Au temps de l’innocence/21
XXI
La pelouse ensoleillée, bordée de géraniums rouges et de coléus, étendait jusqu’à la falaise son gazon d’émeraude. Au delà, on voyait la grande mer étincelante.
Le long du chemin serpentant jusqu’à la falaise, des vases de fonte d’un brun chocolat laissaient tomber leurs gerbes de géranium lierre et de pétunias sur le gravier fraîchement ratissé. La maison, construite en bois et de forme carrée, était peinte en brun comme les vases. Le toit de la véranda, avec ses bandes brunes et jaunes, simulait un grand store. Au milieu de la pelouse deux cibles se détachaient en blanc sur un fond de verdure. En face, était plantée une tente autour de laquelle étaient disposés des sièges d’osier. Des femmes en toilettes d’été, des hommes en redingote grise et chapeau haut de forme, causaient en groupes animés. À un signal, une svelte jeune fille en robe de mousseline empesée sortait de la tente, un arc à la main, et décochait sa flèche. Alors, il se faisait un grand silence et tous les yeux se braquaient sur la cible.
Archer, debout sous la véranda, regardait curieusement cette scène. Des aloès dans des grands pots de faïence turquoise, placés sur des socles jaunes, flanquaient les marches du perron : et en contre-bas de la véranda s’épanouissait une bordure d’hortensias bleus et de géraniums rouges. Derrière le jeune homme, les portes-fenêtres à la française, garnies de rideaux de dentelle ondoyants, laissaient entrevoir, sur le parquet du salon, des poufs de cretonne, des fauteuils crapauds, et de petites tables recouvertes de velours, chargées de minuscules bibelots d’argent.
La réunion annuelle du Tir-à-l’Arc de Newport avait toujours lieu chez les Beaufort. Ce sport n’avait connu jusqu’alors d’autre rival que le croquet : mais il allait bientôt abdiquer devant le lawn-tennis, quoique ce dernier jeu fut encore considéré comme trop violent, trop inélégant, et convenant mal aux réunions mondaines : pour faire valoir de fraîches toilettes et de gracieuses attitudes, rien ne valait le tir à l’arc.
Archer assistait en étranger à ce spectacle familier. Comment la vie pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si différent ? C’était à Newport qu’il avait, pour la première fois, compris l’étendue du changement qui s’était fait en lui. À New-York, l’hiver précédent, après s’être installé avec May dans leur maison neuve, la reprise de ses habitudes, de son activité professionnelle, l’avait aidé à renouer avec le passé. Puis, il s’était intéressé au choix d’un brillant steppeur gris, destiné au coupé de May ; bravant la désapprobation de la famille, il avait arrangé sa bibliothèque selon les idées nouvelles : sur les murs un papier sombre, imitant le cuir, qui s’harmonisait aux bibliothèques Eastlake. Et il avait voulu de grands fauteuils lourds, bas et trapus, dans le style nouveau des « meubles sincères. » Au Century Club il avait retrouvé Ned Winsett, et au Knickerbocker Club les jeunes élégants de son milieu. Ainsi, entre ses heures de bureau, les dîners en ville du jeune ménage et ceux qu’ils donnaient eux-mêmes, les soirées à l’Opéra ou à la comédie, ce premier hiver lui avait paru la continuation des hivers précédents.
Mais à Newport, il n’était relevé des obligations professionnelles que pour subir celle des amusements. En vain avait-il proposé à May de passer l’été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages. Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu’il était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes d’été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne pouvait comprendre la répugnance d’Archer à passer un été mondain à Newport. L’endroit lui avait toujours plu autrefois : pourquoi ne lui plairait-il plus maintenant qu’il s’y trouvait avec sa femme ? Il n’y avait rien à répondre à cela.
