]. Il faut que les temps soient changés, car ce même catéchisme, partout répandu, se voit au jourd’hui mis à mal par le plus élémentaire manuel de géologie, de paléontologie, qui confond « l’infaillible Révélation ».

De fortune, les sociétés excellent à vivre dans l’inconséquence. L’enfant va récitant les « leçons » de Moïse, mais, avant l’âge viril, il a dû passer par l’école et par les musées des sciences naturelles où l’éloquent Massillon de Mme du Deffand se fût bien vite empêtré. Des interprétations mythiques aux constatations d’expérience, il y a trop loin pour que le conflit de toujours puisse cesser autrement que par le discrédit final de l’une ou de l’autre partie. Quand de Chaldée les premières connaissances astronomiques se firent jour, l’inconnaissance prit sans retard sa revanche par les défigurations de l’astrologie[2] demeurée si tardivement en crédit. Ce n’est pas à Nostradamus que s’en prit l’Église : ce fut à Galilée.

Cependant, la vieille Bretonne à qui son fils, matelot revenu de voyage, racontait qu’il avait vu des poissons volants et un fer à cheval perdu dans la mer Rouge par le Pharaon à la poursuite des Hébreux, donnait sa pleine créance à cette dernière information, mais jurait que rien ne la ferait jamais croire, à une si flagrante absurdité qu’un poisson volant.

De toutes les cosmogonies qui furent la préface des cultes historiques, il ne s’en trouve pas une où se puisse accrocher la plus légère amorce d’une discussion d’expérience. Aucune partie n’en peut être retenue, même au prix d’une interprétation forcée. Les Védas, l’Avesta, la Chaldée, l’Égypte, Israël, n’ont rien à nous dire de « l’origine » des choses, qui ne soit en contradiction de tous les phénomènes observés. Il n’en saurait être autrement, puisqu’il ne faut pas moins que tous les grands échafaudages d’expérience pour que le problème puisse être abordé. Jadis, comme aujourd’hui, comme toujours, il s’agissait de déterminer la condition de l’homme dans le monde à connaître, pour en induire des règles d’accommodation. Les méconnaissances de la réponse primitive, toujours dogmatiquement maintenue, entraînent des conséquences sous le poids desquelles la plus haute humanité se débat encore dans les conflits du cauchemar divin et de la connaissance positive qui nous achemine au réveil.

Aussi bien, notre Dieu, qui n’est que le Jahveh des juifs christianisé par saint Paul, s’obstine-t-il à nous vouloir maintenir sous son autorité, dans toutes les manifestations de notre vie. C’est que nos modestes gains d’observation destinés à la conquête universelle des intelligences, sont d’une source étrangère à ses livres sacrés. S’il peut arriver à la connaissance positive de défaillir sous l’obsession du rêve primitif, comment s’étonner des mécomptes où nous laisse la bruyante superbe des conquêtes d’imagination ? Arrêtons-nous d’abord aux spectacles des phénomènes d’où jaillirent si tard les premiers tâtonnements d’interprétations positives. Du point de vue général, il se comprend assez que la cosmogonie fasse la cosmologie qui n’en est que la continuation

Des cosmogonies aux cosmologies.

Nous n’avons que faire ici de l’histoire des innombrables conceptions de l’univers où l’esprit humain s’est égaré[3]. Il suffit d’évoquer le souvenir des principaux paliers de l’esprit humain dans son audacieuse ascension vers une connaissance du monde toujours accrue. De grands noms comme ceux d’Archimède, de Roger Bacon, de tant d’autres annonciateurs des temps modernes, avaient depuis longtemps marqué d’un trait certain la voie sacrée de l’inconnaissance animale aux méconnaissances humaines, qui, par les recours de l’observation, vont se muer en approximations de connaissances vérifiées.

Je joindrais volontiers à tous éminents cosmologues le roi Alphonse X de Castille, qui, au treizième siècle, faisait publier par les astronomes arabes ses Tables astronomiques, et, même les appuyait de cette remarque hardie : « Si lors de la création, j’avais été admis au conseil du Dieu suprême, plusieurs choses eussent été mieux faites et dans un ordre meilleur ». Pour prendre à son compte une telle critique, il n’est pas indifférent de se trouver du bon ou du mauvais côté de la barricade. D’une telle parole d’un tel personnage, il appert que des temps nouveaux étaient décidément en chemin.

L’histoire des cosmologies ne fut jusqu’à Képler qu’un prodigieux mélange de rêveries, de calculs dans les nuées, de fragments d’observations positives interprétées au hasard des superstitions. Quelques traits de lumière n’apparaissent qu’au moment où des observations commencent à se corroborer, à se fortifier réciproquement pour les premières ébauches d’une synthèse traversée d’irréductibles méprises. Des rêves d’abord, c’est-à- dire des vols d’imagination auxquels des réactions d’expérience imposeront le contrôle qui doit les abolir ou les justifier.

Les mythes cosmologiques, dont j’ai noté des thèmes à titre d’indications, nous font simplement apparaître les premiers mouvements de l’esprit humain. Rien ne serait plus vain que de vouloir doctriner le passage de la méthode imaginative à la méthode d’observation. L’imagination primitive elle-même eut besoin d’une donnée du monde extérieur (juste ou fausse) pour ses « créations » dont l’unique procédure est de déformations successives de la réalité. D’imagination furent nécessairement, pour une part, les premiers efforts d’une connaissance d’observations superficielles dans l’absence de tout critère. Des conditions d’activité et de méthode radicalement différentes, procédant aussi bien de la spontanéité du rêve que du labeur ordonné de l’observation vérifiée, devaient fatalement amener des disproportions,des discordances de résultats. Triomphal jaillissement de l’imagination parmi de modestes lueurs d’expérience dont la clarté grandissante s’imposera plus tard dans l’entreprise d’une marche à l’étoile.

« C’est l’astronomie, remarque M. Henri Poincaré, qui nous a montré quels sont les caractères généraux des lois naturelles… Newton nous a montré qu’une loi n’est qu’une relation nécessaire entre l’état présent du monde et son état immédiatement postérieur. Mais c’est l’astronomie qui nous a fourni le premier modèle sans lequel nous aurions, sans doute, erré bien longtemps. C’est elle, aussi, qui nous a le mieux appris à nous défier des apparences. Le jour où Copernic a prouvé que ce qu’on croyait le plus stable était en mouvement, que ce qu’on croyait mobile était fixe, il nous a montré combien pouvaient être trompeurs les raisonnements enfantins qui sortent directement des données immédiates de nos sens. Pour comprendre la nature, il faut pouvoir sortir de soi-même, pour ainsi dire, et la contempler de plusieurs points de vue différents, sans cela on n’en connaîtra jamais qu’un côté[4]. Or, sortir de lui-même, c’est ce que ne peut pas faire celui qui rapporte tout à lui-même. Qui donc nous a délivrés de cette illusion ? Ce furent ceux qui nous ont montré que la terre n’est qu’une des plus petites planètes du système solaire, et que le système solaire lui-même n’est qu’un point imperceptible dans les espaces infinis de l’univers stellaire[5]. »

Que les formations du monde ne soient pas nécessairement des créations, voilà ce qui parut si difficile à comprendre pour les premiers « penseurs ». Nos grands chercheurs des anciens âges auraient abordé le grand œuvre dans un sentiment de déchéance s’ils n’avaient commencé par tirer la terre et les astres du néant, ou de l’Être universel, à la façon du panthéisme indien. Il faut apparemment une philosophie supérieure pour se résoudre à accepter les choses comme elles sont. Nous pouvons nous en convaincre encore aujourd’hui par le dédain de tous les cultuels (sauvages ou civilisés) pour les malheureux qui ouvrent leur enquête du monde en prenant acte de ce qu’ils ont sous les yeux. Il est si simple de dire d’abord ce qu’on ne connaît pas, avant d’en venir au souci d’une correspondance avec les phénomènes qui s’imposent à nos regards.

« Au commencement », il n’y avait rien, et il y avait Dieu tout à la fois. Et Dieu, tout parfait, fit le monde imparfait, ce dont il se repentit en créant l’Enfer, pour punir sa créature bien innocente de sa propre création. Tels sont les grands secrets qu’on nous offre pour remplacer les faits d’expérience au contact desquels réagit, intellectuellement et émotivement, notre sensibilité.

Les cosmologies imaginatives des peuples de la terre, sauvages ou civilisés, forment une longue liste de fantasmagories auxquelles il serait vain de s’arrêter. De grossières constructions aériennes qui n’arrivent à se raffiner que chez les peuples attendus de l’histoire pour des évolutions de positivité.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ces cosmologies primaires sont déjà l’ultime produit d’âges sans histoire où toutes les fantaisies ont pu se donner cours en l’absence d’une critique élémentaire. L’écriture commençant de fixer les gestes des ancêtres, des formules sont apparues sur lesquelles de vagues traditions pouvaient s’instituer. Il en est demeuré d’hétéroclites mélanges. Avec l’histoire, partout répandue, d’un déluge universel, nous avons la traditionnelle relation d’un des derniers cataclysmes planétaires coïncidant avec une évolution indéterminée de l’espèce humaine. C’est déjà le passage d’une cosmologie de rêve à une cosmologie d’observation qui s’impose par l’accroissement des inférences de l’expérimentation aux dépens de fables surannées. Avec l’état d’esprit nouveau, qui ne peut plus vivre uniquement des contes primitifs, un autre âge commence : celui d’une observation imaginée selon des apparences, en attendant les contrôles de l’observation positive à vérifier. Triomphe de cet état d’esprit dans Lucrèce, chez qui retentit l’appel de l’hellénisme aux hypothèses d’expérience à venir.

À l’heure où Copernic allait marquer de son empreinte un moment décisif dans l’histoire de l’astronomie, c’est-à-dire vers le début du seizième siècle, les systèmes astronomiques de Pythagore, d’Héraclite, d’Aristote, d’Hipparque, de Ptolémée se partageaient les faveurs du monde « savant ». Le système de Pythagore, d’inspiration mystique, ne peut plus même être discuté. Au moins Héraclite apporte-t-il l’hypothèse de la rotation de la terre. Le soleil, selon lui, tourne autour de la terre et les planètes autour du soleil. Il se peut que ces idées, reprises par Aristarque de Samos, aient fourni des suggestions à Copernic, Aristote met la terre au centre de l’univers, où la laisse Ptolémée lui-même. Le mouvement de la terre paraissait une affirmation contre « l’évidence ». Pour Aristote, qui domine la pensée des anciens temps, le monde est la construction d’un rationalisme divin que l’homme postule selon ses facultés, n’ayant plus, pour tout effort de connaissance, qu’à remonter le cours des phénomènes déduits des desseins supposés du Créateur. C’est alors qu’on aura la fameuse réponse d’un religieux à la découverte des taches du soleil, « qu’il ne peut en être question puisque Aristote n’en a pas parlé »[6].

Rien ne découvre mieux la marche tâtonnante de l’esprit humain que la remarquable étude de M. Lucien Fabre sur les processus mentaux de Copernic en route vers l’observation capitale qui immortalisera son nom. Simplicius, Averroès, Maïmonide, saint Thomas d’Aquin, s’accordent sur « la capitale distinction de la métaphysique et de l’astronomie dite d’observation ». « Quand on raisonne sur les éclipses, écrit Simplicius, il ne s’agit point de découvrir la cause. On se propose simplement, à titre d’hypothèses, des manières de voir s’accordant avec le phénomène en soi, dont l’entité métaphysique doit fatalement nous échapper. » Jusqu’où une telle conception peut nous conduire, l’histoire ne nous l’a que trop bien montré.

En témoignage d’un tel état d’esprit, se peut-il rien concevoir de plus topique que la préface même[7] du livre sur les Révolutions célestes que Copernic garda trente-six ans sur sa table sans oser la publier. On y lit : « je ne doute point que ne soit déjà connue la nouvelle hypothèse qui est le fond de ce livre, et d’après laquelle la terre se meut autour du soleil, immobile au centre du monde. Je ne doute pas non plus que certains érudits s’en montrent grandement choqués, et ne jugent mauvais le trouble apporté aux disciplines libérales depuis longtemps et solidement édifiées. Cependant, s’ils consentent à mûrir leur jugement, ils reconnaîtront que l’auteur n’a rien fait de répréhensible. Le rôle de l’astronome est, en effet, d’écrire l’histoire des mouvements célestes à l’aide d’observations menées avec diligence et avec art… Il n’est pas nécessaire que ces hypothèses une fois posées soient vraies ou même vraisemblables[8]. Il suffit qu’elles permettent de rendre compte des observations pour le calcul… » Il est douteux que Copernic ait jamais eu connaissance de ce texte. Le premier exemplaire de son ouvrage, dédié au pape Paul III, ne lui parvint que quelques jours avant sa mort. Il avait annoncé dans son introduction la réprobation inévitable : « On criera haro sur moi », dit-il tranquillement, en essayant de se couvrir de deux hommes d’Église qui lui avaient conseillé de passer outre.

À Képler revint l’honneur de prononcer les paroles définitives. « jamais, écrit-il, je n’ai partagé l’avis de ceux qui s’efforcent de prouver que les hypothèses de Copernic peuvent être fausses, et que cependant des phénomènes réels peuvent en découler comme de leurs principes propres. Je n’hésite pas à prétendre que tout ce que Copernic a annoncé a posteriori et prouvé par l’observation, tout cela pourrait sans difficulté être démontré a priori au moyen d’axiomes géométriques ».

La vérité est qu’une audacieuse astronomie (la plus ancienne science qui soit) avec le développement de mathématique qu’elle commande, a groupé les premiers efforts de l’esprit d’observation dans l’ordre d’une connaissance expérimentale de l’univers. Chaldéens, Égyptiens, Ioniens, Hellènes, y ont d’abord apporté des disciplines mentales par lesquelles l’entendement humain a pu non seulement aborder les plus ardus problèmes, mais encore surmonter les violentes résistances de « l’opinion compacte, »[9] des foules dévoyées.

De précieuses tablettes de terre cuite (bibliothèque d’Assourbanipal, Ninive, septième siècle avant notre ère) dont l’incertaine rédaction peut remonter au règne d’Hamurabi (législateur babylonien du vingtième siècle avant Jésus-Christ) nous montrent les Assyro-Chaldéens commençant d’introduire, au travers du roman des mythes primitifs, un ordre d’expérience devant lequel « les Dieux eux-mêmes sont tenus de s’incliner. » Le grand Dieu de l’Iran, Mardouk, dispose les planètes en vue d’une course assignée, donne ses lois à la lune qui va fournir nos premières divisions du temps (mois et semaines), répartit fantastiquement les étoiles en ces imaginaires constellations qui ne répondent à aucune réalité concevable, mais n’en pourront pas moins, par des subjectivités de rapports, nous apporter des éléments de repères par lesquels le Zodiaque, c’est-à-dire la course apparente du soleil dans le ciel, pourra être déterminée.

