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Au temps de l’innocence/30

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 603-608).


XXX


Ce soir-là, quand Archer descendit, il ne trouva personne au salon. Il devait dîner seul avec sa femme ; toutes les sorties du soir avaient été suspendues depuis la maladie de Mrs Manson Mingott, et il fut surpris que May, si exacte, ne l’eût pas devancé.

Elle apparut enfin, en robe décolletée étroitement lacée : le protocole de leur monde exigeait la grande toilette, même en famille. Pas une coque ne manquait aux rouleaux compliqués de ses cheveux blonds. Mais Archer lui trouva le teint pâle et les traits tirés.

— Qu’êtes-vous devenu ? demanda-t-elle. Je vous ai attendu chez grand’mère. Ellen est arrivée seule, disant qu’elle vous avait laissé en route, que vous aviez dû courir à vos affaires. Rien de fâcheux ?

— Non ; quelques lettres à expédier.

— Je regrette bien que vous ne soyez pas venu chez grand’mère ; sans doute ces lettres étaient urgentes ?

— Oui, fit-il, gêné par cette insistance.

C’est vrai qu’il avait promis, le matin, d’aller retrouver May chez sa grand’mère. Cela l’irritait qu’un si léger manquement fût relevé contre lui après deux ans de mariage. Il était las de vivre dans la fiction d’une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en avoir la chaleur.

Pendant le dîner, May lui apprit la nouvelle qui courait New-York. On disait que les Beaufort ne quittaient pas la ville, que Beaufort allait entrer dans une affaire d’assurances. Un tel aplomb passait toute imagination. Puis la conversation tourna dans l’étroit cercle habituel ; mais Archer remarqua que sa femme ne fit aucune allusion à Mme Olenska, ni à l’accueil qu’avait fait à celle-ci la vieille Catherine. Ce silence ne laissait pas d’avoir quelque chose d’inquiétant.

Dans la bibliothèque, Archer alluma une cigarette et ouvrit un livre, tandis que May prenait son panier à ouvrage, et, approchant un fauteuil de la lampe voilée de vert, découvrait un coussin qu’elle brodait pour Newland. Elle n’était pas trop habile ouvrière : ses grandes mains fortes étaient faites pour tenir les guides ou la rame. Mais toutes les femmes brodant des coussins pour leurs maris, elle n’aurait pas manqué à cet acte de dévotion conjugale.

Archer, quand il levait les yeux, la voyait penchée sur son métier. Ses manches courtes, bordées de ruches, découvraient ses bras ronds et fermes ; le saphir de ses fiançailles brillait à sa main gauche, au-dessus de sa large alliance d’or, et l’autre main perçait lentement et laborieusement le canevas. En la voyant assise ainsi, sous la lampe, Archer se disait avec une sorte de découragement qu’il saurait toujours toutes les pensées que recelait ce front pur ; que jamais, au cours des années à venir, elle ne le surprendrait par une fantaisie, une idée nouvelle, une faiblesse, une violence ou une émotion. Pendant leurs courtes fiançailles, elle avait épuisé tout ce qu’il y avait en elle de poétique et de romanesque. Maintenant, May mûrissait tranquillement, en une exacte reproduction de sa mère ; et mystérieusement, et par suite du même développement, elle tendait à faire de lui un second Mr Welland. Il posa son livre et se leva. Elle redressa la tête.

— Qu’y a-t-il ?

— On étouffe ici. J’ai besoin d’air.

Il ouvrit les rideaux, releva le châssis à guillotine, et se pencha sur la nuit glacée. Ne plus voir May, assise près de la table, sous la lampe ; apercevoir d’autres existences en dehors de la sienne, d’autres villes au delà de New-York, et tout un monde au delà de son monde, cela le soulageait ; l’air en devenait plus respirable. Il resta quelques minutes ainsi, accoudé dans l’obscurité. Puis il entendit May qui appelait.

— Newland ! Fermez la fenêtre ; vous allez mourir de froid.

Il baissa le carreau et se retourna.

