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Au temps de l’innocence/13

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 784-789).


XIII


La salle était bondée au théâtre Wallack.

On jouait The Shaughraun, avec Dion Boucicault dans le premier rôle, Harry Montague et Ada Dyas dans les rôles des amoureux. La réputation de l’admirable troupe anglaise était à son apogée, et The Shaughraun faisait toujours salle comble. Au paradis, l’enthousiasme était sans borne ; dans les fauteuils et dans les loges, on souriait un peu des sentiments rebattus et des situations sensationnelles, mais on ne s’en amusait pas moins.

Un épisode, surtout, ravissait la salle : c’était celui où Harry Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu à Ada Dyas. L’actrice se tenait près de la cheminée, regardant le feu. Elle était vêtue d’une robe de cachemire gris, qui moulait sa taille et tombait en longs plis jusqu’à ses pieds. Autour du cou, elle portait un ruban de velours noir, dont les bouts pendaient en arrière. Lorsque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur la cheminée, la tête dans les mains. Arrivé sur le pas de la porte, Harry Montague s’arrêtait pour la regarder encore ; puis il revenait, prenait un des bouts du ruban de velours, le portait à ses lèvres et quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le rideau tombait sur cet adieu muet.

C’était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir The Shaughraun. Il trouvait admirables les adieux de Montague et d’Ada Dyas ; cela lui rappelait ses meilleurs souvenirs de Bressant et de Croisette à Paris, ou de Madge Robertson et Kendall à Londres. Dans leur douleur inexprimée, ces adieux le remuaient autrement que les accents les plus pathétiques des comédiens en renom.

Ce soir-là, cette petite scène lui parut spécialement poignante ; elle évoquait le congé qu’il avait pris de Mme Olenska après leur entretien confidentiel, quelque dix jours auparavant.

Et pourtant, il y avait aussi peu de ressemblance entre les situations qu’entre les personnes. Newland ne prétendait guère à la beauté romantique du jeune acteur anglais, et Miss Dyas était une grande femme aux cheveux roux, dont la haute stature et la figure plutôt laide ne rappelaient en rien la grâce plaintive d’Ellen Olenska. Archer et Mme Olenska n’étaient pas davantage deux amoureux désolés qui se séparent en silence, mais un avocat et sa cliente se disant au revoir après une conversation d’où celui-ci remportait sur le cas de celle-là l’impression la plus douteuse. Où donc était l’analogie qui faisait battre le cœur du jeune homme ? Était-il au pouvoir de Mme Olenska de suggérer des possibilités tragiques et troublantes ? La jeune femme, avec son passé mystérieux et exotique, semblait née pour le drame et la passion. Archer avait toujours pensé que le hasard et les circonstances ne jouent qu’une faible part dans la destinée de chacun de nous ; les êtres sont menés par leur nature : chez Mme Olenska la nature allait au dramatique, Archer le sentait. La tranquille, presque passive jeune femme, était comme vouée à une vie hasardeuse, quelque peine qu’elle prît pour l’éviter ou s’en éloigner. C’était précisément son calme résigné qui permettait de deviner l’orage devant lequel elle avait fui. Les choses qu’elle acceptait comme naturelles donnaient la mesure de celles contre lesquelles elle se révoltait.

Archer l’avait quittée avec la conviction que l’accusation du comte Olenski n’était pas sans fondement. Le personnage mystérieux qui figurait dans le passé de Mme Olenska, le « secrétaire du comte » disait le document, avait sans doute reçu sa récompense après l’avoir aidée dans sa fuite. La vie à laquelle elle avait voulu échapper était intolérable. Elle était jeune, elle avait peur, elle était désespérée. Avait-elle été reconnaissante à son sauveur ? Cette gratitude la mettait, aux yeux de la loi et du monde, de pair avec son abominable mari. Archer le lui avait expliqué, comme son devoir le voulait, ajoutant qu’à New-York, si les cœurs étaient simples et bons, elle ne devait cependant pas sur ce chapitre escompter leur indulgence.

