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Au soleil (recueil)/La Kabylie-Bougie

La bibliothèque libre.
Louis Conard, libraire-éditeur (p. 147-174).


LA KABYLIE. — BOUGIE.


Nous voici dans la partie la plus riche et la plus peuplée de l'Algérie. Le pays des Kabyles est montagneux, couvert de forêts et de champs.

En sortant d'Aumale, on descend vers la grande vallée du Sahel.

Là-bas se dresse une immense montagne, le Djurjura. Ses plus hauts pics sont gris comme s'ils étaient couverts de cendres.

Partout, sur les sommets moins élevés, on aperçoit des villages qui, de loin, ont l'air de tas de pierres blanches. D'autres demeurent accrochés sur les pentes. Dans toute cette contrée fertile la lutte est terrible entre l'Européen et l’indigène pour la possession du sol.

La Kabylie est plus peuplée que le département le plus peuplé de France. Le Kabyle n’est pas nomade, mais sédentaire et travailleur. Or, l’Algérien n’a pas d’autre préoccupation que de le dépouiller.

Voici les différents systèmes employés pour chasser et spolier les misérables propriétaires indigènes.

Un particulier quelconque, quittant la France, va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans, et il tire un numéro correspondant à un lot de terre. Ce lot, désormais, lui appartient. Il part. Il trouve là-bas, dans un village indigène, toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée. Cette famille a défriché, mis en rapport ce bien sur lequel elle vit. Elle ne possède rien autre chose. L’étranger l’expulse. Elle s’en va, résignée, puisque c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressources désormais, gagnent le désert et deviennent des révoltés.

D’autres fois, on s’entend. Le colon européen, effrayé par la chaleur et l’aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle, qui devient son fermier.

Et l’indigène, resté sur sa terre, envoie, bon an, mal an, quinze cents, ou deux mille francs à l’Européen retourné en France.

Cela équivaut à une concession de bureau de tabac.

Autre méthode.

La Chambre vote un crédit de quarante ou cinquante millions destinés à la colonisation de l’Algérie.

Que va-t-on faire de cet argent ? Sans doute on construira des barrages, on boisera les sommets pour retenir l’eau, on s’efforcera de rendre fertiles les plaines stériles ?

Nullement. On exproprie l’Arabe. Or, en Kabylie, la terre a acquis une valeur considérable. Elle atteint dans les meilleurs endroits seize cents francs l’hectare ; et elle se vend communément huit cents francs.

Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquilles sur leurs exploitations. Riches, ils ne se révoltent pas ; ils ne demandent qu’à rester en paix.

Qu’arrive-t-il ? on dispose de cinquante millions. La Kabylie est le plus beau pays d’Algérie. Eh bien ! on exproprie les Kabyles au profit de colons inconnus.

Mais comment les exproprie-t-on ? On leur paie quarante francs l’hectare qui vaut au minimum huit cents francs.

Et le chef de famille s’en va sans rien dire (c’est la loi) n’importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.

Ce peuple n’est point commerçant ni industriel, il n’est que cultivateur.

Donc, la famille vit tant qu’il reste quelque chose de la somme dérisoire qu’on lui a donnée. Puis la misère arrive. Les hommes prennent le fusil et suivent un Bou-Amama quelconque pour prouver une fois de plus que l’Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.

On se dit : Nous laissons l’indigène dans les parties fertiles tant que nous manquons d’Européens ; puis, quand il en vient, nous exproprions le premier occupant. — Très bien. Mais, quand vous n’aurez plus de parties fertiles, que ferez-vous ? — Nous fertiliserons, parbleu ! — Eh bien ! pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque vous avez cinquante millions ?

Comment ! vous voyez des compagnies particulières créer des barrages gigantesques pour donner de l’eau à des régions entières ; vous savez, par les travaux remarquables d’ingénieurs de talent, qu’il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à l’agriculture des lieues de pays qui s’étendent au-dessous, et vous ne trouvez pas d’autre moyen que celui d’expulser les Kabyles !

Il est juste d’ajouter qu’une fois le Tell franchi, la terre devient nue, aride, presque impossible à cultiver. Seul, l’Arabe, qui se nourrit avec deux poignées de farine par jour et quelques figues, peut subsister dans ces contrées desséchées. L’Européen n’y trouve pas sa vie. Il ne reste donc en réalité que des espaces restreints pour y installer des colons, à moins de… chasser l’indigène. Ce qu’on fait.

