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Augustin Thierry d’après sa correspondance/06

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Augustin Thierry d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 385-416).
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AUGUSTIN THIERRY
D’APRÈS SA CORRESPONDANCE ET SES PAPIERS DE FAMILLE

VI [1]
LES ALTERNATIVES D’UN DÉBAT INTÉRIEUR

La Révolution avait encore entraîné pour Augustin Thierry d’autres conséquences désolantes : elle avait dispersé la plupart de ses amis.

Certains, comme Auguste Trognon et Ary Scheffer, avaient accompagné ou rejoint la famille royale dans son exil. D’autres, le comte de Circourt, Ulric Güttinguer, MM. de Cherrier et de la Villemarqué s’étaient, durant les troubles, retirés en province et s’y attardaient, dans l’insécurité du lendemain. Enfin la princesse Belgiojoso, après avoir acclamé la République, la maudissait depuis l’expédition de Rome et, dans le premier éclat de son ressentiment, s’étant juré de ne jamais rentrer en France, venait de partir pour Constantinople, en attendant d’acheter un domaine en Asie-Mineure, où elle allait continuer une existence d’aventures et achever d’engloutir sa fortune dans la malheureuse exploitation agricole de Ciuq-Maq-Oglou.

Ils continueront cependant de correspondre ; l’historien restera comme auparavant pour son amie le plus dévoué des conseils, revoyant avec sollicitude les nouvelles ou les articles d’impressions qu’elle lui fait parvenir, les recommandant au National, s’employant de tout son crédit à les faire agréer par Buloz : cette « incroyable résolution, » à laquelle il refusera d’ajouter foi tout d’abord, n’achève pas moins de briser sans espoir une intimité qui lui est demeurée bien chère, malgré ses intermittences, et que son imagination avait embellie de tant de rêves. What is friendship, but a name, le voit-on s’écrier avec mélancolie, et c’est malheureusement à l’instant où il aurait le plus besoin d’assistance et de soutien, qu’il retombe à nouveau dans cet isolement du cœur et de la pensée, toujours si cruel à sa nature aimante.

Tant d’émotions éprouvées, de secousses morales douloureusement ressenties avaient épuisé les dernières forces de résistance d’un organisme dévasté. Reprenant à nouveau sa marche envahissante, l’ataxie locomotrice qui a condamné sa victime aux ténèbres avant de l’immobiliser dans un fauteuil d’infirme, commence à présent de gagner les centres médullaires. Le paralytique voit s’alourdir encore son bagage de souffrances, il est tourmenté d’insomnies opiniâtres, dont ne parvient pas à triompher l’opium absorbé à hautes doses, d’angoisses nerveuses qui l’envahissent soudain d’un malaise indéfinissable et le rendent « quasi fou. » Avec la même force d’âme qui, depuis vingt ans, le soutient sans défaillance, le malade étudie stoïquement sur lui-même les progrès de sa déchéance graduelle, en analyse les symptômes toujours plus alarmants.

« Je voudrais vous dire que ma santé est la même qu’à votre départ ; cela est vrai pour les apparences ; je garde l’activité d’esprit et l’aptitude au travail dans la mesure d’autrefois, mais le fond, ce qui regarde ma maladie, fléchit très sensiblement depuis six mois. Les reins s’affaiblissent, la force et la station des membres diminuent, la sensibilité des mains se perd. Pour une foule d’actes que je faisais sans gêne, il faut que la main d’autrui vienne diriger, doubler ou suppléer la mienne. En un mot, c’est la reprise d’un déclin suspendu depuis des années et dont personne ne peut dire qu’il s’arrêtera. Je ne manque pas de courage, mais j’avoue que cela m’attriste parfois et que j’ai quelque peine à me procurer une dose de résignation plus grande que celle dont j’avais pris l’habitude. Dieu veuille, ma chère sœur, que votre éloignement de la France et peut-être aussi pour la France ne se prolonge pas trop longtemps et que votre retour, quand il sera possible, ne me trouve pas différent de ce que j’étais à votre départ [2] ! »

Alors, privé du commerce de ses amis, confiné dans une retraite presque absolue, en proie au plus complot désordre moral, son dogmatisme historique ébranlé par la débâcle de la monarchie parlementaire et la banqueroute de l’esprit libéral, ses convictions bouleversées, parvenu d’ailleurs à l’âge où l’homme, en présence du redoutable problème de son avenir, se replie naturellement sur les souvenirs de ses premières années, Augustin Thierry ramena sa pensée vers les idées religieuses.

Ame profonde et sensible, éprise de vérité, la certitude que lui a refusée une science toujours faillible, il veut désormais la demander aux croyances éternelles qui donnent de l’énigme de la vie et de la destinée humaine, la solution la plus haute et la plus consolante. Mal porté néanmoins aux spéculations philosophiques, ne s’étant à aucune époque préoccupé du dogme, n’ayant jamais envisagé la religion qu’au point de vue politique et social, il ne voulut point s’enfoncer en des problèmes de théologie et de métaphysique, dont les obscurités l’effrayaient, et sentit bien au contraire, avec ce besoin du positif qu’il éprouvait en toutes choses, la nécessité d’une foi bien arrêtée et d’un symbole précis. Une fois sur cette pente, il était dans la logique de son caractère de ne point hésiter sur les conséquences, après s’être fixé sur les principes, et de conformer ses actes au dogme qu’il aurait définitivement adopté.

Tel parait bien avoir été le mécanisme intérieur et semble demeurer l’explication psychologique de ce qu’on eut le tort d’appeler improprement sa conversion et qui ne fut en réalité qu’un retour graduel et raisonné aux exemples comme aux enseignements reçus dans son enfance, l’expression d’un travail intime et réfléchi, poursuivi durant des années, sans aucune marque de soudaineté, ni de subite illumination. A deux reprises déjà, nous avons signalé . les premiers et lointains symptômes de ce revirement moral ; nous allons voir s’affirmer de plus en plus une aspiration d’abord vague, bientôt plus nette et mieux définie, longtemps encore cependant contrariée de doutes et de restrictions.

Comme s’il espérait trouver chez elles une compréhension plus intuitive, un accord plus absolu de leur âme à la sienne, c’est à deux femmes qu’Augustin Thierry fait le premier aveu des sentiments nouveaux dont il est pénétré.

L’une est la princesse Belgiojoso, l’autre, une Anglaise des plus distinguées d’intelligence, d’un grand cœur et d’un noble caractère, mariée à un membre whig de la Chambre des Communes, lady Holland, qui, lors de ses fréquents voyages à Paris, prodigue à l’aveugle les témoignages de la plus charitable affection, avec laquelle il aime le plus oublier ses souffrances en de longues causeries d’histoire et de littérature.

C’est à celle-ci, moins éloignée que la princesse, que vont d’abord ses confidences.

« En vous parlant de mes répugnances pour l’école de philosophie à laquelle se rattache Emerson, j’étais loin de faire aucune allusion à Fichte. Celui-là ne vous invite pas à un mysticisme qui énerve en donnant le vertige. Il fortifie l’âme et, sauf l’Evangile, je ne connais rien de plus beau que sa morale. Je ne me souviens pas d’avoir lu le chapitre de la Croyance et, sur votre parole, je vais me le procurer. Cette lecture qui vous a été bonne, viendra pour moi très à propos, car je suis maintenant à l’égard de la foi en des pensées plus sérieuses que jamais. J’inclinais depuis longtemps, mais par je ne sais quelle paresse d’esprit, je différais de faire là-dessus mes comptes avec moi-même. »

Ici, revinrent d’elles-mêmes les incertitudes que le néophyte voulait bannir de sa pensée. Du moment que l’esprit même, le fond des croyances ne lui suffisait pas et qu’il lui fallait la forme, la réalité extérieure et pour ainsi dire plastique de la foi, ce devenait pour lui une urgente nécessité de faire son choix entre le Protestantisme et le Catholicisme.

Vingt-cinq ans plus tôt, durant son premier séjour à Carqueiranne, l’auteur de la Conquête, on s’en souvient peut-être, avait été vivement sollicité d’embrasser la Réforme et nous avons, à ce sujet, relaté les premières tentatives, dont il s’était vu l’objet, d’ailleurs récalcitrant. De nouveaux et persévérants efforts, dont quelques-uns empruntèrent une forme romanesque, furent alors répétés auprès de lui, pour l’amener il aux consolations de la Foi » comprise selon Calvin. De Genève, l’ardent M. d’Espine voulut catéchiser encore, faisant parvenir à son ami tout un paquet de tracts édifiants, œuvres choisies d’un certain pasteur Ryle, fort en honneur chez les Piétistes.

Tant de zèle pieux allait être perdu. Augustin Thierry ne trouvera jamais dans la Confession protestante, sous quelque forme qu’elle lui soit présentée, cette fixité du symbole, cette poésie du culte, ou ce prestige de l’antiquité, qui pouvaient seuls déterminer son adhésion.

C’est le sentiment qu’il exprime sans détours à la princesse Belgiojoso, en lui faisant le récit d’un incident mystérieux qui a produit sur son esprit une impression profonde :

« M. l’abbé Carron [3], qui est un de vos amis les plus sincères et les plus dévoués, vient me voir de temps à autre. J’ai beaucoup d’amitié pour lui, je le trouve d’une excellente et très aimable conversation, trop aimable peut-être pour moi ; car en ce moment, je suis à désirer l’entretien d’un ecclésiastique plus sauvage et plus absolu.