Certes, il n’était pas insensible au bonheur d’être le mari d’une des plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la tempête qui l’avait secoué à la veille de son mariage le hantait encore, il était décidé à n’y voir que le dernier épisode du roman de sa jeunesse. L’idée que, de sang-froid, il avait pu penser un instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement absurde. Ellen n’était plus pour lui qu’une image émouvante parmi les fantômes du passé… Et pourtant ce passé n’avait pas cessé de l’obséder : et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril plaisir, le choquait comme s’il avait vu des enfants jouer sur une tombe.
Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une capeline de paille d’Italie retenue par des enroulements de gaze fanée ; sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à manche d’ivoire ciselé.
— Mon cher Newland ! J’ignorais que vous fussiez ici avec May… Vous n’êtes arrivé qu’hier, dites-vous ?… Le devoir professionnel ! Je comprends… Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs femmes que pour la fin de semaine. — Elle pencha la tête de côté et regarda Archer d’un air langoureux. — Mais le mariage est un long sacrifice : je l’ai souvent dit à mon Ellen.
Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait éprouvé cette sensation d’être séparé du monde extérieur. Puis il entendit Medora répondre à une question qu’il avait dû lui poser sans s’en rendre compte :
— Non, disait-elle, je ne suis ici qu’en passant : je viens de Portsmouth où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis. Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des gens intéressants. — Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant légèrement : — Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser une série de réunions pour parler de la « Pensée intérieure. » Quel contraste avec ce joli spectacle ! fit-elle, minaudant. Mais j’ai toujours vécu de contrastes ! Pour moi, la monotonie, c’est la mort. J’ai toujours dit à mon Ellen : « Méfie-toi de la monotonie : elle est mère de tous les péchés mortels. » Mais ma pauvre enfant traverse une phase d’exaltation, d’horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu’elle a refusé de venir à Newport, même chez sa grand’mère Mingott. Et quel mal j’ai eu pour l’amener avec moi chez les Blenker ! Ah ! si seulement elle m’avait écoutée, quand il était encore temps ! Son mari lui rouvrait la porte… Mais si nous descendions sur la pelouse ? Je sais que votre May concourt pour le prix.
Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière. Archer, qui ne l’avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé. Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d’été. Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu’à chaque escale on l’avait vu en compagnie d’une dame qui ressemblait beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de dollars ; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour, avait offert à sa femme avait la magnificence d’un don expiatoire. La fortune du banquier était de taille à supporter ce train ; pourtant d’inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de fer ; d’après d’autres, il se serait laissé dévorer par une demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort répondait par une nouvelle prodigalité : il agrandissait ses serres, achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un Meissonier ou un Cabanel.
Ce fut de son air moqueur accoutumé qu’il aborda la marquise et Newland.
— Eh bien, Medora ! Vous voilà ! Les trotteurs ont-ils bien marché ?
Il serra la main d’Archer et, se plaçant de l’autre côté de Mrs Manson, lui murmura quelques mots à l’oreille.
— Que voulez-vous ? dit la marquise en français, avec un de ses gestes dramatiques.
Beaufort fronça le sourcil, mais il fut assez maître de lui pour sourire à Archer en le félicitant :
— Mes compliments : c’est May qui va remporter le premier prix.
— Il restera ainsi dans la famille, dit Medora.
Cependant, Mrs Beaufort, jeune et vaporeuse dans une toilette de mousseline mauve, venait à leur rencontre. Au même moment, May Archer sortait de la tente. Svelte et fière, sa robe blanche ceinturée de vert pâle et son chapeau couronné de lierre faisaient d’elle, comme au bal Beaufort, une Diane chasseresse. On eût juré que, depuis lors, aucune pensée nouvelle n’avait passé dans ses yeux clairs, qu’aucune émotion n’avait troublé son cœur.
Elle tenait son arc à la main. S’arrêtant à la ligne blanche tracée sur le champ du tir, elle épaula et visa. La pose était d’une grâce si classique qu’un murmure d’approbation courut dans l’assemblée : Archer, en songeant que cette belle créature était à lui, ne résista pas à un mouvement d’orgueil.
