Au temps de l’innocence/04
IV
Le jour suivant fut consacré au cérémonial des fiançailles. Le rite était précis et inflexible : Newland Archer, accompagné de sa mère et de sa sœur, fit visite à Mrs Welland ; puis, avec sa fiancée et sa future belle-mère, il se rendit chez Mrs Manson Mingott pour recevoir la bénédiction de l’aïeule.
Pour le jeune homme, c’était toujours un incident amusant, qu’une visite chez Mrs Manson Mingott. L’habitation, en elle-même, était déjà un document historique, quoiqu’elle n’eût pas l’ancienneté de certaines vieilles maisons de famille de University Place ou du bas de la Cinquième Avenue. Celles-ci étaient du plus pur 1820, avec un mobilier d’une harmonie sévère, tapis aux guirlandes de grosses roses, meubles de palissandre, cheminées cintrées en marbre noir, grandes bibliothèques vitrées. Au contraire, la vieille Mrs Manson Mingott, dans sa maison de construction plus récente, avait hardiment rejeté le lourd mobilier de sa jeunesse, mariant aux anciens meubles du XVIIIe siècle qui lui venaient des Mingott la frivole décoration du second Empire. Elle se tenait habituellement dans son petit salon du rez-de-chaussée, installée près de la fenêtre, comme pour attendre tranquillement que le flot de la vie mondaine, gagnant son quartier, déferlât jusqu’à ses portes. Sa patience égalait la certitude où elle était que bientôt les terrains à bâtir, les carrières, les bistros, les misérables potagers avec leurs serres délabrées, et les rochers d’où quelques chèvres mélancoliques considéraient ce triste tableau, disparaîtraient dans le surgissement de résidences aussi somptueuses que la sienne, et que les gros pavés sur lesquels les omnibus cahotaient avec fracas seraient remplacés par un asphalte uni comme celui dont se revêtaient, disait-on, les rues de Paris. En attendant, elle ne souffrait pas de son isolement. Tous ceux qu’elle désirait voir allaient à elle et, sans corser le maigre menu de ses dîners, elle attirait dans ses salons autant de monde que les Beaufort.
L’avalanche de graisse qui l’avait envahie dans son âge mûr, comme un flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d’aussi vaste et majestueux qu’un phénomène de la nature. Elle avait accepté cette submersion avec philosophie, comme toutes ses autres épreuves, et maintenant, dans l’extrême vieillesse, son miroir lui offrait l’agréable image d’une masse blanche et rose sans rides, d’où émergeaient les traits d’un visage mignon qui semblait attendre d’être dégagé de ce bloc de chair. Une succession lisse de doubles mentons conduisait jusqu’aux profondeurs d’une poitrine encore nacrée, voilée de neigeuses mousselines sur lesquelles reposait la miniature de feu Mr Mingott ; tandis qu’autour d’elle, et jusqu’à ses pieds, débordant des bras d’un spacieux fauteuil, s’écroulaient des vagues et des vagues de gros grain noir, sur la crête desquelles deux petites mains blanches se balançaient comme des mouettes.
Depuis longtemps, le fardeau de son embonpoint avait rendu impossible à Mrs Mingott l’usage des escaliers et, avec son esprit d’indépendance, elle avait mis ses appartements de réception à l’étage supérieur et s’était établie, — violant toutes les habitudes de New-York, — au rez-de-chaussée de sa maison. Ainsi, quand on se trouvait près d’elle, devant la fenêtre de son boudoir, on avait, dans l’ouverture d’une portière de damas jaune, la perspective inattendue d’une chambre à coucher avec un immense lit tapissé comme un divan, et une table de toilette enguirlandée de dentelles. Les visiteurs étaient étonnés et quelque peu scandalisés par cet arrangement. Ne rappelait-il pas à de pudiques Américains certaines scènes de romans français où la galanterie est presque suggérée par le décor ? C’était donc ainsi que s’installaient, dans les vieilles sociétés libertines, les femmes du monde qui avaient des amants !
Newland Archer, dont l’imagination situait les scènes d’amour de Monsieur de Camors, dans la chambre à coucher de Mrs Mingott, s’amusait du contraste entre un tel souvenir et la vie irréprochable de la vieille dame ; mais il se disait, non sans admiration, que, s’il avait plu à cette femme intrépide d’avoir un amant, elle se le serait offert sans l’ombre d’hésitation.
À la satisfaction générale, la comtesse Olenska n’avait pas assisté à la visite des fiancés. Mrs Mingott expliqua qu’elle était sortie : ce qui, par un soleil resplendissant et à l’heure mondaine, sembla un peu osé de la part d’une femme compromise. En tout cas, elle épargnait aux jeunes gens l’embarras de sa présence, et l’ombre légère que son malheureux passé aurait pu projeter sur leur radieux avenir. Comme on pouvait s’y attendre, la visite se passa sans nuage. La vieille Mrs Mingott se montrait enchantée des fiançailles, qui, depuis longtemps prévues par des parents avertis, avaient été discutées en conseil de famille ; et la bague de fiançailles, un gros saphir monté sur d’invisibles griffes, eut toute son approbation.
— C’est la nouvelle monture, qui laisse à la pierre toute sa beauté, mais qui paraît un peu nue à des yeux accoutumés à la vieille mode, expliqua Mrs Welland, avec un coup d’œil conciliant du côté de son futur gendre.