« Ce désir, dont je vous fais part pour la première fois, ma chère sœur, et qui vous étonnera peut-être, se rapporte à une chose qui vient de m’arriver, il y a quelques semaines, et qui en me surprenant, m’a fait beaucoup réfléchir. J’ai reçu d’une personne inconnue l’envoi d’un exemplaire de l’Ancien Testament, avec ces seuls mots écrits : « Venez à moi, vous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai. » — Saint-Mathieu. — Le livre était accompagné de trois discours de M. le Pasteur Monod, ce qui montre que la personne qui m’a fait l’envoi et dont j’ai recherché en vain la trace, est protestante.

« Il m’a paru que ce conseil mystérieux était un signe pour moi et que j’entendais le Tolle, lege , qui retentit si profondément dans l’âme du saint dont je porte le nom. J’ai pris et j’ai lu ; ma lecture faite régulièrement m’a conduit jusqu’à la fin des Épitres de saint Paul. Je la continuerai jusqu’au bout ; ensuite je passerai aux Sermons de Bossuet sur les mystères, car, quoique l’appel me soit venu d’un chrétien réformé, je n’incline pas du tout vers la Réforme. J’ai lu avec déférence et respect les discours de M. Monod, mais cette communion insurgée contre la tradition des siècles, qui n’est qu’une fraction de l’Église et qui se raidit sans cesse pour paraître l’Église elle-même, a pour moi quelque chose de contraint, de guindé, de puéril même, qui me gâte ses meilleures paroles et ses inspirations les plus morales.

« Si Dieu m’en fait la grâce, je deviendrai croyant et catholique. Ce qu’il y a de rationalisme dans la Réforme ne me plaît nullement ; j’en aurai toujours en moi plus que je ne voudrais, mais je ne suis pas tenté, en devenant chrétien, d’être chrétien révolutionnaire, j’ai bien assez de révolution autour de moi. »

Pareille lettre ne laissa pas que de surprendre et même d’inquiéter celle à qui elle était adressée. Par une bizarre anomalie, dont on doit peut-être chercher la cause dans un état de déséquilibre nerveux, résultat de tares héréditaires, Christine Trivulce est une âme à la fois sceptique et religieuse. Des crises de mysticisme ont troublé son enfance ; on la voit pratiquer scrupuleusement par accès, puis, sans transition, afficher soudain une complète indépendance de pensée. Rien de fixe, d’arrêté dans sa foi, sinon une terreur invincible de la mort, et la stricte observance messied à son indiscipline.

Jugeant son « frère » victime d’obsessions pernicieuses, elle réplique à ses épanchements par une leçon de théologie assez pédantesque, où se reconnaît l’auteur de l’Essai sur la formation du dogme catholique et qui constitue un « sermon d’impiété » au moins inattendu sous la plume d’une femme qui, pour aller faire ses Pâques [4], vient d’accomplir en terre musulmane un difficile et fatigant voyage de trois jours.

Augustin Thierry était trop accoutumé aux variations subites de sa versatile amie, pour s’étonner beaucoup de l’accueil fâcheux qu’elle réservait à sa confiance. Déplorant néanmoins d’être si mal compris, il protesta que sa liberté morale demeurait absolue, qu’il ne subissait aucune contrainte et que son consentement de principe ne signifiait pas abdication de sa raison, ni reniement complet de ses idées.

Sa réponse nous éclaire à souhait sur son état d’esprit durant cette période de son évolution religieuse :

« Votre imagination, ma chère sœur, s’est emportée bien au delà des faits, à propos de ce que vous appelez ma conversion. Il n’y a là rien autre chose qu’un besoin moral qui se fait sentir à beaucoup de philosophes arrivés à mon âge, dans un état de santé bien moins triste que le mien. Si vous étiez ici, vous auriez eu la première confidence de ces pensées et loin de me cacher de vous, par crainte de dissentiments, je vous aurais demandé conseil.

« La personne qui m’a envoyé sans se nommer le Nouveau Testament et des sermons de M. le pasteur Monod n’est pas Mme de Gasparin, mais une autre dame qui ne m’a jamais vu, qui ne paraît pas souhaiter me voir et dont je ne sais pas même le nom ; lorsqu’après avoir relu l’Évangile et parcouru les discours de M. Monod, je me suis senti peu attiré vers la communion protestante, cela ne voulait pas dire que je me plongeais en aveugle dans la soumission absolue aux doctrines et aux préceptes de la hiérarchie catholique. Je trouve que la tradition est un grand appui et je ne m’en séparerai pas, mais je continuerai de distinguer le bien du mal dans la conduite passée ou présente des affaires de l’Eglise. Je porte le même jugement qu’autrefois sur la politique des papes, l’inquisition et l’intolérance : soyez sans inquiétude là-dessus et croyez aussi que je n’ai pas et que je n’aurai pas de directeur de ma conscience : je tâcherai de l’éclairer par celle d’autrui, mais je ne la livrerai pas.

« Un mot que j’ai dit sur l’abbé Carron vous a effrayé bien à tort ; s’il venait me voir aux heures ou je puis causer longuement, j’aimerais son entretien et je prendrais ses conseils : seulement, je trouve qu’il n’a pas dans sa foi la parfaite assurance que donne la sérénité ; il est un prêtre inquiet, il hésite, il cherche encore et sa parole est peu capable de raffermir ceux qui voudraient ne plus hésiter et ne plus chercher.

« J’ai un autre ami nouveau, dont les visites assez fréquentes me sont agréables, il est moins homme du monde que l’abbé Carron, plus savant et en même temps plus ferme et plus calme que lui. C’est M. l’abbé Cruice, Irlandais d’origine, directeur de l’Ecole des Hautes Etudes ecclésiastiques établie aux Carmes, homme qui n’est étranger à aucune science et à aucune littérature. Mignet l’a vu chez moi et l’a trouvé de fort bonne conversation, peut-être vous en aura-t-il dit un mot. Il l’appelle mon confesseur. Eh bien ! ce confesseur, ce directeur de ma conscience et de mes pensées, je n’ai encore causé avec lui que de philologie et de littérature et il ne parait pas plus que moi pressé de parler intimement et sérieusement d’autre chose.

« Voilà où j’en suis, et si vous reveniez, ce que malheureusement, je souhaite en vain, vous me trouveriez, d’esprit, de parole et, quoi que vous en disiez, de sentiment sur les grandes choses de la vie, tel ou à peu près que vous m’avez toujours vu. »

Toutefois, ce désir de croire, ce besoin impérieux d’espérance et de consolation continuent d’être traversés d’incertitudes et combattus de résistances. C’est à travers la Correspondance de l’historien que nous suivons toujours les alternatives de ce débat intérieur. Se plaignant à lady Holland de ses angoisses nerveuses redevenues insupportables, il s’écrie avec découragement :

« Plaignez-moi, madame, et conseillez-moi de votre voix douce le courage et la résignation. Je trouve que je n’en ai pas assez. Je m’étais dit que je voulais me confier à Dieu et m’abandonner sans réserve à sa volonté ; je n’y ai point réussi. Je ne suis pas soumis, je résiste, je me demande pourquoi ? pourquoi ? Je prie, mais d’une manière courte, et la prière ne me calme pas [5]. »

C’est un sentiment analogue qu’il exprime avec plus de force encore à la princesse Belgiojoso :

« Je ne réponds pas à ce que vous m’avez dit de gracieux sur mon retour à des pensées de foi et d’espérances hors des intérêts et des idées de ce bas-monde. Les concessions que vous me faites à cet égard me touchent vivement ; je vous en remercie, mais je n’en ai pas besoin, vous le savez, par ce que vous en a dit ma dernière lettre. Dans mes aspirations religieuses, je n’ai pas eu le tort de m’éprendre de la doctrine catholique, plutôt que de l’Evangile, de la forme plutôt que du fond ; bien au contraire, j’ai gardé là-dessus une latitude qui certainement est et sera toujours trop grande. Je voudrais me renouveler et je ne puis dépouiller le vieil homme ; ce que je donne d’une main, je le reprends de l’autre, et c’est peut-être un obstacle à ce que l’appui me vienne, tel que je l’avais espéré. Si Dieu vous ramène ici, nous causerons de cela et je vous suivrai volontiers, pourvu que votre foi reste pure de toute ombre de panthéisme [6]. »

Dans la mesure où il nous livre le secret de ses hésitations, le mystère de la lutte encore indécise, où se débat un esprit qui parlemente avec soi-même, tels sont alors les sentiments d’Augustin Thierry, à l’endroit de son retour à Dieu. Qui peut dire combien de temps se fût prolongé, chez un « rationaliste fatigué, » ce conflit entre les aspirations de la conscience et les disputes de la raison, et quel en eût été le dénouement, si, à ce moment même, une succession d’incidents imprévus, le mettant en rapports suivis avec des prêtres éminents, n’était venue exercer sur son âme une influence décisive ?


LES ATTAQUES D’UN AMI DE VEUILLOT

Dans les derniers jours de 1851, paraissait un volume in-16 intitulé : M. Augustin Thierry, Critique générale et Réfutation, ouvrant une série d’écrits du même genre, destinée à former, sous la direction de Louis Veuillot, la Bibliothèque nouvelle et qui contenait les plus violentes attaques contre les « tendances anti-chrétiennes » et les « théories mensongères » de l’historien de la Conquête et des Temps Mérovingiens.