Mrs Reggie Chivers, les jeunes Merry, et diverses Thorley, Dagonet et Mingott, tout ce bouquet de roses formait derrière la jeune femme un groupe vraiment délicieux. Des têtes brunes et blondes se penchaient pour compter les points ; les mousselines claires, les chapeaux enguirlandés de fleurs, se mêlaient dans une harmonie d’arc-en-ciel. Toutes jeunes, toutes jolies, la lumière estivale dont elles étaient inondées ajoutait à l’éclat de leur beauté ; seule pourtant, les muscles tendus et la figure attentive, appliquée à ce jeu qui lui plaisait, May y apportait cette grâce souveraine.
Archer entendit que Lawrence Lefferts disait :
— Personne ne tire plus juste qu’elle.
— Oui, riposta Beaufort, mais ses flèches n’atteindront jamais d’autre cible !
Ce mot piqua Newland au vif. Il en fut irrité plus que de raison. N’était-ce pas un hommage rendu à la jolie pureté de May qu’un vieux viveur ne lui trouvât pas de séduction ? Pourtant, il en éprouva un serrement de cœur. Si cette suprême distinction morale n’était qu’une qualité négative, un rideau baissé sur du vide ?… May, le teint animé, le pas tranquille, remontait la pelouse, ayant mis dans la cible sa dernière flèche : il eut la sensation de n’avoir pas encore pénétré jusqu’à l’âme de la jeune femme.
Ce fut avec son habituelle bonne grâce qu’elle reçut les félicitations de ses rivales et des invités. Nul ne pouvait être jaloux de son succès ; car on devinait que, dans la défaite, elle aurait eu la même sérénité. Cependant, son visage s’illumina quand elle rencontra le regard heureux de son mari.
Leur petit phaéton, cadeau de mariage de Mrs Welland, les attendait. May prit les rênes et Archer s’assit auprès d’elle. Dans Bellevue Avenue, une double file de voitures, victorias, dog-carts, landaus et vis-à-vis emportaient vers leurs demeures, ou vers la promenade le long de la mer, les élégants invités des Beaufort.
— Si nous allions voir grand’mère ? proposa May. Je voudrais lui apprendre moi-même que j’ai remporté le prix…
Elle fit tourner l’attelage et le dirigea vers la propriété de Mrs Mingott. La vieille Catherine, sans souci des précédents, et toujours parcimonieuse, avait fait construire, dans sa jeunesse, sur un terrain bon marché au-dessus de la baie, un « cottage orné » hérissé de tourelles et enguirlandé de balcons. Entre des bouquets de chênes rabougris, ses vérandahs s’étendaient, dominant les eaux du golfe parsemées d’îles. L’allée serpentait entre des pelouses où se dressaient des cerfs de fonte et des corbeilles de géraniums, d’où émergeaient des boules de verre bleu. La porte d’entrée, abritée sous un auvent imitant un store, s’ouvrait sur un vestibule dont le parquet figurait des étoiles noires sur fond jaune. Quatre salons étroits, tous tapissés de papiers imitant le velours frappé, entouraient ce vestibule : sur leurs plafonds voguaient les divinités de l’Olympe au grand complet. Une de ces pièces avait été arrangée en chambre à coucher par Mrs Mingott, quand le fléau de l’obésité était descendu sur elle. Elle passait ses journées dans la pièce attenante, enchâssée dans un vaste fauteuil placé entre la fenêtre et la porte. Elle agitait sans cesse un petit éventail ; mais la protubérance de sa vaste poitrine faisait écran, et l’air mis en mouvement n’atteignait que les franges de guipure qui couvraient les bras de son fauteuil.
Elle examina et évalua la flèche à pointe de diamant que May, à l’issue du concours, s’était vu attacher au corsage. De son temps, on se serait contenté d’une broche en filigrane ! Mais on ne pouvait nier que Beaufort fît royalement les choses.
