Au temps de l’innocence/24

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 395-399).


XXIV


Ils déjeunèrent lentement, avec des alternances de mutisme et de causerie fiévreuse. L’enchantement qui les avait tenus éloignés se brisait enfin : ils avaient beaucoup à se dire, et pourtant les paroles qu’ils prononçaient n’étaient souvent que l’accompagnement d’un merveilleux solo de silence. Penchée sur la table, le menton appuyé sur ses mains jointes, Ellen contait sa vie depuis qu’ils ne s’étaient pas vus.

Elle s’était fatiguée de la société de New-York, très aimable, d’une hospitalité presque gênante. Elle n’oublierait jamais l’accueil qu’elle avait reçu à son retour d’Europe ; mais l’attrait de la nouveauté passé, elle s’était reconnue, disait-elle, trop « autre. » Aussi, elle s’était décidée à essayer de Washington, où elle trouvait une plus grande diversité de monde et d’idées. Elle était sur le point de s’y installer ; elle y ferait un intérieur à la pauvre Medora, qui avait lassé la patience de toute sa famille.

— Mais le Docteur Carver ? Vous n’avez pas peur de lui ?

— Le danger Carver est passé. Le Docteur Carver est un homme très fort : c’est une femme riche qu’il lui faut. Mais Medora, comme adepte, est pour lui une bonne réclame.

— Adepte de quoi ?

— De toutes sortes d’idées sociales, aussi nouvelles que folles. Et pourtant, au fond, ces chimères m’intéressent plus que l’aveugle obéissance à la tradition qui sévit dans notre milieu. Et quelle tradition ? Celle des autres. C’est un peu bête d’avoir découvert l’Amérique pour en faire la copie des autres pays !

Le front du jeune homme s’assombrit.

— Et Beaufort ? Est-ce que vous dites ces choses-là à Beaufort ? demanda-t-il brusquement.

— Certes, et il les comprend très bien. Mais je ne l’ai pas vu depuis longtemps.

— C’est ce que je vous ai toujours dit : vous ne nous aimez pas. Beaufort vous plaît parce qu’il nous ressemble si peu.

Il parcourut des yeux la chambre nue, dont les fenêtres ouvraient sur la plage nue, et les maisonnettes d’un blanc de chaux qui s’alignaient sur la côte.

— Chez nous il n’y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous sommes ennuyeux à mourir. Je ne sais pas, fit-il subitement, pourquoi vous ne retournez pas là-bas.

Il s’attendait à une riposte indignée ; mais la jeune femme garda le silence et parut réfléchir.

— Pourquoi ? prononça-t-elle enfin. Je crois que c’est à cause de vous.

Elle n’aurait pu faire cet aveu avec moins de passion, d’un ton moins propre à flatter une vanité d’homme. Archer rougit jusqu’aux tempes, ne fit pas un mouvement et n’osa pas répondre.

— Du moins, continua-t-elle, c’est vous qui m’avez fait comprendre que, sous l’ennui et l’uniformité de cette vie, se cachent des choses si belles, si nuancées, si délicates, que même celles à quoi je tenais le plus dans mon ancienne vie semblent médiocres en comparaison. Comment dire ?… Je n’avais jamais compris jusqu’alors que les plaisirs les plus raffinés s’achètent souvent au prix de la cruauté, de la bassesse… Je veux, continua-t-elle, être parfaitement loyale avec vous et avec moi-même. Longtemps j’ai espéré l’occasion de vous dire quelle sorte de secours vous m’avez apporté, ce que vous avez fait de moi.

Archer l’interrompit avec un rire amer. — Et vous ? Qu’est-ce que vous croyez avoir fait de moi ?… Oui, de moi, car je suis votre œuvre bien plus que vous n’avez jamais été la mienne. Je suis l’homme qui a épousé une certaine femme parce qu’une autre lui a ordonné de le faire.

À la pâleur d’Ellen succéda une rougeur fugitive.

— Je croyais… vous aviez promis… vous ne deviez pas me dire aujourd’hui de ces choses.

— Ah ! que cela est bien d’une femme ! Aucune de vous ne veut regarder jusqu’au fond d’une mauvaise affaire.

Elle baissa la voix.

— Est-ce que votre mariage est une mauvaise affaire… pour May ?

