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Au temps de l’innocence/22

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 384-389).


XXII


— Une réception en l’honneur des Blenker. — Les Blenker ?

On déjeunait en famille ; Mr Welland déposa sa fourchette et jeta un regard inquiet du côté de sa femme. Celle-ci, ajustant son lorgnon d’or, lut avec une emphase ironique :

« Le professeur et Mrs Emerson Sillerton prient Mr et Mrs Welland de leur faire le plaisir de venir, le 25 août à 3 heures précises, à la réunion du Cercle des mercredis. Pour rencontrer Mrs et les Misses Blenker. »

— Mon Dieu ! soupira Mr Welland, comme si une seconde lecture eût été nécessaire pour lui faire admettre une idée aussi grotesque.

— Pauvre Amy Sillerton ! On ne sait jamais ce que son mari va inventer, ajouta Mrs Welland. Peut-être qu’il vient de découvrir les Blenker.

Le professeur Emerson Sillerton était une épine au flanc de la société de Newport, une épine dont on ne pouvait se débarrasser parce qu’elle sortait d’une souche vénérable et vénérée. Son père était oncle de Sillerton Jackson ; sa mère une Pennilow de Boston. Des deux côtés, la fortune et la situation sociale étaient excellentes. Rien n’avait obligé Emerson Sillerton à se faire archéologue, ni même professeur, ni à habiter Newport l’hiver au lieu d’avoir une maison à New-York. Et, s’il voulait briser avec la tradition, pourquoi épouser la pauvre Amy Dagonet, qui était en droit d’espérer mieux, et qui avait assez de fortune personnelle pour s’offrir une voiture ?

Personne dans le milieu des Mingott ne pouvait comprendre pourquoi Amy Sillerton s’était si patiemment soumise aux excentricités d’un mari qui remplissait la maison d’hommes aux cheveux longs et de femmes aux cheveux courts, et qui emmenait sa femme faire des fouilles dans le Yucatan au lieu d’aller à Paris ou en Italie.

Mais ils s’étaient, tous deux, entêtés dans leur insolite manière de vivre. Et quand, chaque année, ils donnaient leur morne garden party, il fallait bien que l’élégante colonie des « Falaises » y fît acte de présence.

— C’est étonnant, remarqua Mrs Welland, qu’ils n’aient pas choisi le jour des régates ! Vous rappelez-vous qu’il y a deux ans, ils ont eu une réception en l’honneur d’un noir, le jour du thé dansant des Mingott ? Heureusement, cette fois, il n’y a pas le même jour d’autre réunion ; car il faut bien que nous allions chez eux, les uns ou les autres.

Mr Welland eut un soupir.

— Trois heures, c’est une heure impossible ! Je dois être ici à trois heures et demie pour prendre mes gouttes. Inutile d’essayer le nouveau traitement de Bencomb si je ne le suis pas strictement. Et, si je vous rejoins plus tard, je manquerai ma promenade. Il déposa de nouveau sa fourchette, et une ombre d’anxiété assombrit ses joues plissées de petites rides.

— Il n’y a aucune raison pour que vous y alliez, mon ami, répondit sa femme. J’ai des cartes à mettre à l’autre bout de Bellevue Avenue, et j’irai chez cette pauvre Amy ; j’y resterai le temps nécessaire pour lui montrer que nous ne la négligeons pas. — Elle regarda, en hésitant, du côté de sa fille. — Et si Newland est pris, May pourrait sortir en voiture avec vous et essayer le nouveau harnais des cobs.

C’était un principe dans la famille Welland que tous les jours et toutes les heures devaient être « occupées. » La mélancolique pensée qu’il fallait bien tuer le temps hantait Mrs Welland comme le problème des chômeurs angoisse le philanthrope.

— Je sortirai certainement avec papa ; je suis sûre que Newland trouvera à s’occuper, dit May. C’était une constante souffrance pour Mrs Welland que la répugnance d’Archer à faire d’avance le programme de ses journées.

