Au temps de l’innocence/25

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 399-404).


XXV


Quand il se trouva sur le bateau, parmi les autres touristes, Archer se sentit pénétré d’un calme qui lui apportait à la fois de l’étonnement et de la force. Et pourtant, il n’avait pas même frôlé de ses lèvres la main de Mme Olenska, ni obtenu d’elle un mot de promesse. C’était le résultat de l’équilibre parfait que Mme Olenska avait su établir entre ce qu’ils devaient de loyauté aux autres et de franchise à eux-mêmes. Cet équilibre, elle l’avait trouvé non dans un adroit calcul mais dans la sincérité invincible qu’avaient révélée ses larmes et ses hésitations. Maintenant que le danger était passé, Archer se sentait rempli d’une sorte de crainte rétrospective, et remerciait le sort que nulle vanité masculine, nul désir de jouer un rôle, ne l’eût induit dans la tentation de la tenter elle-même. Après le serrement de mains avec lequel ils s’étaient séparés à la gare, Archer s’était éloigné seul, avec le sentiment qu’il venait de sauver plus d’amour qu’il n’en avait sacrifié.

Il rentra au cercle, s’assit seul dans le salon de lecture, revivant chaque seconde de ces heures passées avec elle. Il voyait de plus en plus clairement que si elle se décidait à rejoindre son mari, ce ne serait pas pour retrouver les avantages de sa vie passée, même aux nouvelles conditions qui lui étaient offertes. Non ; elle ne repartirait que si elle se sentait devenir une tentation pour Archer, la tentation de tomber de cette altitude que tous deux avaient voulu atteindre. Elle resterait près de lui aussi longtemps qu’il ne la presserait pas sur la voie du danger, et il dépendrait de lui de la garder ainsi sauve, mais intangible.

Dans le train, ces pensées l’occupaient encore, l’enveloppaient dans une sorte de nuage. Il était toujours dans cet état d’absorption quand il s’éveilla le lendemain matin du sommeil agité du sleeping, dans la suffocation d’une journée de septembre à New-York. Tandis que passait sur le quai le flot des visages flétris de chaleur, tout à coup une figure lui apparut distincte, s’approcha, s’imposa. C’était, il le reconnut, ce même visage de jeune homme qu’il avait vu la veille, sortant de l’hôtel Parker, et dont il avait remarqué le type particulier.

La même impression le saisit à nouveau, s’accompagnant d’un obscur réveil d’anciens souvenirs, lorsque le jeune homme, s’avançant vers Archer, leva son chapeau et dit en anglais :

— Il me semble que nous nous sommes rencontrés à Londres, Monsieur ?

— Mais oui, je me souviens, répondit Archer, en lui serrant cordialement la main. Alors, vous êtes venu malgré tout, continua-t-il, en reconnaissant avec curiosité le visage intelligent du petit précepteur avec qui il avait dîné chez Mrs Carfry.

— Je suis venu, dit M. Rivière, avec un sourire nerveux, mais pas pour longtemps. Je repars après-demain.

Comme Archer le priait à déjeuner, il lui demanda seulement à Archer la permission d’aller le voir dans la journée. Archer fixa une heure, et griffonna son adresse.

M. Rivière fut exact au rendez-vous. Ce fut lui qui, avant même d’accepter un siège, ouvrit brusquement l’entretien :

— Je crois vous avoir vu, monsieur, hier à Boston.

Archer allait formuler un mot d’assentiment quand les paroles furent arrêtées sur ses lèvres par quelque chose de mystérieux et cependant de significatif dans le regard insistant de son visiteur.

— C’est étrange, continua M. Rivière, que nous nous soyons rencontrés dans les circonstances où je me trouve.

— Quelles circonstances ? interrogea Archer, en se demandant si le précepteur avait besoin d’argent.

M. Rivière persistait à scruter Archer de ses yeux interrogateurs.

— Je suis venu, non pour chercher un emploi, comme je l’avais envisagé lors de notre conversation à Londres, mais pour une mission particulière.

— Ah ! s’écria Archer. En un éclair, les deux rencontres, celle de Boston devant l’hôtel, celle de ce matin à la gare, s’étaient liées dans son esprit ; il s’arrêta pour considérer la situation qui se révélait soudain. M. Rivière, lui aussi, restait silencieux.