En somme, à part les heureux propriétaires de la plaine de la Mitidja, ceux qui ont obtenu des terres en Kabylie par un des procédés que je viens d’indiquer, et en général, à part tous ceux qui sont installés le long de la mer, dans l’étroite bande de terre que l’Atlas délimite, les colons crient misère. Et l’Algérie ne peut plus recevoir qu’un nombre assez faible d’étrangers. Elle ne les nourrirait pas.

Cette colonie d’ailleurs est infiniment difficile à administrer pour des raisons aisées à comprendre.

Grande comme un royaume d’Europe, l’Algérie est formée de régions très diverses, habitées par des populations essentiellement différentes. Voilà ce qu’aucun gouvernement n’a paru comprendre jusqu’ici.

Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre la gouverner, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposés. Or, le gouverneur, quel qu’il soit, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détails et de mœurs ; il ne peut donc que s’en rapporter aux administrateurs qui le représentent.

Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi.

Voilà donc un de ces jeunes ignorants administrant cinquante ou cent mille hommes. Il fait sottise sur sottise et ruine le pays. C’est naturel.

Il existe des exceptions. Parfois le délégué tout-puissant du gouverneur travaille, cherche à s’instruire et à comprendre. Il lui faudrait dix ans pour se mettre un peu au courant. Au bout de six mois, on le change. On l’envoie, pour des raisons de famille, de convenances personnelles ou autres, de la frontière de Tunis à la frontière du Maroc ; et là il se remet aussitôt à administrer avec les mêmes moyens qu’il employait là-bas, confiant dans son commencement d’expérience, appliquant à ces populations essentiellement différentes les mêmes règlements et les mêmes procédés.

Ce n’est donc pas un bon gouverneur qu’il faut avant tout, mais un bon entourage du gouverneur.

On a tenté, pour remédier à ce déplorable état de choses, à ces désastreuses coutumes, de créer une école d’administration, où les principes élémentaires, indispensables pour conduire ce pays, seraient inculqués à toute une classe de jeunes gens. On échoua. L’entourage de M. Albert Grévy fit avorter ce projet. Le favoritisme, encore une fois, eut la victoire.

Le personnel des administrateurs est donc recruté de la plus singulière façon. On y trouve aussi, il est vrai, quelques hommes intelligents et travailleurs. Enfin le gouvernement à court de candidats capables fait des avances aux anciens officiers des bureaux arabes. Ceux-là connaissent au moins fort bien les indigènes ; mais il est difficile d’admettre que leur changement de costume ait changé immédiatement leurs principes d’administration ; et il ne faut pas alors les chasser avec fureur quand ils portent l’uniforme, pour les reprendre aussitôt qu’ils ont revêtu la redingote.

Puisque je me suis laissé aller à toucher à ce sujet difficile de l’administration de l’Algérie, je veux dire encore quelques mots d’une question capitale dont la solution devrait être rapide ; c’est la question des grands chefs indigènes, qui sont en réalité les seuls administrateurs, les administrateurs tout-puissants de toute la partie de notre colonie comprise entre le Tell et le désert.

Au début de l’occupation française, on a investi, sous le titre d’Aghas ou de Bach-Aghas, les chefs qui offraient le plus de garanties de fidélité, d’une autorité fort étendue sur les tribus de toute une partie du territoire. Notre action aurait été impuissante ; nous y avons substitué celle des chefs arabes gagnés à notre cause, en nous résignant d’avance aux trahisons possibles ; et elles furent assez fréquentes. La mesure était sage, politique ; elle a donné, en somme, d’excellents résultats. Certains Aghas nous ont rendu des services considérables, et, grâce à eux, la vie de plusieurs milliers peut-être de soldats français a été épargnée.

Mais de ce qu’une mesure a été excellente a un moment donné, il ne s’ensuit pas qu’elle demeure parfaite, malgré toutes les modifications que le temps apporte dans un pays en voie de colonisation.