Debout contre la fenêtre, il tapotait la vitre. Il sentait dans toutes ses fibres la tendresse anxieuse qu’elle avait mise dans ce nom de May.

— Car c’est cela qui importe. N’est-ce pas vous qui m’en avez convaincue ? insista-t-elle doucement.

— Moi ? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer.

— Mais oui, — et, suivant sa pensée avec effort : — Si notre sacrifice est inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue chercher chez nous, tout ce qui m’avait fait paraître, par contraste, mon passé si vide, si misérable, tout cela ne serait qu’un rêve…

— Et dans ce cas, il n’y a aucune raison pour que vous ne repartiez pas ?…

Les yeux d’Ellen s’attachèrent sur lui avec angoisse :

— Est-ce que vraiment il n’y a aucune raison ?

— Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon mariage. Car mon mariage est manqué.

Elle ne répondit pas, et il continua :

— Vous m’avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie vie, et en même temps vous me demandiez d’en continuer une qui n’est qu’un mensonge. Cela passe l’endurance humaine.

— Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l’endure ! s’écria-t-elle.

Ses bras étaient retombés sur la table ; elle restait là, le visage exposé au regard du jeune homme, comme dans l’abandon d’un péril désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son âme. Archer restait muet, confondu de ce qu’il comprenait tout à coup.

— Vous aussi ? Oh ! vous aussi ? balbutia-t-il.

Les larmes débordèrent des paupières d’Ellen et roulèrent lentement le long de ses joues.

Ni l’un ni l’autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement indifférent à la présence physique de la jeune femme : il n’en aurait presque pas eu conscience, si une de ses mains n’avait attiré son regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du visage d’Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la Vingt-troisième rue. Il avait connu l’amour qui se nourrit de caresses ; mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l’élevait au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui dispersât le son des paroles d’Ellen… Mais bientôt une sorte de désespoir l’envahit : ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l’un de l’autre, et pourtant chacun d’eux restait rivé à sa destinée propre ; ils auraient aussi bien pu avoir entre eux la moitié du monde.

— Tout est inutile, puisque vous repartirez, s’écria-t-il.

Elle restait immobile, les paupières baissées :

— Je ne partirai pas maintenant, murmura-t-elle.

— Pas maintenant, mais un jour… Un jour que vous prévoyez déjà ?

Elle leva sur lui des yeux clairs.

— Je vous le promets, je ne partirai pas tant que vous aurez du courage, tant que nous pourrons nous regarder en face loyalement, comme aujourd’hui.

Il retomba sur sa chaise.

— Quelle vie pour vous ! gémit-il.

— Faudra qu’elle fasse partie de la vôtre ?…

— Et la mienne aussi fera partie de la vôtre…

Elle fit signe que oui.

— Et ce doit être tout… — pour l’un et pour l’autre ?

— Ce sera tout, n’est-ce pas ?

Maintenant ils avaient tout dit. Il se dressa, oubliant son angoisse, ne voyant plus que la douceur infinie de ce visage. Elle se leva aussi, non pour aller au-devant de lui ni pour le fuir, mais tranquille, calme comme si le plus dur de sa tâche était accompli, et qu’elle n’eût plus qu’à attendre : si tranquille, que tandis qu’il s’avançait vers elle, ses mains ouvertes semblaient le guider au lieu de l’écarter. Leurs mains se joignirent, et les bras tendus d’Ellen le tinrent assez éloigné pour qu’il pût lire tout ce qu’exprimait ce visage.

Se tinrent-ils ainsi longtemps ? Le temps pour Ellen de communiquer tout ce qu’elle avait à dire, et pour lui de sentir qu’une seule chose importait : ne rien hasarder qui pût faire de cette rencontre la dernière. Il devait confier leur avenir à Ellen, sans rien lui demander d’autre que de le garder serré dans ses mains closes.

— Je ne veux pas, je ne veux pas que vous souffriez, dit-elle avec un sanglot dans la voix en retirant ses mains.

Et lui suppliait :

— Vous ne partirez pas ? Vous ne partirez pas ?

— Je ne partirai pas, dit-elle.

Cependant la bande des jeunes professeurs quittait la table, prenait ses chapeaux, se mettait en branle pour le quai. Le vapeur blanc attendait devant l’embarcadère, et, au-dessus des eaux lumineuses, Boston émergeait dans la brume.