Au temps de l’innocence/14

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 789-793).


XIV


Dans le vestibule du théâtre, Archer tomba sur son ami, Ned Winsett ; le seul, parmi ceux que Janey appelait ses « amis intellectuels, » avec lequel il aimât, parfois, vraiment s’entretenir.

Il avait aperçu dans la salle le dos voûté et râpé de l’écrivain, et avait surpris un moment son regard plongeant dans la loge des Beaufort. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Winsett proposa d’aller prendre un bock dans une petite brasserie allemande au coin de la rue. Archer, qui n’était pas en veine d’épanchement, déclina l’invitation : il avait à travailler.

— Vous avez raison, dit Winsett, allons travailler.

Ils déambulèrent ensemble.

— En réalité, reprit Winsett, ce que je voulais savoir c’est le nom de cette dame brune dans votre loge. Elle était avec les Beaufort, n’est-ce pas ?

Archer eut un mouvement d’inquiétude. Pourquoi diable Ned Winsett voulait-il savoir le nom d’Ellen Olenska ? Cela ne lui ressemblait pas de faire ainsi le curieux ; mais Archer se souvint que Winsett était journaliste.

— Vous n’allez pas l’interviewer, j’espère ? dit-il en riant.

— Pas pour mon journal, mais peut-être pour moi-même. Figurez-vous qu’elle est ma voisine : drôle de quartier pour une femme élégante ! Et elle a été si bonne pour mon petit garçon ! L’enfant avait dégringolé du perron dans la cour, et s’était fait une mauvaise écorchure. Elle s’est précipitée pour le relever, et, tête nue, elle nous l’a rapporté dans ses bras après lui avoir fait un beau pansement. Elle était si belle et si touchante que ma femme en a oublié de lui demander son nom.

Le cœur d’Archer s’émut. C’était bien d’Ellen de s’être ainsi précipitée, tête nue, portant l’enfant dans ses bras.

— Votre voisine s’appelle la comtesse Olenska : c’est une petite-fille de la vieille Mrs Mingott.

— Fichtre ! Une comtesse ! fit Winsett. Je ne les aurais pas crues aussi aimables. Les Mingott ne le sont pas.

— Ils le seraient, si vous les y encouragiez.

Allons ! C’était là leur vieille controverse : la mauvaise volonté obstinée des « intellectuels » à fréquenter le monde élégant. Archer renonça à poursuivre cette éternelle discussion.

— Je me demande, dit Winsett, comment une comtesse a pu s’installer dans notre affreux quartier.

— Parce qu’elle se moque bien du quartier : elle passe devant nos petites catégories sociales sans même s’en apercevoir.

— Hum !… Elle a sans doute fréquenté une société moins fermée, commenta Winsett… Je vous quitte… À bientôt.

Archer le suivit des yeux, ruminant ses dernières paroles, Ce Winsett, il avait ainsi ses éclairs… il voyait… il était intéressant. Archer se demandait comment, à un âge qui pour la plupart des hommes est celui de la lutte, il se résignait à une vie si médiocre. Winsett avait une femme et un enfant, mais Archer ne les connaissait pas. Les deux hommes se rencontraient, soit au « Century Club, » soit au restaurant avec d’autres journalistes ou à la brasserie allemande. Il avait laissé entendre à Archer que sa femme était confinée à la maison : cela pouvait aussi bien vouloir dire qu’elle était souffrante, ou qu’elle n’avait pas l’habitude du monde, ou, peut-être, qu’elle n’avait pas de robe pour y aller. Winsett lui-même témoignait d’une horreur farouche pour les usages « du monde. » Archer, qui trouvait plus propre et plus confortable de se mettre en habit tous les soirs, ne s’était jamais rendu compte que la propreté et le confortable sont les deux choses les plus coûteuses d’un médiocre budget. L’attitude de Winsett lui semblait faire partie de l’insupportable pose des « bohèmes. »

Mais Winsett lui offrait un stimulant intellectuel, et, dès qu’il apercevait sa figure maigre et barbue, aux yeux mélancoliques, il engageait avec lui la conversation. Ce n’était pas par goût que Winsett était journaliste : né malencontreusement dans un monde fermé aux lettres, il avait une vraie vocation d’écrivain. Après avoir publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de robes, aux romans d’amour et aux affiches de boissons antialcooliques.

Sur le sujet des « Hearth-Fires » (c’était le titre du magazine) l’ironie de Winsett était inépuisable ; mais derrière cette gaîté se cachait l’amertume d’un homme, jeune encore, qui avait lutté et se déclarait vaincu. En causant avec Winsett, Archer constatait le vide, l’inutilité de sa propre vie ; mais celle de Winsett était plus vide et plus inutile encore.

Je suis fini, c’est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens qu’un article, et il n’a pas cours ici… Mais vous, vous êtes libre, vous êtes riche. Pourquoi renoncer ? Il n’y a qu’un avenir : la politique !

Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett. En Amérique, un « gentleman » n’entre pas dans la politique. Ne pouvant expliquer cela à Winsett, Archer répondit évasivement :

— Est-ce que vous voyez un homme propre dans la politique ? Ils n’ont pas besoin de nous.

— Qui cela, ils ? Pourquoi n’êtes-vous pas, vous, les gentlemen, tous ensemble à leur place ?

Archer eut un sourire de condescendance. Inutile de prolonger la discussion ! On ne connaissait que trop la triste fin des rares gentlemen qui avaient sali leurs manchettes dans les affaires municipales ou dans la politique d’État. Ce n’était plus possible. Le pays appartenait aux nouveaux riches et aux émigrants : les gens comme il faut devaient s’en tenir aux sports ou à la culture intellectuelle.