— Une mission particulière, répéta enfin Archer. Sa voix résonnait sèchement ; il se sentit maîtrisé par un mouvement de jalousie et de défiance. Tous les doutes suggérés par le dossier de la comtesse Olenska, et toujours refoulés, s’éveillaient en lui. Il fit un effort pour prier M. Rivière de s’asseoir.

— C’est à propos de cette mission que vous vouliez me consulter ? demanda Archer.

M. Rivière baissa la tête :

— Je voudrais, si vous le permettez, vous parler de la comtesse Olenska.

Archer savait depuis quelques instants que ce nom allait venir, mais quand il vint, le sang lui monta aux tempes comme s’il avait été frappé par une branche rebondissant dans un fourré.

— Et dans l’intérêt de qui faites-vous cette démarche ?

M. Rivière répondit hardiment :

— Je pourrais dire dans son intérêt à elle, si ce n’était manquer aux convenances. Disons plutôt : dans l’intérêt de la simple justice.

Archer le regarda d’un air ironique.

— En d’autres termes, c’est vous qui êtes le messager du comte Olenski ?

Le visage bistré de M. Rivière se colora à son tour.

— Pas vis à vis de vous, monsieur. Si je viens vous voir, c’est en me plaçant sur un tout autre terrain.

— Je ne vous comprends pas. Êtes-vous, oui ou non, un mandataire ?

Le jeune homme réfléchit.

— Ma mission est terminée. En ce qui concerne Mme Olenska, elle a échoué.

— Je n’y peux rien, reprit Archer, sur le même ton d’ironie.

— Non, mais vous pouvez…

M. Rivière s’arrêta, examina la doublure de son chapeau, qu’il tournait dans ses mains gantées ; puis, levant les yeux vers Archer, il reprit : — Vous pouvez, monsieur, j’en suis convaincu, user de votre influence pour qu’elle échoue, de même auprès de la famille de Mme Olenska.

Archer repoussa sa chaise, se leva d’un bond.

— C’est bien ce que j’ai l’intention de faire ! s’écria-t-il. Il regardait de haut en bas, avec courroux, le petit Français qui s’était levé aussi.

M. Rivière pâlit.

— Comment, éclata Archer, avez-vous pu croire, puisque vous paraissez vous adresser à moi comme parent de Mme Olenska, que je me placerais à un autre point de vue que celui de sa famille ?

M. Rivière le regarda avec angoisse :

— Seriez-vous donc d’accord avec la famille pour penser, qu’en face des nouvelles propositions qui lui sont faites, il est presque impossible à Mme Olenska de ne pas retourner chez son mari ?

— Que voulez-vous dire ? s’écria Archer.

— Avant de voir Mme Olenska, avant d’aller à Boston, j’ai eu, — sur la demande du comte Olenski, — plusieurs entretiens avec Mr Lovell Mingott. Je crois comprendre qu’il représente l’opinion de sa mère, et que Mrs Manson Mingott exerce une grande influence sur sa famille.

Archer se taisait, dans la stupeur de découvrir que de telles négociations avaient eu lieu sans qu’il en eût seulement été averti. Il comprit que la famille avait cessé de le consulter, avertie par quelque profond instinct de clan qu’il ne la suivrait plus. Il se rappela la remarque de May, le soir de la fête du tir à l’arc : « Peut-être, après tout, Ellen serait-elle plus heureuse avec son mari. » Il se souvint de sa riposte indignée. Il se rendit compte aussi que, depuis lors, sa femme n’avait plus prononcé devant lui le nom de Mme Olenska. L’allusion de May n’avait été sans doute que le brin de paille levé pour voir d’où vient le vent. Le résultat avait été communiqué à la famille, et Archer tacitement exclu de leurs conseils. Il admirait la discipline de tribu qui soumettait May à cette décision. Elle trouvait probablement, avec sa famille, que Mme Olenska aurait une meilleure situation comme femme malheureuse que comme femme séparée, et qu’il était inutile de discuter le cas avec Newland, qui mettait parfois en doute les vérités les plus évidentes.

