Au temps de l’innocence/31
XXXI
Archer était abasourdi de ce que lui avait appris la vieille Catherine.
Que Mme Olenska fût accourue à l’appel de sa grand’mère, c’était tout naturel, — mais qu’elle se décidât ainsi à rester chez Mrs Mingott, maintenant que celle-ci était presque remise, cela s’expliquait moins facilement.
Archer était sûr que les considérations matérielles n’étaient pour rien dans cette nouvelle résolution. Elle avait eu d’autres raisons. Ces raisons, il n’avait pas à les chercher bien loin. En revenant de la gare, Mme Olenska lui avait dit qu’ils devaient vivre séparés l’un de l’autre ; mais elle le lui avait dit la tête sur sa poitrine. Il la savait incapable d’un calcul de coquetterie. Elle luttait contre son sort, comme il avait lutté contre le sien : elle s’attachait de toutes ses forces à la résolution de ne pas trahir la confiance de May, de toute la famille. Mais dix jours s’étaient écoulés depuis son retour à New-York, et il n’avait fait aucune tentative pour la revoir. Avait-elle peut-être deviné qu’il méditait quelque projet désespéré ? Redoutant sa propre faiblesse, n’avait-elle pas trouvé préférable d’accepter un compromis, et de rester à New-York ?
Quant à Archer, à l’instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il était non seulement prêt à l’irrévocable, mais impatient de s’y jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant de détente ; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la voie qui s’ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour l’avoir déjà parcourue ; mais alors il était libre, il ne devait compte de ses actions à personne ; il pouvait se prêter avec un détachement amusé au jeu clandestin de l’adultère. Maintenant, il apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l’attendait. C’était le rôle de l’éternel mensonge : mensonge des sourires, des badinages, des gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard, mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles, mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour la vie de garçon ; la saison passée, il n’y fallait pas revenir. Bien sûr, Ellen Olenska n’était pas comme les autres femmes, ni lui comme les autres hommes : ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui, mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait May, l’habitude de la vie conjugale, l’honneur du foyer, toutes les convenances que lui et les siens avaient toujours respectées.
Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième Avenue.
Devant lui, dans la nuit d’hiver, se dressait une grande maison sombre. Que de fois l’avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas s’avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la rue ! Là, dans le jardin d’hiver qui étendait sa masse noire sur la rue transversale, il avait pris à May son premier baiser : c’était là, sous les lustres de la salle de bal, qu’il l’avait vue apparaître, svelte et gracieuse comme une jeune Diane.
Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des fenêtres de l’étage supérieur, dont les volets n’avaient pas été fermés. En arrivant au coin de la rue, Archer vit que la voiture arrêtée devant la porte était bien celle de Mrs Manson Mingott. Quelle aubaine pour Mr Sillerton Jackson, s’il était venu à passer ! Archer avait été touché d’apprendre, par le récit de la vieille Catherine, l’attitude de Mme Olenska envers Mrs Beaufort ; mais il savait assez quelle interprétation les salons et les cercles prêteraient aux visites de Mme Olenska chez sa cousine. Il s’arrêta et regarda la fenêtre éclairée. Sans doute les deux femmes étaient assises ensemble dans cette chambre…
Archer se trouvait presque seul dans la perspective nocturne de la Cinquième Avenue. À l’heure où tout le monde était rentré s’habiller pour le dîner, la sortie d’Ellen passerait probablement inaperçue : tant mieux, se disait-il. Comme cette pensée lui traversait l’esprit, la porte s’ouvrit pour laisser passer la jeune femme. Derrière elle, une faible lueur vacillait, portée par quelqu’un qui avait dû l’éclairer. Mme Olenska se retourna pour faire un geste d’adieu, puis descendit le perron.
— Ellen ! appela Archer à voix basse.
Elle tressaillit : et, juste au même moment, il vit deux jeunes gens d’allure élégante qui s’approchaient. Il y avait pour Archer, dans leurs pardessus, dans la manière dont leurs foulards de soie se croisaient sur leurs cravates blanches, quelque chose de familier. Ce n’était pas encore l’heure d’aller dîner en ville, — mais Archer se rappela que les Reggie Chivers, à quelques pas de là, allaient en bande ce soir même au théâtre et donnaient à dîner de bonne heure. À la lumière du réverbère, Archer reconnut Lawrence Lefferts et un des jeunes Chivers.