L’auteur, Léon Aubineau, un ancien chartiste, quelque temps archiviste d’Indre-et-Loire, avait abandonné ses palimpsestes pour entrer à l’Univers et se lancer dans la polémique ultramontaine la plus agressive. Avant de se donner carrière contre Augustin Thierry, il avait d’abord exercé sa verve sur J.-J. Ampère, « ses niaiseries et ses incohérences ; » avait brocardé « les pages coriaces » de Fauriel et de Sismondi, invectivé Michelet pour « ses honteuses imaginations. »

Il serait superflu d’analyser son factum en détail. Reprenant avec plus de rudesse et de malveillance encore les griefs qui traînaient dans les journaux ultras de la Restauration et ceux plus récemment formulés dans l’Université catholique d’Augustin Bonnety, il incriminait l’écrivain des Considérations, de ne faire, à travers tant de pages austères, que la sèche analyse des systèmes écroulés, sans avoir dressé de bilan de la science catholique, alors florissante ; l’auteur de la Conquête, et des Récits, « de ne peindre que la brutale nudité de la nature barbare ou les hideux oripeaux de la civilisation romaine décrépite, sans montrer assez l’action lente et soutenue de l’Eglise, en faveur d’une civilisation nouvelle. » Dans le déchaînement furibond de ses invectives, il allait jusqu’à soutenir que la cécité physique de l’infirme « était le signe vivant d’une cécité spirituelle qui se refuse à laisser pénétrer dans la plus haute région de l’âme les rayons divins d’un autre soleil, seul principe fécondant des intelligences. » Et la conclusion du réquisitoire était plus outrageante encore, puisqu’elle accusait formellement l’historien « d’avoir falsifié sciemment les textes, falsification sinon toujours formelle, du moins négative, par le silence volontaire passé sur certains faits. »

Augustin Thierry aurait pu mépriser des imputations haineuses, vigoureusement relevées aussitôt par Renan dans les Débats. Leur violence même avait mal servi la fin scandaleuse qu’elles se proposaient : l’insultante diatribe s’était écoulée à vil prix, exportée en Amérique et mise en partie au pilon. Bien au contraire, ces critiques, en dépit de leur évidente partialité, du ton sur lequel elles étaient formulées, le troublèrent profondément et, dans les dispositions nouvelles où il inclinait, un problème se posa devant sa conscience inquiète

Malgré les corrections scrupuleuses qu’il ne cessait pas d’apporter à ses œuvres, l’enfièvrement de la lutte ne l’avait-il pas autrefois égaré au point de lui faire passer la mesure ? S’était-il défendu sûrement contre tout parti pris ? n’avait-il point vraiment méconnu, amoindri le rôle de l’Eglise « par une certaine complaisance pour les sectes dissidentes et un certain penchant à leur trouver des droits contre l’orthodoxie [7] ? » S’il en était ainsi, du moins avait-il commis ces erreurs de bonne foi et se déclarait-il prêt à les réparer. « Je suis bien revenu de ces fautes aujourd’hui et je me prépare à faire, pour une édition ultérieure, des corrections qui, je l’espère, ramèneront mes jugements à l’exacte mesure du vrai [8]. »

Cependant, les « perfidies » d’Aubineau, l’accusant d’avoir dénaturé les textes, « l’atteignaient dans son honneur » et s’il renonça au projet qu’il avait un instant caressé, d’une réfutation publique [9] il voulut du moins protester avec énergie auprès d’Alfred Nettement, qui dans son Histoire de la Littérature française sous la Restauration, avait accueilli sans examen certaines allégations du rédacteur de l’Univers.

« Pourquoi, monsieur, vous êtes-vous engagé, sur la foi d’autrui, dans des critiques de détail sur quelques points d’histoire concrète étrangers à vos études ? Vous avez eu trop de confiance dans une érudition novice, armée contre moi de textes regardés en courant et d’un esprit de système autrement absolu que le mien. Je pourrais discuter victorieusement la plupart des faits sur lesquels je semble pris en faute. Je me bornerai à deux : l’un de l’histoire d’Angleterre, l’autre de l’histoire de France.

« Vous affirmez, monsieur, que le seul témoignage digne de foi, comme contemporain : celui d’Ingulf, est contraire à la prétendue désignation faite par le roi Edouard, de Harold comme son successeur ; mais il y a là-dessus un témoignage tout aussi contemporain et bien plus présent que celui d’Ingulf, c’est une complainte composée entre la mort d’Edouard et le couronnement de Harold, qui se trouve dans la Chronique saxonne, à l’année 1065. On lit, traduction littérale : « Mais le prudent prince posa ferme ce royaume sur des hommes de haute naissance, sur Harold personnellement, le noble comte... » De plus, en 1065, Ingulf était à Jérusalem, d’où il ne revint qu’en 1066, au moment du départ de la flotte normande. C’est alors qu’il trouva en Normandie toutes les fables répandues dans ce pays, depuis le serment de Harold, et auxquelles ce fatal serment donnait une pleine vraisemblance.

« Quant au second fait, le point le plus triomphant de la critique de M. Aubineau contre mes Récits des Temps Mérovingiens, c’est-à-dire la lettre de saint Germain et sa date, M. Aubineau n’a pas lu le texte de cette lettre et n’a pas lu davantage le récit d’Adrien de Valois qui en fait mention ; il s’est contenté d’ouvrir le quatrième volume de dom Bouquet ; il a vu en marge de la pièce la date 574 et il s’en est tenu là. Or, cette date est fausse et la lecture des cinquante premières lignes de la lettre, le prouve manifestement. Saint Germain s’y excuse de n’être pas allé personnellement au-devant de la reine. C’est d’après ses propres paroles et d’après le récit d’Adrien de Valois, que j’ai construit le mien.

« Si M. Aubineau, qui me juge, non avec des études approfondies, mais avec des recherches faites ad hoc et sur l’heure, connaissait de l’ouvrage d’Adrien de Valois, autre chose que le titre et la page où il est question de la ruse de Frédégonde, il aurait vu que la plupart de mes additions au texte de Grégoire de Tours ont leurs racines dans la narration donnée par les savants du XVIIe siècle et que leurs inductions, très abondantes, m’ont fourni ou suggéré les miennes. Il aurait vu en outre qu’Adrien de Valois, lorsqu’il met en scène quelque personnage nouveau, ne manque jamais, ou presque jamais, de dire s’il était Franc ou Gaulois d’origine, et cela sur la seule physionomie du nom, lorsqu’il n’existe aucune autre preuve. Il aurait su que ce commentaire du nom propre est une des conditions naturelles de l’histoire du VIe siècle ; que je ne suis nullement l’inventeur de cette pratique observée, il y a deux cents ans, et que pour s’y conformer aujourd’hui, il n’est pas besoin de s’être entêté du système de la distinction des races. Enfin, monsieur, vous-même, vous n’auriez pas été exposé à me faire, sur sa parole, une grave leçon, que le moins systématique des historiens devait recevoir de vous, en même temps que moi [10]. »

Un livre plus grave allait influer bien davantage sur les résolutions d’Augustin Thierry.

C’est une originale et attachante figure que celle de l’abbé Jean-Marie-Sauveur Gorini, curé de Saint-Denis, au diocèse de Belley. Elevé par un évêque italien exilé à Bourg par Napoléon Ier, ordonné prêtre en 1827, il était professeur d’humanités au petit séminaire de Meximeux, quand une disgrâce soudaine l’enlevait à sa chaire de belles-lettres et l’envoyait, le déportait presque à la Tranclière, un hameau perdu en pleins marécages bressans.

Il devait y rester près de vingt années, « en un presbytère ouvert à tous les vents, ayant pour carrelage la terre battue, pour tapis l’herbe qui poussait entre les fentes. Par les temps de gelée ou de neige, les loups affamés s’avançaient en hurlant jusqu’aux haies vives du jardinet et dévoraient le chien de garde. Un méchant réduit servait à la fois de cuisine et de salle à manger, de salon et de cabinet de travail, voire de bibliothèque [11]. »

Mais c’était un cœur robustement trempé que l’humble desservant : à force de courage et d’énergie, il parvint à adoucir les souffrances de son purgatoire, à continuer les recherches qu’il avait ébauchées à Meximeux. Dans sa conviction de prêtre et d’érudit, la plupart des historiens de l’école de 1830, Guizot, Michelet, Augustin et Amédée Thierry, Ampère, Quinet, Fauriel, Aimé Martin, avaient manque d’équité, méconnu le rôle et le caractère de l’Eglise, si longtemps, au Moyen Age, « la conscience et l’intelligence de l’Europe, à la fois mère et nourrice du monde moderne [12], » lui ravissant l’honneur de ses plus beaux titres à la reconnaissance de la postérité. Il avait donc entrepris de réformer leurs jugements et en particulier « de restituer à la physionomie défigurée des saints, le reflet surnaturel de la grâce [13]. »

Aborder sans références et privé des livres indispensables, pareille entreprise, qui exigeait une documentation énorme, un travail gigantesque de collationnement, de confrontation des textes et des sources, semblait au-dessus des forces humaines. La patiente volonté du curé de la Tranclière parvint à surmonter tous les obstacles. « Bourg était à 15 ou 16 kilomètres. L’honnête Gorini y avait quelques amis. Auprès d’eux il se faisait mendiant et empruntait avec promesse de rendre. Un excellent homme de libraire lui ouvrait tout son magasin, le laissait furètera son aise dans les publications nouvelles. L’abbé s’installait sur les tables d’étalage, prenant sur place des extraits sans couper les pages, ni fatiguer les couvertures. Puis chargé comme un portefaix, il repartait pour son presbytère, le dos pliant sous une pile d’in-folios, calés par des brochures et des journaux [14]. »

L’œuvre du dépouillement commençait alors et c’était seulement après avoir fait rendre au contenu examiné à la loupe, tout ce qu’on peut tirer d’un texte en le pressurant, que l’obstiné fureteur rapportait les volumes à leurs propriétaires.