Aujourd’hui, la présence parmi les tribus de ces potentats, seuls respectés, seuls obéis, est une cause de danger permanent pour nous, et un obstacle insurmontable à la civilisation des Arabes. Cependant le parti militaire semble défendre énergiquement le système des chefs indigènes contre les tendances à les supprimer du parti civil.

je ne pourrais traiter cette grave question ; mais il suffit d’accomplir l’excursion que j’ai faite dans les tribus pour apercevoir clairement les énormes inconvénients de la situation actuelle. Je veux simplement citer quelques faits. C’est presque uniquement à l’agha de Saïda qu’est due la longue résistance de Bou-Amama.

Dans le début de l’insurrection, cet agha allait rejoindre la colonne française avec ses goums. Il rencontra en route les Trafis, mandés dans la même intention, et il se joignit à eux.

Mais l’agha de Saïda est chargé de dettes qu’il ne peut payer. Or, l’idée lui vint sans doute, pendant la nuit, de faire une razzia, car, réunissant son goum, il se précipita sur les Trafis. Ceux-ci, battus dans la première attaque, reprirent l’avantage ; et l’agha de Saïda fut contraint de fuir avec ses hommes.

Or, comme l’agha de Saïda est notre allié, notre ami, notre lieutenant, comme il représente l’autorité française, les Trafis se persuadèrent que nous avions la main dans l’affaire ; et, au lieu de rejoindre le camp français, ils firent défection et allèrent immédiatement trouver Bou-Amama qu’ils ne quittèrent plus et dont ils constituèrent la principale force.

L’exemple est caractéristique, n’est-ce pas ? Et l’agha de Saïda est resté notre fidèle ami. Il marche sous nos drapeaux !

On cite, d’un autre côté, un célèbre agha que nos chefs militaires traitent avec la plus grande considération, parce que son influence est considérable, prédominante sur un grand nombre de tribus.

Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit, selon son avantage. Allié ouvertement aux Français, dont il tient son autorité, il favorise secrètement toutes les insurrections. Il est vrai de dire qu’il lâche indifféremment l’un ou l’autre parti sitôt qu’il s’agit de piller.

Après avoir pris une part indéniable à l’assassinat du colonel Beauprêtre, le voici aujourd’hui qui marche avec nous. Mais on le soupçonne fortement d’avoir participé à beaucoup des mécomptes que nous avons subis.

Notre inébranlable allié, l’agha de Frenda, nous a maintes fois prévenus du double jeu de ce potentat. Nous avons fermé l’oreille, parce qu’il rend à l’autorité militaire des services intéressés, quitte à en rendre d’autres à nos ennemis.

Cette situation particulière, la protection ouverte dont nous couvrons ce chef, lui assure l’impunité pour une multitude de forfaits qu’il commet journellement.

Voici ce qui se passe.

Les Arabes, par toute l’Algérie, se volent les uns les autres. Il n’est point de nuit où on ne nous signale vingt chameaux volés à droite, cent moutons à gauche, des bœufs enlevés auprès de Biskra, des chevaux auprès de Djelfa. Les voleurs restent toujours introuvables. Et pourtant il n’est pas un officier de bureau arabe qui ignore où va le bétail volé ! Il va chez cet agha qui sert de recéleur à tous les bandits du désert. Les bêtes enlevées sont mêlées à ses immenses troupeaux ; il en garde une partie pour prix de sa complaisance, et rend les autres au bout d’un certain temps, lorsque le danger de poursuites est passé.

Personne, dans le Sud, n’ignore cette situation.

Mais on a besoin de cet homme à qui on a laissé prendre une immense influence, augmentée chaque jour par l’aide qu’il donne à tous les maraudeurs ; et on ferme les yeux.

Aussi ce chef est-il incalculablement riche, tandis que l’agha de Djelfa, par exemple, s’est en partie ruiné à servir les intérêts de la colonisation, en créant des fermes, en défrichant, etc.

Maintenant, en dehors de cet ordre de faits une foule d’autres inconvénients plus graves encore résultent de la présence dans les tribus de ces potentats indigènes. Pour bien s’en rendre compte, il faut avoir une notion exacte de l’Algérie actuelle.

Le territoire et la population de notre colonie sont divisés d’une façon très nette.

Il y a d’abord les villes du littoral, qui n’ont guère plus de relations avec l’intérieur de l’Algérie que n’en ont les villes de France elles-mêmes avec cette colonie. Les habitants des villes algériennes de la côte sont essentiellement sédentaires ; ils ne font que ressentir le contrecoup des événements qui se passent dans l’intérieur, mais leur action sur le territoire arabe est nulle absolument.