Le désir un peu puéril qu’on ne reconnût pas Mme Olenska devant la porte des Beaufort, s’évanouit dès qu’il sentit la chaleur pénétrante de la main d’Ellen dans la sienne.
— Je vous verrai donc : nous serons ensemble ! s’écria-t-il, sachant à peine ce qu’il disait.
— Ah ! répondit-elle, grand’mère vous a dit ?
Sans la quitter des yeux, Archer vit que Lefferts et Chivers avaient discrètement traversé. Lui-même avait souvent pratiqué ce genre de solidarité masculine. Non, il ne pourrait se résigner à cette vie de mensonge et de complicités.
— Dès demain, dit-il, j’ai besoin de vous voir quelque part où nous soyons seuls.
— Seuls, à New-York ? Mais il n’y a ni églises ni monuments.
— Il y a le Musée, répliqua-t-il. À deux heures et demie, je vous attendrai à l’entrée principale.
Sans répondre, elle monta rapidement dans la voiture. En s’éloignant, elle se pencha à la portière : Archer devina un signe d’adieu dans l’obscurité. Il resta les yeux fixés dans la direction où elle disparaissait, en proie à un tumulte de sentiments contradictoires. Il lui semblait, non pas avoir parlé à la femme qu’il aimait, mais à une autre, à une femme envers laquelle il avait contracté la dette du plaisir, mais dont il était déjà fatigué. Écœuré de ce vocabulaire de rendez-vous, qui avait trop servi, « elle viendra, » se dit-il avec une sorte d’amertume.
Le lendemain, Archer et Ellen se retrouvèrent sur le seuil du Musée. Leurs pas retentirent dans le vide des longues galeries sonores : ils s’arrêtèrent dans la salle où la collection Cesnola moisit dans une solitude inviolée et firent mine de regarder les mouvements souples du corps si jeune sous les épaisses fourrures ; l’aile de héron bien plantée dans la toque de loutre ; la petite boucle de cheveux sombres aplatie sur chaque joue comme une vrille de vigne. Comme toujours, il s’absorbait dans la contemplation des ravissants détails qui faisaient que la jeune femme était elle et non pas une autre.
Ce fut elle qui demanda :
— Qu’aviez-vous à me dire qui fût si grave et si pressé ?
— Ce que j’avais à vous dire ? C’est qu’à mon avis, si vous êtes venue à New-York, c’est que vous aviez peur.
— Peur de quoi ?
— Vous craigniez que je ne vinsse vous rejoindre à Washington.
Elle regarda son manchon, le retournant dans ses mains nerveuses.
— C’est vrai, dit-elle à demi-voix.
— Alors ?
— Alors… ceci vaut mieux, n’est-ce pas ? reprit-elle avec un long soupir. Nous ferons moins de mal aux autres. Après tout, n’est-ce pas ce que vous avez toujours voulu ?
— Nous rencontrer ainsi, en nous cachant ?… Mais c’est juste le contraire de ce que je veux ! Cela me fait horreur.
— À moi aussi ! s’écria-t-elle, avec un profond soupir de soulagement.
— Eh bien ! alors, c’est à mon tour de demander : N’imaginez-vous pas pour nous un meilleur avenir ?
Elle pencha la tête. Ses mains, dans le manchon, s’agitaient toujours. On s’approchait ; un gardien à casquette galonnée traversa la salle avec le pas errant d’un fantôme dans une nécropole. Simultanément, Archer et Mme Olenska se mirent à examiner la vitrine qui leur faisait face. Quand le personnage eut disparu dans une perspective de momies et de sarcophages, Archer renouvela sa question.
Au lieu de répondre, Ellen murmura :
— J’ai promis à grand’mère de rester avec elle parce qu’il m’a semblé que j’étais ici moins en danger.
— Moins en danger de m’aimer ? demanda-t-il.
Le profil de la jeune femme resta immobile, mais Archer vit une larme glisser de sa paupière et se prendre aux mailles de son voile.
— Moins en danger de faire un mal irréparable. Ne soyons pas comme tous les autres ! protesta-t-elle.
— Les autres ? Pourquoi serais-je différent des autres ? N’ai-je pas les mêmes désirs ? Ne suis-je pas brûlé des mêmes ardeurs ?
Elle le regarda avec une sorte de terreur, et Archer vit une faible rougeur colorer son visage.
