Augustin ou le Maître est là/Tome I/I
I
LA PETITE CITÉ
Lorsque Augustin Méridier cherchait à démêler ses plus lointaines impressions religieuses, il les trouvait très au frais, mélangées à ses premiers souvenirs, et soigneusement classées dans deux compartiments de sa mémoire. Il gardait l’un pour la préfecture de province au Lycée de laquelle son père professait ; il réservait l’autre aux Planèzes. Ce n’était pas la vraie Planèze, mais de hauts plateaux très voisins, tous semblables, qu’il appelait ainsi parce que ce nom lui avait plu.
Cette division géographique séparait deux formes irréductibles et même antagonistes des émerveillements de l’enfance.
La Préfecture gardait, dans ses belles rues désertes, certain deuxième étage sonore, au vestibule pavé de losanges noir-bleu et gris de pierre, glacial.
Le plus beau jour y était Dimanche. Augustin le sentait, à maint indice, venir dès le samedi soir. Ce jour-là, la grosse Catherine nettoyait les carreaux du vestibule et les fenêtres de la salle à manger ; elle passait au tripoli les boutons de la porte ; elle n’oubliait pas la bouilloire ni les robinets. Toute la maison prenait un aspect lavé de frais, renouvelé. Des habits neufs, tirés de placards appropriés, apparaissaient sur les chaises de la chambre à coucher, gardant la forme qu’ils avaient dans des boîtes, aplatis par des plis soigneux. L’active petite Maman portait dans les yeux une sorte de joie maîtrisée et étincelante, comme lorsqu’on attend silencieusement une belle fête, ou des parents qui viendront bientôt.
Souvent, pour mieux assurer cette transgression du dimanche sur le jour précédent, les cloches de la grande Abbatiale sonnaient à toute volée dès cinq heures du soir. Même quand elles se taisaient dans les hauteurs de la tour, le petit garçon qui longeait les porches, son cartable à l’épaule, la main perdue dans celle de son père, ce petit garçon-là, docile et réfléchi, ne se trompait pas sur ce silence, sur tout ce qu’il recélait pour le lendemain matin d’exaltation sonore et de domination furibonde.
Dès le samedi soir aussi, les regards de son père, sans rien abandonner de leur lassitude ni des plissements obliques au cœur desquels ils se blottissaient, signifiaient une sorte de repos. Ils oubliaient le quotidien supplice d’une classe de latin pour trente-deux galopins de quinze ans. Un palier se situait sur la roue dentée des jours. Le malheureux homme respirait. Pendant vingt-quatre heures, son temps allait couler entre des rives nettoyées, des berges désencombrées où se retrouverait, décapé et pur, le doux loisir, matière première de la vie.
Après dîner, la semaine épuisée n’offrait plus que des restes inutilisables. Lassée par six jours de règne, toutes ses tâches remplies, tous ses rôles joués, elle penchait la tête, se recueillait, abdiquait. Quelques heures lui restaient encore, que nul ne prenait au sérieux. Les quatre dernières, de trop, s’obstinaient à sonner tout de même, dans la nuit de samedi à dimanche, ignorant qu’elles ne comptaient plus.
Bonheur de porter certain costume marin, dans ces premières minutes vides du dimanche matin. Augustin se promène, plein de satisfaction grave, sur le dallage de pierre de ce fameux second étage. Il fait miauler ses souliers. Les petits gants de fil blanc sont déjà mis. Sa main y niche au large, tous doigts écartés. Le sentiment de la propriété individuelle lui monte jusqu’à l’épaule.
Par la fenêtre du vestibule, au-dessus du mur grisâtre et vert-lichen qui délimite la cour, fidèle au rendez-vous du dimanche, un grand morceau de ciel, mal coupé et d’un bleu tout neuf, tremble, frémit, craquelle et se retrouve intact après chaque coup des éclatantes cloches. Un morceau de ciel d’où coule ce bonheur spécial, dit dominical, à qui l’invisible soleil communique avant la messe un ton d’oisiveté heureuse. Certainement, c’est toujours ainsi, en petits fragments bleus, mal cassés et pleins de cloches, qu’on voit le ciel du dimanche matin, dans les rues désertes autour des Abbatiales, par-dessus les hauts murs barrant les cours d’hôtels Louis-XIII désaffectés.
Du vestibule, Augustin entend ouvrir et fermer toutes les portes. Leur écho évoque la salle à manger, la chambre où, lavée, changée, repue, dort la petite sœur. Toute chose exhale l’arôme subtil du dimanche. Le frais lever du matin, le chocolat du dimanche, les habits du dimanche, les cloches du premier et du second coup, tout prépare ces moments d’immobilité tendue qui précèdent le départ pour la messe, ces minutes indiciblement particulières qui collent au présent pendant quelques secondes encore pour se détacher ensuite, choir et s’abîmer au flot des minutes communes.
Assis à l’église, tandis que ses jambes trop courtes pendent entre le dallage et les bâtons de chaise, près du prie-Dieu de sa Maman, il lève les yeux et la regarde. Il l’aperçoit d’en bas. Il voit ses lèvres qui remuent, ses cheveux qui passent au-dessous d’un chapeau sorti le matin du carton. Elle lit dans un gros livre. Celui d’Augustin est beaucoup plus petit. Presque toujours elle devine qu’il la regarde. Un sourire menu, bien plus retenu qu’à la maison, descend sur lui à travers toute cette solennité. Son doigt, à elle, quitte le paroissien, tourne quelques pages du livre d’Augustin, gauchement, parce qu’il tourne de trop haut. Il indique le commencement de la prière spéciale qui convient à ce moment de la messe. « Préface. Voici l’heureux moment où le Roi des Anges et des Hommes va paraître. » Augustin a retrouvé le fil. Plein d’une docilité appliquée, il commence à suivre, de son index ennobli mais gêné par le gant.
Ce tableau général admet bien des variantes.
Ainsi ces grands mots autoritaires « le Roi des Anges et des Hommes », s’adoucissent parfois pour Augustin. Ils lui font signe qu’ils ont quelque chose à lui montrer. On dirait qu’ils se fendent en deux et qu’ils s’ouvrent. De leur milieu, monte une fumée subtile qui s’en va composer très haut dans l’air, plus haut que la région des cloches, une image d’or et de bleu, un vague tableau de coloris tendres, où l’on voit, tortueuse et débonnaire, couler d’un vieux visage rosé la barbe blanche d’un Roi.
D’autres fois, certains dimanches spéciaux, l’église se remplit de fleurs, de branches vertes et de grandes jeunes filles en blanc. L’une d’elles, un jour, lui a parlé, essayant en vain, à force de grâce et de sourires, d’élever la timidité du petit garçon jusqu’à sa jeunesse à elle, inconcevablement radieuse. Maman s’est excusée pour lui, en des termes qui ont décuplé cette timidité… « Oh ! le petit sauvage qui ne veut pas dire bonjour à Mlle de Préfailles ! » Vers l’autel de la Vierge, dans une chapelle féminine et pleine de roses, les demoiselles en blanc se sont rassemblées autour d’un harmonium. Deux vers de leur cantique suscitent une émotion profonde dont ils ne révèlent que des causes douteuses :
Je voudrais te suivre, ô ma Mère
Marie, emmène-moi…
« Te suivre, ô ma Mère » veut dire sans doute : « te suivre à l’endroit où se trouve ma Mère ». Marie est le nom de la bonne qui tient le petit garçon par la main et que celui-ci supplie en vain. On est contre la balustrade d’une tombe bien entretenue, dorée par le soleil d’onze heures, pleine de fleurs mauves et roses. Le mot « suivre », chanté par des voix éperdues, semble tendu et porté vers le ciel sur de belles mains plaintives. Tout défaille de mélancolie inexaucée, languissante et heureuse.
Trois coups de clochette. Un brouhaha. Un grand silence. Le vent de l’Élévation souffle sur ces peintures. Nouveau bruit de chaises, une tambourinade de coups de marteau dans tous les coins de l’église. Nouveau son de clochette. D’habitude, sa maman va s’agenouiller parmi d’autres dames devant une balustrade aux linges blancs. Elle revient avec une humilité écrasée qui gêne Augustin. Singulière cérémonie et mal explicable. Il est préférable de n’y pas penser. Augustin n’arrive pas à se figurer qu’elle puisse se rapporter à ce même tableau de gloire fleurie, bouquets, feuillages, statues, coloris tendres et cantiques, à cet ensemble singulier qui surplombe la vie de tous les jours, comme un dôme surajouté, décoratif, mais essentiel, partie d’un monde immense de songes, de contes et de jeux.