Il avait trouvé infiniment pénible de constater la facilité avec laquelle elle avait accepté sa décision. La faiblesse qu’elle avait tacitement avouée la mettait à la merci de Newland ; il se sentait attiré vers elle par d’obscurs sentiments de jalousie et de pitié. Il était heureux que ce fût à lui qu’elle eût révélé son secret, plutôt que de le confier à la froide enquête de Mr Letterblair, ou à la curiosité embarrassée des siens. Il se chargea du soin de faire savoir à la famille, qu’ayant reconnu l’inutilité de ses démarches, elle avait renoncé au divorce ; et tous s’empressèrent de ne plus penser aux choses « pénibles » dont ils avaient été menacés.

— J’étais sûre que Newland arrangerait cela, disait Mrs Welland en parlant de son futur gendre : et la vieille Mrs Mingott, qui avait convoqué Archer pour un entretien confidentiel, lui avait fait ses compliments, en ajoutant :

— La petite sotte ! Je lui avais bien dit que c’était une bêtise : vouloir se faire passer pour Ellen Mingott, devenir une sorte de vieille fille, quand elle a la chance d’être mariée et comtesse !

La scène d’amour entre les acteurs avait rappelé, avec une telle acuité, au jeune homme, sa dernière conversation avec Mme Olenska que, lorsque le rideau tomba sur la séparation des deux amants, il sentit les larmes lui monter à la gorge et il se leva pour quitter le théâtre.

En se retournant, il aperçut la jeune femme dont il avait l’esprit rempli, assise dans une loge avec les Beaufort et d’autres invités. Depuis leur dernière entrevue, il avait évité de la rencontrer ; mais comme Mrs Beaufort, le reconnaissant, lui faisait un petit signe d’invitation, il fut obligé de se rendre dans la loge.

Les hommes lui firent place, et après quelques mots échangés avec Mrs Beaufort, qui tenait à montrer sa beauté, mais non à causer, Archer alla s’asseoir derrière Mme Olenska. Mr Jackson, installé près de Mrs Beaufort, lui faisait, à demi-voix, le récit de la soirée du dimanche précédent chez Mrs Lemuel Struthers (quelques personnes disaient qu’on y avait dansé). Mrs Beaufort écoutait ce minutieux récit avec son impeccable sourire, la tête tournée de façon à être vue de profil par les fauteuils d’orchestre. Mme Olenska se retourna vers Archer et lui dit à voix basse :

— Croyez-vous qu’il lui enverra un bouquet de roses jaunes demain matin ?

Archer rougit et son cœur battit violemment. Il n’était allé que deux fois chez Mme Olenska et chaque fois il lui avait envoyé un bouquet de roses jaunes, mais sans y joindre de carte. Elle n’avait jusqu’alors fait aucune allusion aux fleurs, et ne semblait pas soupçonner leur provenance. Maintenant, non seulement elle y faisait une allusion, mais elle l’associait à la tendre séparation des amants de la scène : Newland en fut ému et troublé.

— Je m’en allais pour emporter le souvenir de cette scène, dit-il.

À sa grande surprise, il vit pâlir la jeune femme. Elle porta les yeux sur la jumelle de nacre que tenaient ses mains finement gantées, et dit après un silence :

— Que faites-vous pendant l’absence de May ?

— Je m’absorbe dans mon travail, répondit-il, un peu froissé de la question.

Selon une habitude prise depuis longtemps, les Welland étaient partis la semaine précédente pour Saint-Augustin, dans la Floride, où ils passaient la fin d’hiver. Mr Welland était convaincu qu’il avait les bronches délicates. C’était un homme de nature douce et silencieuse : il n’avait pas d’opinions personnelles, mais, en revanche, il avait des habitudes. Nul ne devait y contrevenir : sa femme et sa fille étaient donc obligées de l’accompagner dans le midi. Il fallait que partout où il allait, il retrouvât son milieu habituel : sans Mrs Welland, il n’aurait su ni trouver ses brosses ni se procurer des timbres.

