Au temps de l’innocence/19

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 123-131).


XIX


La journée de printemps était fraîche et le vent soufflait, chargé d’une poussière pénétrante.

Les vieilles dames des deux familles avaient exhumé leurs zibelines décolorées et leurs hermines jaunies ; une odeur de camphre s’élevait des premiers bancs de l’assistance, étouffant le doux parfum de printemps qui montait des lys autour de l’autel.

Newland Archer, sur un signal du suisse, était sorti de la sacristie, et avait pris place, avec son premier garçon d’honneur, le jeune van der Luyden Newland, sur les marches du chœur : le coupé de la mariée était en vue. Mais il fallait s’attendre encore à d’assez longs préliminaires sous le portail, où les huit demoiselles d’honneur se groupaient déjà en un bouquet d’avril.

C’était la règle : le fiancé devait témoigner de son empressement, en s’exposant ainsi seul aux regards de l’assemblée. Archer se résignait à cette formalité, comme à toutes les autres exigences d’un rite qui semblait venir de la nuit des temps. Il obéissait scrupuleusement aux injonctions agitées de son garçon d’honneur, comme autrefois les mariés qu’il avait dirigés à travers le même labyrinthe, lui avaient obéi à lui-même.

Rien n’était oublié, ni les huit bouquets de lilas blanc et de muguet des demoiselles d’honneur, ni les boutons de manchettes (saphirs à montures d’or) des garçons d’honneur, ni l’épingle de cravate (un œil de chat) choisie pour le jeune van der Luyden Newland. Les offrandes destinées à l’évêque et au pasteur étaient en sécurité dans la poche du premier garçon d’honneur. Le déjeuner devait avoir lieu chez Mrs Manson Mingott. Les bagages d’Archer y avaient été envoyés, ainsi que ses vêtements de voyage, et un compartiment avait été réservé dans le train qui devait emmener les jeunes mariés vers une destination inconnue. Le mystère sur le lieu où devait s’écouler la nuit nuptiale était l’élément le plus sacré du rite immémorial.

— Vous avez la bague ? chuchota van der Luyden Newland tout neuf dans son rôle, et qui semblait écrasé sous le poids de sa responsabilité.

Archer fit le même geste que tous les mariés avaient fait avant lui : de sa main droite dégantée, il s’assura qu’il avait bien dans la poche de son gilet le petit anneau d’or gravé de leurs deux noms : « Newland à May, avril 187… » Puis il se remit en position, son chapeau haut de forme et ses gants gris-perle, soutachés de noir, serrés dans sa main gauche ; et il recommença de surveiller la porte de l’église.

La marche nuptiale de Haendel roulait pompeusement sous les voûtes de stuc, évoquant la vision de tous les mariages auxquels Archer avait assisté avec une sereine indifférence, tandis que d’autres mariés s’avançaient vers l’autel.

— On dirait une première à l’Opéra, pensa-t-il.

Reconnaissant les mêmes figures dans les mêmes loges… (non ! c’étaient des bancs)… il se demandait si, lorsque retentirait la trompette du jugement dernier, Mrs Selfridge Merry aurait son même panache de marabout, Mrs Beaufort ses mêmes diamants aux oreilles, son même sourire aux lèvres ; et si des avant-scènes étaient déjà réservées pour ces dames dans l’autre monde.

Ensuite, il eut le temps de passer la revue des visages familiers : les femmes curieuses, intéressées ; les hommes, maussades d’avoir eu à endosser leur redingote dès le matin, et ennuyés de la perspective dʼavoir à jouer des coudes pour s’approcher du buffet après la cérémonie.

Il croyait entendre dire à Reggie Chivers : « C’est malheureux que le lunch soit chez la vieille Catherine ; mais on dit que Lovell Mingott l’a fait préparer par son chef : cela sera donc mangeable, si l’on peut s’en approcher. » Et sans doute Sillerton Jackson répondait avec autorité : « Ne vous a-t-on pas dit, mon cher ami, que le lunch sera servi par petites tables, à la nouvelle mode anglaise ? »

Les yeux d’Archer s’arrêtèrent un moment sur le banc de gauche, où sa mère, entrée au bras de Mr Henry van der Luyden, était assise. Elle pleurait doucement sous son voile de Chantilly, les mains dans le manchon d’hermine de sa grand’mère.

— Pauvre Janey, songea-t-il en regardant sa sœur, elle a beau se disloquer le cou, elle ne peut voir que les premiers rangs des Newland et des Dagonet, cossus, mais poncifs.