Des origines d’une civilisation d’Égypte, nous ne savons à peu près rien. Une population d’Afrique conquise et assimilée, a-t-on dit, par des peuples d’Asie venus à travers la mer Rouge. Une étonnante fusion se serait accomplie, et aussi loin que nous remontions — fétiches et culte solaire, avec mythes et rites emmêlés, ne nous montrent rien de sensiblement supérieur à ce que nous rencontrons en d’autres contrées. Point de filiation historique des deux jointures hypothétiques de cette histoire. Aucun peuple n’a tant écrit pour si peu dire. Aucun peuple n’a laissé tant de témoignages d’un si prodigieux effort pour conduire à de si médiocres effets. D’admirables œuvres d’art. Hors des croyances religieuses, des points d’interrogation. Une inconcevable distance des monuments à leur signification. Voyez les Pyramides. Et cependant l’Égypte partagerait avec la Chaldée l’honneur des premières initiatives de hautes généralisations. Cela s’éclaircira peut-être un jour.

Au travers des permanentes modalités de son culte solaire, la pensée égyptienne nous apporte cette puissante formule du problème cosmique. « Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est et sera, et mon voile, nul mortel ne l’a jamais soulevé ». Ainsi prononce Isis, la plus haute personnification de la Nature en un temps où les idées, pour se fixer, voulaient le véhicule de la personnalité.

En cette forme, voyons-nous l’existence universelle jeter son défi à notre enquête d’observation, parce que nous n’avons pu jusque-là que rêver ses problèmes sous prétexte de les résoudre d’emblée. Et ce « voile », ce « voile » mystérieux des choses qui résiste, d’une opiniâtreté si longtemps victorieuse, à nos obstinés espoirs d’une pénétration, ne voilà-t-il pas que c’est du monde énigmatique de la Divinité que nous vient le défi de le soulever. Est-ce donc notre impuissance définitivement prononcée ? Ou n’y reconnaîtrons-nous pas le plus haut appel des mystères cosmiques à redoubler d’efforts pour les déchiffrements de positivité ? La Déesse de Saïs n’a pas prononcé : « Nul mortel ne soulèvera mon voile. » Elle a dit : « Nul mortel ne l’a jamais soulevé. » Qui le tente ? Toute la vie terrestre pour relever le défi.

Cependant, n’y aurait il pas dans cette hautaine parole, qui nous vient de Plutarque, la marque de l’hellénisme le plus caractérisé ? Avant les temps historiques, déjà la mer Égée s’était offerte aux fusions de la pensée égyptienne et de l’incomparable Ionie, où se déployait l’agression téméraire contre les voiles de la Divinité. La fondation de Thèbes, les statuettes égyptiennes des tombeaux de Mycènes, les boucliers grecs de caractère égyptien[10], trouvés dans l’antre de Crète où Zeus fut élevé, l’Apollon coiffé du pschent, l’Apollon de Milet[11], la Héra de Samos, la stylisation égyptienne, les récits d’Hérodote, tout pleins de rapprochements dans le monde divin, attestent de communes activités de pensées. Si la Grèce fut miraculeuse, comme le veut Renan, c’est peut-être que l’Asie et l’Égypte s’y rencontrèrent pour le « miracle » de l’homme pensant. Et si l’Égypte elle-même, en ses profondeurs, nous révèle surtout un choc d’impulsions asiatiques filtrées aux fragmentations des continents hellé- niques[12] éminemment favorables à l’individualisme de la pensée, nous aurons saisi sur le vif une assez belle origine de l’évolution supérieure d’où le phénomène européen est issu. N’est-ce pas ce qu’a fait magnifiquement apparaître le génie de Raphaël en cette École d’Athènes, où poésie, mathématique, astronomie, physique, biologie, philosophie, tous les achèvements de l’esprit humain font jaillir dans le ciel l’étoile d’idéal à laquelle nous nous faisons enfin gloire de marcher.

Mais l’homme en est encore au maniement des premiers leviers de la connaissance, dans des fumées d’orgueil qui lui montent de l’erreur aussi bien que de la vérité[13]. L’imagination, l’observation continuent de se disputer la prééminence. Une fortune aveugle tient l’avenir en suspens, et c’est un grand désavantage, pour l’esprit positif, de ne pouvoir promettre au delà de l’espérance. Nos grands rêves ont vécu de belles envolées. Sont-ils donc achevés ? Problèmes des apparences et des réalités que l’Inde, de métaphysique éperdue, a si ingénument posés. Maya, l’illusion, ou Vidya, la connaissance… Un périlleux passage. Pourrons-nous jamais dire que nous l’avons franchi ?

Oblitérés de cosmogonies imaginatives, les siècles ont charrié des alluvions d’expérience positive qui, bien ou mal, tendent irrésistiblement à se condenser, à se coordonner. Et l’apparence, même, qui n’est pas toujours trompeuse, peut encore nous offrir, de chance, des points d’appui. Observation imaginée, c’est-à-dire hypothèse d’observation, ou observation vérifiée par tous recoupements d’expérience : c’est la fourche des deux chemins d’Hercule, entre lesquels la vie pensante nous invite à composer.

Au moment décisif de l’histoire, par une de ces rencontres qu’impose la fatalité des évolutions de l’esprit humain, s’est présenté le peuple le plus propre à inaugurer les grands mouvements d’idéalisme qui allaient s’emparer de l’élite des intelligences pour ne plus la quitter. Ce fut le jour de l’hellénisme ionien. Une irrépressible ruée de grands noms suffit à manifester le fier accomplissement d’une œuvre d’humanité supérieure, à laquelle nous devons d’être les hommes pensants de ce jour, en gestation des pensées de demain.

Par malheur, dans l’ordre de la stabilisation nationale, politique et sociale, l’hellénisme n’a pas su se réaliser. Pour ce qui est de la philosophie, il a magnifiquement poussé les grandes lignes de son enquête dans les plus hautes directions de la pensée. Conquis par le Macédonien, déformé sous la main de Rome, avili de Byzance, il n’a su, ni se maintenir dans une continuité de lui-même, ni mourir dans le linceul qu’il avait somptueusement tissé. S’il n’a pas vraiment fait le miracle, il nous a laissé les moyens de le faire puisqu’il nous a légué les plus belles, les plus fortes assises du connaître, pour des constructions de l’idéalisme à venir. Ni les plus beaux couronnements de poésie, d’esthétique, ni les plus subtils achèvements de raison supérieure, aussi bien que de science et de philosophie, ne lui ont fait défaut. Dans le conseil, comme dans l’action, la Grèce aura connu les plus beaux exemplaires de virilité. Les mêmes rivages des mêmes continents, les mêmes flots de la même Méditerranée, d’où nous étaient venus les grands frémissements des mentalités de l’Asie, ont pu nous apporter, dans le naufrage du monde gréco-latin, le raz de marée chrétien de l’Orient, par lequel toutes les terres émotives de notre continent furent submergées. C’était l’heure

                                      où la terre étonnée
Portait, comme un fardeau, l’écroulement des cieux.


Pourquoi faut-il que le monde nouveau, glorieusement prédit, n’ait pu se réaliser que dans le vocabulaire, puisque rien des réalités de l’homme vivant et agissant ne s’en trouva changé ? Sous des étiquettes renouvelées, mêmes inspirations de violences permanentes. Du sang partout et toujours. Cependant, le monde ne voulait pas finir, et l’homme déçu de l’an mil finit par se résoudre à la « Renaissance » pour les revanches dont il se détournait.

Ce n’est rien, quelques siècles de mécomptes. La jeune vitalité du sang barbare nous préparait, à travers les luttes cruelles du Moyen Age, les surprises d’un renouveau de l’antiquité. Abailard et ses cohortes d’écoliers allaient battre les portes séculairement murées de l’accès aux grandes voies de la connaissance positive si longtemps désertées. L’hellénisme se sera retrouvé, non pas seulement dans ses cosmologies, dans ses métaphysiques d’Asie, dans tous les domaines de l’art, mais encore et surtout dans ses hardies synthèses de la nature appelant le contrôle de l’observation. Reprise du labeur humain à pied d’œuvre dans l’éternel chantier.

Alors, la grande revue des grands penseurs d’Ionie, avec leur légitime descendance. Les premières observations de la Chaldée et de l’Égypte ont fondé l’astronomie. Le gnomon, déjà connu de la Chine, arrive, on ne sait comment, aux continents de la mer Égée. Et Thalès de Milet, simple marchand voyageur dont les camarades ne laissaient pas de pirater à la fortune des circonstances, renonce au trafic profitable pour déterminer les saisons et mesurer le diamètre du soleil. Sept cents ans avant notre ère, il y gagne de devenir l’un des sept sages de la Grèce — antique schéma d’Académie qui fut l’indice d’une révolution dans le monde jusque-là plus occupé de violences profitables, et de rêves à métaphysiquer que de connaissances positives.

Avec Thalès vont se retrouver Anaximandre, Anaximène, tous deux de Milet encore, Héraclite d’Ephèse (sixième siècle avant Jésus-Christ) abordant la cosmologie pour des solutions éventuelles d’expérience et d’imagination mêlées. Les faits se coordonnent, les vues se systématisent. Héraclite, le premier de tous, pose hardiment le principe de la relativité. Xénophane de Colophon, Archélaüs, Diogène d’Apollonie, Empédocle instituent une recherche de la nature, Leucippe (de Milet, toujours), Démocrite, Épicure, bâtissent le monde sur l’hypothèse atomique, aujourd’hui vérifiée. Les mathématiques apportent leur contrôle, leur étai, pratiquent leurs percées. Avec Aristote, une physique, une science naturaliste se constituent. Pythagore annonce la terre sphérique et Philolaüs la met en mouvement, cependant que Parménide, pour une pleine mise en valeur des méthodes opposées, métaphysique l’univers indifférent. Enfin, Platon, héraut de la métaphysique savante, en compagnie d’Aristote — doctrinaire de la nature — va préparer la grande réaction des entités, des essences et des entéléchies, définitivement mises à mal par les Hipparque, les Ptolémée, les Roger Bacon, les Copernic, les Képler, les Galilée, les Newton, jusqu’à l’apparition de Lavoisier.

La vie de Galilée, surtout, fut, par excellence, le drame de l’homme d’expérience aux prises avec les traditions farouches d’un long cauchemar d’imagination. Il commença par en rire avec Kléper : il finit par en pleurer. « On n’enterrera pas mon corps et mon nom en même temps », avait-il coutume de dire. Il n’eut besoin de patienter que deux cents ans pour que le Saint-Siège, « infaillible », déclarât « licite » (septembre 1822) l’enseignement du mouvement de la terre, en attendant la « réhabilitation » de Jeanne d’Arc — glorieuse manifestation du dogme de « l’infaillibilité ! »

Avec le couronnement de l’œuvre de Newton dont les formules de la loi de gravité sont aujourd’hui familières à tout le monde, il semble que nous arrivions au relais d’un effort de compréhension cosmique où se sont accumulés assez de millénaires pour nous permettre une pause dans l’immense aventure d’une conquête humaine de l’univers. Cet univers, en ses féeries de révolutions enflammées, il est là, sous nos yeux, et l’innocente lentille de la lunette de Galilée nous éblouit d’un vertige de monstrueux feux-follets dont Isaac Newton nous annonce la loi des révolutions. Quand on est parti des fables primitives, si profondément ancrées dans nos gestes et nos voix par une longue stabilisation de méconnaissances, il semble que ce soit un assez beau moment de pouvoir se tenir ferme à cette simple formule des mouvements du monde : « Dans l’univers, les mouvements s’effectuent comme si deux corps quelconques étaient soumis à une attraction proportionnelle au produit de leurs masses et à l’inverse du carré de leur distance ».

C’est la loi de gravitation par laquelle un abîme d’inconnu vient d’être décidément franchi, en attendant les chances des prochaines rencontres. Nous sommes l’un des produits temporaires du Cosmos en ses activités de partout, de toujours. Notre conscience des choses s’attache à vivre l’évolution de pensée qui ne pourrait être que d’incohérences, si elle n’était suprême élément des sensations de l’univers. Cette intervention de notre organisme individuel dans les directions de la vie (où le pouvoir du Moi lui-même se trouve inclus) constitue l’ultime synthèse de nos énergies sous l’émotive impulsion de notre sensibilité. Les grands rêves de la métaphysique se trouvent avoir préparé les grandes réalisations mentales de la compréhension positive enfin réalisée.

Et si, ce que l’homme ne peut atteindre, il faut qu’en des formes changeantes il continue de le rêver, un poème nouveau se substituera aux poésies dépoétisées pour maintenir nos agitations dans le courant d’espérances inespérées. C’est l’idéal vivace qu’aucune connaissance d’observation positive ne peut décourager. Qu’il soit haut, ou médiocre (comme c’est le cas le plus fréquent), « l’idéal », aspiration d’harmonie supérieure, fait jaillir du plus profond de nous-mêmes l’irrésistible élan de l’action décisive. Qu’il soit en juste ou en insuffisante coordination avec les réalités du monde extérieur et de l’homme lui-même, l’effet n’en sera pas différent (il faut avoir le courage de le dire), puisque toutes les croyances ou opinions contradictoires ont produit tour à tour d’identiques vertus d’humanité.

Des émotions organiques progressivement transposées dans les évolutions de la connaissance, nous ne pouvons pas attendre une conquête d’idéal absolu. Aussi bien que toutes activités organiques, nos idéals ne peuvent être que de relativités à la mesure d’imaginations définies. Cela suffit pour la continuité de nos légitimes manifestations de nous-mêmes, puisqu’il demeure en nous des puissances d’émotions successives toutes prêtes pour nos renouvellements d’énergies. On pourrait voir ainsi dans l’idéal une anticipation d’émotivité qui va se transformant à mesure que, par l’effort de la connaissance accrue, des parties de prévisions hâtives doivent être éliminées. C’est la marche en échelons, avec l’imagination et l’expérience comme soutiens d’audace et de sûreté. Il est indispensable d’assurer les voies de la connaissance. Mais, pour cela même, à tous risques, faut-il d’abord marcher. Quelle que soit l’étoile, sa lumière sera toujours plus profitable que l’obscurité[14].

Cosmologie d’expérience.