Gorini poursuivit dix-huit ans, à la peine de son corps et de son cerveau, ce labeur de bénédictin. Quand il fut transféré, en 1847, à la cure de Saint-Denis, il avait fort avancé sa Défense de l’Église qui parut en librairie, au commencement de 1853, chez Girard et Josserand, à Lyon.

On éprouve, à ouvrir ces copieux in-octavos, une étrange impression ; on est tenté de leur appliquer le jugement de Boileau sur les Caractères et de les condamner pour défaut de transitions. Gorini, qui écrit un style obscur et rocailleux, ignore ou dédaigne les artifices de la composition littéraire et les élague. Aux procédés de la rhétorique, il préfère des numéros d’ordre. En guise de préambule, il donne invariablement une notice élémentaire sur le personnage historique étudié, avec quelques sommaires observations sur les difficultés à éclaircir ; puis vient une citation textuelle et in extenso du passage à réfuter dans l’auteur pris à partie. Le texte ainsi collationné est mis en vedette et l’on voit défiler en avant de la thèse les objections armées de leurs pièces. Alors seulement le critique entame le travail de la réfutation, s’attaquant sur sa route aux erreurs qu’il estime les plus dangereuses. Serrant ensuite le débat, il ne se retire de la lutte qu’après avoir délogé l’ennemi de ses positions : un bref résumé clôt enfin la dispute et, croit-il, établit sa victoire [15].

Il se mit aux prises avec Augustin Thierry en deux chapitres de son livre : Clovis et le clergé gaulois et Saint Grégoire VII. Au point de vue de la science historique, il y aurait fort à reprendre à sa méthode qui s’oppose à tout essai de synthèse et recourt aux sources, sans en discuter la valeur, usant de documents tronqués, supposés ou interpolés, acceptant les faits traditionnels sans réserve, se bornant à les expliquer ou à les atténuer. Mais, à la différence d’Aubineau qui faisait œuvre de polémique haineuse, le prêtre cherchait à gagner une âme et, de son propre aveu, « à démasquer l’impie par la science, à le sauver par l’attrait de la charité. »

Il découlait de ce désir apostolique une croyance bienveillante à la bonne foi de ses adversaires ; l’auteur de la Défense de l’Église savait à combien d’erreurs involontaires prêtent, chez les plus impartiaux, des préjugés inconscients et l’ambition de la nouveauté : « Walter Scott, disait-il, a gâté tous ces messieurs, » et il dénonçait avant Lacordaire les périls de l’invention en histoire.

Ce besoin de croire au bien, cette mesure dans la discussion, cette honnêteté et cette modération de plume le servirent au mieux avec Guizot, qui lui voua son estime, avec Augustin Thierry, qui se sentit attiré vers son critique et la religion qu’il représentait. Aubineau l’avait injurieusement inculpé de maquillage et de faux ; Gorini déclarait au contraire : « Que les erreurs de M. Thierry aient été préméditées, ce soupçon je le repousse de toutes mes forces [16]. » Il ne s’était pas trompé.

L’historien se fit lire et relire plusieurs fois la Défense de l’Église. A creuser l’ouvrage et à s’en mieux pénétrer, il lui parut que, s’il avait pu tracer des portraits artistement ciselés de saint Grégoire de Tours et de saint Fortunat, de sainte Radegonde, de saint Médard et de saint Praetextat, de Grégoire VII ou de Thomas Becket ; s’il avait montré, chez l’un, le dernier conservateur des lettres romaines et des mœurs aristocratiques, chez l’autre le poète de l’extrême décadence, épicurien raffiné, vaniteux et intrigant ; en celle-là la jeune captive aimée, puis dégoûtée par la grossièreté d’un brutal vainqueur, s’échappant de la couche royale pour se réfugier dans un cloître ; dans ceux-ci le maître impérieux de la chrétienté ou le patriote insurgé contre l’injustice et la violence du conquérant ; il n’avait peut-être pas assez considéré en eux, le caractère providentiel de l’évêque, du docteur, de la réformatrice ou du pontife et les avait par suite involontairement dépouillés de leur beauté morale et intellectuelle.

Par appétit de justice et de vérité, pour apaiser les scrupules accrus de sa conscience, il résolut donc de soumettre les Récits et surtout la Conquête, en commençant par celle-ci, non pas seulement à l’une de ces revues de forme et de détail, qu’il avait accoutumé d’accomplir à chaque nouveau tirage, mais à une refonte complète des parties qui pourraient lui sembler entachées d’arbitraire ou de méprise.

Cependant, avant de commencer cette révision suprême et de lui consacrer les forces dernières d’une santé de plus en plus chancelante, il voulut achever d’établir le second volume de la Collection dont il était chargé, en même temps que publier à part l’Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers-État, jusqu’alors enfoui dans une publication savante et des moins accessibles à la masse des lecteurs.


L’ « ESSAI SUR LE TIERS-ÉTAT »

Les sollicitations de ses collègues et de ses amis l’avaient déterminé à ce dernier parti. Mais, alors que le travail avait jusque-là consolé celui dont les organes « étaient plus qu’à demi conquis par la mort, » il abordait cette fois sa nouvelle tâche avec lassitude, presque avec répugnance.

« Illusion sur illusion ! se plaint-il à Mme Holland, un songe placé dans un songe, voilà les espaces imaginaires où vont se perdre mes pensées d’aveugle, pour retomber sous le poids de la réalité. Depuis plusieurs mois, je me sens gagné par la tristesse, le vide et l’accablement. L’ennui me gagne comme des vagues qui montent toujours et contre lesquelles je suis sans force ; le travail même ne me distrait plus. Je vais publier à part un volume perdu jusqu’ici dans une collection du gouvernement. Je devrais m’en réjouir et cela ne fait que m’effrayer sur une préface que je n’ai pas le courage de commencer. Je crains de n’en pas venir à bout ; je souffre de corps en même temps que d’esprit ; il me faudrait l’espérance de quelque bien et ni autour de moi, ni en moi, je n’en trouve aucune [17]. »

Il mit en effet plus de trois mois à composer cette préface du Tiers-État qui condense en dix pages de synthèse tout l’esprit du livre, pour se terminer par un cri de tristesse et de découragement.

A la fin de 1852, il n’avait pas encore achevé d’ordonner et d’éclaircir ses idées.

« Je suis au milieu des épreuves pour deux éditions qui vont paraître coup sur coup, in-8 et in-18. J’ai une préface à faire dont je n’ai pas écrit le premier mot et sur laquelle mes idées, après avoir été d’avance très nettes, s’en vont l’une après l’autre, à cause de la bizarrerie des circonstances et de l’absence d’une véritable opinion publique. Si vous étiez ici, vous m’aideriez à sortir d’embarras, mais il faut que je me décide seul et le temps me presse. Il faut paraître dans le mois prochain [18]. »

Le temps pressait, parce que l’éditeur Furne qui avait acheté l’ouvrage sept mille francs, désireux de paraître au moment favorable, « avant les mauvais mois du carême, » harcelait l’auteur de ses réclamations.

Soucieux de ne présenter au public, qu’un livre aussi parfait qu’il était en lui de le réaliser, Augustin Thierry avait apporté de profonds changements à l’Introduction au Recueil des Monuments inédits. y

Il s’était entouré de conseils, s’adressant à tous ceux qui pouvaient lui fournir un concours éclairé. Adolphe Chéruel, le comte de Circourt, MM. Tiby et de Cherrier se voient ainsi consultés à diverses reprises et leurs suggestions sont le plus souvent écoutées et suivies. « Suivant mon vieil usage de déférer sans retard aux observations qui me sont faites, écrit-il au premier, je m’occupe en ce moment d’un nouveau paragraphe qui remplira le vide que vous avez très justement signalé pour le XVIe siècle ; je reverrai aussi avec scrupule ce que j’ai dit sur la Fronde [19]. »

Il s’adresse d’autre part à Renan pour des corrections de détail particulièrement délicates : « Mon cher philosophe un peu trop sceptique, voudriez-vous chercher dans les bonnes feuilles que je vous adresse, fin du chapitre VIII, un paragraphe sur le Jansénisme qui a grand besoin d’amendement. La définition de la doctrine y est peu exacte et fort peu claire et de plus la phrase est boiteuse grammaticalement. Vous me rendriez un véritable service en m’aidant à faire cette correction. Voyez ce dont il s’agit et substituez à ce qui est, quelque chose de mieux dont nous causerons ensuite. »

Enfin, à la veille d’envoyer chez Furne son dernier « bon à tirer, » il lance un suprême appel à Jean Wallon, le paradoxal mais savant penseur, qui après avoir été le Gustave Colline de Murger, sera, sous la Commune, l’administrateur éphémère de la Bibliothèque Nationale : « Mon cher philosophe, je vous envoie sur épreuves le volume dont je vous ai parlé. Soyez assez bon pour écrire en marge, au crayon, de votre meilleure écriture, toutes les critiques, remarques, objections, etc., que vous trouverez à me faire sur le fond et sur la forme. Plus il y en aura, plus je vous saurai gré de la peine que vous aurez prise pour moi. Mille amitiés et d’avance mille remerciements [20].