« Mourir de froid ? pensa-t-il ; mais ne suis-je pas déjà mort ? n’y a-t-il pas des mois et des mois que ma vie est pareille à la mort ? »


Une semaine se passa. Archer n’entendait plus parler de Mme Olenska, et il se rendait compte que le nom de la jeune femme ne serait prononcé devant lui par aucun membre de la famille. Il ne faisait rien pour essayer de la voir. Une résolution germait en lui depuis qu’il s’était penché à la fenêtre de sa bibliothèque dans la nuit glacée. La force grandissante de cette résolution lui donnait du calme pour supporter l’attente.

Enfin, Mrs Manson Mingott lui fit dire qu’elle souhaitait le voir. Son cœur battait violemment quand il sonna chez la vieille Mrs Mingott. Il était là, sur les marches du seuil : derrière la porte, derrière les rideaux du boudoir de damas jaune, la comtesse Olenska l’attendait sûrement. Dans un moment, il la verrait ; il pourrait lui parler, avant d’être introduit dans la chambre de la malade. Il voulait seulement lui poser une question ; après, il savait ce qu’il aurait à faire… Quelle ne fut pas sa déception, quand il ne trouva que la mulâtresse qui l’introduisit auprès de la vieille Catherine !

L’aïeule était assise dans un vaste fauteuil près de son lit ; à côté d’elle, un guéridon d’acajou portait une lampe de bronze au globe gravé, voilé sous un papier vert. Archer ne remarqua sur son visage aucune trace de la récente attaque. Elle était seulement plus pâle, avec des ombres plus noires dans les plis de son visage trop gras. Dans son bonnet tuyauté, attaché par un nœud empesé entre ses deux premiers mentons, le fichu de mousseline croisé sur les vagues de sa robe de chambre violette, on aurait pu la prendre pour le portrait de quelque aïeule bienveillante et avisée, gonflée outre mesure par les plaisirs gastronomiques.

Elle tendit à Archer une des petites mains qui étaient nichées sur ses larges genoux comme des souris blanches.

— Sapho, dit-elle à la femme de chambre, ne laissez entrer personne. Si mes filles me demandent, dites que je dors.

La mulâtresse disparut et la vieille dame se retourna vers son petit-fils.

— Mon cher, suis-je tout à fait affreuse à voir ? demanda-t-elle gaîment, en ramenant sur le promontoire de sa poitrine les plis de batiste. Mes filles disent que ça n’a pas d’importance à mon âge, comme si la laideur n’était pas pire à mesure qu’elle devient plus difficile à cacher !

— Ma chère grand’mère, vous êtes mieux que jamais, répondit Archer sur le même ton d’empressement, mieux que personne…

La vieille dame renversa la tête en riant.

— Excepté Ellen ! s’amusa-t-elle à dire, en clignant des yeux malicieusement ; et avant qu’il pût répondre, elle ajouta :

— Elle était donc bien belle, le jour où tu as été la chercher à la gare ? Est-ce parce que tu le lui as dit qu’elle a dû te déposer en route ? De mon temps, les jeunes gens ne quittaient ainsi les jolies femmes que si elles les y obligeaient… Quel malheur qu’elle ne se soit pas mariée avec toi ! Je le lui ai répété cent fois…

Archer se demanda si la maladie avait affaibli les facultés de la vieille dame ; mais déjà elle continuait :

— Eh ! bien, j’ai tout arrangé : Ellen va rester avec moi : la famille dira ce qu’elle voudra. Tu as su comme ils étaient tous après moi, Lovell et Letterblair et Augusta Welland : ils voulaient que je lui coupe les vivres : histoire de lui dicter sa conduite. Ils ont cru m’avoir décidée quand je ne sais quel secrétaire est arrivé avec les dernières propositions du mari. Le gaillard se montrait généreux. Et après tout, le mariage est le mariage, l’argent est l’argent : je ne savais que répondre.

Elle s’arrêta court, respirant longuement, comme si de parler lui était devenu un effort.

— Mais aussitôt que j’ai revu Ellen, j’ai dit : « Toi, mon joli oiseau, t’enfermer encore dans cette cage conjugale ? Jamais ! » Et maintenant, c’est arrangé ; elle va rester ici pour soigner sa grand’mère tant qu’il y aura une grand’mère à soigner.

Le jeune homme écoutait, les veines brûlantes. Dans la confusion de son esprit, il savait à peine si la nouvelle lui causait de la joie ou du chagrin. Il s’était si bien résolu à un autre parti, qu’il ne pouvait ajuster ses pensées à celui-ci. Mais peu à peu, un repos délicieux l’envahit. Les difficultés s’éloignaient, miraculeusement. Ellen avait consenti à venir vivre avec sa grand’mère ; c’était donc qu’elle s’avouait ne pouvoir renoncer à lui. C’était sa réponse à l’appel suprême de l’autre jour. Si elle ne voulait pas faire le dernier pas, elle cédait pourtant à demi. Il s’abandonnait à cette pensée avec le soulagement d’un homme qui a été prêt à tout risquer, et goûte soudain la dangereuse douceur de la sécurité…

— Elle n’aurait pas pu retourner auprès de son mari, c’était impossible ! s’écria-t-il.

— Ah ! mon cher, j’ai toujours su que tu étais pour elle, et c’est pourquoi je t’ai fait venir. Car tu vois, — elle redressa la tête autant que le lui permettaient ses doubles mentons, et le regarda en plein dans les yeux, — tu vois, nous aurons encore à combattre. À moi toute seule, je ne suis pas de force, il faut que tu viennes à mon aide.

— Moi ? balbutia-t-il.

— Pourquoi pas ? — Elle fixa sur lui des regards devenus soudain coupants comme des lames de couteau. Sa main quitta le bras de son fauteuil pour aller se poser sur celle du jeune homme, qu’elle agrippa de ses petits ongles pareils à des griffes d’oiseau. — Pourquoi pas ? répéta-t-elle.

Archer, sous ce regard, reprit possession de lui-même.

— Chère grand’mère, vous pouvez très bien tenir contre eux tous, à vous toute seule ; mais, si vous avez besoin de moi, je serai derrière vous.

— Alors nous voilà sauvés ! soupira-t-elle ; et, lui souriant avec toute son ancienne finesse, elle ajouta, calant sa tête sur ses oreillers : J’ai toujours pensé que tu serais avec nous ; sais-tu pourquoi ? C’est qu’ils ne prononcent jamais ton nom quand ils ressassent leur antienne au sujet du retour d’Ellen chez Olenski.

Il eut un sursaut : cette perspicacité l’effrayait. Il demanda :

— Quand pourrai-je voir Mme Olenska ?

La vieille dame joua toute la pantomime de l’espièglerie.

— Pas aujourd’hui. Une de nous à la fois, s’il te plaît ! Mme Olenska est sortie.

Il rougit. La déconvenue était cruelle. Mrs Mingott continua :

— Elle est sortie, mon enfant, sortie dans ma voiture, pour aller voir Regina Beaufort !

Elle s’arrêta, laissant cette déclaration produire tout son effet.

— Voilà où nous en sommes déjà ! Le lendemain de son arrivée, elle a mis son plus beau chapeau, et m’a dit avec un parfait sang-froid qu’elle allait voir Regina Beaufort. J’ai répondu : « Je ne la connais plus ! — C’est votre petite nièce, une femme malheureuse ! — La femme d’un misérable ! — Et moi donc ? Cependant toute ma famille veut que je retourne chez mon mari. » Eh ! bien, à cela je n’ai rien trouvé à répondre et je lui ai permis d’y aller. Aujourd’hui je lui ai même permis d’y aller dans ma voiture !… Après tout, Regina est une femme courageuse, et Ellen aussi : et j’aime le courage par-dessus tout.

Archer se pencha et appuya ses lèvres sur la petite main qui tenait encore la sienne.

— Eh ! Eh ! Eh ! Quelle main imagines-tu embrasser, jeune amoureux ? Celle de ta femme, j’espère…, fit la vieille dame avec un gloussement moqueur ; et comme il se levait pour partir, elle lui cria :

— Dis-lui les tendresses de sa grand’mère. Mais il vaut mieux ne pas lui parler de notre conversation.