— Un vrai bijou de famille, dit la vieille dame. Il faudra le garder pour ta fille aînée, ma chérie. — Elle pinça le bras blanc de May et ajouta, la voyant rougir : — Eh bien ! qu’ai-je donc dit qu’il ne fallait pas dire ? Est-ce qu’il n’y aura pas de filles ? Seulement des garçons ? Mais voyez, elle rougit de plus belle ! Quoi ! je ne peux pas dire ça non plus ? Miséricorde ! Quand mes enfants me demandent de faire enlever tous ces dieux et déesses qui sont là-haut, je leur réponds qu’au moins ceux-là on peut tout dire devant eux sans les scandaliser.
Archer rit à cette boutade ; et May l’imita, toujours rougissante.
— Maintenant, racontez-moi la fête, mes enfants, car je ne tirerai rien de cette sotte de Medora, continua la vieille femme.
Et comme May s’écriait : « Ma cousine Medora ? Mais je croyais qu’elle repartait pour Portsmouth ? » Tu as raison, dit-elle ; mais il faut d’abord qu’elle passe ici pour prendre Ellen. Ah ! vous ne saviez pas qu’Ellen était venue passer la journée avec moi ? Quelle absurdité de ne pas être venue pour tout l’été ! Mais voilà bientôt cinquante ans que j’ai renoncé à discuter avec la jeunesse… Ellen ! Ellen ! appela-t-elle de sa voix fêlée, en essayant de se pencher pour apercevoir la pelouse qui s’étendait devant la véranda.
Personne ne répondit, et Mrs Mingott frappa impatiemment de sa canne le parquet poli. À cet appel se montra une mulâtresse, la tête serrée dans un turban multicolore : elle avait vu « Miss Ellen » descendre vers la plage. Mrs Mingott se tourna vers Archer.
— Sois gentil, Newland, cours la chercher pendant que cette jolie personne me raconte la fête.
Archer obéit machinalement.
Depuis un an et demi, il n’avait pas revu la comtesse Olenska, mais il avait souvent entendu parler d’elle. Il l’avait suivie de loin. Il savait qu’elle avait passé l’été précédent à Newport où elle avait été très mondaine, mais qu’à l’automne, elle avait décidé subitement de sous-louer « la maison idéale » que Beaufort avait eu tant de peine à lui trouver, pour aller s’établir à Washington, où elle avait fait partie de ce qu’on appelait alors « la brillante société diplomatique, » par contraste avec le ton « province » du milieu gouvernemental. En écoutant ces appréciations variées et souvent contradictoires sur la beauté de Mme Olenska, sa conversation, ses opinions, ses amis, il semblait à Newland qu’il s’agissait d’une personne morte depuis longtemps. Il n’avait eu la sensation de la retrouver vivante et présente, que depuis le moment où Medora avait parlé d’elle. Les paroles zézayées par la marquise avaient évoqué le petit salon éclairé par la lueur du foyer, un bruit de roues dans la rue généralement déserte. Ainsi, dans ces cavernes de Toscane, un feu de paille allumé par de petits paysans fait soudain apparaître l’image des morts étrusques peinte sur les parois.