Du moins apparaîtrait-elle ainsi, cette première vie religieuse, un composé de roses artificielles et de musiques, si elle ne projetait jusqu’au fond de son cœur d’enfant, comme autant de tentacules despotiques et fouillants, les premières gênes de la vie morale.
Jamais sa maman ne réprime un caprice sans dire qu’il a fait de la peine au petit Jésus. Le petit Jésus s’attriste quand on trépigne pour rentrer de promenade. Quand on refuse de quitter la table pour laisser mettre le couvert, au moment précis où l’on applique des couleurs à l’eau sur un grand livre d’étrennes, et que la fin du plaisir, coupée net comme un élastique, se retire déchirante et enchantée. Si l’on répond à la bonne Catherine qu’elle n’est qu’une bonne et qu’elle sent très mauvais. Si l’on rejette hargneusement l’idée que le petit Jésus, lorsqu’il était petit, eût absorbé avec joie, lors des nouvelles lunes, la confiture traîtreusement bourrée de semen contra. Si l’on pleure enfin pour se coucher et qu’on sait bien qu’en comparaison des graves chambres brunes solennisées par la nuit, les lampes de famille sont tièdes et délicieuses.
Tous ces péchés se lèvent des coins anesthésiés d’une conscience d’enfant. Ils se totalisent implacablement à la prière du soir, tandis qu’on espérait qu’ils se dissoudraient tout seuls dans un bienfaisant oubli. Le petit Jésus les sanctionne tous d’un même sourire, triste, et omniscient.
La grosse Catherine reçoit avec une humble morgue des excuses bégayées, puis s’en retourne à la cuisine, présentant à Augustin son vaste derrière ovalisé d’où pend un nœud de robes lourdes. Cependant les petits bras de quatre ou cinq ans enveloppent le cou maternel. Les lèvres assurent qu’on ne le fera jamais plus, « tu verras, jamais plus ». Puis toutes ses plaies enfin débridées, la conscience pardonnée achève d’éliminer le remords dans les saccades et le bouillonnement des sanglots.
La contrainte morale prend une autre forme encore. Il faut apprendre par cœur deux questions de catéchisme chaque jour. Tous les matins, quand on vient de manger à la cuisine la soupe au lait de la grosse Catherine, maman fait réciter, après la prière, les deux questions expliquées la veille. La petite sœur Christine, vacillant sur des jambes novices, tire sa maman par la robe. C’est le moment que choisit un autre bébé de quelques mois pour se lamenter dans son berceau. Les lits sont défaits. La pesée des corps s’y marque. Cette chambre où dorment une maman et ses trois enfants, parce que l’appartement est fait de pièces immenses et peu nombreuses, cette vaste chambre au papier brun ancien tolère une espèce de désordre douillet, spécialement associé pour Augustin au souvenir de certains jours d’hiver.
Ces jours-là, une étrange lumière livide et impassible pénètre la chambre au matin. Elle tombe d’un plafond plus blanc que d’habitude. Elle semble naître là, sur les plâtres mêmes, tandis que le ciel gris, beaucoup plus sombre qu’eux, affirme d’un air renfrogné qu’il n’est pour rien dans cet éclairage et s’en désintéresse. En effet, c’est de plus bas qu’il vient : les toits, les balcons, la rue, les trottoirs sont blancs de neige.
À ce désordre matinal se mêlent les mots théologiques. Ce sont des mots très difficiles et impressionnants. Ils ressemblent à ceux que les grandes personnes disent entre elles quand elles ne veulent pas que les enfants comprennent. Il est vrai que Mme Méridier en met d’autres à la place, bien plus faciles, pour les expliquer. Mais voilà ! Ce sont les premiers qu’il faut réciter. Il semble qu’ils cachent des arrières-sens raides et mystérieux, consolidés en petites nodosités insolubles. D’autres mots, qu’on comprend cependant, présentent un aspect cérémonieux et pincé qu’Augustin n’aime pas. Ainsi ce prétentieux « qu’est-ce que ? » au lieu du familier et bonasse « qu’est-ce que c’est ? », que tout le monde aime et connaît bien.
Le papa d’Augustin vient souvent, au cours de ces récitations, une serviette de livres sous le bras. Sa moustache est humide de café au lait. Des reflets bougent dans son lorgnon. Il s’assied et attend sans rien dire. On voit qu’il attend. L’enfant devine d’une manière à la fois obscure et aiguë qu’une autorité de qualité et de visée différentes se juxtapose à la première, celle d’où dépend le catéchisme. Et c’est le moment que choisit son autonomie pour affirmer avec une fermeté exagérante qu’il ne comprend pas le vilain mot, qu’il ne le comprendra jamais.
Alors, une petite expression de souffrance naît sur le visage de sa maman ; très petite et qu’il faut de bons yeux pour saisir. Il faut les laisser fixés sur ce tendre visage et non pas deviner, mais entendre en son propre cœur, les confidences d’un pli fugitif, dessiné au coin gauche des lèvres maternelles. Ce pli vous confie qu’elle ne grondera pas, contrairement à ce qu’elle ferait pour tout autre chose. Mais celle-ci ne regarde qu’elle-même et il suffit qu’on la voie souffrir.
Soudain, c’est une conscience non plus anesthésiée ni sourdement douloureuse, mais palpitante, mais saignante et à vif, qui jette Augustin au cou de sa mère ! Si, si ! oh ! si ! il comprend bien le vilain mot ! Il comprendra tous les vilains mots. « Tu verras ! Oh ! tu verras. » Elle recueille dans son cœur cette promesse et cette exaltation. Elle recueillera de même les autres promesses qui viendront après les autres fautes. Elle ressemble tout à fait au petit Jésus.
Bien des années après, Augustin s’aperçut que les premières chutes de neige suscitaient encore dans son souvenir ces mélanges de froide féerie blanche, de scolastique et de remords.
Quelques années plus tard, un tout petit nombre d’années, M. Méridier prit, un beau jour, avec sa canne, une paire de vieux gants de peau brune. Ils sentaient l’armoire et la benzine. Ils parurent à Augustin extrêmement soignés et solennels. M. Méridier avait un air tout spécial, qui s’adaptait à ces préparatifs et protestait contre eux à la fois. Il semblait se railler et s’intimider lui-même. Il présentait à ses habitudes quotidiennes et à celles des siens une sorte d’excuse pour ces gants intrus.
Soudain il demanda :
— Est-ce que tu veux venir, Augustin ?
Comme si, puisqu’il faisait tant que de se permettre aujourd’hui une chose extraordinaire, il pouvait bien en joindre une autre et les envoyer dans la vie toutes les deux, du même élan.
On prit la grande rue jusqu’à la place de l’Abbatiale. Elle longeait la façade nord, contournait le chevet et se continuait par une autre, au pavé fort pointu, portant le nom raclant, hargneux et magnifique de rue aux Prémontrés. Elle était, de plus, humide et solitaire. Ils s’y trouvaient les seuls passants. Elle menait à une placette singulière, bordée de maisons froides et sans magasins, que son papa appelait des hôtels. Quelques-unes, tout en pierre taillée dans le basalte du pays, protégeaient par des grilles leurs fenêtres de rez-de-chaussée. Graves et massives, elles portaient en elles une longue habitude de hardiesse et de force qui poussait leurs façades sur la place même, bien au-delà de l’alignement où leurs récentes voisines étaient forcées de se confiner. Au point de contact s’enfonçaient des retraits, barrés de tôles rouillées, qui coupaient en angle les trottoirs. Tout au milieu de la place, sur une fontaine octogonale, se penchaient des personnages mous-sus porteurs de brocs en pierre d’où coulait un filet d’eau frais et éternel.
Cette rue baignait dans un tel silence qu’on était presque confus du bruit de ses pas. Des pépiements d’oiseaux jaillis de jardins invisibles filaient le long des corridors qui s’amorcent aux portes cochères, sortaient dans la rue comme des enfants joyeux. Ils perçaient l’air, les oreilles, le bruit des filets d’eau, toutes les choses perçables, de mille petites aiguilles dorées.