En avant du ruban blanc tendu entre les bancs des deux familles et ceux des invités, il vit Beaufort, grand, haut en couleur, qui dévisageait les femmes de son air arrogant. À côté de lui se trouvait Mrs Beaufort, couronnée de violettes et tout argentée de chinchilla. De l’autre côté du ruban, la tête bien lissée de Lawrence Lefferts semblait monter la garde pour préserver de toute offense l’implacable divinité du « Bon-Ton. » Archer lui-même, en son temps, avait servi ce même dieu ; mais tout ce qui l’avait préoccupé alors lui paraissait, maintenant, une parodie enfantine de la vie.

Une discussion s’était élevée sur la question de savoir si les cadeaux de noces seraient exposés : les dernières heures avant le mariage en avaient été assombries. La question avait été résolue par la négative, Mrs Welland ayant dit, des larmes de colère aux yeux : « J’aimerais autant lâcher les reporters dans ma maison ! » Archer, autrefois, aurait partagé cette opinion ; alors tout ce qui concernait les coutumes de son petit monde lui semblait revêtir le caractère de l’absolu. Il trouvait aujourd’hui inconcevable que l’on s’agitât ainsi pour ces enfantillages. « Et pendant ce temps, pensait-il, il y a dans le monde des êtres réels, qui se débattent dans la vérité de la vie !…

Les voilà ! souffla le premier garçon d’honneur ;… mais le marié ne s’émut pas. Il savait que la porte de l’église ne s’ouvrait encore que pour le suisse, qui jetait un coup d’œil sur la scène avant de mobiliser ses forces. La porte fut doucement refermée, puis rouverte à deux battants ; un murmure courut dans l’assemblée : c’était la famille de la mariée.

Mrs Welland marchait en tête, au bras de son fils aîné. L’expression de sa large figure rose avait la solennité voulue ; sa robe prune aux panneaux bleu pâle, sa petite capote de satin ornée de plumes turquoises, éveillèrent l’approbation générale. Mais avant que l’imposant frou-frou des jupes de soie se fût apaisé, les spectateurs se retournaient pour apercevoir la suite du cortège. De vagues rumeurs avaient circulé la veille ; on disait que Mrs Manson Mingott, dans son obésité impotente, prétendait assister à la cérémonie. Comment pourrait-elle traverser la nef ? Quel siège serait assez vaste pour la contenir ? On savait qu’elle avait envoyé son menuisier examiner la possibilité d’élargir le premier banc ; mais le résultat avait été négatif. Sa famille avait passé une journée d’angoisse, pendant qu’elle délibérait sur le projet de se faire rouler dans son énorme chaise et de trôner devant le chœur.

L’exhibition de sa monstrueuse personne était apparue si fâcheuse à ses parents, qu’ils auraient volontiers couvert d’or le génie qui avait découvert que la chaise de Mrs Mingott était trop large pour passer entre les supports de la tente dressée à la porte de l’église. L’idée de renoncer à cette tente, d’exposer la mariée à la curiosité des couturières et des journalistes, eut raison du courage de la vieille Catherine. « Comment ! on pourrait photographier ma fille et la mettre dans les journaux ! » s’était écriée Mrs Welland. Le clan tout entier avait reculé devant une pareille inconvenance. L’ancêtre avait dû céder, mais contre la promesse que le repas de noces aurait lieu sous son toit. Les amis de la famille qui habitaient autour de Washington Square, trouvaient que la maison des Welland aurait été d’accès plus facile, et qu’il était dur d’avoir à débattre avec Brown le prix de la voiture qui les mènerait à l’autre bout de la ville.

Tout le monde connaissait ces négociations par les Jackson ; mais une minorité d’esprits hardis croyait encore que Mrs Mingott assisterait à la cérémonie, et un léger refroidissement se manifesta dans l’allégresse générale quand on vit que Mrs Lovell Mingott remplaçait sa belle-mère. Mrs Lovell Mingott avait ce teint échauffé et ce regard vide des femmes d’âge et d’embonpoint engoncées dans des robes neuves ; mais quand on fut revenu du désappointement causé par l’absence de Mrs Manson Mingott, on convint que la robe de satin lilas voilée de Chantilly et le chapeau en violettes de Parme de sa belle-fille s’harmonisaient heureusement à la toilette prune et bleue de Mrs Welland. Toute différente était l’impression produite par la grande femme maigre et minaudante qui, dans une étrange confusion de rayures, de franges, d’écharpes flottantes, défilait au bras de Mr Mingott. À cette dernière apparition, le cœur d’Archer se contracta.

Il avait cru que la marquise Manson était depuis six semaines à Washington avec Ellen Olenska. On attribuait leur brusque départ au désir qu’avait eu la nièce de soustraire sa tante à la funeste éloquence du docteur Agathon Carver. N’était-il pas sur le point de faire d’elle une recrue pour la « Vallée de l’Amour ? » Archer se demandait qui allait paraître derrière cette fantastique Medora. Mais le cortège finissait là : les parents plus éloignés avaient déjà pris leurs places. Les huit garçons d’honneur se réunissaient pour aller rejoindre au bas de la nef les huit demoiselles d’honneur.