Dans les temps primitifs de notre humanité, le ciel n’était pas autre qu’aux yeux de Copernic, de Galilée, de Kant, de Newton, de Laplace, de toutes les intelligences en quête de nouveaux champs de connaissance humaine. Cependant, quel abîme entre les visions d’alors et celles d’aujourd’hui par le simple mouvement des interprétations changées ! Aussi, lorsque les Chaldéens imaginèrent de joindre schématiquement des étoiles diverses pour imposer à des figures fictives des noms permettant de reconnaître le cours du soleil, paraissait-il entendu pour tout le monde qu’il n’y avait vraiment dans le ciel ni taureau, ni balance, ni scorpion. Cependant, la foule courut, comme toujours, à l’illusion mythique qui tend à approprier l’univers aux fins de l’espèce humaine. Dépouillées de leur magie, les fictions du Zodiaque nous sont demeurées d’une aide à travers tous obstacles au progrès de la connaissance, — derniers restes d’une astrologie qui voulait que de simples noms de hasard fissent aux astres une vie particulière leur permettant de nous imposer leurs lois, au lieu de nous éclairer. Trop d’autres Dieux, attardés dans leurs personnifications primitives, continuèrent d’exercer sur nous actions et réactions de volontés surhumaines, dont l’effet fut de nous attarder hors des voies naturelles de notre devenir.

Quand Newton contemplait l’immensité céleste où il avait si puissamment tracé l’invincible sillon de lumière, l’idée lui était encore suffisante d’un mécanicien mystérieux pour manœuvrer l’engin, et la pensée ne lui venait pas de soumettre « le moteur immobile » d’Aristote à des procédures d’investigation dont le problème tenait les hommes en suspens. Combien d’autres avaient eu cette audace, qui, par leurs propres manquements ou l’insuffisance des données acquises, n’avaient pu fournir la course maîtresse sur les pistes de l’observation !

Débiles ou puissants, nous sommes les héritiers légitimes des uns et des autres, avec le lot total de leurs défaillances et de leurs achèvements. Le commun d’entre nous possède aujourd’hui, sans efforts, un ensemble de connaissances que lui eussent enviées les plus illustres maîtres de l’antiquité. À peine avons-nous franchi le seuil de la naissance que, dans l’existence qui se présente, nous marquons, dès le premier jour, des temps de nous-mêmes par les relais du passé. L’aventure emporte de nécessité avec elle l’événement d’une croissance d’hier, dépassée par une croissance d’aujourd’hui, de demain. Succession de méconnaissances et de connaissances mêlées, en perpétuelle activité d’accroissements selon des chances auxquelles chacun de nous pourra contribuer plus tard de son propre effort.

Quoi de plus significatif à cet égard que de voir Newton hors d’état de résoudre les perturbations planétaires par la faute d’une mathématique inachevée, invoquer placidement l’intervention divine pour remédier à cet embarras. Il n’hésite pas à déclarer que « les inégalités, à peine remarquables, qui peuvent provenir de l’action mutuelle des planètes et des comètes, iront en s’aggravant par une longue suite de temps, jusqu’à ce qu’enfin ce système ait besoin d’être remis en ordre par son auteur ». Incroyable candeur de vouloir s’affermir dans une insuffisance humaine en attribuant à la Providence, infaillible, le rôle d’un mauvais horloger qui aurait besoin, à certains moments, d’un coup de pouce aux aiguilles pour parer à l’imperfection de ses engrenages. Et le plus beau, c’est qu’avec le développement du calcul différentiel, la seule loi de Newton sujet à rendre compte des perturbations planétaires. Chacun connaît la contre-épreuve de la découverte de la planète Neptune par Leverrier. Ainsi le voulait la suprême généralisation de Laplace prenant acte, en ces termes, de la stabilité du système solaire et de l’instabilité de nos interprétations : « Parcourons l’histoire des progrès de l’esprit humain et de ses erreurs, nous y verrons les causes finales reculées constamment aux bornes de ses connaissancesElles ne sont donc aux yeux du philosophe que l’expression de l’ignorance où nous sommes des véritables causes. » Sur le monde et sur nous-mêmes une assez belle amorce de méditations !

Cependant, c’est bien le même fragment d’infinité mouvante qui nous éclaire ou nous aveugle de ses mêmes éblouissements de lumière ou d’obscurité. D’où que la flèche lumineuse puisse nous atteindre, la course de notre flambeau, à tous les points de l’horizon, déroule sa fortune de vision droite ou déformée. Comme les animaux de la fable qui voyaient de confiance, dans la lanterne magique, ce que ne leur montrait pas le lumignon éteint du singe, nous nous plaisons à « réaliser » de fictions le phosphène qui jaillit tout vibrant des rétines surexcitées. Aux spectacles du monde stellaire, toutes nos fibres de sensibilité se dressent tumultueuses sous les regards du ciel clignant à des mystères qui n’ont de formules que s’il se rencontre l’homme pour les saisir et les interpréter.

Les astronomes, parfois, imaginent de changer l’aspect de notre ciel par un hypothétique déplacement de leur lunette braquée d’une autre planète que la terre, ou d’un astre, — visant jusqu’aux confins de notre monde étoilé. Une nouvelle disposition du spectacle des choses, par le changement du point de vue, nous fait un ciel différent par de nouvelles apparences de rapports parmi les masses en mouvement. Le tableau peut être ainsi renouvelé à l’infini des aspects des phares du céleste Océan.

Dans la redoutable complexité des énergies cosmiques infrangiblement conjuguées, l’espace, le temps se réalisent en nous, par les moments de courses astrales vertigineuses, marquant, dans des afflux et des dispersions d’énergies, des âges d’évolutions de la naissance à la mort. Ils sont là-tant et tant de mondes, que toutes les étapes de leur existence sont simultanément sous nos yeux, — au moins les plus significatives. La courbure terrestre est si prononcée que quelques milles, en pleine mer, épuisent nos ressources visuelles. Ici, la grande voûte bleue, constellée des flambeaux d’une fête éternelle, ne présente finalement à notre vue que des transparences de feux aux confins de l’inconnu.

Il n’est point de raisons pour que, dans les successions de l’espace et du temps, d’autres systèmes d’univers ne viennent s’offrir à des renouvellements de sensations. Le temps infini, c’est bien long, et l’espace infini, c’est bien loin…

Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses.


La somme de notre univers accessible à nos perceptions dépasse, dans son ultimité, l’emprise actuelle de nos compréhensions. C’est beaucoup d’en convenir sans fausse honte. Honneur à qui en saura distinguer ce qu’il connaît bien ou mal de ce qu’il ne connaît pas, de ce qu’il ne peut connaître, en nous laissant le libre recours aux puissances d’imagination estimées à leur juste valeur[15]. Quoi qu’il arrive, la prise de contact du ciel et de l’homme est le plus haut du drame ou s’affrontent l’impassible inconscience des éléments cosmiques et la conscience aiguë d’une humanité avide de savoir.

En quelques paroles très simples, Kant a dit sa commotion de rêves, de pensées, dans les flottements de ce voile céleste où des fulgurations éperdues déroulent la splendeur de gestes enflammés. Descartes veut faire tourbillonner le monde. Képler, épris d’harmonie universelle, trouve la loi fondamentale des mouvements planétaires. Newton solidarise toutes les activités du Cosmos dans une gravitation universelle. L’homme et l’univers, si longtemps tiraillés par les appels faussés de l’inconnu des choses, pourront enfin se concilier en une formule supérieure exprimant une vue générale d’observations vérifiées.

Cela, c’est le monde newtonien que l’homme évoluant est contraint, jusqu’à nouvel ordre, de tenir pour une représentation suffisante du dehors. Il a des formules du soleil, des planètes avec leurs satellites, des étoiles, de la voie lactée, des nébuleuses spirales et de toutes autres, des comètes, des poussières cosmiques parmi lesquelles s’allument et s’éteignent des mondes qui nous livrent, chemin faisant, des lueurs de leurs secrets. Tous ces prodiges d’éléments en action de notre partout et de notre toujours, nous les avons surpris dans l’irréductible coordination d’un réseau de mailles qui les tient enserrés au delà même, sans doute, des régions où peut atteindre notre humaine ultimité.

Car si la gravitation n’était point la loi de l’univers universel, comment concevoir le point où elle aurait sa borne marquant une rencontre d’autres formations de rapports ? Encore faudrait-il un lien entre ces divergences. Casse-tête offert aux Christophe Colomb des célestes étendues. Au delà de toute observation positive, si loin qu’elle puisse atteindre, l’homme rencontrera toujours une frontière mouvante d’inconnu. Ce que nous pouvons noter avec Newton, c’est que le nuage d’obscurité mentale s’est déplacé du tout au tout depuis Moïse, et que nous tenons fermement des formules de cohérences en deçà desquelles le rêve puéril des premiers âges s’évanouit. Pour ceux qui s’obstinent à vivre ancestralement dans les terreurs du sensible, il reste les fumées de la métaphysique où s’abîmer. Quelque plaisir qu’on éprouve à somnoler la vie sur l’oreiller de la Révélation, ou à la vivre dans les inquiétudes ordonnées de l’expérience, la condition de l’homme, même après les conquêtes de la science, ne promet pas mieux que des trépidations de connaissance toujours plus proches d’un absolu qui ne peut être atteint.

Kant et Laplace, émus de positivité au bord de l’abîme, ne purent s’arrêter à des fictions de parapet. Bravement, ils jetèrent la sonde en quête de profondeurs. Je ne saurais m’étendre sur leurs hypothèses[16]. Kant, qui fut ignoré de Laplace, pose son problème en ces termes : « Découvrir les lois systématiques qui relient les mondes créés dans l’espace infini, et déduire de l’état primitif de la nature, par les seules lois de la mécanique, la formation des corps célestes et l’origine de leurs mouvements… D’autre part, la religion menace de ses foudres l’audacieux qui oserait attribuer à l’action de la nature seule une œuvre où elle voit avec raison l’intervention immédiate de l’Être suprême… Ce n’est qu’après avoir mis ma connaissance en sûreté au point de vue religieux que j’ai dressé le plan de mon entreprise… » Ainsi devait-on encore parler, à l’aurore du dix-neuvième siècle, pour obtenir, à tous risques, la permission d’observer.

Le philosophe de Kœnigsberg cherchait l’explication de l’univers stellaire. Refroidissement par rayonnement, condensation croissante mais inégale, selon les matériaux et les mouvements intérieurs de la masse, opposition des forces centripètes et centrifuges, rotation, gravitation, contraction produisant des anneaux nébuleux (dont Saturne a conservé le témoignage) repliés en l’orbite des planètes en formation, telle apparaît, selon l’hypothèse kantienne, la succession des phénomènes, depuis l’ultra-dispersion des atomes dans la nébuleuse « chaotique » jusqu’aux formations du monde où nous nous débattons.

Le malheur de Kant est d’avoir eu besoin de l’ancien chaos païen pour l’intervention de son Dieu fabricateur universel, — ce qui condamnait l’univers à l’immobilité du « repos » comme point de départ du mouvement. Difficulté, quand nous ne connaissons et ne pouvons concevoir, dans le monde, que des activités sans commencement ni fin. Et ceci pour conclure : « Il existe un Dieu précisément parce que le chaos lui-même ne peut engendrer que l’ordre et la régularité. » Nous devions vraiment pouvoir tirer autre chose de la loi de Newton que de fonder l’ordre sur le désordre universel.

En dépit des métaphysiques ou s’attardait encore ce puissant esprit, Kant demeure le grand devancier de Laplace dans la haute tentative d’un essai de cosmogonie positive où des suggestions, même non vérifiées, ont pu venir en aide aux chercheurs. De Laplace lui-même une simple indication nous éclaire : « Et pourquoi ces univers stellaires dispersés dans l’espace infini sous forme de nébuleuses ; ne formeraient-ils pas un ensemble, un système d’ordre supérieur dans lequel ces nébuleuses, y compris la nôtre, circuleraient lentement autour d’un centre ? » Cette hypothèse grandiose d’un monde de mondes qui fait entrevoir un au-delà des observations cosmiques à ce jour n’est pas abandonnée. C’est beaucoup. L’entendement humain peut reculer toujours la borne de la connaissance, mais non la supprimer.

Laplace nous apporte les éléments d’une hypothèse de génie modestement présentée « avec la défiance que doit inspirer tout ce qui n’est point le résultat de l’observation et du calcul. » On ne peut pas mettre moins de prétention dans une si audacieuse entreprise. Il faut bien, cependant, qu’il y ait de l’observation et du calcul dans les assises de toute hypothèse scientifique du Cosmos. Il demeure donc une très belle part de la gloire de Laplace, dans toutes les observations, dans tous les calculs, qui ont pris à tâche de corriger, de refondre son hypothèse, pour la renouveler en l’appropriant, par tous essais de précisions, aux développements d’une connaissance agrandie[17].

Enfermé dans l’étude du système solaire, Laplace s’est proposé de montrer comment la gravitation universelle suffit à rendre compte des phénomènes révélés par les révolutions des astres. La considération des mouvements planétaires, dans le même sens autour du soleil, le conduit à penser qu’en vertu d’une chaleur excessive, la sphère du soleil, en des âges lointains, s’est étendue au delà des orbes de toutes les planètes et qu’elle s’est peu à peu condensée par le rayonnement jusqu’à ses limites actuelles. Ainsi se présente l’hypothétique évolution de la nébuleuse qui a fait l’objet de tant de discussions, sans qu’on ait réussi encore à fixer un autre thème sur d’autres fondements. Conception, purement physico-chimique, d’un mécanisme universel où rien n’apparaît, où rien ne disparaît, où tout est de mouvement sans commencement ni fin. « Si l’hypothèse est vieille, remarque M. Henri Poincaré, sa vieillesse est vigoureuse, et, pour son âge, elle n’a pas trop de rides. Malgré les objections qu’on lui a opposées, malgré les découvertes que les astronomes ont faites et qui auraient bien étonné Laplace, elle est toujours debout, et c’est encore elle qui rend le mieux compte de bien des faits. »

Comme nous voilà loin des cosmogonies sacrées qui laissèrent sombrer l’astronomie d’observation dans les interprétations mythiques de l’astrologie, confondue avec l’astronomie jusqu’à Ptolémée, c’est-à-dire pendant une cinquantaine de siècles, selon la remarque de Bailly[18]. Depuis deux cents ans seulement, nous l’avons vu rejeter au barathre des méconnaissances. Rien ne montre mieux l’incroyable vitalité des plus absurdes rêveries, tandis que les élémentaires données de l’expérience trouvent encore tant d’esprits rebelles au plus simple effort de constatation.