M. Méridier expliqua que la fontaine avait été bâtie voilà bien longtemps, bien longtemps, à une époque où les plus vieilles gens que connaissait Augustin n’étaient pas encore nées, ni les grands-pères de ces vieilles gens, ni les grands-pères de leurs grands-pères. Augustin suggéra que ce pouvait être au temps des Gaulois, qui personnifiaient pour lui la plus reculée préhistoire. Papa assura que ce n’était pas tout à fait aussi lointain. Cette époque, dit-il, s’appelait Renaissance et les brocs se nommaient des urnes. Augustin regarda son père, sentit les premières houles d’une science immense et qu’une forte main l’y maintenait à flot.
Brusquement, sans que rien fît prévoir cette volte hardie, M. Méridier pénétra dans un des vieux hôtels.
Comme en un long tunnel, au bout de ce corridor par où venaient les chants d’oiseaux, Augustin aperçut un énorme portail double, cintré, tout en vitrages. Un vantail était ouvert. Ses petits carreaux interposaient un treillis noir sur des verdures de jardin. Près de ce vantail, un homme allait et venait en bras de chemise avec une nonchalance indolente ; mais en même temps, il sifflait un air gaillard qui s’accordait mal avec le bruit paresseux de ses sabots sur les dalles. On sentait une odeur de fumier de cheval.
D’une haute porte couleur chocolat, percée dans le corridor, sortit une paysanne en bonnet tuyauté tout semblable à celui de la grosse Catherine. Mais tandis que celui-ci provenait visiblement du même terreau rural sur lequel la grosse Catherine avait elle-même poussé, l’autre, posé sur un costume ajusté et plus fin, trahissait une paysannerie volontaire et presque maniérée, une survivance précieusement gardée par entente tacite entre maître et serviteur, un tenace parfum de ferme et de château, conservé là, au rez-de-chaussée de la maison de ville, depuis le dernier séjour à la campagne, tout prêt pour le séjour suivant.
Ses yeux descendirent sur la toilette d’Augustin et de son père, sur les fameux gants, sur le chapeau que M. Méridier croyait devoir garder à la main. Une soupçonneuse et froide déférence imprégnait pendant ce temps et vivifiait des rides qui n’eussent sans cela trouvé à exprimer qu’une vieillesse servile, paisible et pincée.
Pendant qu’elle parlait, Augustin discerna entre ses immobiles hanches et le chambranle couleur chocolat, une table énorme, de vastes dalles, des points lumineux sur des choses de cuivre, dans une grande cuisine voûtée.
— Oui, Monsieur, Mme la Marquise Douairière était chez elle, et si Monsieur était M. Méridier, Mme la Marquise avait donné l’ordre de le faire monter…
Ils poussèrent jusqu’à une autre porte ouverte dans la même muraille, mais pareille à celle du jardin, double et toute en vitrage. Une singulière impulsion fit se retourner Augustin. La servante paysanne, mains unies sur l’estomac et paupières baissées, les accompagnait d’un regard coulé, paterne et protecteur, où l’envie de troubler le moins possible sa quiétude se combinait avec un sens exact de l’absence d’empressement qu’elle pouvait se permettre ; un regard d’encouragement qui était le substitut du zèle qu’elle eût dû déployer, qu’elle déployait certainement envers d’autres personnes, pour les conduire jusqu’à cette porte et la leur ouvrir.
Un poêle attiédissait le monumental vestibule. Une casserole d’eau, où manquait le manche, surmontait son marbre cassé par places. Le tuyau s’enfonçait brutalement dans la belle vieille muraille. Aux premiers pas, l’œil et les muscles d’Augustin s’étonnèrent de la faible hauteur des entre-marches et de la largeur des degrés. Un tapis uni de laine beige, à bordure grenat passé, revêtait leur pierre. Un parfum subtil, errant, inidentifiable, offrait juste le début d’une prise floue, puis s’évanouissait dans l’air redevenu neutre. Mais après quelques autres de ces douces marches larges, on s’apercevait qu’il était revenu, jouant de nouveau à se laisser reprendre, à faire respirer jusqu’à ce qu’il la retirât, une fois de plus, sa confidence incompréhensible. Des fées en robe de jadis, aux railleuses révérences, au minuscule pied valseur, montaient devant eux et la douceur des entre-marches mesurait exactement l’ouverture menue de leurs pas.
Le grave petit Augustin dut descendre assez profond dans le sentiment des choses permises, pour demander d’une voix changée :
— Chez qui on est, dis, papa ?
— Il faut dire : chez qui est-on ?
Puis, joignant au conseil le renseignement :
— On est chez Mme de Préfailles.
Ils s’élevaient ainsi tous les deux, la voix assourdie, sur le tapis aux teintes épuisées de cette noblesse de province.
Un éclat de rire d’une grâce mordante, significatif comme un visage, éclata dans l’immensité compassée et la somnolente distinction de l’escalier, en total désaccord avec elle, d’une telle franchise impérieuse et personnelle qu’elle intimidait presque, en même temps qu’elle donnait pour une seconde l’irrépressible vision d’un jet de perles heurtées sur un frais courant d’eau, entre deux rives de cristal.
Le même désir d’apercevoir la jeune fille emplissait chez le petit garçon de sept ans et chez son père deux cœurs bien différents. À l’âge de M. Méridier, le sentiment de la grâce et de la jeunesse comporte l’évaluation stoïque, précise et sans bavure d’un long morceau de temps irréparable. Mais pour Augustin, c’est une brusque entrée dans des pays inconnus. Ce qui vient à lui pour le prendre dans ses bras et l’enlever vers d’autres formes de vie, c’est un bonheur dangereusement violent, tout rose, entièrement neuf et inéprouvé, écartant avec de dédaigneux sourires toutes les formes de ses bonheurs précédents, le capturant, le ravissant pour de bien autres aurores.
Des deux jeunes filles debout sur le palier, la plus grande est celle qu’Augustin connaît déjà, qui lui a parlé à l’église. Et, à la réflexion, ce fait paraît à l’enfant profondément juste et raisonnable. Il ne peut en être autrement. C’est le déterminisme des féeries. Chaque événement de ces invraisemblables heures participera de leur même couleur dorée. C’est d’elle aussi qu’émane ce rire merveilleux, encore visible sur ce visage lisse, moqueur et éblouissant, auprès duquel il est tout à fait impossible d’en regarder d’autres. Augustin est inondé d’une béatitude si dominatrice et si tendre qu’il sent immédiatement grandir entre la jeune fille et lui, organe de protection, une timidité forcenée à laquelle rien ne l’arrachera.
L’enjouement cérémonieux de son père, la musique de ses paroles à elle, tout cela traverse douloureusement le silence où le petit garçon s’enferme. Son cœur reste baigné dans une douceur folle, farouche et pleine de honte qui va rester un de ses grands secrets.
Et elle s’en va. Par le même escalier qu’ils viennent de monter, elle descend avec sa compagne, pendant qu’ils entrent tous les deux. Occupé aux conversations liminaires avec la femme de chambre, son père remarque à peine qu’il se retourne impulsivement pour revoir celle qui s’en va, maintenant qu’est disparue l’oppression de la présence et qu’un terrible regret la remplace : une main gantée de blanc lui fait signe pour sa confusion et pour sa joie.
Le reste est noyé sous des épaisseurs de passé. Peut-être même cet étrange trouble ne surnage-t-il que parce qu’Augustin est revenu bien des fois, en les alourdissant, sur les traits primitifs.
Il se souvient de parquets d’un noir brun, compliqués et symétriques. Des meubles graves présentent une immobilité si noble que serait blasphématoire l’idée de les faire servir, d’y placer par exemple du linge ou du pain, de tirer sur les cuivres des poignées. Le bruit de leurs deux pas mêlés s’est arrêté net, bu par de hautes laines. Augustin se trouve dans la brusque lumière verte d’une pièce immense, percée de baies sur les mêmes paysages de jardins qui figuraient déjà au rez-de-chaussée.
D’autres meubles, parents des premiers, mais haussés de ton, fauve doré, solennels, voisinent avec maintes choses, de leur sorte, de leur caste, dont le détail est perdu. Ils doivent être capables d’engager avec elles un dialogue dans leur langue humaine, avec leurs mots d’autrefois.