— Des yeux accoutumés à la vieille mode ?… J’espère que vous n’entendez pas parler des miens, ma chère. J’aime toutes les nouveautés, dit l’aïeule, en levant la pierre vers ses petits yeux brillants qui n’avaient jamais connu de lunettes. — Très distinguée ! dit-elle, c’est un beau bijou ! De mon temps, on se serait contenté d’un camée entouré de perles. Mais c’est la main qui fait valoir la bague, n’est-ce pas, mon cher Mr Archer ? — Elle balança une de ses petites mains aux doigts effilés, dont des plis de vieille graisse encerclaient les poignets comme des bracelets d’ivoire. — La mienne a été modelée à Rome par le célèbre Ferrigiani. Vous devriez faire faire celle de May. Il n’y manquera pas, ma petite. Elle a la main grande, mais blanche ; les sports modernes épaississent les jointures. Et à quand le mariage ? s’interrompit-elle, en regardant Archer.
— Oh ! murmura Mrs Welland, pendant que le jeune homme, souriant à sa fiancée, répondait : Le plus tôt possible, si vous voulez bien m’appuyer, chère Madame.
— Nous devons leur donner le temps de se connaître un peu mieux, tante Catherine, interposa Mrs Welland, affectant une hésitation de convenance.
L’aïeule répondit vivement :
— Se connaître ? Quelle plaisanterie ! Tout le monde à New York a toujours connu tout le monde. Laissez-le faire, ma chère ; n’attendez pas que le vin ait perdu sa mousse. Chaque hiver maintenant, je risque une pneumonie, et je veux donner le repas de noces.
Ces déclarations successives furent accueillies avec les sourires et les protestations qui convenaient, et la visite se terminait sur un ton de douce plaisanterie quand la porte s’ouvrit devant la comtesse Olenska. Elle entra en chapeau et en costume de ville, suivie, — à l’étonnement de tout le monde, — par Julius Beaufort.
Les dames s’exprimèrent mutuellement leur plaisir, et Mrs Mingott tendit au banquier la main modelée par Ferrigiani.
— Ah ! Beaufort ! voilà une rare faveur !
Elle avait l’habitude exotique d’appeler les gens par leur nom de famille.
— Merci. C’est une faveur que je voudrais vous faire plus souvent, dit le banquier de son ton d’arrogance habituelle. Je suis généralement très pris à cette heure-ci ; mais j’ai rencontré la comtesse Ellen dans Madison Square, et elle a été assez aimable pour me permettre de l’accompagner.
— J’espère que la maison sera plus gaie, maintenant qu’Ellen est ici, s’écria Mrs Mingott avec une superbe audace. Asseyez-vous, asseyez-vous, Beaufort. Approchez le fauteuil. À présent, je vous tiens, et nous pouvons potiner à notre aise. J’ai su que votre bal était magnifique, et j’ai très bien compris que vous ayez invité Mrs Lemuel Struthers. Ma foi, je serais curieuse de la connaître.
Elle avait oublié ses parents, qui se dirigeaient vers l’antichambre sous la conduite d’Ellen Olenska. La vieille Mrs Mingott avait toujours professé une grande admiration pour Julius Beaufort ; ils se ressemblaient par une certaine similitude dans leurs manières dominatrices et par les raccourcis qu’ils faisaient à travers les grands chemins des conventions. En ce moment, elle désirait vivement savoir ce qui avait décidé les Beaufort à inviter pour la première fois Mrs Lemuel Struthers, la veuve du richissime fabricant de cirage. Celle-ci était revenue l’année précédente d’un long séjour initiateur en Europe, décidée à faire le siège de la petite citadelle fermée qu’était la société de New-York.
— Naturellement, si vous et Regina l’invitez, la question ne se pose plus. C’est vrai, nous avons besoin de sang et d’argent nouveaux ; et on dit qu’elle est encore très bien, dit la vieille dame carnivore.
Dans le hall, pendant que Mrs Welland et May s’enveloppaient dans leurs fourrures, Archer s’aperçut que la comtesse Olenska le regardait avec un sourire où se lisait une interrogation discrète.
— Sûrement, vous savez déjà la nouvelle, dit-il, répondant à ce regard en riant d’un air confus. May m’a reproché de ne pas vous l’avoir apprise hier à l’Opéra. Elle m’avait recommandé de vous annoncer nos fiançailles ; mais je n’ai pas pu, dans cette foule.
Le sourire de la comtesse Olenska, de ses yeux descendit à ses lèvres. Elle parut plus jeune, plus pareille à cette Ellen Mingott, brune et hardie, sa camarade d’autrefois.
— Naturellement je sais… je vous félicite et je vous excuse. On n’annonce pas ces choses-là dans une foule.
Les dames étaient sur le seuil de la porte et la Comtesse leur tendit la main. — Adieu. Venez me voir un jour, dit-elle en s’adressant brusquement à Archer.
Dans la voiture, en descendant la Cinquième Avenue, ils parlèrent de Mrs Mingott, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes originalités, mais personne ne fit allusion à Ellen Olenska. Archer savait cependant que Mrs Welland pensait : « C’est une erreur qu’Ellen commet de se promener, le lendemain de son arrivée, avec Julius Beaufort dans la Cinquième Avenue à l’heure de la foule élégante. » Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement : « Elle devrait savoir qu’un fiancé ne passe pas son temps chez les dames ; mais c’est probablement comme ça que ça se passe dans le monde où elle a vécu, et où on n’a pas autre chose à faire. » Et, en dépit des goûts cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d’être un citoyen de New-York, et sur le point de s’allier à une jeune fille de son espèce.