La seconde zone, le Tell, est en partie occupée par les colons européens. Or, le colon ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il faut disputer la terre. Il le hait instinctivement, le poursuit sans cesse et le dépouille quand il peut. L’Arabe le lui rend.

L’hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche donc que ces derniers aient aucune action civilisatrice sur les premiers. Dans cette région, il n’y a encore que demi-mal. L’élément européen tendant sans cesse à éliminer l’élément indigène, il ne faudra pas une période de temps bien longue pour que l’Arabe, ruiné ou dépossédé, se réfugie plus au sud.

Or, il est indispensable que ces voisins vaincus restent toujours tranquilles. Pour cela, il faut que notre autorité s’exerce chez eux à tous les instants, que notre action soit incessante, et surtout que notre influence prédomine.

Que se passe-t-il aujourd’hui ?

Les tribus, égrenées sur un immense espace de pays, ne reçoivent jamais la visite d’Européens. Seuls, les officiers des bureaux font de temps en temps une tournée d’inspection, et se contentent de demander aux caïds ce qui se passe dans la tribu.

Mais le caïd est placé sous l’autorité du chef indigène, l’agha ou le bach-agha. Si ce chef est de grande tente, d’une illustre famille respectée au désert, son influence alors est illimitée. Tous les caïds lui obéissent comme ils auraient fait avant l’occupation française ; et rien de ce qui se passe ne parvient jamais à la connaissance de l’autorité militaire.

La tribu est alors un monde fermé par le respect et la crainte de l’agha qui, continuant les traditions de ses ancêtres, exerce des exactions de toutes sortes sur les Arabes ses sujets. Il est maître, se fait donner ce qui lui plaît, tantôt cent moutons, tantôt deux cents, se comporte enfin comme un petit tyran ; et, comme il tient de nous son autorité, c’est la continuation de l’ancien régime arabe sous le gouvernement français, le vol hiérarchique, etc., sans compter que nous ne sommes rien, et que nous ignorons tout à fait l’état du pays.

C’est uniquement à cette situation que nous devons le peu de soupçons que nous avons toujours des révoltes, jusqu’au moment où elles éclatent.

Donc, la présence des grands chefs indigènes recule indéfiniment l’influence réelle et directe de l’autorité française sur les tribus, qui restent pour nous un monde fermé.

Le remède ? Le voici. Presque tous ces chefs, sauf deux ou trois, ont besoin d’argent. Il faut leur donner dix, vingt, trente mille livres de rente en raison de leur influence et des services qu’ils nous ont rendus jadis, et les contraindre à vivre soit à Alger, soit dans une autre ville du littoral. Certains militaires prétendent qu’une insurrection suivrait cette mesure. Ils ont leurs raisons… connues. D’autres officiers, vivant dans l’intérieur, affirment au contraire que ce serait l’apaisement.

Ce n’est pas tout. Il faudrait remplacer ces hommes par des fonctionnaires civils, vivant constamment dans les tribus et exerçant sur les caïds une autorité directe. De cette façon, la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées, une fois ce grand obstacle écarté.

Mais les réformes utiles sont longues à venir, en Algérie comme en France.

J’ai eu, en traversant la Kabylie, une preuve de la complète impuissance de notre action même dans les tribus qui vivent au milieu des Européens.

J’allais vers la mer, en suivant la longue vallée qui conduit de Beni-Mansour à Bougie. Devant nous, au loin, un nuage épais et singulier fermait l’horizon. Sur nos têtes le ciel était de ce bleu laiteux, qu’il prend l’été, dans ces chaudes contrées ; mais, là-bas, une nuée brune à reflets jaunes, qui ne semblait être ni un orage, ni un brouillard, ni une de ces épaisses tempêtes de sable qui passent avec la furie d’un ouragan, ensevelissait dans son ombre grise le pays entier. Cette nuée opaque, lourde, presque noire à son pied et plus légère dans les hauteurs du ciel, barrait, comme un mur, la large vallée. Puis, on crut tout à coup sentir dans l’air immobile une vague odeur de bois brûlé. Mais quel incendie géant aurait pu produire cette montagne de fumée ?