On n’attend pas de moi une histoire de l’astrologie. Rien ne marquerait mieux, cependant, de la Chaldée à Hipparque, à Ptolémée, la persévérance de l’homme dans son effort d’accommodation des astres aux mouvements de sa propre destinée. Les voies de l’astronomie positive et de l’astrologie imaginative sont trop éloignées l’une de l’autre pour se jamais rencontrer. D’ailleurs, les résistances du dogme à l’observation méthodique seront autrement redoutables que celles de la sorcellerie. La leçon venue d’un esprit de haute science tel que Tycho-Brahé, réagissant contre Copernic pour ramener la terre immobile au centre du monde, n’est peut-être pas moins suggestive que l’incomparable effort de Copernic lui-même pour se dégager des Révélations (« définitives ») de la théologie. Le malheureux Galilée, avant les éclatantes corroborations de Képler fixant les révolutions planétaires, revint à Copernic pour le tragique accomplissement d’une implacable destinée.

Le mouvement du soleil dans un orbe incliné à l’équateur, avec la correspondance des saisons, aussi bien que de la lune avec ses phases, les éclipses, — inexplicables jusqu’au jour où la preuve de la connaissance put se faire par la sûreté des prédictions, — les planètes, la terre et sa sphéricité, les constellations, le zodiaque, furent des découvertes de conséquences capitales en des temps qui n’auront pas d’histoire. « Nous pouvons seulement, dit Laplace, juger de leur haute antiquité par les périodes astronomiques qui nous sont parvenues et qui supposent une suite d’observations d’autant plus longues que ces observations étaient plus importantes. » Lisez dans la limpide Exposition du système du monde la suite des explorations du ciel avec leurs résultats. Il vous sera dit que l’entrée du soleil dans la constellation du Bélier marquant, au temps d’Hipparque, l’origine du printemps, la correspondance des constellations était déjà fort différente de celle qu’on avait établie à l’institution originelle du zodiaque. Et lorsqu’il sera noté que la constellation de la Chèvre étant au point le plus élevé de la course du soleil, la Balance (qui désigne l’égalité des jours et des nuits de l’équinoxe) se trouvait à l’équinoxe du printemps, il n’y a pas moins de quinze mille ans, tandis que les constellations du zodiaque se rencontraient dans « des rapports frappants avec le climat de l’Égypte et son agriculture », des éclairs vous viendront d’horizons remarquablement lointains du passé.

Sans négliger de telles indications qui éclairent la route, gardons-nous de trop préciser avant les corroborations nécessaires. Voyez plutôt cette simple remarque, aujourd’hui courante, résumée comme suit par M. Louis Maillard dans son ouvrage de haute vulgarisation : « Admettant que la matière totale du système solaire était primitivement diffusée dans un globe dépassant de beaucoup l’orbite de Neptune, on peut calculer la quantité de chaleur qu’elle engendre à partir du zéro absolu (-273° centigrades) en se contractant sous l’empire de la gravité. Or l’âge du soleil sera inférieur ou supérieur à 18 millions d’années, si, dans les périodes révolues de sa vie, il a perdu plus ou moins de chaleur que dans son état actuel. « Dans le cas le plus favorable, la durée de l’existence du soleil n’a pu atteindre 50 millions d’années. Or, l’âge de la terre s’élève au moins à 100 millions d’années, d’après les physiciens (lord Kelvin), et même à des centaines de millions d’après les géologues[19]. » Question ! Cette citation n’a d’autre objet que de faire apparaître dans quelles mesures de temps notre imagination est appelée à se mouvoir aux champs de l’inconnu. Pauvre Cuvier, qui parfois se laissait aller à dire que la terre avait à peu près 6 000 ans !

J’ai dit qu’Aristote avait enregistré des observations chaldéennes remontant jusqu’à dix-neuf siècles avant Alexandre, et que Ptolémée nous ramenait seulement aux Chaldéens de l’an 720 avant notre ère. L’institution de la semaine (qu’on retrouve dans l’Inde) serait due aux Égyptiens. C’est de l’Inde que nous vient la précieuse méthode — inconnue d’Archimède — d’exprimer tous les nombres avec dix caractères. Thalès de Milet, 640 ans avant Jésus-Christ, enseignait en Grèce la sphéricité de la terre, l’obliquité de l’écliptique et les causes des éclipses de la lune et du soleil.

Pour ce même enseignement, Anaxagore — à côté d’Aspasie sauvée grâce aux larmes de Périclès — fut condamné à mort (peine commuée en exil) par les Athéniens qui lui reprochaient « d’anéantir l’influence des Dieux sur la nature en essayant d’assujettir les phénomènes à des lois immuables ». Au moins, avons-nous ici le spectacle d’une question bien posée. Si bien posée — Socrate déjà marchait à la ciguë — que sur la question des cosmogonies et de la conduite de l’univers qui en était la résultante, le conflit né des premiers efforts d’une connaissance positive (injure suprême à la Révélation) ira s’aggravant chaque jour jusqu’au monstrueux éclat de l’Inquisition.

C’est au milieu du dix-septième siècle, enfin, que Galilée, pour la publication de dialogues où il n’avait pas même osé introduire une conclusion formelle, s’entendit condamner à un emprisonnement perpétuel, après avoir signé cette formule d’abjuration :

« Moi, Galilée, a la soixante et dixième année de mon âge, constitué personnellement en justice, étant à genoux et ayant devant les yeux les Saints Évangiles, que je touche de mes propres mains, d’un cœur et d’une foi sincères, j’abjure, je maudis et je déteste l’erreur, l’hérésie du mouvement de la terre »…

Le mouvement de la terre, une hérésie ! Il fallait la permission du sacerdoce pour enregistrer les résultats de l’observation ! Si l’Église avait pu maintenir cette position, c’en était fait de la science, c’est-à-dire du développement de l’esprit humain[20]. C’est pour mettre le sceau à de telles aventures que « le souverain pontife » nous invite encore aujourd’hui à prendre acte de son « infaillibilité ».

L’année même de la mort de Galilée (1642) naissait Newton. Les lois de la gravitation universelle allaient apparaître, emportant une conception d’un système du monde dans les précisions de mouvements ordonnés. Quels chemins parcourus pour en arriver là !

De la terre au soleil, aux étoiles, aux nébuleuses,
les mondes en évolution.

Les incomparables progrès de la physique et de la chimie solaire ont apporté des contributions décisives à l’histoire astrale de notre univers. Je ne m’arrête pas aux théories du soleil, pas plus qu’aux hypothèses diverses d’une calorification dégressive à échéance inévitable. La photosphère, ou noyau incandescent qui a quelques milliers de kilomètres d’épaisseur, la chromosphère, ses taches en relation étroite avec le magnétisme terrestre, la couronne, les protubérances éruptives qui, sur une longueur de plus de 100 000 kilomètres, lancent des ouragans de flammes jusqu’à plus de 300 000 kilomètres de la surface solaire, les raies spectrales, les radiations lumineuses, calorifiques, électriques, magnétiques, avec pression de radiation, sont désormais communes matières d’enseignement. La combustion « normale » de la masse enflammée n’aurait donné à l’astre qu’une existence approximative de quelques milliers d’années. Les géologues lui demandent jusqu’à ce jour un relais de 100 ou de 200 millions d’années. Une assez belle marge pour les théories.

D’autre part, planètes et satellites, à des degrés divers d’évolution, évoquent l’immense variété des phénomènes de la vie en permanent spectacle de formations évolutives, par lesquelles s’offrent à tous moments tous aspects de cosmologies.

Je n’entre pas dans la classification des étoiles au cours de leurs évolutions physico-chimiques qui déterminent des spectres différents. Blanches, bleues, rouges, géantes, naines, moyennes, uniques, doubles, elles vont successivement à l’extinction. Sur leur distribution, sur les amas stellaires, les nébuleuses et notre voie lactée, on n’en finirait pas.

Plus que jamais, les chiffres sont déconcertants[21]. Peut-être les professionnels arrivent-ils à y façonner leur imagination. Quand on me dit que Bételgeuse (d’Orion) a deux cent quarante-huit fois le diamètre du soleil, et Antarès (du Scorpion) quatre cent soixante fois, ou que, placé au centre du système solaire, le globe de Bételgeuse dépasserait l’orbite de la terre, je ne puis m’accommoder à l’affolante hallucination d’un décor trop éloigné de nos mètres planétaires.

Et qu’ajouter encore, lorsqu’il faut bien admettre que l’image actuelle de l’univers, qui nous arrive, pour chaque astre, à des temps variables selon la distance, nous apporte un tableau tout différent de la réalité du jour, puisque chaque étincelle céleste de cette heure représente ce qui fut en des temps antérieurs, et non ce qui est en ce moment. De l’étoile la plus proche, Proxima (du Centaure), le rayon lumineux, à raison de 300 000 kilomètres à la seconde, nous arrive quatre ans après son départ. Nous la voyons donc aujourd’hui telle qu’elle était il y a quatre ans passés. S’éteignît-elle à cette heure, pendant quatre ans encore nous continuerions de la voir. Mettez cinquante ans pour l’Étoile polaire. Chiffrez, si vous pouvez, le nombre des astres avec la distance de chacun à notre observatoire, et pointez, dans cet inextricable imbroglio de divergences, vos hasardeux redressements de réalités. Encore ne dis-je rien de ces amas d’étoiles, de ces nébuleuses gazeuses ou spirales dont les rayons lumineux à destination de notre œil sont partis, gémit M. Maillard, il y a des centaines on des milliers d’années ou de siècles… » Vivons sous le regard attardé des astres flamboyants au passage, et contentons-nous de leur arracher des repères de mouvements qui entr’ouvrent la voie aux mystères d’un autre temps ou même de toujours.

Vainement essayerait-on de chiffrer par millions un nombre approximatif d’étoiles « mortes » diversement réparties et groupées, sous des aspects qui nous échappent[22]. Les chocs d’astres produisent des Novae, c’est-à-dire des étoiles qui s’allument et disparaissent sous nos yeux. On nous parle d’essaims, de courants stellaires et, pour nous submerger dans les tempêtes des océans de flammes, nous voilà perdus aux premiers abords de notre Voie Lactée qui recèle, peut-être, dans les rencontres lumineuses de ses innombrables soleils, l’énigme d’une conception cosmique supérieure.

M. Louis Maillard cite fort à propos ici cette parole de Montaigne : « Les extrémités de nos perquisitions touchent tous éblouissements. » L’activité de l’atome n’est pas moins merveilleuse, en effet, que celle de la Voie Lactée. L’histoire d’un grain de sable vaut celle d’Antarès. Aventure d’une fleur, aventure d’un monde aussi bien que d’une pensée. Toute l’affaire est de savoir si nous devons nous en tenir à l’humaine stupeur pour nous abîmer dans une impuissance acceptée, ou mesurer l’obstacle du regard, avant de nous y essayer. Que les uns s’affaissent et que les autres rebondissent, la noble continuité de nos efforts dans le champ de l’expérience a désormais fixé d’une manière définitive la passagère grandeur de notre destinée.

L’intime corrélation des phénomènes cosmiques entraîne nécessairement les correspondances de leurs évolutions manifestées par des changements d’aspects révélateurs d’une succession d’états coordonnés. L’interprétation de ces changements d’aspects, à partir de « la nébulosité générale antérieure », fut le point de départ de Laplace[23]. Qu’on ne s’étonne pas s’il reste une assez grande marge pour les vues d’Herschell sur le développement des nébuleuses stellaires. Bienvenues toutes critiques pour l’incessant : contrôle d’une connaissance toujours renouvelée, toujours accrue.

La simple histoire de notre planète, telle que l’observation nous la fait apparaître, est désormais d’une appréciable clarté. Nous voyons, dans la succession des siècles, les sédiments s’ordonner et les premières manifestations de la vie s’y inscrire, en des formes de corrélations, à mesure que le refroidissement s’accomplit. Et tandis que la planète, grouillante de vies en batailles, nous emporte dans l’indifférence de l’espace et du temps, il se découvre que : l’atome se précipite, comme les astres eux-mêmes, dont il est l’élément, à des correspondances d’évolutions.

La « stabilité » du système solaire, et même du Cosmos, ne peut être que d’un ordre de mouvements selon des courbes incalculées où les rencontres d’astres, lancés en projectiles, ne seraient, elles-mêmes, que des manifestations ordonnées dans lesquelles se trouvent incluses les gestations de l’univers pensant[24]c.

A ne considérer que la perte de chaleur solaire et ses effets sur la planète où se déroulent nos évolutions de pensées, Helmholtz ne donnait plus au devenir de notre terre que six millions d’années dont il serait à craindre que les dernières ne nous réservassent des ennuis. J’ai dit que les géologues exigeaient pour la formation de nos couches fossilifères environ de 100 à 200 millions d’années. Helmholtz se serait contenté de 10. « Il semble probable, conclut Arrhénius[25], que c’est plutôt 1 000 millions d’années qu’il faudrait leur supposer ». Nos neveux, lointains, se trouveront ainsi d’avance avoir été prévenus.

La matière stellaire nous paraît de tous points comparable à la nôtre, et les étoiles, de constitution physique et de composition chimique semblables à celles de notre monde, nous révèlent des phases d’évolution correspondant à celles que nous avons offertes ou sommes en voie d’offrir. Le spectroscope stellaire élargit prodigieusement cette vue. Sirius à 23 trillions de lieues, Aldébaran à 32 trillions, nous font voir nos métaux familiers à des degrés de température qu’il n’est pas impossible de chiffrer, de comparer. Des étoiles s’allument, grandissent, décroissent et disparaissent, ordinaires incidents de l’infinité. Les météores, les poussières cosmiques, nous avertissent qu’il y a partout des éclats du Cosmos attestant des catastrophes d’astres dont nous ne pouvons connaître que de lointains effets. L’hélium se découvre dans le soleil vingt-six ans avant d’être rencontré sur la terre. Une raie spectrale verte nous décèle dans la nébuleuse un gaz inconnu. Pourquoi ne pas l’appeler le nébulium ? C’est fait. D’autres encore ont reçu des noms, faute de mieux.

« Nous avons des raisons de croire, écrit Arrhénius, que le soleil qui est aujourd’hui une étoile jaune, fut jadis une étoile blanche, comme le splendide Sirius, et qu’il s’est graduellement refroidi jusqu’à son apparence actuelle ; qu’enfin, il viendra un jour où il émettra une lumière rouge comme Bételgeuse. Il ne répandra plus, alors, qu’un septième environ de la chaleur qu’il envoie maintenant dans l’espace. Il est probable que longtemps avant que ce moment n’arrive, la terre ne sera plus qu’un désert glacé ». C’est par de telles inductions, plus ou moins hasardeuses, que se relie l’histoire hypothétique des étoiles aux points de repère du soleil. Des évaluations de possibilités devancent l’hypothèse vérifiable, en attendant la connaissance vérifiée. C’est toute une atmosphère plus ou moins pénétrable à mi-chemin de l’expérience et de l’imagination, dans laquelle nous devons prendre garde de ne pas nous égarer. L’avancement du connaître est assez beau, depuis le temps, tout proche, où notre Médicis, en sa tour encore subsistante à Paris, attendait que son astrologue, par l’observation de Mars et de Vénus, la fixât sur sa propre destinée.

