Augusta Holmès et la femme compositeur/21

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Librairie Fischbacher (p. 89-93).


XXI

« Lutèce »


Cette « symphonie dramatique » fut couronnée au concours de la Ville de Paris ; elle comprend trois parties pour soli ; chœurs et orchestre. C’est, à mon avis, la plus correcte et agréable composition de longue haleine à l’actif d’Augusta d’Holmès.

1re partie. « L’aube naît, les grands bois s’emplissent de murmures — Entre les durs roseaux de la brume émergeant — Le fleuve gris strié de sillages d’argent — Jette à l’ombre qui fuit comme un reflet d’armure : C’est la Seine et voilà Lutèce ! les voilà les huttes à la porte unique étroite et basse, les filets suspendus et les épieux de chasse. — Éveille-toi, voici le jour ; les bois, les champs vont retentir de cris, de rires et de chants ! Car le soleil jaillit ! »

Ce tableau est exposé par le récitant, il a été précédé, à l’orchestre, d’appels belliqueux de trompettes. Au cours de tout l’ouvrage, on retrouvera ces appels, et aussi l’espèce de réponse lugubre, s’opposant, impressionnante comme un glas, au fiévreux entrain des batailles. À ce bref prélude et au récit, succède un chœur plein de fraîcheur et de grâce. De courtes phrases, annonçant l’aurore, se posent sur une harmonieuse symphonie, d’un caractère calme, pastoral, un peu mystérieux, comme légèrement voilé de brume matinale. C’est une véritable oasis dans l’œuvre plutôt violente d’Holmès. Une idylle se place gracieusement dans ce cadre : Un Gaulois, une Gauloise, l’homme brave, loyal, amoureux, la femme tendre, fidèle, dévouée à celui qu’elle aime et dont elle partage le zèle ardent pour la Patrie et pour la gloire. Un duo entre les fiancés s’imposait : la phrase du Gaulois est bien frappée et bien enguirlandée par l’orchestre ; celle de la Gauloise a du charme, de la sincérité ; ce n’est pas mièvre, ce n’est pas banal, ce n’est pas forcé, on respire le bon air musical. Mais l’appel aux armes retentit ! c’est la guerre ! adieu à l’amour, à la joie du foyer !… En des pages expressives, la Gauloise cède à la Patrie l’époux prochain, qui, non moins stoïque, sacrifie son bonheur à son devoir. Il y a là, musicalement exprimé, un sentiment de regrets contenus et de chaste tendresse qu’il faut d’autant plus apprécier, qu’on ne le rencontre presque en nul autre ouvrage d’Holmes.

Deuxième partie : « Le champ de Bataille ». Un long morceau pour l’orchestre, bien traité et développé, dépeint le combat sans merci entre les Gaulois et les Romains. Les motifs guerriers du début se combinent, se heurtent haletants parmi le déchaînement de la bataille, et quand celle-ci atteint au dernier degré du carnage, les lourdes basses du prélude annoncent le deuil. Les Gaulois ont lutté jusqu’à la mort, maintenant ils gisent sans vie ou expirants.

Et voici les Romains vainqueurs ! ils avancent sur une fière marche, défilent, aigles déployées, boucliers étincelants, s’éloignent et disparaissent, laissant derrière eux le champ désolé.

Les sonneries des trompettes gauloises, si entraînantes, si ardentes dans la première partie, sont devenues sinistres, elles forment une sorte de marche funèbre qui accompagne sourdement la déclamation tragique du récitant : « La plaine est rouge ! En vain ils ont lutté cent contre mille, les beaux enfants morts ou enchaînés pour la Patrie ! Et le bruit de leurs chaînes, le râle de leurs poitrines, sert d’accompagnement aux chants d’allégresse des Romains. » Le contraste entre les deux marches est dramatique ; la marche triomphante est vraiment évocatrice, sans banalité ni effet forcé, on peut seulement lui reprocher de faire songer à la troisième Polonaise de Chopin. Puis s’élèvent les plaintes des mourants hantés par de poignants souvenirs : leur espoir de victoire, la calme douceur de leurs champs, maintenant perdus pour eux, le défilé insultant des vainqueurs ; tout cela est bien traduit musicalement, tramé solidement par l’orchestre sous les lamentations en récitatif des mourants ; puis, peu à peu, les plaintes s’éteignent dans un égouttement de notes : derniers regards, dernières pensées, dernières gouttes de sang.

Troisième partie : Après la défaite. Le récitant — « C’est le soir du combat ! verse des pleurs, ô mère douloureuse ! Ils dorment des pâleurs de la mort couronnés ! Ils sont morts tous la face vers les cieux ! Et voici que dans l’ombre en lente théorie, les femmes, les vieillards et les petits enfants viennent, le cœur gonflé de sanglots étouffants chercher parmi les morts une tête chérie. »

Sur un monotone dessin, l’orchestre se lamente et semble exhaler de douloureux soupirs, que suit exactement le chœur par de déchirants

     Hé- la-as !              hé-la-as !

Par intervalles d’autres voix exaltent les vertus des trépassés, et après chaque éloge, le chœur répond : hélas, hélas !! L’effet est juste, sans exagération ; véhéments, les regrets montent vers le ciel, les gémissements ont l’exaspération, puis l’accablement des grandes douleurs.

Voulant conclure dans un sens plus réconfortant, Augusta d’Holmès a chargé la fiancée du Gaulois vaincu d’exhortations à la joie en l’honneur du glorieux trépas de celui qui devait être son époux, et de ses compagnons. « La mort pour la Patrie c’est l’immortalité ! Le sang des héros fertilise les champs et fait lever le germe de la gloire ! Le souvenir impérissable pour ceux qui viennent de périr et la revanche des fils, seront conséquence des désastres présents ! Réjouissez-vous, réjouissez-vous ! »

Convaincus sans plus de frais, les désespérés de tout à l’heure changent de ton et clament un hymne enthousiaste aux victimes et aux futurs vengeurs.

Au lieu de me consoler, cette conclusion me navre, car elle déraille de l’excellente voie jusque-là suivie. Pour faire accepter un brusque et conventionnel revirement, il fallait un beau jaillissement musical ; au contraire, l’inspiration se dérobe soudain et abandonne l’auteur qui semble s’être battu les flancs pour trouver une faible réminiscence de l’Hymne triomphal du Prophète : « Roi du ciel et des Anges ». Ainsi finit cette Lutèce, dont on regrette de ne pouvoir annuler les vingt dernières pages, qui affaiblissent un ouvrage vraiment intéressant au double point de vue de l’inspiration et de l’exécution. Sans que la science s’y montre transcendante, on n’en constate pas l’insuffisance comme dans d’autres compositions d’Holmès ; elle répond simplement, mais correctement et expressivement, aux exigences du sujet ; il y a tout à la fois indépendance et accord entre les voix et l’orchestre, tout cela de façon soutenue, sauf pour une fraction assez minime comparativement. En outre, le style, beaucoup plus simple et contenu que de coutume avec notre exubérante musicienne, est exempt des abus de gros effets, des vulgarités et des négligences dans le goût rencontrés plus ou moins à travers les partitions d’Augusta Holmès.