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Au soleil (recueil)/Constantine

La bibliothèque libre.
Louis Conard, libraire-éditeur (p. 175-180).


CONSTANTINE.


Du Chabet jusqu’à Sétif on croit traverser un pays en or. Les moissons coupées haut et non fauchées ras comme en France, pilées par les pieds des troupeaux, mêlant leur jaune clair de paille au rouge plus foncé du sol, donnent juste à la terre la teinte chaude et riche des vieilles dorures.

Sétif est une des villes les plus laides qu’on puisse voir.

Puis on traverse, jusqu’à Constantine, d’interminables plaines. Les bouquets de verdure, de place en place, les font ressembler à une table de sapin sur laquelle on aurait éparpillé des arbres de Nuremberg.

Et voici Constantine, la cité phénomène, Constantine l’étrange, gardée, comme par un serpent qui se roulerait à ses pieds, par le Roumel, le fantastique Roumel, fleuve de poème qu’on croirait rêvé par Dante, fleuve d’enfer coulant au fond d’un abîme rouge comme si les flammes éternelles l’avaient brûlé. Il fait une île de sa ville, ce fleuve jaloux et surprenant ; il l’entoure d’un gouffre terrible et tortueux, aux rocs éclatants et bizarres, aux murailles droites et dentelées.

La cité, disent les Arabes, a l’air d’un burnous étendu. Ils l’appellent Belad-el-Haoua, la cité de l’air, la cité du ravin, la cité des passions. Elle domine des vallées admirables pleines de ruines romaines, d’aqueducs aux arcades géantes, pleines aussi d’une merveilleuse végétation. Elle est dominée par les hauteurs de Mansoura et de Sidi-Meçid.

Elle apparaît debout sur son roc, gardée par son fleuve, comme une reine. Un vieux dicton la glorifie : « Bénissez, dit-il à ses habitants, la mémoire de vos aïeux qui ont construit votre ville sur un roc. Les corbeaux fientent ordinairement sur les gens, tandis que vous fientez sur les corbeaux. »

Les rues populeuses sont plus agitées que celles d’Alger, grouillantes de vie, traversées sans cesse par les êtres les plus divers, par des Arabes, des Kabyles, des Biskris, des Mzabis, des nègres, des Mauresques voilées, des spahis rouges, des turcos bleus, des kadis graves, des officiers reluisants. Et les marchands poussent devant eux des ânes, ces petits bourricots d’Afrique hauts comme des chiens, des chevaux, des chameaux lents et majestueux.

Salut aux Juives. Elles sont ici d’une beauté superbe, sévère et charmante. Elles passent drapées plutôt qu’habillées, drapées en des étoffes éclatantes, avec une incomparable science des effets, des nuances, de ce qu’il faut pour les rendre belles. Elles vont, les bras nus depuis l’épaule, des bras de statues qu’elles exposent hardiment au soleil ainsi que leur calme visage aux lignes pures et droites. Et le soleil semble impuissant à mordre cette chair polie.

Mais la gaieté de Constantine, c’est le peuple mignon des petites filles, des toutes petites. Attifées comme pour une fête costumée, vêtues de robes traînantes de soie bleue ou rouge, portant sur la tête de longs voiles d’or ou d’argent, les sourcils peints, allongés comme un arc au-dessus des deux yeux, les ongles teints, les joues et le front parfois tatoués d’une étoile, le regard hardi et déjà provocant, attentives aux admirations, elles trottinent, donnant la main à quelque grand Arabe, leur serviteur.

On dirait quelque nation de conte de fée, une nation de petites femmes galantes ; car elles ont l’air femme, ces fillettes, femmes par leur toilette, par leur coquetterie éveillée déjà, par les apprêts de leur visage. Elles appellent de l’œil, comme les grandes ; elles sont charmantes, inquiétantes, et irritantes comme des monstres adorables. On dirait un pensionnat de courtisanes de dix ans, de la graine d’amour qui vient d’éclore.

Mais nous voici devant le palais d’Hadj-Ahmed, un des plus complets échantillons de l’architecture arabe, dit-on. Tous les voyageurs l’ont célébré, l’ont comparé aux habitations des Mille et une Nuits.

Il n’aurait rien de remarquable si les jardins intérieurs ne lui donnaient un caractère oriental fort joli. Il faudrait un volume pour raconter les férocités, les dilapidations, toutes les infamies de celui qui l’a construit avec les matériaux précieux enlevés, arrachés aux riches demeures de la ville et des environs.

Le quartier arabe de Constantine tient une moitié de la cité. Les rues en pente, plus emmêlées, plus étroites encore que celles d’Alger, vont jusqu’au bord du gouffre, où coule l’oued Roumel.

Huit ponts jadis traversaient ce précipice. Six de ces ponts sont en ruine aujourd’hui. Un seul, d’origine romaine, nous donne encore une idée de ce qu’il fut. Le Roumel, de place en place, disparaît sous des arches colossales qu’il a creusées lui-même. Sur l’une d’elles, fut bâti le pont. La voûte naturelle où passe le fleuve est élevée de quarante et un mètres, son épaisseur est de dix-huit mètres ; les fondations de la construction romaine sont donc à cinquante-neuf mètres au-dessus de l’eau ; et le pont avait lui-même deux étages, deux rangées d’arches superposées sur l’arche géante de la nature.

Aujourd’hui, un pont en fer, d’une seule arche, donne entrée dans Constantine.

Mais il faut partir, et gagner Bône, jolie ville blanche qui rappelle celles des côtes de France sur la Méditerranée.

Le Kléber chauffe le long du quai. Il est six heures. Le soleil s’enfonce, là-bas, derrière le désert, quand le paquebot se met en marche.

Et je reste jusqu’à la nuit sur le pont, les yeux tournés vers la terre qui disparaît dans un nuage empourpré, dans l’apothéose du couchant, dans une cendre d’or rose semée sur le grand manteau d’azur du ciel tranquille.

Au Soleil a paru, abrégé en quelques endroits, dans la Revue Bleue (Revue politique et littérarre) de décembre 1883 et janvier 1884.

Maupassant a repris et refondu dans ce livre d’assez nombreuses chroniques parues dans le Gaulois en 1881.