Quand le jour de la réception des Sillerton approcha, May ne fut rassurée que lorsqu’Archer parla de louer un buggy pour aller à un haras près de Portsmouth, choisir un second cheval pour le coupé. Cette idée était née dans son esprit, le jour même où on avait parlé de l’invitation des Emerson Sillerton, mais il s’était gardé d’en rien dire. Il avait poussé la précaution jusqu’à louer par avance une paire de vieux trotteurs qui pouvaient encore faire leurs dix-huit milles, et, se levant de table avant les autres, il monta dans la légère voiture et partit.

La journée était délicieuse. Au-dessus de la mer miroitante, un léger vent du Nord faisait courir de petits nuages blancs dans un ciel outremer. Les rues étaient désertes ; Archer traversa rapidement la ville et longea la plage qui s’étend au delà. Même en menant doucement ses chevaux, il arriverait au haras avant trois heures. Il aurait le temps d’examiner le cheval, de l’essayer même, et il jouirait ensuite de quatre heures de liberté.

Il ne s’avouait pas qu’il désirait revoir Mme Olenska : il croyait qu’elle profiterait probablement de l’occasion pour venir à Newport avec les Blenker voir sa grand’mère. Mais depuis qu’il l’avait aperçue dans le parc de Mrs Mingott, il était tourmenté du désir de connaître l’endroit où elle vivait. Ce désir le poursuivait, jour et nuit, indéfinissable, obsédant, comme l’idée fixe d’un malade qui veut manger d’une chose goûtée autrefois et depuis longtemps oubliée. Au delà de cette idée, il ne voyait rien, ne savait où elle le mènerait. Il ne sentait aucun désir de parler à Mme Olenska, ni même d’entendre sa voix. Il voulait simplement emporter en lui la vision du ciel et de la mer qui l’encadraient : alors le reste du monde lui paraîtrait peut-être moins vide.

Arrivé au haras, il vit tout de suite que le cheval ne lui convenait pas. À trois heures, il remonta dans le buggy et prit le chemin de traverse, qui conduisait à Portsmouth.

Le vent était tombé et une vapeur légère, suspendue au-dessus de l’horizon, attendait le retour de la marée pour s’étendre sur l’estuaire. Tout autour de lui, une lumière d’or inondait les champs et les bois. Il passa devant ces maisons de bois entourées de vergers, devant des prés et des bouquets de chênes rabougris, prit une route qui s’allongeait entre des haies bordées de ronces et de verges d’or, au bout de laquelle scintillait le bleu. À gauche se détachait sur un groupe de chênes et d’érables une longue maison délabrée qui portait encore des traces de peinture blanche.

En face de la barrière, se trouvait un de ces hangars de la Nouvelle-Angleterre destinés à abriter les machines agricoles du fermier et les attelages des visiteurs. Archer y attacha ses chevaux et se dirigea vers la maison. Il vit la petite pelouse négligée, le jardin de buis inculte, les dahlias et les buissons de roses roussis foisonnant autour d’un petit pavillon en treillage blanc. Un Cupidon de bois, privé de son arc et de ses flèches, surmontait le pavillon, et continuait, désarmé, à viser l’entrée du jardin.

Archer s’appuya contre la barrière. Il ne voyait personne, — aucun son ne venait des fenêtres ouvertes de la maison. Seul un vieux terre-neuve sommeillait devant la porte, gardien aussi inoffensif que le Cupidon désarmé.

Longtemps Archer resta là, imprégnant ses yeux de cette maison, de ce jardin, dont il subissait le charme somnolent. Enfin, il prit conscience de l’heure qui s’avançait. Allait-il déjà s’en retourner ? Il restait là, indécis. Tout à coup, il éprouva le désir de voir l’intérieur de la maison, les chambres où vivait Ellen. Si elle était absente, comme il le croyait, rien ne l’empêchait d’aller sonner à la porte ; il pouvait se nommer, et demander la permission d’écrire un mot dans le salon. Puis il se ravisa et, traversant la pelouse, gagna le jardin. Dans le kiosque, il aperçut une ombrelle rose. Cette ombrelle l’attira comme un aimant. Ce ne pouvait être que celle d’Ellen ! Il entra dans le kiosque, ramassa l’ombrelle, et, assis sur le banc boiteux, il porta à ses lèvres le joli manche sculpté. Tout à coup il entendit un froufrou de jupes : quelqu’un venait vers lui.