Intentionnellement disposés çà et là dans la vaste pièce, sont des emplacements spéciaux par lesquels il convient de passer, des invitations courbes, à se rendre à telle place précise et non pas à telle autre. Contre le mur du fond, dans une étonnante cheminée blanche, à l’extrême portée du regard et de l’impression, un feu de bois siffle avec douceur, en plein printemps. L’extraordinaire parfum dont on voit bien, maintenant que celui de l’escalier n’était qu’une imitation, circule en volumes massifs et si préhensibles qu’Augustin est bien sûr de lui arracher cette fois le secret qu’il dissimule.
Tous ces fragments disséminés mais unis par une ressemblance de famille ont clairement l’intention de diriger l’esprit vers une chose commune, centrale, autour de laquelle tout doit sans doute s’ordonner. Mais ce point suprême reste inrévélé. Augustin ne l’a pas découvert encore, à moins qu’il ne soit la main violette et vêtue de mitaine dont une très vieille dame, assise dans le contre-jour d’un fauteuil à oreilles, agite avec un tremblement plein de dignité un face-à-main d’or ciselé.
Les mots qu’ils se disent, elle et son père, Augustin ne les retrouvera jamais, bien entendu. Tout au plus voltigent dans le grand recul du temps, reconnaissables encore sous les reconstitutions, quelques restes d’une voix cassée et dominatrice, où certaines diphtongues sont filées comme des notes faibles et nobles, qu’il est de haute convenance de laisser rendre toute leur valeur nasale et tout leur timbre. Surtout, plus que ces détails, plus que cette main ou cette voix, ce qui occupe l’âme d’Augustin, c’est l’inépuisable étonnement d’ensemble où le plonge cette vieillesse, si différente de toutes celles qu’il connaît déjà, des loueuses de chaises de l’Abbatiale, de la vieille femme d’en bas, de n’importe quelle autre vieille femme. C’est une vieillesse soigneusement maintenue et pénétrée par les incomparables aromates que sécrètent tous ces environnements. Comme le vague jaune miel imprégnant le marbre blanc de la cheminée, ou la terne eau glauque logée dans la glace, la distinction jointe à cette vieillesse est un caractère extérieur lentement déposé par l’âge, devenu motif ornemental, chargé de déceler son rang social et son style. Docilement assis sur sa petite chaise, Augustin en subit la silencieuse et opprimante grandeur.
Brusquement prend vol l’idée unique et suprême incluse en toutes ces choses, qu’elles expriment toutes, chacune avec sa nuance, non seulement l’odeur, mais aussi le feu de bois, le long passé des meubles, les baies sur les jardins, jusqu’au reflet des verres hypermétropes parmi les ciselures du face-à-main en or. Cette idée, si longtemps cherchée, Augustin la découvre enfin, est celle de « Marquise douairière ». On s’en rend compte si l’on prolonge l’i et l’è pour qu’ils aient le temps de dire tout ce qu’ils ont à dire avant d’expirer : « Marqui…se douairiè…re ».
L’énigme résolue, Augustin brûle d’en soumettre le mot à son père, dès son retour dans la rue. Un juste orgueil l’enflamme. L’étonnant salon ne l’intimide presque plus. Là comme partout, l’éclat de l’évidence a porté son apaisement et sa sérénité. Même la vision radieuse de tout à l’heure, elle aussi mordue par l’« idée », y perd peut-être quelque chose de son caractère ineffable. Car Augustin est encore trop ingénu, trop agissant, trop animal, pour dépasser par ses rêves les apports du réel, en distendre les dimensions authentiques.
Il est trop petit aussi pour savoir que le grand air et les mille aventures de la rue vont ternir l’éclat de ces images, en fêler le pur émail, l’émietter sur les trottoirs du retour. Avant qu’il ait le temps d’attaquer le sujet de la « Marquise douairière », voici qu’un Monsieur aborde son Papa. Il s’appelle M. Marguillier. Augustin l’a déjà vu une fois, et ne l’aime pas. Il a tiré par amitié l’oreille d’Augustin : il a tiré trop fort et lui a fait mal. Il porte une serviette sous le bras, comme un professeur. Sur son visage, entre des favoris rasés, réside à demeure un clignotement permanent de ruse et de force.
Leur dialogue est plein de familiarité tutoyante, émaillé de mots nouveaux et impressionnants. « D’où que tu t’amènes ? Ah ! oui. Les « de » Préfailles ?… La vente des Sablons les avait remis à flot. Mais il y a quinze ans de ça. Et un jour ou l’autre, ça tirera dur… Le père Chose… la députation…, tout ça, c’est entre nous, mon vieux… toi, c’est pas ton rayon… » M. Méridier prend un air qu’Augustin ne reconnaît pas davantage : une expression de complicité timide et de subordination semi-railleuse. Ce dialogue qui stupéfie l’enfant, c’est le « réel », c’est le « présent » contre lequel aucun rêve ne vaut, aucun souvenir, même éblouissant, n’est de force.
Celui de la jeune fille est en train de s’émacier, de perdre sa substance. Il se prépare à participer d’un conte de fées, à se faire intermédiaire entre ce qui est arrivé et ce qui ne peut pas l’être. Les choses véritablement vraies sont celles qui ont le pouvoir de recommencer régulièrement, de se changer en habitudes commodes, comme faire ses devoirs, déjeuner, aller le dimanche à la messe avec sa maman. Mais vous sentez, sans doute, combien il est invraisemblable que cette jeune fille merveilleuse consente à revenir régulièrement créer pour Augustin des habitudes de bonheur.
Dans le cœur de ce petit garçon décidé, quelque chose se détacha, décrut au fil d’eaux inéclairées. En signe de quoi. Augustin arracha la canne de son Papa, la chevaucha, et gambadant, cria : tu, tu, tu, tu. Bien peu de gens, sans doute, eussent pu deviner, sous cette prouesse équestre, tant de contrainte sur soi et de fermeté antisentimentale ; pas même ceux que ce sport inattendu eût certainement étonnés d’un petit garçon si réfléchi et si calme ; pas même son père ; ni, bien entendu, l’enfant lui-même.
Bien des années plus tard, c’est l’image privilégiée dont Augustin s’émeut encore quand il recherche sur un chemin aux mille traces, parmi les innombrables pas d’adultes, les vestiges de ses pas d’enfant.
II
LES HAUTES TERRES
L’autre compartiment de souvenirs était réservé aux hautes terres du Cantal.
On se rendait là, en plein été, deux ou trois semaines après le début des grandes vacances. Il y avait eu plusieurs expéditions semblables, avant la naissance de la petite sœur. Là aussi, les souvenirs se mêlaient. On ne pouvait retrouver au juste à quelle époque de la préhistoire remontaient quelques-uns d’entre eux. Détachés de leur souche, ils erraient en un temps sans date et ne savaient où se poser.
L’état d’esprit des voyageurs différait devant le voyage. M. Méridier emportait des notes, des livres et se promettait des joies abstraites. Maman disait : « Ah ! si ce n’était pas la santé des enfants ! » Mais Augustin comptait les jours.
Un remue-ménage de malles et d’armoires ouvertes durait jusqu’aux petites heures du matin. D’autant plus gros de promesses qu’il s’efforçait d’être silencieux, il annonçait l’approche d’un bonheur immense qui filtrait par toutes les claires-voies de la nuit. Cette joie active et proliférante se nourrissait toute seule pendant qu’on dormait, grossissait, finissait par faire éclater le sommeil. Augustin se trouvait réveillé à des heures paradoxales et inidentifiables, pour voir que sa jeune maman circulait encore sur des pantoufles sourdes, masquant la lampe de sa main gauche, quand elle passait devant les petits lits. Alors, il comprenait que ce bonheur était réel, presque arrivé, riant déjà dans cette couleur de vieille paille, distillée par la lampe à huile.
Son cœur libéré d’une trop pesante joie, désormais étale et doucement heureux, lui laissait juste le temps de sentir contre sa joue le tiède et lisse oreiller d’enfant, avant de retomber au sommeil.
Du voyage en chemin de fer, peu de chose en vérité surnageait. Il y avait deux sortes de wagons. Les vrais, ceux de troisième classe, seul cadre convenable aux obligations multiples qui incombent à un petit garçon réfléchi : faire attention, ne pas perdre le paquet qu’on serre dans ses bras, rester bien tranquille sur le siège marron sale, en attendant que tout soit casé. Et puis les autres, capitonnés de bleu et de gris, qui n’ont pas l’aspect des vrais voyages, ne sont pas destinés aux vrais voyageurs. L’idée ne viendrait pas à une personne raisonnable d’aller s’y asseoir.