— Est-il possible, reprit M. Rivière, que vous ne sachiez pas que la famille se demande si elle a le droit de conseiller à la comtesse Olenska le refus des dernières propositions de son mari ?

— Celles que vous avez apportées ?

— Celles que j’ai apportées.

Archer fut sur le point de répondre que ce qu’il pouvait savoir ou ne pas savoir ne regardait en rien M. Rivière ; mais l’attitude du jeune homme lui en imposait, et il répondit à la question par une autre.

— Quel est votre but en venant me parler de tout ceci ?

La réponse ne se fit pas attendre.

— Je viens vous prier, monsieur, vous prier avec toute la force dont je suis capable, de ne pas laisser la comtesse Olenska retourner auprès de son mari.

Archer le regarda avec un étonnement croissant.

— Puis-je vous demander, dit-il enfin, si c’est dans ce sens que vous avez parlé à Mme Olenska ?

M. Rivière rougit, mais ses yeux ne se baissèrent point.

— J’ai accepté ma mission de bonne foi. Je croyais vraiment, pour des raisons dont il est inutile que je vous importune, qu’il valait mieux pour Mme Olenska retrouver la situation, la fortune et les conditions sociales que la position de son mari lui assure.

— Évidemment ; sinon, vous auriez difficilement accepté une pareille mission.

— Je ne l’aurais pas acceptée.

— Alors ?

Durant un silence, leurs regards se croisèrent, cherchant à se pénétrer.

— Ah ! monsieur, après l’avoir vue, après l’avoir écoutée, j’ai compris qu’elle était mieux ici. J’ai rempli ma mission loyalement. J’ai développé les arguments du comte. J’ai communiqué ses offres, sans y ajouter aucun commentaire personnel. La comtesse a bien voulu m’écouter patiemment ; elle a poussé la bonté jusqu’à me recevoir deux fois ; elle a étudié impartialement tout ce que j’étais venu lui dire. Et c’est au cours de ces deux conversations que j’ai changé d’avis, et que les choses me sont apparues sous un autre jour.

— Puis-je vous demander à quoi est dû ce revirement ?

— Au changement que j’ai constaté en elle.

— Vous connaissiez donc déjà la comtesse ?

Le visage du jeune homme se colora à nouveau.

— Je la voyais chez son mari. Je connais le comte Olenski depuis plusieurs années. Vous comprenez qu’il n’aurait pu charger un étranger d’une pareille mission.

— Et de quel genre est ce changement que vous avez constaté ?

— Cela est difficile à expliquer… Après tout, ce n’est peut-être pas elle qui a changé, c’est moi qui me suis rendu compte pour la première fois, en la voyant dans son pays, qu’elle est une Américaine, et que certaines choses acceptées dans d’autres, sociétés, ou au moins tolérées, pour une Américaine de son espèce sont impossibles. Si les parents de Mme Olenska connaissaient mieux le milieu où il s’agit pour elle de rentrer, ils la soutiendraient dans son refus ; mais ils ont l’air de prendre la démarche du comte pour un élan de tendresse conjugale…

Pendant quelques secondes, Archer ne se sentit pas assez maître de lui pour prononcer une parole. Il entendit M. Rivière reculer sa chaise, comprit que celui-ci s’était levé, et, ayant tourné les yeux vers lui, il le vit aussi ému qu’il l’était lui-même.

— Merci, dit-il, simplement.

— Vous n’avez pas à me remercier, monsieur, c’est moi qui… plutôt…

M. Rivière s’arrêta comme s’il éprouvait, lui aussi, une difficulté à parler. Puis il continua d’une voix plus ferme :

— Je voudrais cependant ajouter une chose, vous m’avez demandé si j’étais au service du comte Olenski. Je suis revenu chez lui, il y a quelques mois, en raison de difficultés personnelles comme il s’en présente quand on a la charge de parents malades ou âgés ; mais, depuis que j’ai fait la démarche de venir vous voir pour vous faire certaines confidences, je considère que je ne puis continuer mes fonctions auprès du comte. Je le lui dirai en arrivant.

M. Rivière salua, prêt à se retirer. Archer lui tendit les mains et les deux hommes s’étreignirent.