Dans le domaine de l’énergie solaire, la découverte du radium a totalement troublé nos points de vue. Il ne peut être question encore de préjuger le rôle de la radio-activité dans la combustion de l’astre maître de nos destinées. Cependant, on ne peut négliger l’accès d’un si large horizon. Pour Rutherford, d’une haute autorité en la matière, une masse de radium a besoin de mille ans pour se réduire de moitié, — développant un million de calories par gramme et par année : 250 000 fois plus que la combustion d’un gramme de carbone. Vous pensez si l’on en profite pour ajouter à l’éventuelle durée de notre planète des alignements de zéros.

Laissons les comètes à leurs fantaisies, trop souvent imprévues, et abordons, de sens rassis, le problème des nébuleuses, dans la mesure où notre lanterne magique des corps célestes nous permet d’en parler. Moins on sait, bien souvent, et plus volontiers l’on se hasarde à dire. C’est un peu l’aventure de notre nébuleuse, depuis que l’imagination réglée de Kant et de Laplace, en quête de positivité cosmique, a demandé aux aspects changeants de ses mystérieuses lueurs le secret des transformations de l’univers.

La nébuleuse, brouillard de lumière, longtemps n’attira pas les yeux de l’astronome courant à la flamme, comme le papillon de nuit. Puis, quand on se fut dûment brûlé les ailes, on s’avisa que les clartés d’espaces luminescents, avec des signes de mouvements, pouvaient offrir la clef d’interprétations conduisant la matière cosmique (dans l’évolution de ses énergies) de l’infinie dispersion des masses, à peine cohérentes, jusqu’aux condensations de l’étoile, du soleil, et de la planète subséquente où le passage d’une conscience humaine attendait son jour.

Herschell, à lui seul, découvrit plus de deux mille nébuleuses. Jusque-là, l’astronome n’avait pris note que de quelques unités. Aujourd’hui, on en devine tant, qui échappent à notre vue, que beaucoup ne demandent qu’à en voir dans le champ même de l’invisibilité. Les récentes découvertes en ont rendu le nombre incalculable. Ces astres ne seraient que des assemblages de poussières cosmiques — parfois même invisibles, parce que s’y ren contrerait un nombre insuffisant d’atomes chargés d’électricité. Les aventures inattendues de la récente Nova de Persée (21, 22 février 1901) semblent avoir fourni des corroborations. On mentionne partout l’événement de chocs inévitables dont l’effet serait d’aboutir à des embrasements d’étoiles mortes, ou même à des reconstitutions de nébuleuses en tous états d’évolutions. On ne peut nier que les différents aspects du phénomène présentent une remarquable succession de cohérences, permettant peut-être, un jour, de fermer provisoirement le cycle éventuel des transformations astrales dont nous sommes un passage dans l’infinité de l’espace et du temps.

C’est ce qui attira la particulière attention des astronomes sur les fameux mouvements en spirale, signalés et dûment commentés, dans un nombre toujours croissant de nébuleuses insignes. Des photographies de nébuleuses spirales, parmi lesquelles celle des Chiens de chasse occupant le premier rang, paraissent mettre hors de doute les déterminations du mouvement, et quand on arrive aux nébuleuses annulaires, comme celle de la Lyre, voisines de l’aspect de Saturne, l’évidence des rapprochements devient si forte qu’un tressaillement de suprême conquête ne peut être réprimé.

Les bandes nébuleuses des Pléiades, la traînée nébuleuse du Cygne (d’indication si remarquable), la nébuleuse du trou noir dans la voie lactée, la grande nébuleuse du Serpentaire, les amas d’étoiles d’Hercule, de Pégase, des jumeaux, en leurs formes diversifiées, nous montrent la figuration spiraloïde en voie de se dissiper pour faire place à de nouveaux états d’évolution, tandis que les étoiles nouvelles, avec la rapidité de leurs phases, suggèrent des chocs dont les conditions ne cessent de varier.

Étoiles variables et nébuleuses gazéiformes nous présentent encore des stages insuffisamment déterminés, et l’étude spectrale apporte de nouvelles complications qui, plus tard, pourront s’ordonner en de nouveaux jaillissements de clarté. Tout ce que nous osons présentement dire, c’est que des corrélations de changegements d’aspects paraissent annoncer des séries de périodes à interpréter. Toutes les catégories d’étoiles (il y en a beaucoup) ont une histoire d’hypothèses dont les chances nous sont une aide dans nos tentatives d’une conception générale des indications spectroscopiques qui suggèrent un ordre de phases évolutives. Faut-il ajouter que les agglomérations d’hélium et d’hydrogène, dans les atmosphères stellaires, apportent leurs contingents de phénomènes comme le carbone, plus tard, et ses combinaisons chimiques, dès que l’abaissement de la température leur permettra d’entrer en jeu ?

Je suis bien loin de méconnaître qu’il y a dans tout cela un immense assemblage, plus ou moins cohérent, d’hypothèses attendant des recoupements de vérifications. Il s’y trouve de même un nombre incalculable d’observations suggestives, et ceux qui essayent péniblement encore de se maintenir dans les puérilités de Moïse auraient vraiment trop mauvaise grâce à le contester. Je vous renvoie, pour une juste appréciation de l’effort scientifique, aux études de M. Henri Poincaré sur les hypothèses cosmogoniques. Mon dessein, ici, est simplement de noter des coordinations d’états de mentalité scientifique à mettre en regard des rêveries primitives où la tradition ancestrale prétend nous maintenir, contre l’évidence des observations vérifiées.

Synthèse de fragments.

Laplace, frappé de ce que « les mouvements des planètes autour du soleil et le mouvement de rotation du soleil sur lui-même, se font dans le même sens, et presque dans le même plan, » en tire sa fameuse hypothèse de l’axe central enveloppé d’une substance continue jusqu’au delà de l’orbe de la planète la plus éloignée. L’existence d’un noyau de condensation fortifiait puissamment cette idée. La nébuleuse diffuse, précédée peut-être de la nébuleuse invisible, aurait été le premier stade de l’évolution par voie de condensation. « Le point capital de la doctrine, observe le savant, est l’accord rigoureux des résultats avec les phénomènes ». Caractère décisif, en effet, contre lequel ne peut tenir aucune fantaisie. Tout le problème des hypothèses scientifiques qui vont suivre sera de savoir où, quand et comment cette condition sera solidement établie.

Quand on connut le mouvement rétrograde de rotation et de translation de certains astres, les fondements de la théorie de Laplace parurent gravement menacés. Des découvertes ultérieures ont permis de tout concilier. S’il avait connu la rotation rétrograde, Laplace eût été, peut-être, fort embarrassé jusqu’à ce que la rencontre de Neptune et l’observation d’Uranus lui, eussent apporté de suffisantes explications. La nébuleuse en spirale l’eût peut-être aussi, déconcerté, et l’audacieuse hypothèse eût attendu des jours meilleurs. Comme quoi la connaissance positive, avec ses inévitables faiblesses, appelle la continuité du contrôle — loin de la redouter. C’est par de telles voies que Laplace a définitivement fondé la cosmogonie positive, tandis que les cosmogonies de Révélation n’ont pas pu tenir devant les mouvements de la connaissance ordonnée.

Les nébuleuses en spirale auraient, sans doute, ouvert à Laplace de nouveaux horizons. Sur leurs communes données, comme sur leurs variations, théories et calculs ont un vaste champ devant eux. Les connaissances positives, qui nous font pénétrer toujours plus avant dans les rapports des phénomènes, sont cause qu’un médiocre élève de nos lycées en arrive à connaître, parfois, en dépit de lui-même, des rapports qu’ignoraient Aristote, Pic de la Mirandole et peut-être, comme l’Hindou le suggère, le Dieu lui-même à qui échut l’œuvre de la Création.

En revanche, si nous possédons une hypothèse scientifique sur la formation de notre système solaire, le modeste problème de la combustion de l’astre, source de notre vie, continue de nous tenir incertains. Comment s’entretient le feu solaire et sur quels fondements lui assigner une durée ? Voilà ce qui n’est pas encore suffisamment éclairci. Si l’hypothèse de Laplace a pu, dans une large mesure, « faire concorder les phénomènes avec les résultats », nos explications hasardeuses de l’incendie solaire ont eu surtout pour fondement des intentions de théories. L’excellent Prométhée qui nous en apporta le témoignage dans le creux de sa férule, sous la figure d’une braise, a gardé le secret de l’astre, précieux mais fragile, de qui nous vient l’aventure de notre destinée.

Dans tous les cas, il est décidément à craindre que le temps qui nous est imparti, pour nous émerveiller de nous-même, soit nécessairement limité. Aux déficits comme aux bénéfices de l’évolution solaire, je ne vois d’autre ressource que de nous résigner. Le degré thermique du foyer central est, nous assuret-on, de 6 à 7 000°, et nous en perdons à peu près 1°4 par année. Ces chiffres ne sont pas encourageants. Qu’importent de misérables siècles ! Pour si peu, les bons habitants des planètes invisibles qui gravitent passagèrement autour des étoiles, connues ou inconnues, ne font pas assez de bruit pour qu’il en vienne quelque chose jusqu’à nous. Même si des phénomènes imprévus devaient nous procurer des sursis, au seuil de l’inévitable, peut-être conviendrait-il de nous recommander, les uns aux autres, une dignité de tenue.

Amendée ou non par Einstein, l’œuvre magnifique de Newton exprime un essai de cosmologie dont la preuve surérogatoire se trouva fournie quand Bouvard, Adams, avec Leverrier plus tard, pour expliquer les perturbations d’Uranus, proposèrent l’hypothèse d’une planète perturbatrice dont ils cherchèrent à déterminer la position sans l’avoir observée. Il ne resta bientôt plus qu’à découvrir Neptune, et c’est ce qui fut fait. Un magnifique témoignage !

Ce n’est pas que les disproportions de l’homme et de son cadre cosmique cessent de dépasser la mesure de nos émotions disponibles. Le soleil, 1 200 000 fois plus gros que la terre. L’étoile Bételgeuse, déjà citée, avec un diamètre qui est 300 fois celui du soleil. La terre à 36 000 000 de lieues du soleil, emportant ses passagers à la vitesse de plus de 100 000 kilomètres à l’heure. Neptune à 1 100 millions de lieues. Tout cela ne figurant que points de comparaison au regard des distances stellaires. À la distance de Neptune, c’est-à-dire à plus d’un milliard de lieues du soleil, la gravité continue d’exercer son action dans ce champ de l’espace, comme sans doute partout ailleurs. Mais comment se représenter ce « partout ailleurs » ? Pour l’homme et les éléments de sa vie, quel ordre de grandeur dans l’au-delà où s’envole l’impuissance de nos rêveries ? Qu’est-ce donc que toutes les magnificences bibliques en contact de notre fragment positif d’infini ? Quand le Dieu de Moïse s’avisa de créer l’univers, quel étrange propos de commencer par la plus petite planète pour en faire le centre de sa création !… Nos aèdes, égarés dans des hallucinations de ténèbres, n’ont pu faire leur poésie qu’à la mesure humaine de rêveurs perdus dans l’ignorance de leur temps. C’est ce qui nous met en défaut quand nous tentons de les rejoindre en leurs bonds d’émotivités. Le pontife n’en a cure, qui agit sur l’âme profonde des simples moins par la banale monotonie de ses prédications que par l’appareil extérieur de la pompe de ses gestes rituels, de ses chants hiératiques qui n’impressionnent les foules que parce qu’elles n’y comprennent rien. Lorsque nous nous serons élevésjusqu’aux plus hautes émotions du spectacle des choses, nous aurons fait inversement de la science une poésie supérieure, et nous serons dignes, tardivement peut-être, du rang que nous prétendons occuper. Alors, nous comprendrons enfin qu’il faut connaître pour vivre, et vivre pour idéaliser, c’est-à-dire pour tenter de dépasser la vie.

Quand nos clichés du ciel pourront se comparer, dans un nombre suffisant de siècles, à ceux que nous prenons aujourd’hui, des passages du firmament commenceront de s’éclairer. Systèmes stellaires, amas globulaires, amas stellaires, amas ouverts, etc… où se jouent des myriades d’étoiles qui sont des soleils (avec ou sans cortèges de planètes) auprès desquels notre soleil n’a qu’une valeur d’atome, nébuleuses résolubles en étoiles, ou bien à l’état de gaz lumineux au sein desquels se rencontrent de féeriques mouvements de transformations. Le tableau défie l’ébauche même la plus sommaire. On a pu compter 30 000 étoiles de vingt et unième grandeur dans un seul amas globulaire. L’amas d’Hercule se tient à une distance de 30 000 « années-lumière »[26] et sa masse est peut-être de cent mille soleils.

Quelle misère d’un astre, présentement sous nos yeux, qui « pourrait avoir disparu depuis 360 siècles, écrit M. Nordman[27], que nous n’en saurions rien ». Quelle histoire mondiale, ou simplement planétaire, perdue depuis que les rayons de lumière les plus récemment arrivés jusqu’à nous, se sont mis en chemin vers notre imperceptible terre ! Quels commentaires trouver quand on nous parle d’une étoile dont la lumière a mis 217 000 ans à nous parvenir[28]. Poussées au delà de nos mesures, les précisions de nos connaissances mettent nos relativités en désarroi. Nous ébahir n’est qu’un émoi d’inadaptation.

J’ai dit les nébuleuses spirales dont on n’ose supputer le nombre et les rapprochements qu’elles suggèrent avec notre Voie Lactée[29], chacune composée de millions d’étoiles, dont la lumière a besoin de plusieurs millions d’années pour arriver jusqu’à nous. Quels débordements de ces tumultes de soleils, à des phases diverses de leur évolution en systèmes solaires où s’organiseront, se développeront la vie, la pensée ! Les phénomènes de l’extrême dilatation par le rayonnement qui abaisse la température, puis de la condensation due à l’attraction mutuelle des particules gazeuses, sont à peine entrevues. L’étoile s’échauffe à mesure qu’elle se condense. Le développement de ses phases est ouvert à toutes hypothèses. L’encombrement des astres est tel que les chocs destructeurs et fabricateurs de mondes figurent, dans le tableau, à l’état de permanence.