Il y avait aussi deux sortes de paysages. Celui que traversaient les premières lenteurs du train, les voies enchevêtrées, les cabines d’aiguillage, les maisons d’ouvriers bordant des rues écrasées de charrois. Ces paysages ne comptaient pas. On passait sans les voir, comme on n’écoute pas un mot malsonnant.
Ils commençaient de compter dans la grande campagne, quand ils glissaient à contre-sens d’un train dont la vitesse de fuite amusait et décevait à la fois. Car le papa d’Augustin lui avait expliqué les différentes espèces de trains. Distincts des omnibus étaient les grands express dédaigneux qu’Augustin prendrait plus tard, qui vont vers les lointaines villes. Et le convoi haletant continuait son voyage entre des talus en fuite, poussif et méprisé.
Dès qu’enfin l’on atteignait la petite gare perdue où attendait la diligence, le paysage redevenait affectueux et immobile, non plus en contrebas du train mais de plain-pied avec le sol. Il perdait son aspect glissant et instable. Il avait repris racine dans la calme terre. Il vous enveloppait de son long repos. Et malgré cela, pénétré par l’esprit du voyage, il semblait le prolongement des doux endroits campagnards dont on lisait le nom en lettres jaunes sur les côtés de la voiture, près de la boîte aux lettres. Il était l’extrême pointe des contrées où l’on passerait bientôt.
Des paysannes chargées de paniers se rendaient à ces contrées. Elles montaient à l’intérieur de la diligence, tandis que le Papa et la Maman d’Augustin retenaient les places de devant, qui coûtaient dix sous de plus. On pouvait, à condition de les contourner avec prudence et d’assez loin, contempler les deux gros chevaux à la queue nouée, autour desquels tourbillonnaient les mouches. Ils les chassaient en vain avec cette queue trop courte, avec leurs pieds, avec les plissements vagabonds de leur peau. Ils sentaient une forte odeur, pas désagréable. Ils sentaient le cheval. Tout était si beau qu’on éprouvait, gonflant le cœur, ou peut-être les poumons, ou peut-être le larynx (Augustin connaît le nom de tous ces organes) une envie de chanter ou de crier.
Michelou, le conducteur, hissait, par l’échelle, des malles qu’il abattait ensuite sur le toit de la diligence. Mais il goûtait peu la continuité dans ces emplois du temps violents. Il les aimait mélangés de rires, de repos et de vin blanc. Aussi querellait-il, en rude patois des Planèzes, les paysannes au panier, tandis que la courbe de son ventre, expansive et déboutonnée, tremblant sur sa ceinture en secousses débonnaires, faisait signe que c’était pour rire, et qu’il ne querellait pas.
Quand tout était chargé, les bâches posées, le véhicule déjà dans cette puissante immobilité d’avant les démarrages, Michelou décevait encore ses clients en s’enfonçant aux profondeurs d’une des deux auberges qui contemplaient la gare. La diligence attendait, interdite et stupéfaite, comme un énorme enfant abandonné.
L’auberge rendait un Michelou tout frais, mal essuyé, humide encore. Ses grands mouvements de bras exprimaient un vague pathétique. Au hasard de la trajectoire, le dos de sa main trouvait l’occasion d’assécher ses moustaches, d’un air désespéré, tandis qu’il déplorait, par le reste de son geste, de n’avoir même pas le loisir d’effectuer correctement cette opération pourtant fort nécessaire. Enfin, d’une course dont le rythme se transmettait à son ventre, la double et vaste convexité de ses jambes faisait de son mieux pour regagner, par des moyens bien insuffisants, le temps que lui avaient fait perdre l’importance du chargement, mille circonstances adverses et la volonté des Destins.
Alors le vrai paysage commençait.
C’était une de ces plaines minces et longues, prises entre l’écartement provisoire des éperons boisés. Dans la densité de leur grasse substance d’herbes, se cachent la saveur des terres alluviales et l’imprégnation profonde des eaux. Des odeurs de foin sec et d’étables envahissaient l’air des villages, ceux du moins qui se laissaient traverser. Mais d’autres, plus secrets, tournaient le dos à la route. Derrière le profond écran des buissons percés de trous de poules, on ne voyait que leur envers. On ne savait de leur vie qu’un morceau. Ils ressemblaient au milieu trop court d’une belle histoire, dont on ignorerait toujours le commencement et la fin.
Dans l’intervalle des villages, ce n’était que poussière, soleil et verdures, l’odeur des chevaux, le balancier des nœuds de crins battant les grosses croupes, et la soudaine obscurité de quelque boqueteau que traversait la toute.
Or, toutes ces choses, si différentes, parlaient.
Elles parlaient si bas qu’un certain nombre de kilomètres avait dû passer avant que vous vous en aperceviez. Mais vous compreniez alors que c’était votre faute et qu’elles parlaient déjà depuis longtemps. Bien sûr, elles ne savaient dire aucun mot qui fût clair, prononçant, par exemple, comme eût fait un livre d’images : « ce champ de blé est d’un jaune riche » ou « cette meule de foin est pittoresque ». Qu’importe ? Un grave et sensible petit garçon de sept ans sait se passer de mots pour apercevoir, diffus et en suspens dans la campagne, un mélange de bonheur et de bonté qui n’a besoin pour se poser d’aucun visage d’homme.
Mais, affecté de timidités subites, lorsque Maman regarde son petit enfant pour lire dans ses yeux la transparente joie qu’elle espérait, Augustin cache brusquement sa joue et son front contre les bras maternels. Il entend par-dessus sa tête : « Allons ! Allons ! gros bêta ! aide-moi donc à tirer les paniers. »
Nulle apparence maintenant que le paysage ait jamais parlé. Tout n’est que rondelles de saucisson, fruits, fromage, comme la fameuse statue n’était qu’odeur de rose. Des carrés d’un papier spécialement friable dégorgent sur les genoux de Maman de bonnes tranches de grillade froide. On verse avec précaution du sel sur des œufs durs. La petite fille veut boire avant de manger. Il faut parlementer longtemps pour l’en dissuader. On transmet à Papa les portions qui lui reviennent, avec un verre de vin qui tremble au bout d’un bras. Des gouttes de vin, des pelures de saucisson et de fromage tombent sur la belle caisse jaune. Augustin se sent fort anxieux de ce qu’au prochain arrêt fera Michelou. Un instinct secret et blasphémateur lui suggère qu’en cas de conflit, son père ne serait pas de force.
Mais Michelou dit seulement : « Ah ! Ah ! vous avez fait boire la petite famille ! » et en même temps que des grimaces et des clignements sur un visage devenu soudain plissoté et resté rubicond lui donnent un air de camaraderie complice, une familiarité et presque une amitié née d’un vice commun.
Hélas ! rien ne dure qui ne change. Peu à peu le beau vase aux parois faites d’air, qui contenait tant de promesses, se vide, s’assèche, on ne sait par quelle fente invisible. Plus rien que de la poussière, d’inertes feuilles vertes, toutes les formes de la lassitude, le feu d’un brutal soleil. Augustin ne se souvient même plus que la terre ait été trempée de fraîcheur et suintante de joie, aux premiers tours de roues. Il n’eût pas voulu revenir à ces moments, pas plus qu’il n’eût souhaité retrouver le départ, les femmes aux paniers et l’allégresse des premiers villages. Tout était rance et long.
Déjà, vers les endroits où se rendait la route, au bout du chemin tordu par tous les caprices des tournants, passant tantôt de çà, tantôt de là, grandissant un peu plus à chaque rencontre, posé, dans les premiers moments, contre un rideau de forêts, puis déblayé, perçant, dressé tout seul, rural et gris de tuile, dans la poussière du soleil, annonciateur et partie du hameau fin d’étape, on voyait enfin le clocher.
Nous sommes à La Borie des Saules. C’est La Borie des Saules. Il faut un certain nombre de répétitions pour se pénétrer de cette vérité. Importante et ridicule, compensant la marche au pas dans la longue campagne, la diligence commence un petit trot triomphal. Elle retrouve à la fin la vitesse du départ. Le milieu s’absorbe et disparaît entre ces deux extrémités étincelantes.