— La culture ?… Oui… Si nous en avions une ! Mais la vie intellectuelle ici meurt d’inanition. Elle ne se nourrit que des restes de la tradition européenne qu’ont apportée vos arrière-grands’pères. Vous n’êtes qu’une pauvre petite minorité ; vous n’avez pas de centre, pas de concurrence, pas de clientèle. Vous êtes comme, dans une maison abandonnée, un portrait resté accroché au mur. Vous n’aboutirez jamais à rien, tant que vous ne vous mettrez pas en bras de chemise et que vous ne descendrez pas dans la rue. Ça ou émigrer. Ah Dieu ! Si je pouvais émigrer !

Archer n’insista pas et ramena la conversation sur les livres : là, Winsett, éclectique, était toujours intéressant. Émigrer ! Comme si un « gentleman » pouvait abandonner son pays ! C’était aussi impossible que de se mêler à la politique. Un « gentleman » restait chez lui tout simplement et s’abstenait. Mais on ne ferait pas comprendre cela à Winsett.

Le lendemain matin, Archer parcourut en vain la ville à la recherche de roses jaunes, et arriva en retard à son étude. Il se rendit compte que son absence avait passé inaperçue. Quel inutile assujettissement ! Pourquoi n’était-il pas en ce moment sur les sables de Saint-Augustin avec May Welland ? Dans les vieilles études, comme celle qui avait à sa tête Mr  Letterblair, il y avait toujours deux ou trois jeunes gens riches, sans ambition professionnelle, qui s’asseyaient quelques heures chaque jour devant un bureau. Ainsi pour le monde, pour leur famille, ils étaient « occupés. » Aucun de ces jeunes gens n’avait la prétention de gagner de l’argent, ni même le désir d’avancer dans sa profession, et il leur suffisait de savoir que dans les nobles travaux du droit ils ne dérogeaient pas.

Archer frissonnait à la pensée que lui-même pourrait en être là. Il résistait à la stagnation, il passait ses vacances à voyager, il cultivait les « intellectuels, » il essayait de se « tenir au courant, » comme il l’avait dit un jour à Mme  Olenska. Mais une fois marié, que deviendrait cette étroite marge que se réservait sa personnalité ? Combien d’autres avant lui avaient rêvé son rêve, qui graduellement s’étaient enfoncés dans les eaux dormantes de la vie fortunée !

Du cabinet de Mr  Letterblair, il envoya un mot à Mme  Olenska, lui demandant si elle pouvait le recevoir dans l’après-midi. Au cercle, il ne trouva pas de réponse, et n’en reçut pas le jour suivant. Ce silence l’humilia : le lendemain matin, il vit un superbe bouquet de roses jaunes à la devanture d’un fleuriste, mais s’abstint de l’envoyer. Le troisième jour enfin, il reçut par la poste quelques lignes de Mme  Olenska. À son grand étonnement, elles étaient datées de Skuytercliff, où les van der Luyden s’étaient retirés aussitôt après avoir embarqué le Duc. « Je me suis évadée, écrivait-elle brusquement et sans préambule, le lendemain du jour où je vous ai rencontré au théâtre. Je voulais être tranquille, réfléchir. Vous aviez raison de me dire toute la bonté de mes hôtes. Je me sens en sécurité ici. Je voudrais que vous y fussiez avec nous. » Elle terminait par une formule banale, sans allusion à la date de son retour.

Le ton de la lettre surprit le jeune homme. De quoi Mme  Olenska s’évadait-elle, et pourquoi avait-elle besoin de se sentir en sécurité ? Il pensa d’abord que quelque nouveau danger venu d’Europe pouvait planer sur elle ; puis il réfléchit qu’elle avait peut-être dans sa manière d’écrire quelque exagération pittoresque. Du reste, elle devait être capricieuse et se fatiguer facilement de ce qui la divertissait un moment.

Il souriait à la pensée des van der Luyden l’amenant une seconde fois à Skuytercliff, et cette fois pour un temps indéfini. Les portes de Skuytercliff s’ouvraient rarement, et un cérémonieux week-end était tout ce que pouvaient espérer les privilégiés. Mais Archer avait vu à Paris la délicieuse pièce du Labiche : le Voyage de M. Perrichon, et se rappelait l’attachement tenace et profond de M. Perrichon pour le jeune homme qu’il avait retiré du glacier. Les van der Luyden avaient retiré Mme  Olenska de la crevasse où la société de New-York avait failli la précipiter, et outre la sympathie qu’elle leur inspirait, ils sentaient couver en eux le désir d’assurer son sauvetage.

Archer, en apprenant le départ de la jeune femme, se rappela aussitôt qu’il venait de refuser une invitation à aller passer le dimanche chez les Reggie Chivers dans leur propriété à quelques kilomètres de Skuytercliff.

Il en avait assez, depuis longtemps, des parties bruyantes de Highbank, des courses de luge, des promenades en traîneau, des longues marches dans la neige, des flirts innocents et des plaisanteries aussi innocentes, mais plus insipides encore. Il venait de recevoir une caisse de livres nouveaux de son libraire à Londres, et aurait une tranquille journée chez lui avec ses auteurs préférés. Pourtant, tout en froissant entre ses doigts la lettre de Mme  Olenska, il alla dans le salon de lecture du cercle, rédigea un télégramme et le fit partir immédiatement. Il savait que Mrs Reggie avait toujours de la place pour un invité de la dernière heure, et qu’il pouvait compter sur son accueil.