De la hauteur où la maison était perchée, un sentier descendait à une étroite jetée de bois, aboutissant à un kiosque qui figurait une pagode chinoise. À la balustrade de la pagode, une jeune femme se tenait accoudée. Archer s’arrêta comme s’il eût été le jouet d’un rêve. Non ! cette vision du passé ne pouvait être autre chose qu’une hallucination. La réalité, c’était la maison là-haut ; c’étaient les poneys de Mrs Welland, tournant autour du grand ovale sablé de la cour ; c’était May, assise sous les effrontés dieux Olympiens, radieuse d’espérances secrètes ; c’était la villa Welland au bout de Bellevue Avenue, où Mr Welland, déjà habillé pour le dîner, arpentait le salon avec sa nervosité de dyspeptique. — « Que suis-je désormais ?… pensa Archer, je suis un gendre, rien de plus. »
La jeune femme au bout de la jetée ne bougeait pas. Elle semblait absorbée dans la contemplation de la baie sillonnée de bateaux à voiles, de yachts de plaisance, de bateaux de pêche, de bacs de charbon tirés par de bruyants remorqueurs. Au delà des bastions gris de Fort Adams, éclatait la longue traînée du soleil couchant. La voile d’une barque se prenait dans la lumière en passant dans le chenal, entre le Lime Rock et le rivage…
« Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence. Si c’était elle qui vînt ainsi derrière moi, est-ce que je ne le sentirais pas ? » se demanda-t-il ; et soudain il se dit : « Si elle ne se retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé le Lime Rock, je m’en irai. »
Le petit bateau sortait, glissant avec la marée. Il passa devant le Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la tourelle du phare. Archer attendit qu’un grand espace se fût creusé entre l’île et l’arrière du bateau ; la jeune femme, dans la pagode, ne bougeait toujours pas.
Il revint sur ses pas, remonta la côte, rejoignit ces dames.
— Je regrette que vous n’ayez pas trouvé Ellen : j’aurais aimé la revoir, dit May, en revenant avec son mari à la nuit tombante. Mais peut-être n’y tenait-elle pas. Elle a tellement changé !
— Qu’entendez-vous par là ? fit Archer, d’une voix sans expression.
— Je veux dire : elle est devenue si indifférente à ses amis, abandonnant New-York et sa maison pour frayer avec des gens si bizarres ! À quel point elle doit être mal chez les Blenker ! Elle prétend que c’est pour empêcher cousine Medora de faire une sottise, d’épouser quelque aventurier ; je croirais plutôt qu’elle s’est toujours ennuyée avec nous.
Archer ne répondit pas. May continuait avec une nuance de dureté qu’il ne lui connaissait pas :
— Après tout, je me demande si elle ne serait pas plus heureuse avec son mari.
Newland eut un rire nerveux.
— Sancta simplicitas ! s’écria-t-il.
Il ajouta :
— C’est la première fois que je vous entends dire une chose cruelle.
— Ai-je dit quelque chose de cruel ?
— Sans doute… On assure que les anges prennent plaisir à regarder les contorsions des damnés : du moins ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’on est plus heureux en enfer.
Le phaéton approchait de la villa des Welland. Aux fenêtres brillaient déjà des lumières. Archer trouva son beau-père, exactement comme il se l’était figuré, arpentant le salon, montre en main, avec cette mine de martyr qu’il avait quand on le faisait attendre, et qu’il jugeait plus efficace que la colère.
Le luxe de la maison des Welland, cette atmosphère chargée du poids de tant de détails jugés indispensables, agissait sur Archer comme un narcotique. L’épaisseur des tapis, l’empressement des serviteurs, le tic-tac sonore des pendules qui rythmaient les rites compliquées de la richesse, le renouvellement perpétuel des invitations et des cartes de visites sur la table du hall, toutes les frivolités tyranniques qui unissaient les heures les unes aux autres et chaque membre de la famille à tous les autres, avaient agi sur Archer. D’habitude, une vie affranchie de cette lourde opulence lui eût paru étrangement précaire. Mais, en cet instant, c’était la maison des Welland et la vie qu’il devait y mener, qui lui semblaient irréelles. La scène rapide qu’il venait de vivre, sur la plage où il s’était arrêté à mi-chemin, faisait battre son cœur comme si la présence même d’Ellen eût passé dans le sang de ses veines.
Toute la nuit, aux côtés de May, dans la grande chambre tendue de perse où un rayon de lune se jouait sur le tapis, il chercha vainement le sommeil : sa pensée ne pouvait se détacher d’Ellen Olenska traversant les grèves lumineuses derrière les trotteurs de Beaufort.