— Newland ! La voilà ! chuchota son jeune cousin.

Archer sursauta.

Il avait dû perdre conscience de ce qui se passait autour de lui. La procession blanche et rose était déjà parvenue à la moitié de la nef : l’évêque et le pasteur, accompagnés de deux assistants en surplis blancs, se tenaient devant l’autel fleuri, et les premiers accords de la Symphonie de Spohr tombaient sous les pas de la mariée comme des bouquets de roses.

Archer ouvrit les yeux (les avait-il vraiment fermés, comme il le croyait ?) et son cœur se desserra. La musique, la senteur printanière des lys, la vision de May, qui flottait vers lui dans un nuage de tulle, le visage de sa mère, baigné d’heureuses larmes, le murmure des paroles du pasteur, les évolutions symétriques du cortège d’honneur, tous ces mouvements, tous ces bruits bien connus, lui semblaient maintenant étranges et dépourvus de sens.

— Mon Dieu ! pensa-t-il, ai-je bien la bague ? et il refit le geste nerveux de tous les mariés. Un instant après, May se trouvait à côté de lui, et le cœur figé du jeune homme se ranima au contact de cette pureté rayonnante.

« Réunis ici sous le regard de Dieu… » L’office commençait. La bague avait été passée au doigt de May ; les mariés avaient reçu la bénédiction de l’évêque ; les demoiselles d’honneur se préparaient à reprendre leurs places dans la procession, et la marche nuptiale de Mendelssohn roulait sous la voûte de la nef.

— Votre bras, donnez-lui votre bras ! dit, entre ses dents, van der Luyden Newland.

Archer eut de nouveau la sensation de revenir de très loin… Comment son imagination s’égarait-elle ainsi ? Était-ce pour avoir aperçu dans la foule anonyme cette masse de cheveux sombres, sous le bord d’un chapeau ? Mais, un instant après, ce n’était qu’une dame inconnue au long nez. Il aurait pu rire de s’y être presque trompé, et se demander s’il devenait le jouet d’hallucinations.

Lentement il descendit la nef avec May : les ondes rythmées de la marche les accompagnèrent jusqu’aux portes grandes ouvertes, au travers desquelles la belle journée de printemps semblait les accueillir. Les alezans de Mrs Welland, de gros nœuds de ruban blanc au frontail, piaffaient devant la tente.

Le valet de pied, décoré aussi d’une cocarde blanche, enveloppa May d’un manteau neigeux, et Archer sauta dans le coupé à côté d’elle. Elle se retourna vers lui avec un sourire triomphant et leurs mains s’unirent sous les voiles de tulle.

— Chérie ! dit Archer, — et de nouveau l’abîme s’ouvrait devant lui, pendant que sa voix articulait tendrement et gaiement : — J’ai cru avoir perdu la bague. Ce frisson-là fait partie de la cérémonie ! C’est un peu votre faute, vous m’avez bien fait attendre ! J’ai eu le temps d’imaginer mille catastrophes.

En pleine Cinquième Avenue, May l’étonna en lui jetant les bras autour du cou :

— Mais rien ne peut nous arriver maintenant, dit-elle, puisque nous sommes ensemble !

Tous les détails de la journée avaient été si soigneusement réglés, qu’après le déjeuner, les jeunes mariés eurent tout le temps nécessaire pour se préparer au départ. En tenue de voyage, ils descendirent le large escalier de Mrs Mingott, escortés de la bande rieuse des demoiselles d’honneur ; ils embrassèrent leurs parents et montèrent dans la voiture qui les attendait, tandis qu’on jetait derrière eux la traditionnelle averse de riz et la pantoufle de satin. Ils purent choisir, sans se presser, à la bibliothèque de la gare, les magazines de la semaine, avec l’air détaché de voyageurs ordinaires, et enfin s’installer dans le compartiment réservé, où la femme de chambre de May avait déjà placé le manteau gris-palombe et le sac de voyage, tout battant neuf, et qui venait de Londres.

Les vieilles tantes de Rhinebeck avaient mis leur maison à la disposition des jeunes mariés, avec un empressement peut-être dû à la perspective séduisante d’un séjour chez Mrs Archer. Newland, heureux d’échapper aux hôtels de Baltimore ou de Philadelphie, où il était d’usage de passer les premiers jours de la lune de miel, avait accepté la proposition de grand cœur.