C’était de la fumée en effet. Toutes les forêts kabyles avaient pris feu.

Bientôt on entra dans ces demi-ténèbres suffocantes. On ne voyait plus rien à cent mètres devant soi. Les chevaux soufflaient fortement. Le soir semblait venu ; et une brise insensible, une de ces brises lentes qui remuent à peine les feuilles, poussait vers la mer cette nuit flottante.

On attendit deux heures dans un village pour avoir des nouvelles : puis notre petite voiture se remit en route, alors que la vraie nuit s’était, à son tour, étendue sur la terre.

Une lueur confuse, lointaine encore, éclairait le ciel comme un météore. Elle grandissait, grandissait, se dressait devant l’horizon, plutôt sanglante que brillante. Mais soudain, à un brusque détour de la vallée, je me crus en face d'une ville immense, illuminée. C'était une montagne entière, brûlée déjà, avec toutes les broussailles refroidies, tandis que les troncs des chênes et des oliviers restaient incandescents, charbons énormes, debout par milliers, ne fumant déjà plus, mais pareils à des foules de lumières colossales, alignées ou éparses, figurant des boulevards démesurés, des places, des rues tortueuses, le hasard, l'emmêlement ou l'ordre qu'on remarque quand on voit de loin une cité éclairée dans la nuit.

A mesure qu'on allait, on se rapprochait du grand foyer, et la clarté devenait éclatante. Pendant cette seule journée la flamme avait parcouru vingt kilomètres de bois.

Quand je découvris la ligne embrasée, je demeurai épouvanté et ravi devant le plus terrible et le plus saisissant spectacle que j'aie encore vu. L'incendie, comme un flot, marchait sur une largeur incalculable. Il rasait le pays, avançait sans cesse, et très vite. Les broussailles flambaient, s'éteignaient. Pareils à des torches, les grands arbres brûlaient lentement, agitant de hauts panaches de feu, tandis que la courte flamme des taillis galopait en avant.

Toute la nuit nous avons suivi le monstrueux brasier. Au jour levant nous atteignions la mer.

Enfermé par une ceinture de montagnes bizarres, aux crêtes dentelées, étranges et charmantes, aux flancs boisés, le golfe de Bougie, bleu d’un bleu crémeux et clair cependant, d’une incroyable transparence, s’arrondit sous le ciel d’azur, d’un azur immuable qu’on dirait figé.

Au bout de la côte, à gauche, sur la pente rapide du mont, dans une nappe de verdure, la ville dégringole vers la mer comme un ruisseau de maisons blanches.

Elle donne, quand on y pénètre, l’impression d’une de ces mignonnes et invraisemblables cités d’opéra dont on rêve parfois en des hallucinations de pays invraisemblables.

Elle a des maisons mauresques, des maisons françaises et des ruines partout, de ces ruines qu’on voit au premier plan des décors, en face d’un palais de carton.

En arrivant, debout près de la mer, sur le quai où abordent les transatlantiques, où sont attachés ces bateaux pêcheurs de là-bas, dont la voile a l’air d’une aile, au milieu d’un vrai paysage de féerie, on rencontre un débris si magnifique qu’il ne semble pas naturel. C’est la vieille porte Sarrasine, envahie de lierre.

Et dans les bois montueux autour de la cité, partout des ruines, des pans de murailles romaines, des morceaux de monuments sarrasins, des restes de constructions arabes.

Le jour s’écoula, tranquille et brûlant, puis la nuit vint. Alors on eut tout autour du golfe une vision surprenante. A mesure que les ombres s’épaississaient, une autre lueur que celle du jour envahissait l’horizon. L’incendie, comme une armée assiégeante, enfermait la ville, se resserrait autour d’elle. Des foyers nouveaux, allumés par les Kabyles, apparaissaient coup sur coup, reflétés merveilleusement dans les eaux calmes du vaste bassin qu’entouraient les côtes embrasées. Le feu, tantôt avait l’air d’une guirlande de lanternes vénitiennes, d’un serpent aux anneaux de flamme se tordant et rampant sur les ondulations de la montagne, tantôt il jaillissait comme une éruption de volcan, avec un centre éclatant et un immense panache de fumée rouge, selon qu’il consumait des étendues plantées de taillis ou des bois de haute futaie.