Avec les mêmes diversités des mêmes combinaisons, le spectroscope nous révèle que les états chimiques et par conséquent la structure atomique, sont les mêmes dans toutes les parties de l’univers. J’ai dit que Lockyer a découvert l’hélium dans le soleil vingt-six ans avant que nous l’ayons rencontré sur la terre, tandis que le coronium dans la couronne solaire et le nébulium l’un des gaz des nébuleuses, nous sont encore introuvables ici-bas.

L’étoile la plus proche (Proxima) à une distance 10 000 fois plus grande que Neptune, Sirius à 23 trillions de lieues, l’étoile polaire à 86 trillions, c’est-à-dire 86 000 milliards de lieues. Tous ces soleils, et tous ces mondes en des complexités de mouvements dont nous sommes confondus. Et notre affolante Voie Lactée avec ses soleils, dont le chiffre d’un million parut longtemps suffire, alors qu’on en suppute aujourd’hui le nombre par centaines de millions. Et la dispersion des autres Voies Lactées aux extrêmes limites ou nos regards peuvent porter ! Il n’est pas jusqu’à l’au-delà que nous osions inductivement interroger. Cependant, le spectroscope apporte la réponse des astres à nos questions, et fait apparaître l’unité d’un univers où les étoiles, à tous degrés d’évolutions, vont semant dans l’espace les annales d’une histoire d’où jaillit le phénomène de la vie, et, par là, de la conscience du Cosmos. Il y a ainsi des échelles d’animation à reconnaître pour nous sentir à notre place d’ordre dans une synthèse des choses dont les confins nous fuient à mesure que nous avançons.

Les phénomènes, encore pouvons-nous les observer, les dire, les transposer en des tables d’écritures. Mais les sentir dans leur synthèse, les vivre émotivement à notre rang dans la communion des énergies, ne faut-il pas, pour cela, une juste adaptation de l’homme au monde, — difficile quand l’un des deux partenaires a pour attribut l’infini ?

Nous ne pouvons nous déprendre d’une recherche obstinée de la sensation d’un ensemble synthétisant des parties d’une connaissance fragmentée ? Après tant de méconnaissances, nous n’en sommes encore qu’aux premiers tressaillements de positivité. Désaccordés d’avec les énergies cosmiques, nous n’avons pu fournir qu’un témoignage d’impuissance. Accordés, il peut nous être enfin donné de vibrer à l’unisson des éléments. Connaître pour rêver après avoir rêvé pour connaître — une psychologie évolutive par laquelle les deux procédures mentales se complètent au lieu de discorder. C’est alors seulement que nous pourrons vivre mentalement le plein de nous-mêmes dans l’émotion souveraine qui nous achève aux éblouissantes sensations de l’immensité. Les Dieux morts ou agonisants nous ont donné, dans leur jeunesse, des illusions de cette jouissance suprême. Il nous faut maintenant l’univers en voie de se connaître, de se réaliser par l’homme, pour nous rendre, dans l’ordre positif, cette fois, un idéalisme de surhumanité.

Coordonner l’homme dans le monde coordonné.

Comment que se régénère le soleil, son sort est nécessairement fixé d’avance, et le nôtre avec lui. Au travers des passages de phénomènes qui sont d’équivalence dans l’univers illimité, il se joue, aux ouragans des choses, un drame de notre vie imperceptible dans le cours des cycles où se déroulent les voies lactées. Éblouissantes épreuves aux fortunes diverses de notre sensibilité.

Plus la disproportion s’accuse entre l’infirmité de notre personnage et les écrasantes rencontres de toutes formations d’infini, plus superbement s’accentue, à notre profit, le haut-relief mental de notre moins que petit dans l’océan sans rivages du Cosmos au delà de la notion de grandeur. Si l’univers lactéen dépasse nos mesures, que l’atome, avec ses électrons, doit peut-être rejoindre en des évolutions de toujours, — n’étant ni l’un ni l’autre des limites de rien, — notre intime frémissement de conscience s’éclaire d’une assez belle auréole de sensations supérieures pour que nous en portions hautement la fierté.

Il est vrai, tout cela n’est que d’un temps aussitôt évanoui qu’apparu. De même nos théâtres où nous recherchons des émotions supplémentaires aux agitations de la vie, sans nous plaindre que l’heure vienne d’avoir à quitter les fictions lumineuses de la scène pour les reposantes réalités du sommeil. Où donc trouver des sujets de lamentations dans la faveur d’une participation au plus grand drame concevable de l’infinité ? Que le jeu de la contraction et de la dispersion solaire, ou toutes autres interventions à reconnaître, prolongent pendant des millions de siècles, l’existence de l’astre (déjà vieux de myriades d’années), que les masses planétaires se précipitent les unes sur les autres, et que notre catastrophe soit du chaud ou du froid, ces préoccupations ne peuvent prendre rang qu’après les éblouissements de la vie. Le temps même nous manquerait pour de puériles satisfactions de gémissements. Qu’importe la merveilleuse unité de l’organisme pensant et du monde pensé, issus du non moins merveilleux ajustement des communes énergies d’évolution. Nous pouvons consigner des phénomènes, les chiffrer, les classer, les coordonner dans leur succession pour essayer de les comprendre et de nous y accommoder. Mais, comment réaliser notre vie dans les inévitables figurations de l’ensemble, si nous nous refusons nous-mêmes aux nécessités de nos immédiates coordinations ?

Coordonner l’homme dans le monde coordonné, qu’est-ce que cela veut dire, sinon que l’homme (phénomène mondial) doit évoluer dans ses naturelles relations organiques avec les évolutions mondiales dont il est le produit ? Se développer selon sa loi, qui s’accorde nécessairement avec les lois dont il est l’effet, c’est pour lui le commencement et la fin de son problème. L’homme droitement coordonné, c’est-à-dire dans le droit enchaînement de ses évolutions organiques, ne peut que s’inscrire dans le droit enchaînement des évolutions mondiales qui l’ont engendré. Et, pour se situer justement, et réaliser ainsi les naturelles conditions de son existence, quel autre moyen pour lui que de reconnaître d’abord son habitacle, depuis l’empreinte de ses deux pieds sur la planète, jusqu’aux lueurs translucides de la nébuleuse la plus lointaine, avec la tentation d’anticiper au delà.

Les évolutions de sa Terre lui dicteront ses propres conditions d’existence, et quand il aura déterminé le cours de ses développements dans les conditions organiques de sa personnalité, il aura trouvé l’orientation légitime de lui-même dans l’exercice de ses facultés. Il aura choisi entre les méconnaissances (trop explicables) des premiers jours, vaporeuses figures de nuées, et le ferme édifice des observations contrôlées.

Alors seulement, en pleine possession de sa personnalité, il fera figure d’homme fait, capable d’abandonner les guides présomptueux qui l’égarèrent dans les détours des apparences, pour prendre résolument en main les rênes de sa destinée. N’étaient les liens de l’atavisme, l’effort pourrait être d’autant plus aisé que ses directions générales de vie individuelle et sociale, depuis notre apparition sur la terre, n’ont pas dévié. Spontanément il a recommandé d’être sincère, juste, bon, miséricordieux, et l’unique embarras provient de ce qu’il ne l’a pas été. Peut-être arriverat’on à moins parler si l’on se résigne à faire davantage. Le seul bon prêche serait d’exemple. N’allons pas craindre, en ce cas, la fin des divergences. Il restera toujours assez de points pour différer.

Lorsque la droite évolution de l’homme, trop longtemps menacée par des invasions de mythes désordonnés, sera enfin rentrée dans l’équilibre de ses activités, aux contacts de l’expérience, l’humanité, conquise aux justes méthodes de penser, verra cesser le pire des résistances séculaires qui ne l’ont que trop efficacement retardée. Cette fois, ce sera bien le jour d’une humanité ordonnée. L’homme se sera fait lui-même. Il commencera véritablement d’être. Il sera. Il aura été.

C’est une autre entreprise, de nous abandonner sophistiquement aux fictions d’un rêve de servitude sous l’irresponsabilité de nos Dieux. L’inconscience de notre déterminisme[30] nous donnant la sensation d’un pouvoir propre dans notre évolution (libre arbitre) jusqu’à l’achèvement éventuel du suicide, dernier mot de notre « volonté », au moins pouvons-nous attendre ainsi de nous-mêmes les efforts organiques d’énergies qui régleront, pour le bien ou le mal, le compte de notre destinée.

Hélas ! il n’est que trop facile de fabriquer des Dieux à la centaine, et de leur conférer magiquement l’universelle puissance sous laquelle s’effondrent les dernières réserves d’une dignité humaine dans ses rapports d’asservissement à l’absolu. On s’écrie d’émerveillement aux fabrications de la théologie, comme le sculpteur de la légende devant sa création. Comment peut-on comprendre l’incompréhensible, admirer, « aimer » ce qui échappe à nos sensations ? Nous n’admirons vraiment l’univers que depuis qu’il s’offre aux pénétrations de nos analyses et de nos synthèses fragmentaires pour des éclairs de fulgurantes réalités. Il a fallu le radium pour l’éblouissement de l’atome. Adorer son Dieu comme soutien d’une puissance d’impénétrables rapports ne peut être qu’une extase d’aveuglement.

S’abîmer devant une autocratie d’absolutisme, ou « obéir aux lois universelles pour en être obéi », sont deux attitudes qui s’excluent, emportant une contradiction permanente de sentiments, d’activités — d’idéalisme par conséquent. L’inanité du rêve peut avoir des charmes de stupeur opiacée. Connaître, pour être digne de vivre le plus possible, est le sort de l’homme en évolution. Nous ne pouvons nous condamner aux paradis artificiels sans courir à toutes déceptions du chemin. Les rigueurs de la « connaissance », il est vrai, peuvent déconcerter les faibles. Mais nous avons voulu connaître, et celui qui a tendu la main vers le fruit de l’arbre de la science voudra le cueillir encore et toujours, jusqu’à son dernier soupir. Aucun effort, aucune menace du Dieu courroucé ne seront pour le retenir. L’amplitude inexprimable du monde visible, les âpres déterminations du rôle pour lequel il s’y trouve lui-même consigné, confondront l’homme, sans doute. Cependant, la merveilleuse réaction de conscience, aux tumultes du gouffre insondable, ne nous apporte-t-elle pas au moins la splendide sensation d’une autorité personnelle jusque dans les incertaines déterminations de la fatalité ? Ne devons-nous pas aux méprises du « libre arbitre » des films de personnification en désaccord avec les mouvements de la réalité ? N’est-ce pas à peu près ce qui nous arrive au théâtre dont l’artifice nous permet de nous substituer inconsciemment aux personnages pour prendre à notre compte leurs joies ou leurs malheurs au point d’en rire ou d’en pleurer ? Plongés au cœur des rencontres cosmiques, notre problème sera de nous installer dans la haute fortune d’une pénétration progressive des mouvantes réalités de l’univers — assez belle tâche pour qui se trouve digne d’y faire acte d’ouvrier.

Nos premiers ancêtres ont vécu surtout d’une puissance végétative. Selon les degrés de leur connaissance, ceux des âges suivants ont inégalement développé l’effort commun d’interprétations chimériques ou partiellement vérifiées. Et voici qu’au cours de l’effort continu de connaître, phénomène capital de l’histoire des choses, nous en sommes venus à pouvoir fixer une moyenne de connaissances positives qui nous met définitivement en demeure de passer d’une vie d’hallucinations à l’œuvre d’une conscience apportant aux facteurs élémentaires du monde une collaboration d’humanité.

Du point de vue de Sirius, Renan, soucieusement revenu de sa théologie, jugeait que l’homme, avec « ses travaux et ses jours », fait assez petite figure à l’échelle des révolutions de l’univers. Il ne semble pas, en effet, que l’œuvre d’humanité, simplement vue de Sirius, soit, dans l’infini, d’une appréciable importance. Que l’on considère l’univers comme infini, ou qu’on s’en tienne, avec Einstein, à la conception d’un univers « fini mais illimité », le phénomène humain, auprès duquel pâlissent les splendeurs cosmiques elles-mêmes, veut un développement d’énergie consciente pour affronter les changeantes rencontres de l’inconnu. Une chance imméritée nous a fait ce que nous sommes. L’univers est un habitacle à n’en point chercher d’autre. Quelle prodigieuse destinée qu’il nous soit échu, pour un jour, de l’achever d’une connaissance de lui-même !

De quel intérêt peuvent être, en fin de compte, aux mensurations de l’incommensurable, les proportions du microcosme ou du macrocosme dans lesquels nous sommes perdus ? Parcelles d’infini, le plus faible changement de l’immense aventure cosmique peut retentir en nous de toutes distances. Notre satellite, par exemple, en s’éloignant peu à peu de la terre, nous promet, pour des temps futurs, des changements qui ne pourront manquer d’avoir d’importantes répercussions sur notre vie. Je cite ce petit fait qui peut paraître d’insignifiance, mais dont les suites ne s’imposeront pas moins pour des effets inattendus. Dans l’inexprimable complexité du Cosmos, que de surprises peuvent nous attendre ? De quelle autorité, dans les comptes de l’infini, les 12 000 kilomètres du diamètre terrestre comparés aux 1 200 000 du diamètre solaire et aux 640 millions du diamètre d’Antarès, ainsi que tous autres épouvantails de mesures auxquels nous ne pouvons rapporter aucun mètre de proportions avec notre minuscule et grandiose phénomène de sentir, de connaître, d’exprimer ?

Cependant, une audace nous vient d’oser regarder en face des prodiges qui ne sont des prodiges que par rapport a notre personnalité d’où la jauge des dimensions cosmiques paraît exclue. Nous sommes nous, et pour l’heure qui est la nôtre, nous essayons de vivre au plus haut de nos facultés. N’est-il pas temps d’ouvrir les yeux pour admirer en nous autre chose que la durée et l’étendue ? Antarès emplirait l’absolu du temps et de l’espace, au titre d’une fantastique dilatation de l’éther, que je n’en serais pas plus confondu que des fusées de l’atome flamboyant. En revanche, des passages progressifs de l’existence minérale aux évolutions de conscience, dans les enchaînements organiques de la vie, sont un événement du monde digne d’une halte dans notre élan d’investigation. Ce « miracle des miracles » est en nous. Porteurs de l’éternel flambeau, nous le promenons dans l’espace et le temps, non sans un orgueil explicable. Quelle autre fortune pourrait donc nous tenter que de nous montrer dignes d’une réalisation partielle d’idéal par laquelle nous pouvons vivre, même nous accroître dans un effort continu de connaître et de nous émouvoir. En regard, mettez l’impuissance des menaces théologiques pour nous interdire l’accès de la connaissance positive, sous peine de mort, au nom de la Divinité.