— Mr Archer ! s’écria une voix jeune et gaie. Levant les yeux, il vit devant lui la plus jeune et la plus plantureuse des demoiselles Blenker, les cheveux blonds en désordre, la robe chiffonnée.

— Mon Dieu, d’où sortez-vous ? s’écria-t-elle. Je devais être profondément endormie dans le hamac. Ils sont tous à Newport. Avez-vous sonné ?

La confusion d’Archer égalait celle de la jeune fille.

— Je… non… c’est-à-dire, j’allais sonner. J’ai poussé jusqu’ici dans l’espoir de trouver madame votre mère. Mais la maison m’a paru abandonnée, et je me suis assis pour attendre.

Miss Blenker, secouant les vapeurs du sommeil, le regarda avec un intérêt croissant.

— Oui ; la maison est abandonnée. Maman n’est pas là, ni la marquise, ni personne autre que moi. Vous ne saviez donc pas que le Professeur et Mrs Sillerton donnent une réception pour maman et pour nous toutes aujourd’hui ? J’ai la malchance de n’avoir pu y aller : j’ai mal à la gorge. Est-ce assez ennuyeux ? Naturellement, ajouta-t-elle gaiement, j’aurais été moins contrariée si j’avais su que vous deviez venir.

Les symptômes d’une coquetterie gauche se manifestaient en elle, et Archer dit brusquement :

— Et Madame Olenska, est-elle allée à Newport aussi ?

Miss Blenker le regarda avec surprise.

— Madame Olenska ? Elle est partie ce matin, appelée par dépêche. — Et, avisant l’ombrelle rose :

— Oh ! mon ombrelle ! Je l’ai prêtée à cette sotte de Katie, qui l’aura laissée ici. — Reprenant son ombrelle, elle ouvrit le dôme rose au-dessus de sa tête. — Oui, Ellen a été appelée hier. Elle veut que nous l’appelions Ellen. Elle a reçu un télégramme de Boston. Son absence doit durer deux jours… J’adore la façon dont elle se coiffe. Et vous ? jabota Miss Blenker.

Archer la regardait sans la voir, — sans rien voir que l’ombrelle ridicule ouverte sur cette grosse tête agitée. Après un moment, il hasarda : — Vous ne savez pas pourquoi Madame Olenska est allée à Boston ? J’espère qu’elle n’a pas reçu de mauvaises nouvelles.

— Je ne crois pas. Elle ne nous a pas dit ce que contenait la dépêche… Ravissante, cette Ellen, ne trouvez-vous pas ?

Archer songeait. Il songeait à la platitude de l’avenir qui l’attendait et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre image, l’image d’un homme à qui il n’arriverait jamais rien. Il regarda le jardin inculte, la maison délabrée, le bois de chênes qui s’emplissait d’ombre. C’était bien l’endroit où il aurait dû trouver la comtesse Olenska, mais elle était loin ! L’ombrelle rose même n’était pas la sienne.

Il dit en hésitant :

— Vous ne savez pas à quel hôtel votre cousine est descendue ?… Je dois aller à Boston demain. Peut-être pourrai-je la voir…

— Ce sera très aimable à vous. Elle est descendue à l’hôtel Parker. Ce doit être terrible par cette chaleur.

Archer n’eut plus qu’une conscience vague des propos qu’ils échangèrent encore. Il se rappela seulement avoir résisté aux instances de la jeune fille, qui le priait d’attendre le retour de sa famille et de rester à souper avec eux. Enfin, toujours accompagné de Miss Blenker, il quitta le domaine du Cupidon de bois, détacha ses chevaux et s’en alla. Au détour de la route, il vit Miss Blenker debout près de la grille, qui agitait l’ombrelle rose.