Je demeurai six jours dans ce pays flambant, puis je partis par cette route incomparable qui contourne le golfe et va le long des monts, dominée par des forêts, dominant d’autres forêts et des sables sans fin, des sables d’or que baignent les flots tranquilles de la Méditerranée.

Tantôt l’incendie atteignait le chemin. Il fallait sauter de voiture pour écarter les arbres ardents tombés devant nous ; tantôt nous allions, au galop des quatre chevaux, entre deux vagues de feu, l’une descendant au fond d’un ravin où coulait un gros torrent, l’autre escaladant jusqu’aux sommets, et rongeant la montagne dont elle mettait à nu la peau roussie. Des côtes incendiées, éteintes et refroidies, semblaient couvertes d’un voile noir, d’un voile de deuil.

Parfois nous traversions des contrées encore intactes. Les colons, inquiets, debout sur leurs portes, nous demandaient des nouvelles du feu, comme on s’informait en France, au moment de la guerre allemande, de la marche de l’ennemi.

On apercevait des chacals, des hyènes, des renards, des lièvres, cent animaux différents, fuyant devant le fléau, affolés par l’épouvante de la flamme.

Au détour d’un vallon, je vis soudain les cinq fils télégraphiques si chargés d’hirondelles qu’ils ployaient étrangement, formant ainsi, entre chaque poteau, cinq guirlandes d’oiseaux.

Mais le cocher fit claquer son grand fouet. Un nuage de bêtes s’envola, s’éparpilla dans l’air ; et les gros fils de fer, soulagés tout à coup, bondirent, se détendant comme la corde d’un arc. Ils palpitèrent longtemps encore, agités de longues vibrations qui se calmaient peu à peu.

Mais bientôt nous pénétrâmes dans les gorges du Chabet-el-Akhra. Laissant la mer à gauche, on entre dans la montagne entrouverte. Ce passage est un des plus grandioses qu’on puisse voir. La coupure souvent se rétrécit ; des pics de granit, nus, rougeâtres, bruns ou bleus, se rapprochent, ne laissant à leur pied qu’un mince passage pour l’eau ; et la route n’est plus qu’une étroite corniche taillée dans le roc même, au-dessus du torrent qui roule.

L’aspect de cette gorge aride, sauvage et superbe change à tout instant. Les deux murailles qui l’enferment s’élèvent parfois à près de deux mille mètres ; et le soleil ne peut pénétrer au fond de ce puits que juste au moment où il passe au-dessus.

A l’entrée, de l’autre côté, on arrive au village de Kerrata. Les habitants depuis huit jours regardaient la fumée noire de l’incendie sortir du sombre défilé comme d’une gigantesque cheminée.

Le gouvernement de l’Algérie a prétendu après coup que ce désastre, qu’il aurait pu facilement empêcher avec un peu de prévoyance et d’énergie, ne venait pas des Kabyles. On a dit aussi que les forêts brûlées ne contenaient pas plus de cinquante mille hectares.

Voici d’abord une dépêche du sous-préfet de Philippeville.

J’ai été informé de Jemmapes par maire et administrateur que toutes les concessions forestières sont anéanties et que le jeu a ravagé tous les douars de la commune mixte, les villages de Gastu, Aïn-Cberchar, le Djendel ont été menacés.

A Philippeville, tous les massifs boisés ont brûlé.

Stora, Saint-Antoine, Valée, Damrémont, ont failli devenir la proie des flammes.

A El-Arrouch, peu de dégâts en dehors de cinq cents hectares brûlés dans les douars des Oulad-Messaoud, Hazabra et El-Ghedir.

A Saint-Charles, six cents hectares brûlés environ entre l’Oued-Deb et l’Oued-Goudi, et huit cents hectares au nord-est et au sud-est. Fourrages et gourbis détruits.

A Collo mixte et Attia, le feu a tout ravagé.

Les concessions Teissier, Lesseps, Levat, Lefebvre, Sider, Bessin, etc., sont détruites en tout ou partie. Plus quarante mille hectares de bois domaniaux. Des fermes, des maisons du Zériban ont été dévorées par les flammes. On compte de nombreuses victimes humaines.

Ce matin, nous avons enterré trois zouaves morts victimes de leur dévouement près de Valée.

Les dégâts sont incalculables et ne peuvent être évalués même approximativement.