Notre imprescriptible victoire ne dispose, sans doute, que d’un temps limité. Mais puisqu’elle se déroule dans les évolutions sans fin de l’univers immense, des moments de passage qui se relayent sans arrêt n’aboutissent-ils pas à la pérennité[31] ? Tout n’est que mouvements de transpositions éphémères. Cependant, une constance suffisante de points donne une ligne qui ne finit pas. Révolutions de nébuleuses ou d’atomes, il n’importe pas puisque les phénomènes sont — dans la constance des mêmes lois — de même ordre, de mêmes procédures et de mêmes effets. Il est devenu courant de comparer le monde atomique au monde astral. Des distances cosmiques et des distances intra-atomiques du noyau aux électrons, l’assimilation s’est trouvée invinciblement suggérée. L’atome est un système solaire, telle est la formule sur laquelle on parait jusqu’ici s’accorder.

La grande question du jour qui fait philosopher les physiciens et physiquer les philosophes est de savoir si, d’après le fameux principe de Carnot (amendé par Clausius), nous aurions saisi le point où « l’énergie atomique parait se dissiper ». De ce que nous n’avons pas encore trouvé trace de son passage, doit-il donc nécessairement résulter qu’elle a « disparu » comme des savants ne craignent pas de l’affirmer. Ce serait la finale « dégradation de l’énergie » par le moyen de l’indicible « entropie » dont personne encore n’a pu nous révéler ce que c’est, ni ce que ce pourrait être si c’était autre chose qu’un mot.

Il n’y a pas de terme moins scientifique que celui de disparition, si ce n’est celui de création. L’ancienne école des phénomènes enseigne que « rien ne se crée et que rien ne disparaît. » Ce n’est pas par des feux d’artifice de verbalisme qu’on nous délogera d’une ferme position qui consiste à prendre acte de ce qui est. À propos de l’atome, nous reviendrons sur cette affaire. Tout ce que j’en veux dire aujourd’hui, c’est que, dans la durée infinie de l’univers, le nivellement des températures par le rayonnement (mort thermique) régnerait depuis longtemps si le dernier mot avait pu demeurer à « la dégradation de l’énergie ». Après avoir quasi divinisé l’énergie, comment nos grands physiciens pourraient-ils se résoudre à la dégrader ? Je prie qu’on ménage la bonne volonté d’un public que la théologie elle-même n’a pu décourager.

Nous n’observons, autour de nous comme en nous-mêmes, que des échanges continus d’énergie entre les divers systèmes qui constituent le Cosmos. Que comprendre d’une « mort thermique » par cessation de toutes transformations d’énergie ? Cette conclusion supposerait que l’univers infini puisse former un système isolé. Hypothèse audacieuse, en admettant qu’elle ait une signification.

Heureusement, les savants, obligés par les faits d’apporter au principe quelques amendements, ne lui reconnaissent plus qu’une valeur statistique. Le système évolue dans une direction déterminée qu’on peut tenir jusqu’à nouvel ordre pour insuffisamment reconnue. « La conséquence la plus importante peut-être de ce résultat, remarque à ce propos M. Langevin, est que la configuration d’équilibre prévue par la thermodynamique, la configuration d’entropie maximum, nous apparaît maintenant comme la plus probable[32], mais non la seule possible pour l’ensemble… Le principe de Carnot perd ainsi sa signification absolue : les configurations d’équilibre qu’il permet de prévoir et qu’il représente comme rigides ne correspondent en réalité qu’à un aspect moyen autour duquel la matière est en frémissement continuel[33]. »

Nous pouvons saisir ainsi le mécanisme de l’évolution du monde sans renoncer à attendre les rencontres appropriées qui permettront à l’univers de poursuivre son cours — résultat qui a son prix.

Pour la bonne règle, je dois mentionner ici la théorie de la relativité par laquelle Einstein a ouvert le champ à une conception du monde qui dépasserait celle de Newton. La relativité d’Einstein n’admet pas les repères impliqués par le génie qui se vantait de ne point faire d’hypothèses. Le sujet n’est pas de ceux qu’on puisse résumer, car Einstein ne nous apporte pas moins qu’une révolution de l’espace et du temps, aventure dans laquelle, même si j’en étais capable, je ne voudrais point me hasarder. Pour agrandie qu’elle puisse s’en trouver, la conception newtonienne ne continuera pas moins de nous fournir les données maîtresses de la mécanique du monde, en attendant les mises au point de l’avenir.

L’homme dans les données de sa cosmologie.

L’homme se détermine dans les données de sa cosmologie. Le Cosmos éternel n’étant que de transformations sans relâche, le vieux mot de cosmogonie, qui paraît supposer un engendrement de père inconnu, préjuge l’idée d’une fabrication créatrice, primitivement admise avant celle d’une cosmologie d’enchaînements — fruit tardif de l’observation. En fait, il n’y a pas de « cosmogonie », puisque nous n’avons rencontré nulle trace d’une origine qui ne fût elle-même un achèvement d’antécédence. Le fameux serpent qui se mord la queue serait la parfaite représentation des choses s’il était bien entendu qu’il ne doit ni ne peut desserrer les dents. Nous n’avons qu’à prendre les phénomènes, en quelque point que ce soit, dans l’ordre où ils viennent s’offrir.

De nos cosmogonies imaginatives se déduit un développement approprié de l’homme dans les données du cadre où il s’est lui-même inscrit. En le représentant comme le chef-d’œuvre de son Dieu créateur, la Révélation fait implicitement de lui le porteur d’une suprême réaction de connaissance proche de celle de la Divinité. Cependant, pour accomplir une destinée d’obéissance, il n’est pas nécessaire de savoir ce que l’on fait. En conséquence de quoi, le premier manquement du premier homme fut précisément d’avoir voulu connaître par ses propres moyens. Telle construction de cosmologie, telle correspondance de l’organisme humain qui l’a conçue, pour s’y faire une place d’honneur. « Heureux les pauvres d’esprit »[34] est la formule nécessaire des premières théocosmologies.

Cependant, notre initial besoin d’activité personnelle n’est-il donc pas d’apprendre pour nous ordonner, pour vouloir et agir dans le plein développement des activités de l’univers ? Vivre en hommes après avoir humainement connu, humainement parlé, humainement voulu, sous la voûte infinie, n’est-ce donc pas le but qui s’offre à nos flèches de proche ou de lointaine envolée ? Pourquoi renoncer au plus sûr, au plus beau de nous-mêmes, pour l’emploi d’une vie à dépenser, comme le voulait Pascal, dans l’unique anticipation de la mort ?

L’homme est de faiblesse et de puissance mêlées. Pour en dégager les composantes positives, il lui faut se connaître soi- même, comme le demandait Delphes. Mais il ne peut se connaître qu’à sa place dans son univers, selon ses conditions de vie terrestre, au lieu de se décréter surhumain parce qu’il préfère la commodité des rêves aux laborieuses déterminations de l’objectivité. Hommes ou fantômes : à nous de choisir notre destinée.

Ce que nous avons cherché, ce que nous avons mis dans nos cosmogonies, ce sont, en vérité, des romans de nous-mêmes, au lieu des déterminations objectives superbement annoncées. Nous avons voulu l’univers à l’intention de l’homme, au lieu de déduire l’homme du monde qui l’avait formé. Ignorants de l’interdépendance des phénomènes, une synthèse d’imagination devait précéder, dans notre entendement, la connaissance d’observation. Aujourd’hui, par les progrès de l’évolution, une procédure d’expérience colligera les matériaux de l’analyse cosmique pour l’établissement d’une synthèse de coordinations où s’insèrent les réalisations de l’homme pensant. Je vois bien que nos imaginatifs regrettent d’avance les pâles voluptés du rêve sur commande. Patience, toutefois. L’expérience a suscité des sensations de grandeurs qui ne pouvaient être le privilège des primitives pauvretés. Il n’est besoin, pour des joies toujours plus hautes, que de nous attacher invinciblement aux rigueurs désintéressées du devoir envers nous-mêmes, réalisé par le devoir envers autrui. On ne sait pas assez que le désintéressement supérieur donne des contentements plus affinés que ne peut faire l’intérêt personnel le plus savamment travesti.

Ce qui nous distingue les uns des autres, dans les rencontres de l’univers, c’est la façon de réagir aux contacts du monde extérieur. Réagir en faiblesse ou en force, voilà tout le problème. L’inertie des méconnaissances peut faire le charme, moins que médiocre, d’un état voisin de l’animalité. La noblesse des mouvements d’abnégation exigera d’autres labeurs. Le fidèle, qui ne peut s’élever au-dessus d’une mentalité de sujétion continue, se voit condamner à l’unique ressource d’excéder l’inconnu d’implorations, de marchandages d’égoïsmes, aussi fâcheux pour lui-même que pour sa Divinité. Nécessité de subir, ou tentatives de faire, telle est l’alternative qui s’offre aux décisions de notre personnalité.

Toutes les sollicitations des choses viennent, cependant, s’offrir aux intelligences capables de s’assimiler les rapports mouvants des coordinations élémentaires. Les esprits de robustesse auront assez à faire de constituer, de développer leur vie autrement que la plupart de leurs compagnons d’existence. Ne peut-on se faire, dans la concurrence universelle, un abri personnel d’impersonnalité ? Pourquoi donc faudrait-il que le dévouement se heurtât, sans relâche, aux folles résistances des créatures en péril de méconnaissances, comme c’est le cas parfois du sauveteur, dans l’affolement du naufragé ?

Malgré tout, les lentes évolutions d’intelligences et de caractères ne seront pas empêchées. L’élite véritable ne fléchira pas dans son obstinée résolution de connaître, rassemblant pour l’effort, même honni, toutes énergies au-dessus des récompenses de ce monde ou de l’autre. De quelque nom qu’il se pare, le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.

Les faibles qui se contentent d’une adhésion verbale aux formules dogmatiques, hors de toute réaction de personnalité pensante, n’ont d’autre objet que la faveur des moindres avec des déguisements « d’honneurs » qui cachent mal des redditions de consciences. Impassible, le penseur solitaire répudiera la dogmatique recommandation d’ignorance, et voudra pousser ses enquêtes du monde et de lui-même dans toutes les directions. Si je dois me résigner au fait trop criant que beaucoup de nos Français, encore aujourd’hui, ne savent pas lire, malgré des lois de décor, comment m’étonnerais-je du grand nombre de ceux qui déploient le plus vif d’eux-mêmes pour mettre les intelligences aux ordres de l’inconnu plutôt que de la connaissance. Attendons le recours du labeur ingrat de comprendre, aidé du temps incommensurable.

je voudrais pouvoir reproduire les pages d’une émouvante simplicité où nos savants exposent l’ordonnance générale des activités cosmiques aussi bien d’un astre à l’autre que de molécule à molécule et d’atome à atome. On y admirerait à plein l’égarement des malheureux qui se plaignent, faute d’avoir su regarder les choses ; que la connaissance positive ait pour effet d’en éteindre la poésie, comme s’il se pouvait présenter à l’imagination rien de plus merveilleux que l’univers dans ses réalités.

On trouve admirable la déclaration de Jahveh, renouvelée de Brahma : « Je suis celui qui est ». L’atome, qui se tait, par philosophie supérieure, en pourrait dire autant. L’éminente supériorité de l’atome est que nous pouvons le déterminer, tandis que la Divinité, pour son compte, nous refuse cette satisfaction. Nous ne sommes pas arrivés, nous n’arriverons jamais à l’ultime fin des choses, par la raison que ce terme n’a pas de sens. Mais le seul chemin de l’école a de si beaux spectacles qu’on apprend de plaisir avant les formalités de la leçon. Les prodigalités de l’univers ne peuvent-elles donc plus magnifiquement nous émouvoir que notre enfantine imagerie d’église offerte aux malheureux fidèles pour « élever leur âme », nous dit-on ?

À ciel ouvert, la pensée est en marche, par d’insensibles passages, vers une floraison de problèmes qui nous campent en postures d’interrogateurs devant les éléments du monde d’où nous viennent lentement des réponses de positivité. Une nouvelle puissance s’est fait jour, qui demande des comptes au Cosmos et les obtient. Quiconque cherche des motifs d’admirer a vraiment trouvé son affaire. Si nous voulons du drame et de la poésie vécue, reconnaissons qu’ils ne nous sont pas marchandés. Qui oserait confronter la puérilité de nos mythes avec l’émerveillement des prodiges où l’imagination s’effondre sous les lumières de la réalité ? Hanuman, le singe magicien du Ramayana, transportant les montagnes avec leurs forêts et leurs fleuves, pour que des yeux exercés puissent y trouver l’herbe qui doit guérir son prince, les combats des Titans, Hercule et ses travaux, Athéna sortie du crâne de Zeus, Vulcain précipité de l’Olympe, Mars et Vénus surpris sous un filet a mailles d’or, un Dieu qui, pour nous sauver de ses propres rigueurs, a besoin d’être sacrifié par des criminels, qu’il fait criminels et qui seront éternellement damnés pour lui avoir obéi. Qu’est-ce que tous ces contes d’enfant au regard des enchantements de l’univers, avec leurs alternances d’inconscience et de conscience supérieure qui défient les vols de l’imagination la plus puissamment exaltée ?

Vouloir que ces spectacles soient l’œuvre d’un « Éternel » qui n’est lui-même l’œuvre de rien, déplace la question sans la résoudre, puisqu’il ne s’agit, dans tous les cas, que de prendre acte d’une autonomie toute l’affaire étant de savoir si elle sera, ou non, personnalisée. Pourquoi le Dieu ne nous a-t-il pas fait ses « Révélations » conformes aux réalités du monde, au lieu de nous laisser successivement errer d’incohérences en incohérences majorées ? Lorsque nous avons essayé de connaître, pourquoi n’a-t-il rien trouvé de mieux que des supplices pour nous en détourner, au lieu de nous venir en aide ? Pourquoi donc avoir fait nier et officiellement condamner la rotation planétaire, dont il est l’auteur, par les organes exprès de sa Divinité ?

Et le mal, c’est bien la conscience divine qui l’a mis de son plein gré sur la terre. Je ne vois pas là de quoi nous perdre en remerciements. Si l’homme est imparfait, pourquoi ne l’avoir pas fait meilleur ? Pourquoi tant d’atroces misères ? Il y a trop de pourquoi qui déconsidèrent l’œuvre, décidément mal ordonnée, d’une « Toute-Puissance » fabriquant l’homme pour le faire faillir, et le punissant d’avoir subi la loi qu’il lui a, lui-même, imposée.