Tous les membres de cette famille s’adoraient entre eux. Jamais Mrs Welland ni sa fille n’auraient admis l’idée que Mr Welland pût aller seul à Saint-Augustin, et les fils, ne pouvant à cause de leurs occupations s’absenter pendant l’hiver, allaient le rejoindre à Pâques pour revenir avec lui.

Archer ne pouvait discuter la nécessité où May se trouvait d’accompagner son père. Le médecin de famille des Mingott avait attaché sa réputation à une pneumonie que Mr Welland n’avait jamais eue, et il exigeait le séjour à Saint-Augustin. Les fiançailles de May n’avaient dû être annoncées qu’après le retour de la Floride et le fait qu’on avait été amené à les annoncer plus tôt ne changeait en rien les plans de Mr Welland. Archer aurait aimé se joindre aux voyageurs, vivre pour quelques semaines au soleil, canoter et se promener avec sa fiancée ; mais lui aussi était tenu par les usages et les conventions. Ses devoirs professionnels n’étaient guère accablants, mais tout le clan Mingott se fût étonné, s’il avait demandé un congé au milieu de l’hiver ; et il avait accepté le départ de May avec la résignation qui allait certainement devenir un des principaux éléments de sa vie d’homme marié.

Il sentait que, sous ses paupières baissées, Mme Olenska le regardait.

— J’ai fait ce que vous désirez, — ce que vous m’avez conseillé, dit-elle sans préambule.

— Ah !… J’en suis heureux, répondit-il, embarrassé qu’elle abordât ce sujet à un pareil moment.

— Je me suis rendu compte que vous aviez raison, continua-t-elle, un peu haletante. Mais la vie est parfois difficile… troublante…

— Je sais !

— Je voulais vous dire que j’ai reconnu que vous aviez raison, et que je vous en ai de la gratitude, acheva-t-elle, en portant vivement sa lorgnette à ses yeux.

La porte de la loge s’ouvrit et laissa passer les éclats de voix de Beaufort.

Archer se leva, et sortit du théâtre.

La veille, il avait reçu une lettre de May Welland dans laquelle, avec une candeur caractéristique, elle lui demandait d’être « bon pour Ellen » en son absence… « Elle vous aime et vous admire beaucoup. Elle dissimule sa tristesse, mais elle est isolée et malheureuse. Je ne crois pas que grand’mère la comprenne, ni mon oncle Lovell Mingott. Ils la croient beaucoup plus mondaine qu’elle ne l’est réellement. Je comprends bien, quoi qu’en dise la famille, que New-York doit lui sembler triste. Je crois qu’elle est habituée à beaucoup de plaisirs que nous n’avons pas : à entendre de belle musique, à voir des expositions, à rencontrer les célébrités, les artistes et les auteurs, tous les gens intelligents que vous admirez. Grand’mère ne peut pas se mettre dans la tête qu’elle a besoin d’autre chose que de dîner en ville et d’être bien habillée. Pour moi, je ne vois à New-York que vous qui puissiez l’entretenir des choses qui l’intéressent vraiment. »

Sa May si sage ! Comme il l’aimait pour cette lettre ! Mais il n’avait pas eu l’intention de suivre ses avis. D’abord il était trop occupé, ensuite il ne tenait pas à jouer trop ostensiblement le rôle de champion de Mme Olenska. Elle savait se garder toute seule beaucoup mieux que ne le croyait la candide May. Elle avait Beaufort à ses pieds, Mr van der Luyden planait au-dessus d’elle comme une divinité protectrice, et de nombreux candidats attendaient leur tour de se déclarer ses défenseurs. Néanmoins, il ne voyait jamais la jeune femme, n’échangeait jamais un mot avec elle, sans se rendre compte que, dans sa naïveté, May avait deviné bien des choses : Ellen Olenska sentait sa solitude, elle souffrait.