Le danger a disparu en grande partie par suite de la destruction de tous les bois. Le vent a aussi changé de direction, et je pense qu’on se rendra maître des derniers foyers, notamment dans les propriétés Besson, de Collo, et à l’Estaya près Robertville.

J’ai envoyé hier cent cinquante hommes de troupes à Collo, en réquisitionnant un transatlantique de passage.

Ajoutons à cela les incendies des forêts du Zeramna, du Fil-Fila, du Fendeck, etc.

M. Bisern, adjudicataire pour quatorze années des forêts d’El-Milia, a écrit ceci :

Mon personnel a fait preuve de la plus grande énergie ; il s’est exposé très gravement, et par deux fois nous avons pu nous rendre maîtres du feu. C’est en pure perte. Pendant que nous le combattions d’un côté, les Arabes le rallumaient d’un autre, et dans plusieurs endroits différents.

Voici une lettre d’un propriétaire :

J’ai l’honneur de vous signaler que, vers le milieu de la nuit de dimanche à lundi, mon fermier Ripeyre, de garde sur ma propriété sise au-dessus du champ de manœuvre, a vu quatre tentatives d’incendie : dans le terrain communal, à quelques centaines de mètres de ma propriété, une autre au-dessus de Damrémont, et la quatrième au-dessus de Valée. Le vent ayant manqué, le feu n’a pu se propager.

Voici une dépêche de Djidjelli :

Djidjelli, 23 août, 3 h. 16 du soir.

Le feu ravage la concession forestière des Reni-Amram, appartenant à M. Carpentier Edouard, de Djidjelli.

La nuit dernière, il a été allumé en vingt endroits différents ; un cantonnier, arrivant de la mine de Cavalho, a vu distinctement tous les foyers.

Ce matin, presque sous les yeux du caïd Amar-ben-Habilès, de la tribu des Reni-Foughal, le feu a été mis au canton de Mezrech ; et un quart d’heure après il prenait sur un autre point du même canton, en sens contraire du vent.

Enfin, au même instant, à quatre cents pas du groupe formé par le caïd et une cinquantaine d’Arabes de sa tribu, toujours à l’opposé de la direction du vent, un nouveau foyer d’incendie éclatait.

Il est donc de toute évidence que le feu est mis par les populations indigènes, et en exécution d’un mot d’ordre donné.

J’ajouterai que, ayant moi-même passé six jours au milieu du pays incendié, j’ai vu, de mes yeux vu, en une seule nuit, le feu jaillir simultanément sur huit points différents, au milieu des bois, à dix kilomètres de toute demeure.

Il est certain que si nous exercions une surveillance active dans les tribus, ces désastres, qui se reproduisent tous les quatre ou cinq ans, n’auraient point lieu.

Le gouvernement croit avoir fait ce qu’il faut quand il a renouvelé, à l’approche des grandes chaleurs, les instructions concernant l’établissement des postes-vigies institués par l’article 4 de la loi du 17 juillet 1874. Cet article est ainsi conçu :

« Les populations indigènes, dans les régions forestières, seront, pendant la période du 1er juillet au 1er novembre, astreintes, sous les pénalités édictées à l’article 8, à un service de surveillance, qui sera réglé par le gouverneur général. »

On soupçonne les indigènes de vouloir incendier les forêts… et on les leur confie à garder !

N’est-ce pas d’une naïveté monumentale ?

Cet article sans doute a été ponctuellement exécuté. Chaque indigène était à son poste… Seulement… il a mis le feu.

Un autre article, il est vrai, prescrit une surveillance spéciale exercée par un officier désigné chaque année par le gouverneur général.

Cet article ne reçoit jamais ou presque jamais d’exécution.

Ajoutons que l’administration forestière, la plus tracassière peut-être des administrations algériennes, fait en général tout ce qu’il faut pour exaspérer les indigènes.

Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement, afin de favoriser l’établissement des Européens, emploie, vis-à-vis des Arabes, des moyens absolument iniques. Comment les colons ne suivraient-ils pas un exemple qui concorde si bien avec leurs intérêts ? Il faut constater cependant que, depuis quelques années, des hommes fort capables, très experts dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la colonie dans une voie sensiblement meilleure. L’Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour les intérêts français.

Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes ; il est certain aussi que la population primitive disparaîtra peu à peu ; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit.