Au temps de l’innocence/18

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 114-123).


XVIII


— Que complotez-vous tous les deux, tante Medora ? s’écria Mme  Olenska en entrant dans le salon.

Elle était parée comme pour un bal, et portait haut la tête en jolie femme sûre de triompher de ses rivales.

— Nous disions, ma chérie, qu’une magnifique surprise vous attendait, reprit Mrs Manson en désignant les fleurs.

Mme  Olenska s’arrêta court. Elle ne changea pas de couleur, mais un pâle éclair de colère sembla jaillir d’elle ; ses yeux brillaient comme un ciel d’orage.

— Ah ! s’écria-t-elle, d’une voix que le jeune homme ne lui connaissait pas, qui ose m’envoyer un bouquet ? Pourquoi un bouquet ? Et surtout ce soir ! Je ne vais pas au bal ! Je ne suis pas une fiancée ! Il y a des gens qui ne manquent jamais une occasion d’être ridicules !…

Elle se retourna vers la porte, l’ouvrit et appela :

— Nastasia !…

La servante apparut, et Archer entendit Mme  Olenska lui dire en italien :

— Tenez ! jetez cela à la boîte aux ordures !

Et comme Nastasia, saisie, paraissait protester, elle ajouta :

— Après tout, ce n’est pas la faute de ces pauvres fleurs. Dites au groom de les porter dans la maison de ce monsieur qui a dîné ici ce soir. Sa femme est malade. Elles lui feront peut-être plaisir… Le petit est sorti ? Alors, ma chère, courez-y vous-même. Tenez, mettez mon manteau et filez ! Je veux que ces fleurs sortent de la maison immédiatement ! Et sur votre âme, ne dites pas que c’est moi qui les envoie.

Elle jeta son manteau de velours sur les épaules de la servante et rentra dans le salon, fermant la porte avec brusquerie. Sa poitrine se soulevait sous les dentelles… Archer crut un moment qu’elle allait pleurer ; mais elle éclata de rire, regarda tour à tour la marquise et Archer, et demanda :

— Et vous deux ? J’espère que vous faites une paire d’amis ?…

— C’est à Mr Archer de répondre, mon trésor ; il a attendu patiemment pendant que tu t’habillais…

— Oui, je vous en ai donné tout le temps. Je ne pouvais pas arriver à me coiffer, dit Mme  Olenska, en portant la main aux boucles de son chignon. Mais je vois que le docteur Carver est parti, et vous serez en retard chez les Blenker. Mr Archer, voulez-vous mettre ma tante en voiture ?…

Elle suivit Mrs Manson dans le vestibule, l’enveloppa dans divers châles et palatines, la chaussa de galoches, et cria de la porte :

— Rappelez-vous que la voiture doit revenir me prendre.

Après avoir accompagné la marquise jusqu’à la voiture, Archer retrouva Mme  Olenska dans le salon. Une femme du monde, à New-York, n’aurait pas appelé sa servante « ma chère, » et ne l’aurait pas envoyée faire une course en lui prêtant sa sortie de bal : Archer goûtait un plaisir d´une qualité rare à se trouver dans un monde où l’action jaillissait de l’émotion.

Mme  Olenska, qui se tenait debout devant la glace, ne bougea pas quand il s’approcha d’elle ; leurs yeux se rencontrèrent dans le miroir. Se détournant vivement, elle se rassit sur le canapé et dit :

— Nous avons encore le temps de fumer une cigarette.

Il lui tendit la boîte, alluma pour elle une allumette de papier. La flamme illumina son visage. Les yeux rieurs, elle demanda :

— Que pensez-vous de moi, quand je suis en colère ?…

— Cela me fait comprendre ce que votre tante m’a dit de vous…

— J’étais sûre qu’elle vous avait parlé de moi. Alors ?…

— Elle a dit que vous étiez habituée à une existence brillante, à des choses que nous ne pouvons pas vous offrir ici…

Mme  Olenska sourit.

— Medora est incorrigiblement romanesque. Cela l’a consolée de tant de choses !

Archer hésita, puis il risqua :

— Est-ce que le romanesque de votre tante comporte toujours l’exactitude ?

— Vous voudriez savoir si elle dit toujours la vérité ? Eh bien ! voilà. Dans presque tout ce qu’elle dit, il y a quelque chose qui est vrai et quelque chose qui n’est pas vrai… Mais pourquoi cette question ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu vous raconter ?

Le regard d’Archer quitta le feu pour se porter vers la jeune femme. Son cœur se serra. Cʼétait leur dernière soirée au coin de cette cheminée, et, dans un moment, la voiture arriverait pour l’emporter !

— Elle prétend que le comte Olenski l’a chargée d’effectuer une réconciliation…

Mme  Olenska ne répondit pas. Immobile, sa cigarette dans sa main à demi levée, elle le regardait sans surprise.

— Vous le saviez déjà ? demanda-t-il.

Elle garda si longtemps le silence que la cendre de la cigarette tomba ; elle la secoua de sa robe.

— Ma tante a fait allusion à une lettre…

— Est-ce à la prière de votre mari qu’elle est venue ici ?…

— Je n’en sais rien. Elle m’a dit avoir eu un appel du docteur Carver. J’ai peur qu’elle n’épouse le docteur Carver. Pauvre Medora, elle a toujours envie d’épouser quelqu’un !

— Croyez-vous vraiment qu’elle ait reçu une lettre de votre mari ?

Mme  Olenska réfléchit un instant.

— Après tout, je n’en serais pas surprise.

Le jeune homme se leva et alla s’appuyer contre la cheminée. Une agitation violente s’empara de lui. Il sentait que les minutes étaient comptées, et que d’un moment à l’autre il entendrait les roues de la voiture qui venait chercher Ellen.

— Vous savez que votre tante est persuadée que vous retournerez auprès de votre mari ? finit-il par dire.

Mme  Olenska releva vivement la tête. Une soudaine rougeur colora son visage, gagnant son cou et ses épaules.

— On a cru sur moi de bien vilaines choses, dit-elle.

— Ellen, pardonnez-moi ! Je suis un imbécile et une brute !

Elle sourit doucement.

— Vous êtes horriblement nerveux : vous aussi, vous avez vos ennuis. Je sais que vous voudriez hâter votre mariage, et que les Welland s’y opposent. En Europe, on ne connaît pas nos longues fiançailles américaines. Sans doute les Européens sont moins calmes que nous.

Elle avait prononcé le « nous » avec une légère emphase qui donnait au mot un sens ironique. Archer comprit l’ironie, mais n’osa pas la relever. Après tout, c’était peut-être exprès qu’elle avait détourné la conversation. Après l’avoir si évidemment blessée, il sentait qu’il n’avait plus qu’à la suivre sur le terrain qu’elle avait choisi. Il s’affolait de sentir couler les minutes, et ne pouvait supporter lʼidée qu’une barrière de mots allait retomber entre eux.

— Oui, dit-il enfin, je suis allé dans le Midi pour demander à May de fixer notre mariage après Pâques…

— Et vous n’avez pu l’obtenir… Pourtant May vous adore. Et je la croyais trop intelligente pour être à ce point l’esclave des conventions.

— La cause du refus de May n’est pas celle que vous croyez.

Mme  Olenska le regarda, étonnée. Archer rougit et brusquement se décida.

— Nous avons eu une explication franche,… presque la première. May croit voir dans mon impatience un mauvais signe…

— Je comprends de moins en moins.

— May craint que mon impatience ne signifie que je ne suis pas sûr de lui rester fidèle. Elle s’imagine que je veux l’épouser pour m’éloigner d’une personne que j’aime davantage…

— Alors, comment se fait-il qu’elle ne soit pas aussi pressée que vous ?

— Elle a une délicatesse de sentiments que je n’ai pas. Elle exige de longues fiançailles, pour me donner le temps de…

— Le temps de la sacrifier à une autre femme ?

— Si j’en ai le désir…

Mme  Olenska se pencha vers le feu, le regard fixe. De la rue silencieuse, Archer entendit le trot des chevaux qui approchaient.

— C’est très noble, en effet, dit-elle d’une voix émue.

— Très noble, oui, mais absurde…

— Pourquoi ? Parce que vous n’en aimez pas une autre ?

— Parce que je n’ai pas l’intention d’en épouser une autre…

— Ah !

Il y eut encore un long intervalle de silence. Enfin, elle leva les yeux sur lui et demanda :

— Cette autre femme vous aime-t-elle ?

— Il n’y a pas d’autre femme. Je veux dire que la personne à laquelle May pensait n’a jamais…

— D’où vient alors cette hâte de conclure votre union ?

— Votre voiture est arrivée, dit Archer.

Ellen Olenska se redressa à moitié, et jeta autour d’elle un regard distrait. Ses gants et son éventail étaient près d’elle sur le canapé : elle les prit machinalement.

— Il faut que je m’en aille…

— Vous allez chez Mrs Struthers ?

— Oui.

Elle sourit et ajouta :

— Il faut bien que j’aille où l’on m’invite ; autrement, je serais trop seule. Ne voulez-vous pas mʼaccompagner ?

Archer ne répondit pas. Il sentit qu’à tout prix il devait la retenir, la forcer à lui consacrer la fin de sa soirée. Il s’appuya contre la cheminée, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, comme si son regard avait le pouvoir de leur faire lâcher les gants et l’éventail.

— May a deviné la vérité, dit-il. Il y a une autre femme, mais ce n’est pas celle qu’elle soupçonne…

Mme  Olenska ne répondit pas, ne bougea pas. Un moment après, Newland s’approcha, d’elle et, prenant sa main, la desserra doucement ; les gants et l’éventail tombèrent.

Elle se leva vivement et, se dégageant, alla de l’autre côté de la cheminée.

— Ah ! non, pas cela ! Ne me faites pas la cour ! On me l’a faite trop souvent, dit-elle en fronçant les sourcils.

Archer pâlit et se leva aussi : c’était la plus cruelle rebuffade qu’elle eût pu lui infliger.

— Il ne s’agit pas de vous faire la cour… La femme que j’aurais voulu épouser, si cela avait été possible, c’est vous !… Voilà.

Elle le regarda avec un étonnement profond.

— Et c’est vous qui dites cela, vous qui avez rendu la chose impossible ! s’écria-t-elle.

À son tour, il la regardait avec stupeur.

— Moi ? balbutia-t-il.

— Vous ! Vous ! Vous ! cria-t-elle, ses lèvres tremblantes comme celles d’un enfant prêt à fondre en larmes. N’est-ce pas vous qui m’avez fait renoncer à ce divorce ? C’est vous qui m’avez fait comprendre qu’on doit se sacrifier pour préserver la dignité du mariage, pour épargner à sa famille un scandale. Et parce que ma famille allait devenir la vôtre, pour May et pour vous j’ai fait ce que vous m’avez demandé, ce que vous m’avez affirmé que je devais faire !

Elle eut un éclat de rire convulsif.

— Ce n’est un secret pour personne que j’ai fait cela pour vous !

Elle retomba sur le canapé, abîmée dans les ondes étincelantes de sa robe. Le jeune homme continuait à la regarder.

— Grand Dieu, murmura-t-il, quand j’ai cru…

— Vous avez cru ?…

— Ah ! ne me demandez pas ce que j’ai cru !…

La contemplant toujours, il vit la même rougeur brûlante de nouveau envahir son cou et son visage. Elle se tenait droite, lui faisant face avec une dignité grave.

— Je vous le demande…

— Eh bien, donc, il y avait des choses dans la lettre que vous m’avez demandé de lire…

— La lettre de mon mari ?…

— Oui…

— Je n’ai rien à craindre de cette lettre, absolument rien. Mon unique idée, en me sacrifiant, a été d’empêcher la répercussion de ce scandale sur la famille, sur May, sur vous !

— Mon Dieu ! murmura-t-il, cachant sa figure dans ses mains.

Dans le silence qui suivit, Archer sentit sur lui le poids de l’irrévocable. Dans toute sa vie à venir, il n’imaginait rien qui dût jamais le délivrer de ce poids. Il demeurait immobile, la tête dans ses mains.

— Je vous aime, murmura-t-il.

Du canapé où elle était toujours blottie, il entendit s’élever un léger gémissement, comme celui d’un enfant qui se plaint. Il tressaillit et s’approcha d’elle.

— Ellen ! Quelle folie ! Pourquoi pleurez-vous ? Rien n’est fait qui ne puisse se défaire. Je suis encore libre et vous allez l’être.

Il l’avait prise dans ses bras, le visage de la jeune femme était sous ses lèvres, pareil à une fleur mouillée ; toutes leurs vaines terreurs s’évanouissaient comme des fantômes à l’aurore. Ce qui étonnait Archer maintenant, c’était d’avoir pu discuter, séparé d’elle par la largeur de la chambre, quand tout devenait si simple, dès qu’il la tenait dans ses bras !

Elle lui rendit son baiser ; mais, un moment après, il sentit qu’elle se raidissait dans son étreinte. Puis elle le repoussa et se redressa.

— Ah ! mon pauvre Newland ; cela devait arriver ; mais cela ne change absolument rien.

— Cela change toute la vie pour moi.

— Non, non, il ne faut pas, ce n’est pas possible ! Vous êtes fiancé à May, et moi, je suis mariée…

— Il est trop tard pour reculer ! Nous n’avons pas le droit de mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant épousant May ?

Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété par la glace. Une des boucles de son chignon s’était détachée et tombait sur son cou ; subitement elle apparaissait presque vieille.

— Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant la question que vous venez de me poser.

— Il est trop tard pour agir autrement…

— Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous les deux…

— Je ne vous comprends pas ! s’écria-t-il.

Elle s’efforça de sourire, mais son sourire était plus triste que ses larmes.

— Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore combien j’ai changé depuis que je vous ai connu.

— Ellen !

— Oui. Je ne m’apercevais pas tout d’abord qu’on ne m’accueillait qu’avec réserve, qu’on me trouvait compromettante. Il paraît qu’on a refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott ! Je l’ai su plus tard, et j’ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées au bal des Beaufort, afin que j’aie deux familles pour me soutenir, au lieu d’une… Vous voyez combien j’étais sotte et étourdie : jusqu’à ce que grand’mère m’ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien. New-York me représentait simplement la paix et la liberté : je rentrais chez moi. J’étais si contente de m’y retrouver ! J’avais l’impression, en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me comprendre comme vous ; personne ne me donnait d’aussi bonnes raisons pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas : ils n’ont jamais été tentés… Mais vous, vous compreniez ! Vous saviez comment la vie vous tire à elle avec ses mains tentatrices ; et pourtant vous haïssiez les concessions qu’elle suggère, vous haïssiez la jouissance achetée au prix du mensonge, de la cruauté, de l’indifférence ! Jamais je n’avais connu personne qui vous ressemblât, qui fût aussi loyal, aussi généreux.

Elle parlait d’une voix basse et égale, sans larmes ni agitation, et chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune homme. Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés sur la pointe du soulier de satin qui dépassait la robe scintillante. Tout à coup il s’agenouilla et baisa le soulier.

Elle se pencha et plongea dans ses yeux un regard si profond qu’il en fut comme fasciné.

— Ne détruisons pas ce qui est votre œuvre ! sʼécria-t-elle. Je ne peux pas revenir aux manières de penser que j’avais avant vous. Je ne peux vous aimer, que si je renonce à vous…

Les bras de Newland se levaient, suppliants, mais elle s’éloigna doucement et ils se trouvèrent face à face, séparés par la distance que les paroles de la jeune femme avaient mise entre eux. Puis subitement la colère envahit Archer.

— Et Beaufort ? C’est sans doute lui qui va me remplacer auprès de vous ?

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il en eut honte. Mais son cœur était gonflé d’amertume, et il souhaita presque une réponse violente. Mme  Olenska devint seulement un peu plus pâle et resta immobile, les bras pendants, la tête légèrement inclinée.

— Il vous attend maintenant chez Mrs Struthers. Pourquoi n’allez-vous pas le retrouver ? ricana Archer.

Elle alla tirer le cordon de la sonnette.

— Je ne sortirai pas ce soir. Dites à la voiture d’aller chercher la signora marchesa, dit-elle, quand la servante se présenta.

Quand la porte fut refermée, Archer continua à regarder Mme  Olenska avec des yeux mauvais.

— Pourquoi ce sacrifice, puisque l’isolement vous pèse ? Je n’ai aucun droit de vous retenir loin de vos amis…

Elle sourit sous ses paupières humides.

— Je ne serai pas seule maintenant. J’étais seule ; j’avais peur ; mais le vide et l’obscurité se sont dissipés. Désormais, quand je rentrerai en moi-même, je serai comme un enfant qui revient la nuit dans une chambre où il y a toujours une lumière.

Archer répéta, impatient :

— May est prête à me rendre ma liberté…

— Quoi ! trois jours après que vous êtes allé la supplier à genoux de hâter votre mariage ?

— Elle a refusé, ce qui me donne le droit…

— Le droit ? Vous m’avez appris combien ce mot-là est un vilain mot, dit-elle.

Archer éprouvait une fatigue indicible. C’était comme s’il eût, pendant des heures, fait des efforts surhumains pour remonter la paroi d’un précipice, et qu’au moment d’en atteindre le bord, son étreinte se relâchant, il retombât dans les ténèbres.

S’il avait pu reprendre la jeune femme dans ses bras, il aurait réfuté ses arguments. Mais toute la personne d’Ellen Olenska semblait enveloppée d’une douceur qui la rendait inaccessible : elle le tenait à distance, lui inspirant, par sa sincérité, un sentiment mêlé de crainte et de respect.

Il insista de nouveau :

— Si nous nous sacrifions, ce sera pire pour tout le monde.

— Non, non, non ! cria-t-elle, comme s’il lui faisait peur.

Au même moment, la sonnette de la porte tinta. Ils n’entendirent pas de voiture s’arrêter, et restèrent sans mouvement, les yeux égarés.

Au dehors, le pas rapide de Nastasia traversait le vestibule : la porte d’entrée s’ouvrit, se referma, et, un instant après, la servante parut, portant un télégramme qu’elle remit à la comtesse Olenska.

— La dame a été très heureuse des fleurs, dit Nastasia. Elle a cru que c’était son mari qui les envoyait ; elle a pleuré un peu, disant que c’était une folie.

Sa maîtresse sourit et prit l’enveloppe jaune. Puis, quand Nastasia fut partie, et la porte refermée, elle tendit le télégramme à Archer. Daté de Saint-Augustin, à l’adresse de la comtesse Olenska, il annonçait :

« Télégramme de grand’mère plein succès. Parents acceptent mariage après Pâques. Je télégraphie à Newland. Suis bien heureuse. Vous aime tendrement. Votre reconnaissante

May. »

Une demi-heure plus tard, Archer, rentrant chez lui, trouva sur la table du vestibule une autre enveloppe jaune. C’était aussi une dépêche de May Welland.

« Parents consentent mariage mardi de Pâques à midi. Grace church, huit demoiselles d’honneur. Veuillez voir pasteur. Si heureuse ! Tendrement

May. »

Archer chiffonna dans le creux de sa main la feuille de papier jaune, comme si, par ce geste, il eût pu annihiler les nouvelles qu’elle annonçait. Puis il tira un petit agenda de sa poche, en tourna les pages avec des doigts tremblants. Il ne trouva pas ce qu’il cherchait, et serrant le télégramme dans sa poche, il monta l’escalier.

Une lumière brillait sous la porte de la petite chambre qui servait à Janey de cabinet de toilette et de boudoir. Newland frappa impatiemment à la porte, et Janey parut dans sa robe de chambre de flanelle violette, ses cheveux roulés sur des épingles à friser. Son visage était pâle et inquiet.

— Newland ! J’espère que ce télégramme ne contient pas de mauvaises nouvelles ? J’ai attendu exprès.

Sans répondre, il interrogea :

— Dis-moi ! Pâques tombe à quelle date cette année ?

Elle parut choquée d’une si païenne ignorance.

— Pâques ? Mais, la première semaine d’avril ! Pourquoi me demandes-tu cela, Newland ?

Il tourna encore quelques pages de son agenda, faisant un calcul rapide à voix basse.

— Tu dis : la première semaine ?

— Newland ! Qu’est-ce que tu as ?

— Je n’ai rien… sinon que je me marie dans six semaines.

Janey se jeta sur lui et le pressant contre elle :

— Oh ! Newland ! Quelle bonne nouvelle ! Je suis si heureuse ! Mais, mon chéri, pourquoi ris-tu comme ça ? Tais-toi. Tu vas réveiller maman.