C’est l’homme pensant, tout de même, ou plutôt destiné à penser, qui a fini par apparaître, dans la douleur ancestrale de ses insuffisances, comme dans l’éblouissement d’espérances dont le sort sera d’être ou de n’être pas réalisées. Seul contre tout, dans la mêlée universelle de toutes les activités élémentaires il vivra de rêves déçus, en attendant l’heure de la philosophie. Avec ses cavernes où campe encore la bête sauvage, avec ses glaces ou ses ardeurs torrides, la terre, qui lui sera amie, lui est d’abord ennemie. Pour « compagnons », les vents, les eaux que le ciel lui envoie, la neige, l’ouragan, les maladies, les cataclysmes en permanence, l’arbre qui, avec l’aliment, lui tend le poison de son fruit, le carnassier qui a faim, et l’homme, mal armé pour sa propre défense, prêt à se repaître de la chair de son frère, avec la loi du talion pour contre-partie. Tout se balance, tout se paye. Nos maux sont le revers de nos joies. La vie au plus fort, c’est la loi implacable où se rachètent nos enchantements d’émotivités. Faveurs diversement ressenties, diversement payées.

Un long temps allait être nécessaire pour que le primitif se rendît compte de ce qui lui arrivait. L’accoutumance héréditaire d’ancêtres animaux devait lui faciliter ses débuts. Une succession de siècles allait s’écouler dans une subconscience des choses, parmi des tumultes de sensations mésinterprétées. Le contentement des méprises lui fut, comme à nous-même, largement octroyé. Grossières notes de routes jusqu’aux sociétés de « civilisation » organisée ! Quels tumultes d’obscurités tenaces pour en venir simplement à reconnaître les conditions positives de notre existence ! Mais, voilà qu’un courage nous monte d’avoir foi, malgré tout, en notre destinée. C’est la nouvelle étape dont l’accès vient s’offrir aux sollicitations de la connaissance — le degré décisif d’un état de vouloir et de faire, inauguré dans la douleur, à destination d’un repos dont nous nous faisons puérilement un sujet d’épouvante.

L’homme a peiné, l’homme a souffert. En des heures de méditation, il peut, dès à présent, établir les premiers comptes de son intellectualité. Il ne s’abandonnera pas. L’heure d’une virilité d’intelligence est venue. Virilité devant les hommes, virilité devant les choses, virilité devant ses Dieux en défaillance. Cœur palpitant, tête haute, ni le billot, ni le bûcher ne le feront trembler — pas plus que l’arrêt tonitruant d’en haut. La volonté sincère de connaître est incompatible avec la peur. De toutes les opinions, de toutes les croyances, voyez plutôt les martyrs. La mort ne nous est plus que la douce nuit d’une paix décidément allégée des cauchemars de la vie.

Cette vie, l’homme est la seule créature qui puisse en disposer. Comment qu’il meure, il aura vécu. Il vit, il veut vivre, maux et biens compensés. Il sera sorti d’une nuit d’inconscience pour connaître les éblouissantes sensations des choses, les affiner aux pierres de touche de sa compréhension, et s’en composer une fortune d’idéalisme qui l’égalerait aux Dieux, si elle ne leur était supérieure par les âpres tourments d’une fragile destinée.

Serait-il donc possible qu’il n’y eût pas là les éléments d’une poésie de beautés, d’un drame de sensibilités dont l’ampleur compense magnifiquement les maux que les prières, rites et sortilèges n’ont pu conjurer. Mal et bien n’ont qu’un temps, puisqu’ils s’usent d’eux-mêmes. La vie s’essaye à prolonger, à renouveler les plaisirs. Au Léthé les douleurs.

Comparer le grand rythme cosmique de notre poésie des activités de l’univers avec l’empathie monotonie du Psalmiste fatiguant son "Seigneur" de ses flagorneries. Le fabuliste veut que tout flatteur vive au dépens de celui qui l’écoute. Était-ce donc là votre espérance, ô saint roi David ? Quand Boileau chantait « l’héroïsme » de son roi au théâtral passage du Rhin, il avait pour excuse un Louis XIV assez peu clairvoyant pour se faire une illusion sur lui-même. Dieu, lorsqu’on lui parle de son « exaltation », de sa « gloire », qu’en saurait-il penser, puisqu’il ne peut, à ses propres yeux, être ni exalté, ni glorifié, ni même simplement grandi ? Il est le Tout absolu, et pour obtenir ses faveurs on lui parle de sa « puissance ». En quoi cela peut-il donc le toucher ? Ne peut-on supposer qu’il se connaisse ? Êtes-vous donc si vite à bout de souffle, ô roi-poète ? Combien nos cœurs de simple humanité sont-ils au-dessus du vôtre, quand nous nous détournons du bas office des flatteries dont, flatteur ou flatté tour à tour, vous avez connu les misères, tandis que nous atteignons, nous, dans la pleine abnégation de nous-mêmes, la plus haute émotion de l’univers, en son humanité ?


fin du tome premier
  1. Le catéchisme de deux sous est, en effet, bien fort — mais à la condition d’y ajouter l’appui des dragonnades et des échafauds. Massillon n’en dit rien. Il en avait pris son parti.
  2. Aberration qui ne put se produire que par l’attribution fantaisiste d’un nom symbolique aux astres déifiés, sans même essayer d’une justification de rapports entre la dénomination et le monde dénommé.
  3. Cf. l’ouvrage de M. Pierre Duhem.
  4. Et comme nous ne pouvons pas nous placer à tous les points de vue, nous ne connaîtrons jamais de la nature qu’un certain nombre de « côtés », c’est-à-dire de relativités.
  5. La Valeur de la science.
  6. Revue hebdomadaire, 10 mars 1923.
  7. Par André Osiander.
  8. Vous faut-il la confirmation de saint Thomas lui-même ? « Les astronomes se sont efforcés de diverses façons d’expliquer le mouvement des planètes. Mais il n’est pas nécessaire que les suppositions qu’ils ont imaginées soient vraies, car, peut-être, les apparences présentées par les étoiles pourraient-elles être sauvées par quelque autre mode de mouvement inconnu des hommes. » Une seule « certitude » plane au-dessus de tout : celle qui ne s’arrête pas à l’observation.
  9. Ibsen, L’Ennemi du peuple.
  10. Musée de Candie.
  11. Au Louvre, un beau bronze archaïque qui est une libre réplique de l’Apollon Didyméen (fin du sixième siècle) nous montre, chez le sculpteur de Sicyone, le fameux Kanakhos, ce droit alignement d’épaules carrées qui est un des traits les plus marqués de la statuaire égyptienne.
  12. Les Doriens, quoi qu’en aient dit les Allemands, n’ont jeté dans le moule de l’Hellade qu’une puissance de volonté robuste, à ne pas dédaigner dans l’amollissement ionien.
  13. « Le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. » écrit d’une plume aigüe M. Gustave Lanson dans sa belle Histoire de la littérature française.
  14. Je ne crains pas de dire que la question de l’idéal est encore, comme Dieu lui-même où je ne vois qu’une de ses catégories, un chapitre à classer de la cosmologie.
  15. Sur la notion de « l’infini », le génie de Pasteur s’est efforcé de porter la lumière, mais les maniements de l’expérience familière venant ici à lui faire défaut, il n’a pu que revenir à la commune insuffisance de remplacer l’observation par des constructions hasardeuses » de raisonnements.

    « L’infini » est un mot, un mot sans représentation de positivité puisqu’il ne contient rien qu’une négation. Tout ce que la sensation nous révèle des éléments

    cosmiques a pour caractère universel la détermination subjective d’une limite, qui n’est, dans l’objectivité, qu’une rencontre de mouvements.

    Reculer indéfiniment les frontières du Cosmos est à la portée de tout le monde, puisqu’il n’y a pas d’effort intellectuel dans une simple formule de négation. Le mot « infini », qui ne fait rien que d’exprimer une impuissance, devient ainsi d’une commodité singulière pour avoir l’air de formuler ce que nous ne formulons pas, en raison d’une adaptation trop lointaine de notre « fini » aux successions de « finis » dont nous n’apercevons pas la « fin ».

    C’est l’écueil de la connaissance humaine de vouloir réaliser par des sonorités vocales l’inconnu où s’arrête l’effort de ses relativités. Depuis les premiers jours de l’humanité pensante, cette méthode a prévalu jusqu’aux enregistrements systématiques de l’expérience vérifiée. Que, d’étoile en étoile, « l’infini » se déroule dans les champs sans limite de l’espace et du temps, c’est une constatation qui ne peut affecter les réalisations de notre passage éphémère de « fini en fini ». Les spéculations à cet égard sur le retour des choses peuvent se donner carrière selon les caprices de l’imagination.

    La seule doctrine qu’on ne puisse pas construire sans manquer aux lois de la connaissance humaine, c’est d’individuer, dans les formes d’un verbalisme sans fondement objectif, ce qui, par définition même, est au delà de l’individuation, puisque toute limite lui est refusée.

    Lors donc que Pasteur, dans son discours de réception à l’Académie française, s’efforce d’entr’ouvrir la porte de la connaissance aux personnifications divines de « l’infini », il ne fait que renoncer, pour un temps, aux données de l’expérience par lui-même, en d’autres domaines, pleinement maîtrisée. Les premières Divinités des hommes primitifs suffisent à montrer qu’elles n’ont eu rien à voir avec une préoccupation de « l’infini » étrangère à ces âges de l’humanité.

  16. J’écarte l’hypothèse de Buffon. Les Époques de la nature n’ont plus qu’une valeur historique. Nous étions à l’aurore des temps modernes, et cependant l’auteur se croit encore obligé de vouloir « concilier à jamais la science de la nature avec celle de la théologie ». Cela n’empêcha pas sa condamnation en Sorbonne, suivie d’une fâcheuse soumission.
  17. On trouvera, dans l’ouvrage de M. Louis Maillard, Quand la lumière fut… un très clair résumé des hypothèses cosmogoniques de Faye, de Belot, de Moreux, auxquelles Laplace doit des comptes, et qui ne manqueront point, elles-mêmes, d’avoir concouru à préparer les cosmologies de l’avenir.
  18. Nous en avons gardé, dans le langage courant, des formules comme celle qui nous fait « naître sous une bonne ou une mauvaise étoile ».
  19. Quand la lumière fut… Lisez le chapitre « Esquisses d’une cosmogonie générale » pour entrevoir le point extrême où, d’hypothèses en hypothèses, on en viendrait peut-être à rejoindre l’infinité.
  20. Deux cents ans avant notre ère, un empereur chinois avait fait brûler les manuscrits où étaient consignées les anciennes méthodes du calcul des éclipses. C’était un « novateur » qui croyait simplement qu’il fallait se débarrasser de l’antiquité rétrograde et tout recommencer à nouveau.
  21. Et combien plus encore si l’on s’avise de déplacer l’observateur ! N’a-t-on pas trouvé que, placés au milieu de l’amas d’Hercule, c’est aujourd’hui seulement que nous parviendrait la lumière émise du soleil 34 000 ans avant l’ère chrétienne. Il n’y a d’étalon de rien dans l’univers. Nous le chargeons de chiffres dans nos enquêtes. Les justes relations nous en échappent nécessairement, faute d’une correspondance des proportions.
  22. Dans quelle mesure les mouvements propres des étoiles pourraient-ils n’être qu’une apparence due à la translation du système solaire tout entier ? La question est posée. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que le soleil, avec son cortège de planètes, se meut à une vitesse de 20 kilomètres par seconde dans la direction de Véga.

    Par excès de scrupule peut-être, je crois devoir relever l’observation d’un critique, de plume un peu prompte, alléguant qu’au lycée on lui avait appris que le système solaire se dirigeait vers la constellation d’Hercule tandis que je me permettais de l’orienter vers Véga. On lui aurait enseigné bien d’autres choses s’il avait vécu du temps de Ptolémée.

    Sur ma demande, un de mes amis a pris la liberté d’interroger, à cet égard, M. Jules Baillaud (de l’Observatoire) qui a bien voulu approuver la note ci-dessous et ne soulever même aucune objection à la voir publier en son nom.

    Le mouvement d’un corps ne peut être défini que d’une façon relative par rapport à un ensemble de corps supposés fixes.

    Dans l’étude du mouvement du système solaire, les astres étant les seuls repères utilisables, il s’ensuit que la direction du mouvement du système solaire se déduira de l’étude du mouvement apparent des étoiles. Comme les étoiles elles-mêmes se meuvent dans l’espace, la direction que l’on conclut pour le soleil dépend du groupe d’étoiles qui servent de repères.

    Suivant les différentes familles d’étoiles utilisées, on trouve des positions de l’apex correspondant à des régions dont les coordonnées varient de :

    AR 245° D + 16°
    à
    AR 280° D + 38°

    La position qui satisfait au plus grand nombre de données est environ :

    AR 270° D + 36°

    C’est un point de la constellation de la Lyre, peu éloignée de Véga.

    Le symbole AR veut dire ascension droite, et le symbole D signifie déclinaison.

  23. L’idée de la nébuleuse primitive est de Leibnitz, reprise et perfectionnée par Kant et par Laplace.
  24. J’entends par ce mot les coordinations indéterminées des phénomènes cogitatifs répandus, selon toute apparence, dans les parties du monde où se rencontrent passagèrement des conditions de vies plus ou moins achevées.
  25. L’Évolution des Mondes.
  26. « L’année-lumière » désigne l’espace parcouru par la lumière en une année, soit 9,5 trillions de kilomètres.
  27. Le Royaume des cieux.
  28. M. Nordman s’enthousiasme à l’idée que la lumière qui nous vient aujourd’hui de la nébuleuse d’Andromède en serait partie avant la première période glaciaire pléistocène. Ainsi, un observateur bien placé, avec une lunette ad hoc, pourrait voir aujourd’hui les premières formations des sédiments terrestres et les développements de tout ce qui s’en est suivi. À raison des 300 000 kilomètres à la seconde, la lumière a besoin d’au moins 30 000 ans pour parcourir la Voie Lactée qui contient, osent dire quelques-uns, des centaines de millions de soleils. On nous parle de 900 millions d’années qui seraient nécessaires à ladite lumière pour faire le tour « d’un univers limité à la Voie Lactée et à ses annexes ». Et l’au-delà, je vous prie, qu’en ferons-nous ?
  29. On sait que notre soleil et toutes les étoiles que nous voyons à l’œil nu font partie de la Voie Lactée.
  30. Cf. chapitre II le paragraphe sur le Libre arbitre.
  31. Je n’ai point à me prononcer sur la pérennité des phénomènes par la fameuse hypothèse du Retour éternel, avec ou sans l’hypothèse de la panspermie qui me paraît aventurée. Sur l’aspect général du problème, on consultera profitablement l’Éternité par les astres, d’Auguste Blanqui.
  32. Au sens mathématique du mot.
  33. Langevin, La Physique depuis vingt ans.
  34. N’est-ce pas la formule même de Pascal : « Abêtissez-vous » ?