Ainsi remanié, augmenté et suivi de trois fragments étendus, empruntés au Recueil des monuments inédits, qui pouvaient le mieux mettre en lumière son importance et son vrai caractère, l’Essai sur l’Histoire du Tiers-Etat parut dans le courant de mars 1853.

Le moment était mal choisi pour la publication d’une étude aussi grave. On était à peine remis des émotions causées par les bouleversements politiques de 1851 ; fatiguée de l’action, la France n’avait pas encore repris le calme nécessaire pour lire et pour méditer. Le public de 1853 n’était plus au demeurant celui de 1825, si plein de jeunesse et d’ardeur. N’ayant su jamais que subir les faits, la génération nouvelle s’intéressait peu aux théories. L’histoire du Tiers-État fut donc loin d’obtenir le succès d’enthousiasme qui avait constamment accueilli ses aînées. Sévère dans sa forme doctrinale, bien que toujours belle et pure, elle effraya la masse des lecteurs superficiels. L’Essai n’en est pas moins un admirable livre que des juges compétents n’ont pas hésité à mettre à côté d’un des grands ouvrages du XIXe siècle, l’Histoire de la civilisation en France. « Ce sont les mêmes principes, déclare M. Camille Jullian, c’est la même manière abstraite et philosophique de présenter les faits ; c’est partout le même apaisement scientifique, la même sérénité d’historien. Les exagérations et la passion de la jeunesse ou de la politique ont entièrement disparu. »

L’Essai sur le Tiers-Etat fut la semence incomparable d’où germa par la suite toute une moisson féconde. Il a directement inspiré les études locales sur les villes françaises et la publication des archives municipales qui se sont multipliées après lui. M. Arthur Giry, pour ne citer que son nom, ne fût point sans doute parvenu à mener à bien ses difficiles travaux, si Augustin Thierry ne lui eût pas déjà tracé la voie et aplani la route.

Si l’accueil du public ne répondit point aux espérances qu’avait conçues la maison Furne, la grande presse, dans son ensemble, et les revues savantes rendirent hommage à l’œuvre de science. Renan, l’un des premiers, donna l’exemple dans les Débats. Son article, des mieux étudiés, ravit à ce point celui qui s’en voyait l’objet, qu’il intervint auprès de M. de Sacy, pour lui demander de faire attacher définitivement au journal, le rédacteur occasionnel qui venait de débuter aussi brillamment dans ses colonnes.

Edouard Laboulaye, Francis Nettement, Auguste Himly, Armand Baschet, M. de Circourt, le comte Louis de Carné, consacrèrent également à l’Histoire du Tiers-Etat d’érudites études, élogieuses ou bienveillantes.

D’autres témoignages plus immédiats d’estime ou d’admiration, arrivèrent par lettres rue du Mont-Parnasse, portant des signatures illustres, celles, entre autres, de Guizot, de Tocqueville, de Dupin.

Augustin Thierry avait tenu à faire hommage de son livre à Mgr Sibour. Le remerciement du prélat montre assez qu’il réprouve les attaques d’Aubineau et condamne les tendances de  :


« Mon cher monsieur,

« Vous ne pouvez vous faire une idée des occupations d’un archevêque de Paris. Croiriez-vous que depuis que vous m’avez adressé l’Essai sur l’histoire du Tiers-État, je n’ai pas trouvé une minute pour vous remercier ? J’espère pouvoir un peu plus tard vous lire et j’irai avec plaisir vous dire mes impressions.

« Mais, en attendant, laissez-moi vous exprimer tout ce que la lecture de la lettre si touchante, si filiale, qui accompagnait votre envoi, a ajouté d’affection paternelle à la haute estime que vous aviez inspiré déjà à votre premier pasteur… Et c’est deux jours après cette lettre charmante par la forme et toute catholique par le fond, que j’ai la douleur d’apprendre qu’un journal qui se dit religieux, mais qui certainement n’a ni la charité, ni la douceur de l’Evangile, dirigeait contre vous ses critiques trop habituellement passionnées et injustes. Rassurez-vous, monsieur, l’autorité de ce journal, que d’ailleurs j’ai cessé de lire, est nulle pour moi, comme aux yeux de tout esprit sage et modéré.

« Veuillez, mon cher monsieur, recevoir l’assurance de mon sincère et bien affectueux dévouement.

« M. D. Auguste, archevêque de Paris [21]. »


Cinq mois plus tard, en septembre, paraissait à son tour le second volume du Recueil des monuments inédits, contenant les pièces de l’histoire municipale d’Amiens, jusqu’à la fin du XVIe siècle. Désormais, l’historien de la Conquête de T Angleterre allait pouvoir entamer en repos la révision qu’il avait décidé de faire subir à son œuvre.


L’AMITIÉ DU P. GRATRY

Les remaniements projetés par Augustin Thierry dépassaient cette fois les corrections ordinaires qu’il avait jusqu’alors apportées à ses livres, inspirées par la recherche du mieux et le souci de la perfection. Trop artiste pour ne pas sentir la valeur des mots, il passait et repassait la lime, à chaque nouvelle édition, sur ces mêmes pages si lentement élaborées, qu’on les aurait crues définitives. Ses Lettres sur l’Histoire de France et son Tiers-État témoignent de cette inquiète et permanente sollicitude, au point que cette attention scrupuleuse à revenir sans cesse sur ses ébauches primitives, apparaît comme une tournure de son esprit et un penchant de son caractère.

Il s’agissait à présent d’un tout autre travail et de proportions bien plus considérables. La refonte qu’il méditait pour la Conquête, n’impliquait assurément pas le désaveu du consciencieux labeur de sa vie, la rétractation de son œuvre, l’humiliation sans réserve d’une sainte et noble fierté, une sorte de mea culpa d’un pénitent qui s’accuse d’ignorance et d’erreur ; elle n’entraînait pas moins de radicales transformations, par endroits susceptibles de modifier les conclusions premières. Comme il avait autrefois supprimé ou atténué, dans Dix ans d’Études, les articles qui lui semblaient suspects de passion politique, il poursuivra « par amour de la justice et de la vérité » le travail de bonne foi qui doit achever de ruiner ses forces. Les plus malveillants de ses détracteurs seront obligés de rendre hommage à sa loyauté. Aubineau écrira vingt-cinq ans plus tard : « M. Thierry a élevé un monument touchant, bien qu’imparfait, de son respect pour la vérité. Il faut rendre justice à sa mémoire. »

Afin de mieux éclairer son jugement, l’historien forma une espèce de conseil intime d’amis et de confrères, choisis à dessein dans des opinions et des âges différents, auxquels il soumettait ses doutes, ses scrupules et ses remaniements en projet. Outre le modeste et savant Félix Bourquelot qui tenait la balance et prononçait souvent en dernier ressort, le petit aréopage comprenait MM. de Cherrier, de la Villemarqué, Tiby, un fureteur, ingénieux et subtil, d’absolu dévouement et d’intransigeante franchise qu’Augustin Thierry surnommait « son public, » Jean Wallon, Egger et Renan. Dans ce collège d’érudits, Egger et Jean Wallon étaient plus spécialement chargés des recherches de philologie ; La Villemarqué, de l’étude des antiquités celtiques ;

[22] Renan de l’interprétation des textes irlandais et scandinaves. L’historien recueillait leurs avis, tenait compte de leurs avertissements, tout en gardant son initiative, la liberté de ses décisions et conservant toujours à cœur, de maintenir à son œuvre le caractère original de son inspiration, d’en perfectionner le fond, sans en altérer la forme, d’en pacifier le ton sans abaisser ni éteindre le style.

Une difficulté néanmoins se présentait. Aucun de ses collaborateurs bénévoles, Renan excepté, dont Augustin Thierry se défiait à cet égard, ainsi que de Jean Wallon, n’était versé dans la connaissance de l’histoire ecclésiastique. Il sentit le besoin d’un guide averti qui put diriger sa route sur des chemins obscurs. L’abbé Hamon, tout récemment appelé à la cure de Saint-Sulpice, faisait alors la tournée de ses ouailles. Il se présenta rue du Mont-Parnasse et reçut de son paroissien l’accueil le plus encourageant. Ce fut lui qui désigna à Augustin Thierry le P. Gratry, comme le plus capable et le plus digne de le seconder dans ses travaux et d’éclairer sa conscience sur les faits de l’histoire de l’Eglise qui pouvaient encore la troubler.

Le polytechnicien converti, l’ancien aumônier de l’Ecole Normale, le restaurateur de l’Oratoire, jouissait déjà dans les milieux de pensée d’une réputation justifiée. Sa polémique avec Vacherot avait eu, deux années auparavant, un retentissement considérable. On avait hautement apprécié, depuis lors, la puissance de raisonnement et l’élévation des idées qui, dans son Cours de Philosophie, ennoblissaient l’examen de la connaissance de Dieu. Chacun s’intéressait aux efforts courageux qui l’associaient au P. Petetot, pour ordonner la renaissance de la savante congrégation qui avait fourni au XVIIIe siècle tant de prêtres éminents. L’absolue loyauté de son caractère, l’étendue de ses connaissances, le libéralisme éclairé d’une foi tolérante, le zèle intelligent de sa ferveur apostolique, tout en lui, jusqu’à ses préférences gallicanes, devait contribuer à séduire Augustin Thierry.