May, enchantée d’aller à la campagne, s’était amusée comme une enfant des vains efforts des huit demoiselles d’honneur pour arriver à savoir le lieu de la mystérieuse retraite.

Quand les mariés furent installés dans leur compartiment, que le train eut dépassé les faubourgs et fut entré dans la campagne printanière, la conversation devint plus aisée qu’Archer ne l’avait espéré. May était encore la naïve jeune fille de la veille : elle discutait avec une impartialité de simple témoin tous les incidents de la journée.

Archer avait pensé d’abord que ce détachement provenait d’un trouble secret ; mais les yeux clairs de la jeune mariée ne révélaient qu’une tranquille ignorance. Elle était seule, pour la première fois, avec son mari ; mais, de toute évidence, elle ne voyait encore en lui que le charmant camarade de la veille. Elle le préférait à tous, avait la plus grande confiance en lui, et pour elle le point culminant de la belle aventure des fiançailles et du mariage était de voyager seule avec lui comme une grande personne — mieux encore, comme une femme mariée ! C’était étonnant que cette profondeur de sentiment qu’elle avait révélée dans le jardin de la mission espagnole pût s’allier à une telle absence d’imagination. Mais Archer se rappelait avec quelle promptitude, sitôt sa conscience délivrée du poids qui l’oppressait, elle était revenue, ce jour-là, à sa candeur innocente, et il comprit que, dans la vie, elle s’adapterait aux circonstances sans jamais les devancer. Cette faculté de ne pas savoir, de ne pas prévoir, donnait peut-être à ses yeux leur limpidité. Son visage semblait appartenir à un type plutôt qu’à une personne : elle aurait pu poser pour une Vertu civique ou pour une Divinité grecque. Le sang qui coulait si près de sa peau blanche semblait plutôt un fluide préservateur qu’un élément de combustion. Cependant, sa jeunesse n’était pas insensible : elle n’était que primitive et pure.

Comme il on était là de ses réflexions, Archer se rendit compte qu’il posait sur sa femme le regard d’un étranger, et vite il se mit à repasser avec elle les souvenirs du repas de noces, au-dessus desquels planait la personnalité de la grand’mère Mingott, énorme et ravie.

May, toute joyeuse, répondit avec une franche gaieté :

— J’ai été bien étonnée que ma tante Medora se soit décidée à venir. Et vous ? Ellen avait écrit qu’elles étaient encore trop fatiguées toutes deux pour faire le voyage. C’est Ellen que j’aurais voulu avoir ! Avez-vous vu quelle magnifique dentelle ancienne elle m’a envoyée ?

Archer savait qu’une allusion à Ellen devait se produire tôt ou tard, mais il croyait qu’à force de volonté il pourrait la retarder.

— Oui… je… non…, magnifique, bégaya-t-il.

Il regardait May avec des yeux d’aveugle, et se demandait si, chaque fois qu’il entendrait ces deux syllabes, il ne sentirait pas s’écrouler le fragile château de cartes de sa vie. Le train s’arrêta à la gare de Rhinebeck : dans le crépuscule printanier, ils traversèrent le quai pour gagner la voiture qui les attendait.

— Ces bons van der Luyden ! Ils ont envoyé leur domestique au-devant de nous ! s’écria Archer, en voyant un personnage à la mine grave, qui s’approchait et prenait les petits bagages des mains de la femme de chambre.

— Mille excuses, monsieur, dit le domestique ; un petit accident est arrivé chez ces demoiselles du Lac ; une fuite dans le réservoir. L’accident est arrivé hier : Mr van der Luyden, prévenu, a aussitôt fait partir une femme de chambre pour préparer la maison du Patroon. J’espère que vous la trouverez suffisamment confortable. Ces demoiselles ont envoyé leur cuisinière, et vous serez aussi bien qu’à Rhinebeck.

Archer regarda le domestique avec une sorte de stupeur :

— Ce sera tout à fait la même chose, monsieur, répétait celui-ci.

Ce fut May qui lança d’une voix allègre :

— La même chose que Rhinebeck… la maison du Patroon ? Mais ce sera mille fois mieux, n’est-ce pas, Newland ? Quelle charmante pensée ont eue ces van der Luyden !

Pendant que la voiture roulait, la femme de chambre à côté du cocher et les reluisants sacs de voyage sur le strapontin, la jeune femme continua, très animée :

— Croiriez-vous que je n’y suis jamais entrée ! Et vous ? Les van der Luyden la montrent si peu ! Ils l’ont ouverte pour Ellen : c’est elle qui m’a dit que c’était un bijou, la seule maison d’Amérique où elle pourrait être parfaitement heureuse.

Et elle ajouta, avec son sourire juvénile :

— C’est notre chance qui commence : la chance merveilleuse que nous aurons toujours ensemble.