— Eh bien ! j’irai chez vous une fois, et puis nous nous dirons adieu : je partirai, hasarda-t-elle tout à coup, d’une voix basse, mais nette.
Le sang monta au front du jeune homme. Il lui semblait tenir dans ses mains son propre cœur, comme une coupe trop pleine que le moindre geste ferait déborder.
— Vous partirez ? Que voulez-vous dire ?
— Je retournerai chez mon mari.
— Et vous croyez que jamais j’y consentirai ?
Elle leva sur lui des yeux troublés.
— Qu’y a-t-il d’autre à faire ? Je ne veux pas rester ici et mentir aux gens qui ont eu pitié de moi.
— Mais c’est justement pourquoi je demande que nous partions ensemble !
— Et que nous brisions leurs existences, quand ils m’ont aidée à refaire la mienne ?
Archer se leva brusquement et la regarda avec un désespoir muet.
— Quand viendrez-vous ? dit-il enfin.
Elle hésita :
— Après-demain.
— Je vous attendrai.
Ils restèrent les yeux dans les yeux, Archer sur le pâle visage d’Ellen lisait l’intense rayonnement intérieur. Alors, il comprit que jamais auparavant il n’avait de ses yeux vu l’amour.
Archer rentra seul à pied. La nuit tombait quand il arriva chez lui. Il regarda les objets familiers du hall comme de l’autre côté de la tombe. May était sortie en voiture après le déjeuner et n’était pas encore rentrée. Content d’être seul, il entra dans la bibliothèque et se laissa tomber dans son fauteuil. Il n’avait plus conscience du temps qui passait. Une sorte de stupeur l’envahissait. « Cela devait être… Cela devait être…, » se répétait-il. Ce qu’il avait rêvé était si différent !
La porte s’ouvrit et May entra.
— Je suis horriblement en retard. Vous n’étiez pas inquiet ? demanda-t-elle.
Il la regarda surpris :
— Est-ce qu’il est tard ?
— Sept heures passées. Je vous soupçonne d’avoir dormi.
Elle rit. Ayant retiré les épingles de son chapeau de velours, elle le jeta sur le canapé. Elle avait le visage à la fois plus pâle et plus animé que de coutume.
— Je suis allée voir grand’mère, et comme je partais, Ellen est rentrée. Alors je suis restée, et nous avons causé longuement. Il y avait des siècles que nous n’avions vraiment causé !… Elle a été délicieuse, tout à fait comme l’ancienne Ellen. Je crains de ne pas avoir été juste pour elle dernièrement. J’ai cru quelquefois…
Archer se leva et alla s’appuyer contre la cheminée hors du cercle lumineux de la lampe.
— Qu’est-ce que vous avez cru ?…
— Peut-être ne l’ai-je pas toujours comprise. Elle est trop différente. Elle fréquente des gens si bizarres. On dirait qu’elle prend plaisir à se singulariser. Cela tient sans doute à la vie agitée qu’elle a menée dans cette société d’Europe ; nous devons lui paraître bien ennuyeux ! Mais je ne veux plus être injuste pour elle.
Elle s’arrêta un peu haletante d’avoir, contre son habitude, parlé si longtemps. Elle avait les lèvres entr’ouvertes, une sombre rougeur aux joues. Archer, en la regardant, se rappela le mystérieux éclat qui avait inondé son visage dans le jardin de la mission à Saint-Augustin. Il devina en elle le même effort secret pour atteindre quelque chose au delà de la portée habituelle de sa vision. « Elle déteste Ellen, pensa-t-il elle essaie de dominer ce sentiment. » Cette pensée l’émut. May continua :
— Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour Ellen ; mais elle n’a jamais paru comprendre. Et maintenant, cette idée d’aller voir Mrs Beaufort, et surtout dans la voiture de grand’mère ! J’ai peur qu’elle se soit aliéné les van der Luyden.
— Ah ! dit Archer avec un rire énervé.
La barrière qui les séparait s’était de nouveau dressée entre eux.
— Il est temps de nous habiller : nous dînons en ville, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Elle se leva, mais ce fut pour jeter les bras autour du cou de son mari et presser sa joue contre la sienne.
— Vous ne m’avez pas embrassée aujourd’hui, dit-elle tendrement.
Et il la sentit trembler dans ses bras.