Après que l’Oratorien eut répondu avec empressement à l’appel qui lui fut adressé, les relations entre eux ne tardèrent pas à prendre un caractère amical. Le P. Gratry se rendait souvent rue du Mont-Parnasse, et les conversations qu’il poursuivait avec un interlocuteur désireux de se reposer enfin dans la certitude, ne portaient pas seulement sur des sujets d’histoire. Le prêtre s’efforçait d’affermir la foi encore hésitante de son hôte [23], de combattre ses objections en fortifiant son jugement. L’Eglise discutait alors le dogme de l’Immaculée Conception et des controverses publiques en précédaient la définition solennelle. L’historien manifestait à ce propos la plus grande inquiétude : « J’appréhende pour moi le contre-coup de la décision que va prendre l’Eglise pour un nouveau dogme. Etes-vous soumis d’avance à tout ce qui va se faire ? Nous en causerons à votre retour [24]. »

La question et les problèmes qu’elle soulevait retenaient vivement son attention, et comme le P. Gratry en traitait à Saint-Roch, il pria Emile Egger de l’aller écouter pour lui soumettre ses raisonnements. L’helléniste y consentit et sa lettre résume sans conclure les arguments qu’il vient d’entendre :


Monsieur et cher maître,

« Suivant votre désir, j’ai entendu ce matin l’homélie du P. Gratry sur la nécessité d’une retraite. Il y avait à la fin une parenthèse sur cette question de l’Immaculée Conception « dont quelques catholiques ont la bonté de se scandaliser. » Le P. Gratry tient la question pour tranchée par le raisonnement que voici :

« Dans la masse de perdition que forme l’humanité depuis le péché originel, il faut bien qu’un point reste pur, pour que Dieu, par ce point, ressaisisse et relève notre espèce. De même que, dans le Déluge, un point resta intact, où la colombe, qui est l’Esprit-Saint, put poser ses pieds ; de même, quand votre fils s’est laissé aller à la corruption du monde ; — mon cher frère ou ma sœur, — vous savez qu’au fond de ce cœur corrompu, il y a toujours une fibre inattaquée et que là se cache le germe d’une sanctification nouvelle. La conception immaculée de la Vierge est ce point, cet atome, ce germe, etc., unique dans le temps et dans l’espace, par où Dieu devait sauver le genre humain. Sans ce dogme, la philosophie catholique n’a pas de sens ; avec ce dogme, tout s’explique, tout s’éclaire. C’est la seule exception, mais une exception nécessaire à la grande loi du péché originel.

E. EGGER. »


Cette explication satisfît-elle Augustin Thierry au point de remporter sur ses antipathies ? l’abbé Gratry a cru pouvoir l’affirmer dans la suite : « Une fois la proclamation accomplie, il n’eut plus aux lèvres que ces paroles : Maintenant que l’Eglise a prononcé, je me soumets à son autorité [25]. »

L’écrivain, de son côté, s’appliquait à témoigner sa reconnaissance. Quand parut la suite du Cours de Philosophie, les volumes consacrés à la Logique, il fît agréer par Buloz un élogieux compte rendu de Jean Wallon dont il avait inspiré les louanges [26]. Quelques semaines plus tard, il s’efforçait d’apaiser l’auteur, mécontent d’une critique d’Emile Saisset.

Vers la fin de l’été 1854, il devint impossible au P. Gratry, retenu par des soins multiples et impérieux, de continuer aussi fréquemment qu’il eût souhaité ses visites rue du Mont-Parnasse. Comme il fallait faire à l’aveugle des lectures de textes ecclésiastiques, ses supérieurs choisirent pour cet office intelligent et charitable, l’une des recrues les plus distinguées du Nouvel Oratoire, normalien et agrégé d’histoire, promis aux plus hautes dignités de l’Eglise, l’abbé Adolphe Perraud qui venait d’être ordonné sous-diacre.

L’hôtel de la rue du Regard n’était pas éloigné et, deux années durant, le futur cardinal allait être aisément fidèle aux rendez-vous de chaque semaine. Les corrections apportées à la Conquête, en ce qui concerne l’action de l’Eglise pendant le cours du Moyen Age, portent incontestablement son empreinte.


LES CORRECTIONS DE LA CONQUÊTE

Ces corrections, on ne peut songer ici à les donner en détail. Trois épais registres, chacun de plus de cinq cents pages, renferment une énorme collection de textes de tous genres et de toutes époques, depuis les chroniqueurs saxons, jusqu’aux historiens contemporains, d’Ingulf, Baronius, Geoffroy de Monmouth, Guillaume de Malmesbury, à Fauriel, Mignet, Henri Martin, Gorini, Bonnechose, Macaulay et Thomas Moore, en passant par Lanfranc, Robert de Glocester, Adrien de Valois, Mabillon, dom Bouquet, Spielmann et Palgrave.

Force notes, maintes scolies y sont entremêlées, signées d’Egger, de Renan, de la Villemarqué, de Leroux de Lincy, d’Edelestand du Meril, procurant des éclaircissements sur certains points obscurs ou discutés, riches de commentaires et de gloses sur les ultimes découvertes de la science et de la paléographie.

De cette masse de documents, Augustin Thierry extrayait, après un examen réfléchi, les matériaux utiles. Il apportait une conscience rigoureuse à ce dépouillement, lent et compliqué. Ce que ne pouvaient lui fournir les érudits français, il s’adressait, pour l’obtenir, aux savants étrangers : à Thomas Wright, à Làppenberg, à Depping, à Kervyn de Lettenhove.

La méthode qu’il adopte montre assez l’attention méticuleuse qu’il donnait à son travail. Les corrections étaient inscrites en triple exemplaire sur des volumes de l’édition précédente de la Conquête [27], intercalés de cahiers manuscrits pour les additions. Un des exemplaires avait été déposé dans l’étude de Me Rousse ; l’autre confié aux soins de M. Gabriel Graugnard ; le dernier enfin restait à demeure dans la chambre de l’historien et toujours à portée de sa main.

Parmi ces remaniements, beaucoup ne présentent que des retouches de style, mais d’autres sont plus graves et équivalent à une refonte du texte.

Ce sont, à commencer par l’Introduction, des retranchements, des additions, des émondages qui tendent à présenter, sous un jour plus vrai, dans une plus équitable mesure, les conséquences politiques de la conquête et le rôle de l’Église, l’esprit qui l’anime dans la part qu’elle prend aux grands événements du Moyen Age ou dans les actes de son autorité catholique, en Europe et en Angleterre.

Entièrement absorbé par cette tâche ingrate, l’historien avait abandonné pour elle tous ses autres travaux. Nulle considération étrangère ne peut l’en détourner : aux amis qui l’interrogent sur ses projets à venir, il répond par l’affirmation d’une volonté persistante, néanmoins voilée d’une ombre de tristesse :

« Je corrige mon Histoire de la Conquête, mais je ne veux faire que cela et je n’ai pas l’ombre d’un nouveau récit des Temps Mérovingiens. Si Dieu me prête vie, il faudra que je termine mon Essai sur l’histoire du Tiers-État, avant de retourner à ce travail de prédilection, dont je dis et je voudrais qu’on dise un jour avec sympathie : Pendent opera interrupta [28]. »

Toutefois il ne s’illusionne guère et pressent bien que ses corrections, une fois définitives, ne répondront pas entièrement à l’espoir de ceux qui l’ont encouragé à les entreprendre. Mélancoliquement, il avertit lady Holland :

« Vous me parlez de mes corrections avec une sympathie mêlée de regrets. Hélas ! vous avez raison, il vaudrait mieux qu’elles ne fussent pas à faire, mais j’ai vu la nécessité et je m’exécute bravement. Qui ferait cela pour moi quand je n’y serai plus ? C’est un coup de balai qui enlèvera bien de la poussière à mon ouvrage. Ce qui doit durer de lui sera plus en évidence ; on le lira plus longtemps et la mémoire de l’auteur y gagnera. Malgré la peine que cela me donne et l’absence d’utilité présente, je persiste à prendre cette peine et je n’aurais ni le cœur, ni la tête à autre chose. Cependant, je ne me berce pas d’illusions et je sais très bien, quelle que soit ma bonne volonté, que je laisserai encore bien des mécontents et que le nombre sera grand de ceux qui ne trouveront pas ce qu’ils attendent [29].

Ses prévisions ne l’abusaient pas : Mgr Pie devait condamner plus tard la « teinte rationaliste » malgré tout conservée par la Conquête, Aubineau s’acharner derechef sur l’écrivain qui, « ne s’étant pas proposé d’éliminer de ses écrits tout ce qui pouvait blesser la foi et nuire aux âmes, n’avait consenti à corriger que ce qui lui était démontré par l’histoire [30]. »

Cependant un événement malencontreux était venu retarder encore le travail des corrections. A la suite des nouvelles émeutes fomentées par Mazzini, à Milan, en février 1853, le gouvernement autrichien avait décidé de placer sous séquestre les biens de tous les Lombards résidant à l’étranger pour des motifs politiques. Bien qu’innocente de toute complicité dans la révolte, Mme de Belgiojoso avait donc vu saisir ses revenus et, dénuée de toutes ressources, s’était trouvée dans l’obligation d’aliéner ses propriétés parisiennes.

Une longue et mélancolique correspondance s’engage alors entre elle et Augustin Thierry, Généreusement, la princesse insiste pour que son frère continue d’habiter, jusqu’à la vente, le « pavillon construit pour lui. » Celui-ci refuse par délicatesse, ne voulant pas entraver par sa présence une négociation difficile. « Votre propriété est mise en vente, ma chère sœur, et la déclaration en a été faite chez le notaire. Ainsi meurent avant nous, des choses qui devaient durer autant que la vie [31]. »

Il se résout donc à déménager, malgré le chagrin qui le « déchire » et des inquiétudes « qui lui font perdre la tête, lui enlèvent le repos et le sommeil. »

Après de longues recherches en différents quartiers, « où les jardins disparaissent de plus en plus, » il finit par louer dans son voisinage immédiat, 32, rue du Mont-Parnasse, l’ancien appartement d’Edgar Quinet abandonné par lui depuis la mort de sa femme. « Enfin la Providence est venue à mon aide et j’ai trouvé à ma porte, dans la maison habitée naguère par M. Quinet, ce que je commençais à croire introuvable. J’ai loué dans cette maison le rez-de-chaussée et le premier ensemble, avec un très long bail, car je ne veux plus déménager. Mon loyer est de seize cents francs, ce qui fera dix-huit, à cause des réparations de toute sorte que je prends à ma charge. Ainsi dans trois mois au plus, j’aurai une autre demeure et là, je serai tout auprès de ce que je puis appeler le tombeau de mes rêves. Dans mon nouveau jardin, je respirerai en partie l’air de celui qui, hélas ! ne sera plus le vôtre et je suivrai avec un intérêt triste, sa destinée, pendant six ans, liée à la mienne. »

Son installation était achevée au début de février 1854 et il se déclarait enchanté de son nouveau logis : « Je travaille à remanier mon très petit jardin ; j’ai planté huit arbres, voilà ma forêt et mon espérance d’ombre pour le mois de juillet, si Dieu me prête vie jusque-là. Quant à mon appartement, j’en suis de plus en plus charmé, c’est ce que j’ai jamais eu de mieux et de ce côté-là, je n’ai absolument rien à regretter pour le passé, ni à désirer pour l’avenir [32]. »

Cet avenir, hélas, devait être bien court et la mort, avant longtemps, résiliera le « très long bail » rendu par elle précaution inutile. Le pic des démolisseurs a passé là et rien ne subsiste aujourd’hui du suprême refuge où l’historien va terminer sa vie, poursuivre ses ultimes travaux, accueillir les fidèles de ses derniers jours.


LES DERNIERS JOURS D’UN GRAND ÉCRIVAIN

Depuis deux ans, dans le pavillon Belgiojoso d’abord, avaient repris les réceptions et les causeries, où se rencontraient avec ses vieux amis, Villemain, Cousin, Mignet, Ary Scheffer, Guigniaut, Henri Martin, de plus jeunes admirateurs de son esprit et de son talent : Renan, Egger, Emile Montégut, Adolphe Chéruel, le marquis de Rosières, Jean et Henri Wallon, Félix Bourquelot, Charles Louandre, Henri Baudrillart, La Villemarqué, de Cherrier, le comte de Circourt, Tiby, etc.. Des visiteuses, et non les moindres, venaient parfois aussi égayer l’aveugle du froufroutement de leur féminité : Mmes de Tracy, de Corcelle, de Rémusat, Adolphe Périer, lady Elgin, lady Holland, la princesse Czartoriska, enfin, qui, élève de Chopin, le ravissait par sa virtuosité de pianiste.

Deux fois la semaine, le mardi et le samedi, dans la soirée de neuf à onze, Augustin Thierry réunissait ses hôtes. C’était, a écrit l’un d’entre eux, M. Henri Wallon, « un moment solennel quand les deux battants de la porte du salon s’ouvraient et qu’on voyait apparaître, dans son fauteuil roulant, le maître du logis paré comme pour une réception officielle. Un silence respectueux s’imposait jusqu’à ce qu’il eût été amené à sa place, auprès de la cheminée. On s’avançait vers lui alors, il nous reconnaissait à la voix, nous tendait la main, et la conversation s’engageait sur les événements et les faits divers de la politique ou de la littérature, entretiens familiers où l’on pouvait goûter toute la vivacité et le charme de son esprit. »

La musique demeurait la distraction favorite de l’infirme ; tous les quinze jours, il organisait des concerts, où Bach, Mozart et Beethoven figuraient le plus souvent au programme, dont les exécutants s’appelaient Prudent, Lacombe, Saint-Saëns, à ses premiers débuts, avec le quatuor célèbre : Chevillard, Maurin, Mas et Sabatier.

Ce goût pour les classiques ne l’empêche pas de s’intéresser à l’évolution qui s’accomplit dans l’esthétique musicale, marquée par les premières tentatives wagnériennes. L’une de ses dernières lettres, adressée à la princesse de Sayn-Wittgenstein, la protectrice et l’amie de Liszt, a trait à Lohengrin et à l’innovation des leit-motiv.


« Madame,

« Je vous remercie mille fois de m’avoir transmis des renseignements authentiques sur la réforme essayée par M. Wagner dans le drame musical. Je sais maintenant tout ce qu’on peut en apprendre de loin, c’est-à-dire qu’après avoir suivi cette lecture avec beaucoup d’attention et un vif intérêt, il me reste encore bien des doutes. M. Wagner est certainement un musicien de premier ordre et un poète distingué, à ce qu’il m’a semblé. Les petits fragments de son œuvre, joints à la notice de M. Liszt, suffisent à le prouver. Le motif d’entrée du chevalier et la prière d’Eisa, entremêlée de coups de trompettes lointains qui annoncent le défenseur sont deux morceaux admirables.

« Il y a un accent dramatique vrai dans la défense de Lohengrin et dans la parole du Roi, ordonnant le jugement de Dieu. Enfin les deux motifs d’orchestre, dont l’un exprime la sympathie populaire pour Eisa et l’autre les fureurs d’Ostrude, sont pleins d’expression vraie et forte. Tout cela serait admiré dans un opéra fait selon le modèle ordinaire. Maintenant, cela gagne-t-il quelque chose à se trouver plus ou moins répété comme symbole d’une situation ou d’un caractère ? Voilà la question et pour y répondre, il faudrait être en Allemagne, ou peut-être, comme vous le dites vous-même, madame, être Allemand de naissance et d’esprit.

« Je regrette bien que M. Lizt, que son nom oblige à travailler non pour l’Allemagne seule, mais pour le monde civilisé, ne nous donne pas son opéra de Sardanapale, dont, à ce que j’ai appris, le libretto est excellent. Les découvertes d’antiquités faites à Nimroud et à Khorsabad, font que ce sujet a maintenant un véritable à-propos. Il y a, dans les musées de Paris et de Londres, des inspirations pour un grand musicien qui viendrait aujourd’hui nous peindre la vie assyrienne, dans ses palais dont les portes étaient gardées par des taureaux ailés à face humaine. Si vous pensez comme moi, madame, vous parlerez de mes regrets qui me sont communs avec des personnes de beaucoup de goût ; si vous n’êtes pas de notre avis, je vous demande le silence, car pour ce qui touche sa liberté, l’artiste est une véritable sensitive.

« Agréez, je vous prie, etc [33]... »

Lorsque Augustin Thierry ne reçoit pas, il s’enferme pour travailler et le valet de chambre Joseph tient la porte close aux fâcheux. Le P. Gratry et l’abbé Perraud échappent seuls à cette consigne et sont introduits quand ils se présentent.

Plusieurs lettres de ce dernier, revenant pour les fortifier davantage, avec l’appui des textes, sur les arguments et les preuves qu’il avait développés, indiquent la nature des propos qui s’échangeaient durant ces entretiens, auxquels assistait parfois la princesse Belgiojoso, rentrée à Paris en octobre 1855. Ce sont, — quelques-unes fort étendues, — des dissertations sur la théologie de saint Paul, le symbolisme de l’Ancien Testament et son application aux Evangiles ; des commentaires sur la doctrine des Pères de l’Eglise et la défense de la Tradition dans Bossuet, Bourdaloue et Pascal. Ces conversations auraient emporté les dernières résistances d’une âme déjà plus qu’à moitié conquise.

Suivant le P. Gratry, le « miracle de la grâce » avait enfin opéré, le « rationaliste fatigué » venait à résipiscence, ses plus tenaces objections s’écroulaient : « D’aucun côté, je ne vois aucune bonne raison contre la religion catholique, tout y est bon, raisonnable, salutaire, tout jusqu’aux moindres pratiques : l’on ne peut en omettre aucune sans avoir à le regretter. On a tort d’hésiter, il faut arriver là. La véritable philosophie, la vraie sagesse pratique, y conduiront de plus en plus [34] » .

Renan, qui n’est point suspect, confirme indirectement ce témoignage, en rapportant ces paroles d’Augustin Thierry, cer- tain jour qu’on lui faisait observer ce que certaines croyances peuvent avoir d’étroit : « Ce ne sont pas des pensées larges qu’il me faut maintenant, ce sont des pensées étroites [35]. »

Mgr Perraud devait plus tard avancer à son tour, que la conversion à laquelle il avait travaillé, s’étayait de raisonnements fondés sur les leçons de l’histoire. « Je veux avoir, me disait-il, la foi des simples. Je ne suis pas un philosophe, je suis un historien. Je ne cherche pas à approfondir la métaphysique du christianisme, elle me dépasse. Je prends l’Eglise comme un fait qui s’impose à mon attention et que je ne saurais ni éliminer, ni éluder. D’autre part, si j’essaie d’expliquer par des raisons humaines l’existence de ce fait et ses conséquences de toute sorte sur la marche de l’histoire, j’y échoue invinciblement. Les raisons humaines sont hors de toute proportion avec l’établissement de la religion chrétienne dans le monde et sa propagation par l’Eglise. Donc... [36]. »

L’évêque d’Autun affirme encore que l’historien se faisait lire chaque dimanche les prières de la messe et que la messe elle-même, sur autorisation spéciale de Mgr Sibour, fut plusieurs fois célébrée dans sa chambre par le père Gratry. « Je n’oublierai jamais de quelle façon il se disposait à entendre cette lecture. Il se faisait habiller comme s’il avait dû aller en ville. Il avait même soin, en signe de respect, d’avoir les mains gantées. Je lisais lentement, dans la langue même de l’Eglise, les prières liturgiques. Elles arrachaient parfois à mon auditeur, et comme malgré lui, des cris d’admiration : « Que c’est beau ! disait-il à demi-voix. Que c’est grand ! Que c’est profond ! » Puis quand je m’étais acquitté de mon office, il m’exprimait sa reconnaissance dans les termes les plus émus et les plus délicats [37]. »

On doit accepter pour vraies de si hautes et solennelles attestations, appuyées de détails précis et qui correspondent si complètement à ce que nous connaissons, par ses lettres, des sentiments profonds d’Augustin Thierry. Il ne suffit pas, pour les infirmer ou les récuser, de ne point trouver mention de ces lectures, ni de ces pieuses cérémonies dans le dépouillement d’un curieux journal où le paralytique relate et dicte lui-même jusqu’aux plus menus incidents de ses journées. Autant qu’on puisse pénétrer dans les secrets replis de sa conscience, il apparaît que Renan commet une évidente méprise, lorsqu’il tente d’expliquer par « le sentiment des convenances » et « l’art de construire une belle vie, » la conclusion logique d’un long débat intérieur dont il ne posséda jamais les éléments entiers.

Comme on l’a vu, Augustin Thierry, pour les droits de la vérité, la satisfaction du devoir et l’apaisement de sa conscience, dévouait au grand ouvrage de sa vie, les derniers restes de ses forces et les efforts suprêmes de sa pensée. Cependant la mort n’était pas loin. A la fin d’avril 1856, il avait brusquement perdu la sensibilité du côté gauche jusque-là conservée. Il s’en allait, disait-il, « pièce à pièce et morceau par morceau, » mais la volonté demeurait forme, le cerveau toujours lucide. La première quinzaine de mai s’écoula dans des souffrances continuelles, une exaspération de douleurs nerveuses que les doses redoublées d’opium ne parvenaient plus à endormir. La paralysie, envahissant de plus en plus les organes, respectait encore l’intelligence.

Le samedi 18, vers dix heures du soir, sa tête retomba sur sa poitrine, pendant qu’il dictait ; il s’affaissa dans une lourde somnolence. Le lendemain, sa langue commença de s’embarrasser, il articulait mal, avait peine à se faire entendre : « Je parle, se plaignait-il, comme un homme ivre. » Des ventouses sèches appliquées sur la nuque, ayant produit une amélioration passagère, il avait fallu toute l’insistance du docteur Louis pour l’obliger à se coucher. Au milieu de la nuit, entre deux et trois heures, il eut encore l’énergie de réveiller son domestique pour lui dicter un léger changement dans une phrase de la Conquête. Il balbutiait les derniers mots lorsqu’une hémorragie cérébrale le terrassa sur son lit. Le « soldat de la science » venait de tomber sur la brèche.

L’agonie se prolongea deux jours. Amédée Thierry, aussitôt averti, accourut le premier. Le moribond reconnut son frère, lui pressa la main, parvint même à nommer ses neveux et ses nièces. Ce furent les dernières paroles de cette voix éloquente ; dès lors s’étendit sur sa pensée un voile d’insondables ténèbres, que rien ne devait plus dissiper. Lorsque survinrent à leur tour ses plus anciens et ses plus chers amis : Villemain, Cousin, Ary Scheffer, Mme de Belgiojoso, il ne les reconnut pas. Villemain l’interpella vainement, lui rappelant avec douleur leur longue et quasi fraternelle amitié.

Le 22 mai, à deux heures du matin, s’éteignait l’une des plus nobles intelligence, l’un des plus purs écrivains dont s’honore la France au XIXe siècle. Les obsèques furent célébrées le lendemain à Saint-Sulpice, où une phrase malheureuse de l’abbé Hamon, dans son éloge funèbre, allait bientôt entraîner de regrettables polémiques. Un bataillon de ligne rendait les honneurs militaires au commandeur de la Légion d’honneur ; Amédée Thierry menait le deuil avec ses deux fils. Le cortège accompagna le corps au cimetière Montmartre, où, suivant ses volontés dernières, Augustin Thierry fut inhumé dans le caveau de la famille Scheffer. Edouard Laboulaye, pour l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, dont il était président ; Dubois, de la Loire-Inférieure, au nom de ses anciens camarades de l’Ecole Normale ; Félix Bourquelot, représentant ses collaborateurs et ses élèves, prirent tour à tour la parole sur la tombe de l’historien, exaltant avec ses travaux le haut exemple de sa vie.

La presse ne fut pas moins unanime à louanger un grand mort.


Un jugement d’ensemble sur l’œuvre d’Augustin Thierry, son influence d’école, la valeur et l’exactitude de ses théories historiques trouverait sans doute ici sa place. L’auteur de ces pages s’en abstiendra cependant. La critique ou l’apologie seraient également déplacées sous sa plume.

Quel que soit l’arrêt qu’on doive porter sur lui, on ne saurait ravir à l’auteur des Lettres sur l’histoire de France l’honneur d’avoir été chez nous l’initiateur inspiré de la renaissance des études historiques, le mérite d’y avoir apporté le premier le souci du document et de la critique des sources. Sa place est ainsi à l’origine même de l’évolution moderne de l’histoire.

Cette consécration peut suffire à sa gloire. L’ambition de ce travail sera satisfaite et son dessein accompli, s’il a pu servir à faire mieux connaître celui que Renan nomme son « père spirituel, » de qui la vie fut un prodige incessant de persévérance et de volonté, et qui, pour avoir donné dans la souffrance l’exemple de la plus ferme vertu, mérita si noblement, lui aussi, ce beau titre de saint laïque dont Jules Ferry saluait Bersot le jour de ses funérailles.


A. AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue des 15 octobre, 1er novembre et 15 décembre 1921 ; 1er janvier et 1er février 1922.
  2. Lettre à la princesse Belgiojoso, IS novembre 1849.
  3. L’abbé P. Carron, curé de Saint-André à Paris, un prêtre érudit et aimable très répandu dans le monde. Son nom revient assez fréquemment dans la Correspondance de Mme Jaubert.
  4. « Votre lettre du 26 mars est venue me trouver en ville où j’étais allée faire mes Pâques, car, quoiqu’en Turquie, je possède à trois jours de chez moi une église chrétienne, des prêtres et une communauté de quelques mille Grecs catholiques, non romains. C’est à Saffran-Bolo que s’abritent ces reliques des temps anciens et je doute fort que vous trouviez sur votre carte, le nom de ma capitale. » (Ciuq-Maq Ogiou, 24 avril 1851).
  5. 26 juillet 1851.
  6. 27 décembre 1851.
  7. Lettre à M. de Circourt, 20 octobre 1852.
  8. Idem.
  9. « Les points de fait sur lesquels M. Nettement a reproduit les dires de M. Aubineau sont presque tous de la plus grande fausseté. J’en ai relevé trois ou quatre en lui écrivant. Dites-moi s’il y a lieu de faire davantage et de m’expliquer devant le public. » (Â M. de Circourt : septembre 1853.)
  10. Lettre à Alfred Nettement : 28 octobre 1853.
  11. Abbé F. Martin, Vie de M. Gorini.
  12. Défense de l’Église. Introduction.
  13. Idem.
  14. Abbé F. Martin, op. cit.
  15. Abbé F. Martin, op. cit., passim.
  16. Défense de l’Église, tome III, page 242.
  17. Lettre à Mme Holland : 17 novembre 1852.
  18. Lettre à M. Tiby : 14 décembre 1852.
  19. 30 mai 1852.
  20. 23 février 1853.
  21. 15 janvier 1854.
  22. Lettre à M. Guillemin, président de cette Conférence pour la paroisse Saint-Sulpice, 17 avril 1854.
  23. « Je voudrais bien être aussi ferme que vous dans la bonne voie ; mais j’ai plus de bonne volonté que de confiance et je fléchis bien souvent. » (Lettre à M. Daveziès, 19 novembre 1854).
  24. Id.
  25. Lettre à Mgr l’archevêque de Paris sur les derniers moments de M. Augustin Thierry.
  26. Lettre au prince Albert de Broglie.
  27. Neuvième édition : Furne et C°, 1852.
  28. Lettre au comte de Circourt, 28 septembre 1855.
  29. 30 juin 1853.
  30. L’Univers, 16 juillet 1857.
  31. 8 juin 1853.
  32. Lettre à Mme Holland, 18 février 1854.
  33. 5 février 1856.
  34. Le P. Gratry, op. cit.
  35. Essais de morale et de critique, p. 136.
  36. Mgr Perraud, A propos de la mort et des funérailles de Renan, p. 16.
  37. Mgr Perraud, Ibid., p. 21.