La diligence roule désormais devant maintes choses rangées sur le bord de la route. Les hameaux projettent ces objets devant eux, en grand nombre, de chaque côté des chemins vicinaux, pour que les voyageurs connaissent leur approche, les prennent peut-être pour des sous-préfectures, au moins pour des chefs-lieux de canton, et conçoivent de l’estime pour eux. On voit là des lessives sur les carrés de prairie ; des troncs d’arbre écorcés, empilés, marqués de lettres rouges par le marchand de bois ; une machine à battre rangée pour la nuit ; de méfiants matous errant dans les jardins ; des charrues et des roues avoisinant les hangars d’un charron-forgeron ; un cortège de poules et d’oies qu’on dérange ; et aussi des casseroles rouillées, jetées dans les orties avec de vieilles chaussures et d’autres détritus innommés.
Qui réfléchit, découvre immédiatement qu’il y a deux La Borie des Saules. D’abord cet ensemble d’objets sans prestige, qui voudraient bien se faire englober sous ces syllabes délicieuses ; — et puis la réalité cachée, voilée mais substantielle, qui se dissimule sous leur timbre pur. Vous sentez tout de suite que c’est un nom doré, joyeux, avec une inexprimable nuance de soir. On ne la perçoit que lorsqu’on prononce, avec le velours qui convient, cet o plein de soleil jaune et d’un sentiment triste et doux qui est ce qu’on appelle la mélancolie. La Borie des Sau… au… les (exactement comme pour marqui… i… se).
— Qu’est-ce que tu as, petit ? demande son Papa, tandis qu’Augustin s’étudie justement à prononcer ce doux nom comme il faut, ce qui a pour effet d’interrompre net l’exercice.
Une fois, quand il était bien plus petit, peut-être la première année qu’eut lieu le beau voyage, les cloches de La Borie des Saules se mirent à sonner, juste comme sonnent les cloches, dans les voyages ou dans les chansons. Elles sonnaient sans doute pour quelque fête, peut-être un baptême ou un mariage, car d’autres indices montraient qu’on n’était pas à dimanche. Elles jetèrent dans l’air d’onze heures du matin ces beaux sons d’or, volant en éclats en même temps qu’ils naissaient, et leurs morceaux tremblants et ondulés fondaient tout de suite dans la substance du ciel. Or, ces sonneries de cloches s’incorporèrent à l’air de La Borie des Saules et toutes les fois qu’Augustin y revint elles s’y trouvaient, présentes et absentes à la fois. Elles l’attendaient encore, alors que, le curé parti, l’église fermée faute de desservant, les diligences disparues, des camionnettes arrêtées devant un bel hôtel neuf pourvu de garages et du téléphone, il y avait beau temps que dans le clocher aux tuiles cassées les cloches d’or ne sonnaient plus.
Mais en ces anciens jours, La Borie des Saules n’avait qu’une auberge, qui s’appelait « Hôtel de la Providence et du Cheval blanc ». À l’appui de cette désignation, les restes d’un cheval blanchâtre piaffaient sur une enseigne verte. Quant à la Providence, le thème était trop abstrait pour la peinture. On descendait là. Les événements se multipliaient avec une nouveauté inépuisable. Les flancs des chevaux battaient. La grosse diligence s’ouvrait, se dévêtait de ses bâches, s’épanouissait. Tout le groupe exprimait fortement l’idée d’une tâche énorme, correctement accomplie.
Un vieil homme barbu et doux, que Maman appelait Piarrounet, prit la petite Christine dans ses bras. La petite pleurnichait, se rétractait. On lui expliqua que tout le monde maintenant allait monter dans la belle voiture de Tonton. « La voiture à quatre roues », précisait Piarrounet. Alors elle protesta, ne voulant pas que les autres voyageurs, ceux de la diligence, y montassent avec elle. Les longues jambes paternelles dessinaient en l’air des tâtonnements méticuleux avant de poser leurs semelles sur les marchepieds.
Cependant d’effrayants bruits de malles retentirent au plafond de la diligence. Michelou reprenait à l’arrivée cet air d’Hercule féroce et familier, quitté depuis la gare et remisé quelque part sous les bâches pendant son inutilisation. Piarrounet expliquait que le « mestreval » était aux foires, qu’il ne rentrerait que le soir ; que lui, Piarrounet, le remplaçait ; que, dans le grand domaine, tout allait « pas trop mal » et « qu’il n’y avait pas trop à se plaindre ». Puis il s’en revint avec tranquillité vers des gens qui étaient là.
Maman voulait faire chauffer, à l’auberge, du lait sucré pour les enfants. Mais de rudes paysans rougeauds, en blouses bleu-noir, parlant comme des maîtres, pleins d’inattention brutale pour ceux qui désiraient entrer, occupaient et encombraient le seuil. Piarrounet les poussa avec une inattention égale à la leur. Tout se passa le mieux du monde.
Dans l’auberge sombre et fraîche, régnait une légère odeur aromatique qu’Augustin trouva fort agréable et que son père dit être d’absinthe et d’anisette. Il y avait des ronds de vin sur les toiles cirées jaunes. Le nombre des mouches était considérable. Maman essuya les bols soigneusement.
Par les fenêtres encombrées de géranium, on vit la malle voyager à dos d’homme. Elle s’approcha d’une vieille voiture naïve, à trois banquettes en cuir crevassé, portant la cicatrice d’anciens capitonnages, pleine de sacs pliés où reposaient des pains frais. C’était la belle voiture de Tonton. Il fallut rabattre une banquette pour installer la malle et les multiples paniers de Maman.
Entre les brancards, le cheval de Tonton baissait la tête, beaucoup beaucoup plus bas que ne faisaient les chevaux de la diligence. Il était aussi bien moins intimidant. Il semblait doux, plein de familiarité. Ce devait être un plaisir pour lui que de véhiculer de petits enfants. On avait envie de lui parler. De temps en temps il faisait quelques efforts avec sa queue, avec son pied, pour chasser les mouches. Mais sans aucune impatience. Simplement parce que, dans le monde des chevaux, c’est un geste traditionnel, dont il n’y a aucune bonne raison de se dispenser.
— Cette bête a l’air bien tranquille, dit Papa, pour faire plaisir à Piarrounet.
— C’est Négro, le pauvre diable. Il est vieux, dit Piarrounet.
Augustin comprit, à sa stupeur, qu’il existait une sorte de vieillesse inférieure, déconcertante, sans cheveux blancs ni rides, rien qui rappelât la vieillesse des hommes. Elle se marquait par une douceur plus grande, une résistance amoindrie, une tête basse et des poils longs.
Pendant que s’élargissait sa notion de l’âge, le monde extérieur aussi continuait de s’ouvrir. De grêles frappements d’enclume, une odeur de corne brûlée décelaient un maréchal-ferrant, par ailleurs indiscernable. Des oies passaient à la file indienne, portant cou raide et tête sifflante. Des enfants sales entouraient la voiture. Leur groupe s’ouvrit quand Négro s’ébranla.
Tout reprenait l’aspect du voyage : celui d’un frais loisir passionné. Tandis qu’on avait dû contourner les villages, on traversait maintenant de part en part, un hameau sans secret. Tout y était plein de gaieté humaine, déployée exprès devant la voiture de Tonton, posée en éventaire sur chacune des rives du chemin. Le maréchal-ferrant avait la bonté de s’arranger pour ferrer un cheval juste comme on découvrait enfin son invisible atelier. Et l’on éprouvait la satisfaction intellectuelle de constater que l’odeur de corne brûlée, spécialité de La Borie des Saules, venait bien de là. Un boulanger projetait des odeurs d’une bonté simplette, qui ne se haussaient pas jusqu’au gâteau. Au beau milieu d' une petite place, jouxte la fontaine, des chariots de foin attelés de vaches attendaient, les aiguillons contre les jougs. Peut-être venaient-ils de fermes inconnues, dépendant de La Borie des Saules, faisant partie de son plat pays, donnant une haute idée de son importance et de son prestige. Tout sentait l’eau claire, les brocs de fer-blanc, l’arôme du foin et d’autres odeurs pareillement divines.
Des maisons basses, noirâtres et heureuses, riaient au coin de boueuses ruelles. Au bout de l’une de ces ruelles, on vit un brusque porche creux, qu’on dépassa sans lui laisser dire la confidence qu’il savait.
— Ah ! l’église ! s’écria Papa. On aurait pu s’y arrêter.
Un vif regret traversa tant de joie. D’habitude Augustin aimait, comme la participation à une vie supérieure, les très simples explications de son père ; il se sentait trouver tout seul de belles choses nouvelles. Mais cette fois, il y avait plus. Ces explications sur l’église, tout en la laissant parente de ces gaies ruelles sales, de ces hardis enfants en guenilles, de ce désordre des bords de route, de cette corne brûlée, de tout ce qui caractérisait la belle humeur de La Borie des Saules, première manière, auraient eu une portée plus haute. Peut-être eussent-elles montré, comme au fond de ces boîtes qu’on appelle reliquaires, la chose mystérieuse et mélancolique associée à son nom charmant. Du moins pouvait-on, sans témérité, l’espérer.
— Huot ! fit Piarrounet, coupant court à ce désir d’arrêt, avant qu’il se transformât en demande précise. Exclamation bien exceptionnelle : Piarrounet et le vieux cheval n’avaient besoin d’aucune parole pour dialoguer, à cause de l’amitié profonde qui les unissait. La voiture continua son voyage dans La Borie des Saules.
La dernière maison à gauche était la belle maison du notaire. Construite à l’écart, elle représentait ce que sont ailleurs les quartiers occidentaux des villes, les banlieues de luxe. Assise sur un noble perron, dans son jardin aux fleurs mêlées de buis et de groseilliers, séparée des autres par un respectueux espace, elle entr’ouvrait sa grille avec cette familiarité qui va si bien aux grandeurs et l’on franchissait le caniveau sur une planche pourrissante, couleur de terre.
— Qu’est-ce qu’un mestreval ? papa, demande Augustin traversé d’un souvenir.
— C’est sans doute un homme qui est à la fois maître et valet, mestre et val, quelqu’un comme le premier domestique ; du moins je le crois.
Et cette notion nuancée par la prudence, par le sentiment d’une définition difficile, vient enrichir le bonheur d’Augustin.
Quelque chose cependant commençait de changer dans l’air du gai hameau. La joie qui ruisselait de son cœur s’affaiblissait vers la périphérie, se refroidissait sur les lisières, s’y laissait pénétrer par certains indices avant-coureurs de la profonde campagne. Égrenés sur le bord de la route, comme des souvenirs que la petite ville distribuait aux partants, ils faisaient pressentir qu’elle allait prendre fin. Un tournant, une placette aux côtés confus, une maison d’aspect austère, pourvue d’une porte au judas grillagé entre d’étroites fenêtres conventuelles, un ponceau final sur un trou d’eau et d’orties, et la route perdait la couleur de boue noire qu’elle avait revêtue pour la traversée de La Borie des Saules. Elle reprenait le bleu froid des terres volcaniques et le coup de vent des espaces libres.
À droite et à gauche, quelques jardins de carottes et de choux tentaient bien de prolonger encore un instant La Borie des Saules. Mais ils réfléchissaient, renonçaient, bornaient leurs désirs. Le dernier de ces jardins, contenant entre ses palissades un carré de linge blanc contre les moineaux, l’agitait en signe d’adieu. Débarrassée des murailles et clôtures, tous ses buts déblayés, la route dirigeait ses courbes vers les grands pans bleus que l’horizon envoyait à la rencontre du ciel. Elle commençait, vers les hautes terres, une montée continue qui durerait douze kilomètres.
Le bon Négro savait toutes ces choses. Depuis le ponceau d’où partait la côte, il avait fait choix d’un pas de fatigue qu’il conserverait jusqu’à l’arrivée, ce qui permettait beaucoup de loisir à sa queue. Piarrounet les savait aussi. De temps en temps, il disait : « Hue ! » sans rien ajouter d’autre, ni mot, ni geste, ni secousse de rênes, ni, bien entendu, contact de fouet, comme si l’émission de cette douce voyelle n’avait eu d’autre but que de jeter dans l’air une note de flûte. Négro donnait alors sur le collier une légère traction supplémentaire, pour faire franchir à la voiture quelque chose comme une ride inattendue, oubliée par le cantonnier transversalement sur la route. Une fois surmontée la ride imaginaire, il revenait au pas antérieur, pleinement conscient d’avoir accompli ce que souhaitait de lui le caprice humain.
Il avait raison. Car Piarrounet, enroulant la rêne autour de la mécanique, sautait sur la route sans même arrêter la somnolente voiture et marchait auprès du vieux cheval d’un lent pas fraternel. C’était pour soulager Négro. Mais Piarrounet disait qu’il voulait seulement se dérouiller les jambes. Il avait la pudeur de sa bonté. On traversait le coup de chaleur de trois heures du soir. Sous le grand parapluie tenu par Maman, la petite Christine chantonnait d’une voix de bébé, sur deux notes, comme un oiselet nocturne.
La route bleuâtre montait vers quelque chose qu’on sentait venir. Augustin était trop petit pour savoir : on atteignait la fin de la plaine alluviale, subrepticement logée dans le vaste écartement des schistes. Ils étaient là, tout proches ; il faudrait bien les aborder ; il faudrait bien s’engager entre les graves pentes souveraines. La route s’y préparait, tâtonnait autour de la décision à prendre, s’armait de courage, traînait un peu au libre soleil.
À droite, rien ne se voyait derrière le haut talus surplombant. Mais à gauche, sans qu’Augustin sût bien pourquoi ni vers où, les prairies s’abaissaient plus que de raison, plus que d’honnêtes prairies qu’aucun souci n’eût agitées. En réalité, elles dégringolaient vers des forêts roides, dressées à soixante degrés contre le ciel. On n’apercevait que leur partie supérieure, coupée par le plan des prairies, sans rien discerner des trous où se perdait leur descente.
Entre la route et les forêts, de gaies ondulations, veloutées, savoureuses, plantées comme des parcs, semblaient y conduire d’une continuité étalée qui ne cachait rien. Mais une invisible faille cassait net ce déroulement des prés. L’autre lèvre, la plus éloignée, juxtaposait sans prévenir, dans un total mépris des transitions, un vert dilué et lointain, à la franche couleur immédiate, propice aux gambades.
Et tout d’un coup, Papa dit : « Ah ! voilà les gorges !… » Ou peut-être, il dit : « C’est la grande forêt. » Augustin ne se rappelle plus les termes précis qui annoncent et déclenchent à la fois la venue d’un nouveau monde.
Tel un instrument pénétrant, épieu ou bêche, dont seul le manche blanc émergerait de la terre, la route est entrée tout entière, de biais et d’un seul coup, dans l’opacité des bois. Les pâturages s’arrêtent comme au pied d’un rempart.
Papa explique ce qu’il appelle la topographie du paysage et Augustin comprend fort bien.
Les bois recouvrent les deux versants d’une longue et profonde vallée. Ils se réunissent comme les deux feuillets d’un livre qu’on ouvre, dans l’angle aigu des plans de schistes, par-dessus un thalweg d’eaux grondantes et de roches fracassées, au fond d’inexplorables creux boisés, à l’on ne sait combien de mètres au-dessous des emplacements visibles.
Telle est du moins la manière dont il se dépeindra plus tard à lui-même ce cher paysage de son enfance. Mais pour le moment ce n’est pas tout à fait ainsi que la nouvelle acquisition se présente à travers les mots de son père et les émotions de son cœur.
Bien sûr, tout est changé, à cause des arbres qui sont venus dans cette grande vallée pareille à un livre immense. Tout le monde peut le voir. Mais si vous croyez qu’il est facile de découvrir quel est le changement profond, fondamental, celui qui fait qu’on se sent vraiment dans la grande forêt !
Augustin remarque tout de suite cette curieuse couleur de jour qui s’est mis à brunir, à ressembler presque au bord de la nuit. Tandis que dans les pays ordinaires, les pays de plaines qu’il connaît, l’air du crépuscule devient tout à fait sombre au bout d’une demi-heure, on peut ici plonger indéfiniment dans ce soir vert et fauve. Mais vous sentez bien que ce n’est pas l’essentiel. C’est un accessoire très important, mais ce n’est pas l’essentiel.
Des deux côtés de la route, entre les premiers troncs d’arbres, ces sous-bois immédiats, rieurs et mordorés ont l’air de cligner de l’œil et de dire : « Oui, mais derrière nous… derrière les enfoncements qui suivent notre première obscurité rousse… et plus loin derrière ceux-là… et derrière les autres, encore !… » Augustin répète : « les gorges… la grande forêt… la grande forêt des gorges… » pour faire chaque fois prendre à son esprit un plus grand élan vers la confidence suprême. Certes, l’insuccès d’efforts semblables pour La Borie des Saules est décourageant et d’un mauvais exemple. Mais le secret de la grande forêt, plus gonflé du dedans, est plus près de s’ouvrir.
Cependant des beautés très simples respiraient autour de la route. Augustin eût déjà pu s’en apercevoir si, au lieu de se préparer pour une image unique et merveilleuse, il se fût ouvert aux immédiats bonheurs. Par exemple, on sentit une fraîcheur toute spéciale, qui ne se contentait pas de baigner vos joues et votre front ou de remonter le long de vos bras, tel le froid de l’eau froide ou celui de l’hiver. C’était une fraîcheur que des odeurs traversaient.
Elle vous portait à respirer des champignons, des résines et des fraises, et vous les présentait ensemble, comme pour un goûter magnifique ou bien un grand dessert.
Parfois au milieu des terreaux et des sèves, sur la surface bien fondue de leur parfum, on percevait l’odeur granuleuse, artisane et humble de la sciure de bois. Elle vous faisait penser à des sabotiers, des charbonniers, des scieurs de long, tous les métiers forestiers qui sont dans les leçons de choses. De longs chariots à bœufs, porteurs de troncs colossaux, allaient déboucher par l’un de ces profonds chemins pleins de roches, d’eau noire et de branches mortes.
Cependant la route tournait pour mieux vous faire apercevoir tous les passages des bois. Justement on vit dans un tournant, pareille à une fontaine ou à une maison, une grosse chose qui fit bien des manières pour ressembler enfin à ce qu’elle était : une chapelle. Au-dessus d’une porte en fer toujours ouverte, l’inscription portait : « La Font Sainte ».
À l’intérieur, dans l’air bleu terne et salpêtré, la voûte gardait des restes d’étoiles jaunies, en une concavité outremer où manquaient des morceaux. Les mêmes étoiles décoraient la robe bleue de la Sainte Vierge. Tout sentait la moisissure et la vieillesse. Il y avait des vases à fleurs artificielles ; et aussi des plaques de marbre à lettres d’or, dont Augustin savait qu’elles s’appelaient ex-voto. Sur le cintre au-dessus de l’autel, étaient inscrits des mots latins. Son père les traduisit avec cette pleine et immédiate assurance qui plongeait Augustin dans la certitude et dans la paix. Une seule fenêtre mi-ronde, profonde de toute l’épaisseur des murs bleus, laissait entrer le jour des bois malgré un treillis de plomb et tout le fouillis de ronces qui assiégeaient le mur extérieur.
— Comme c’est pittoresque ! dit tout haut son père, tandis que l’enfant commentait pour lui-même : « pittoresque : c’est les chapelles qu’on voit dans les grandes forêts ».
Cette chapelle-là était extraordinairement solitaire. Elle semblait une solitude enclose en une autre solitude, un morceau de silence épaissi et plus foncé, ménagé dans la grande taciturnité des bois. Séparée des hommes par des lieues de sauvagerie et de désert forestier, elle intimidait comme une grande personne trop grave, perdue en d’impénétrables recueillements.
Maman interrompit d’une voix impérative et basse, destructive du rêve :
— Nous allons commencer notre chapelet, mes petits enfants.
Averti par des expériences antérieures, Augustin faillit s’écrier : « J’étais sûr que Maman allait dire ça. » Mais l’irrespectueuse remarque ne put éclore, étouffée avant de naître, dans cet air de frais tombeau.
Maman, à genoux devant la balustrade du minuscule autel, récita : « Je crois en Dieu », puis annonça qu’aujourd’hui étant jeudi, on méditerait les mystères joyeux. Une fois de plus, Augustin s’étonna que Maman fût si bien informée sur la correspondance des mystères et des jours.
Le chapelet se lia au reste du voyage, sortit de la chapelle, vint se mélanger sous les arbres à l’écho sec et court des pas de Négro.
Parfois un grand morceau de route droite succédait aux lacets. La forêt se calmait, montrait des clairières nettoyées de roches, désencombrées de ronciers, pareilles à de beaux salons en branchages, d’un vert mousseux et fauve, avec des points en or. On croyait presque à la fin des bois et le soleil semblant faire une farce, ainsi qu’au cours d’un jeu, écartait les troncs comme on dit : coucou. Ses rayons teignaient la voiture d’un ton cuivré, coloré trop tôt, chargé de nuances trop riches, trempé en des teintes qu’au-dessus des plaines il ne prend que le soir. La fillette clignait des yeux et détournait la tête.
Au tournant suivant, lorsque cessait la visite solaire, voici qu’à travers les percées des arbres, comme une grande récompense ou bien un secret longtemps pressenti, on apercevait enfin l’autre versant des gorges, par-dessus cent mètres de grondements, de creux d’eau et de tout l’enchevêtrement des bois. Explorateurs de pentes inconnues, les regards découvraient, dans l’opacité des sapinières, de hautes et rectilignes tiges passées au rose, sans qu’on pût savoir si le soleil reportait sur l’autre versant ses teintes de couchant précoce ou si cette toilette somptueuse, mise pour elles seules, était un caractère de l’espèce, un trait de famille et la couleur héréditaire de leur splendide écorce.
Cette chose qu’avait vainement cherchée Augustin, au commencement des bois, la confidence principale que vous faisait la forêt, elle se composait toute seule, maintenant qu’on ne la cherchait plus. Le tenace crissement des roues sur les arkoses de granite, le martellement des sabots de Négro, les coups de brise sans amplitude secouant dans l’air l’odeur des conifères, la solennelle grandeur des gorges se subordonnait ces détails et les comprenait dans son énormité. Les uns, inutilisables, trop humbles pour s’y fondre, laissaient tomber par terre leur pittoresque perdu. D’autres trouvaient grâce, s’y associaient. Et il y en avait un privilégié, qu’elle pénétrait pleinement : la sourde récitation continue du chapelet maternel.
Des « Je vous salue » tous semblables, ne cessaient de grossir et de choir comme des gouttes d’eau monotones. On entendait : « Troisième mystère : la Naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Fruit du mystère : l’esprit de pauvreté. » Mme Méridier récitait, l’air concentré, les yeux baissés sur ses aiguilles.
À peine prononcés, au lieu de s’évaporer à travers les voûtes d’arbres, ces mots étaient recueillis par une haute puissance solitaire. Il n’y avait personne cependant. Il n’y avait que l’amplitude silencieuse et disproportionnée des bois, mêlée à des sons de prière et de sommeil. Tout en vous intimidant, elle faisait entrer en vous une douce confiance dont on s’apercevait seulement qu’elle était là sans qu’on l’eût sentie venir. Elle allait chercher au fond de vous, pour le caresser et l’assoupir, quelque chose qui était peut-être bien votre âme, tant c’était profond. Elle vous calmait, vous baignait par en dedans, vous donnait l’envie de ne plus parler, vous inspirait de vous recueillir, comme disent les grandes personnes et aussi de vous confier à des bras immenses, qui vous auraient pris et soulevés de terre pour vous emporter en vous berçant.
Quand le chapelet était dit, la cinquième dizaine bien et dûment suivie de tous ses accessoires latins et français, les « siècles des siècles » pour la dernière fois suscités, il arrivait que la petite fille dormît. Maman demandait alors à voix basse qu’on lui passât le panier des châles supplémentaires, cachés sous le siège avant. Papa déployait sur-le-champ toute la bonne volonté inadaptée qu’il exerçait d’habitude dans l’ordre matériel. Il interrompait la multiple lassitude de son demi-sourire. Il dirigeait sur sa femme et son petit enfant le visage le plus tendre et le plus désarmé. Il appuyait d’une main au dossier son long corps courbé, et tâtonnait avec l’autre, pour dégager le panier aux tissus. Il faisait voyager le panier dans les airs à des hauteurs gauchement inutiles d’où il fût certainement tombé, sans l’opportune intervention de Piarrounet. Mais elle, la jeune Maman, avec une attention d’autant plus tendue qu’elle s’obligeait à des mouvements plus lents, multipliait les plis des couvertures sur les petits membres abandonnés.
Après un interminable voyage à travers l’obscurité des gorges, on débouchait enfin dans la partie marginale des Planèzes, sur de hautes et riches pâtures où sifflotait le vent du soir. Piarrounet faisait reposer Négro. M. Méridier, se préparant à descendre, accumulait à cette fin les précautions convenables, comme pour une entreprise de la plus délicate technicité. Il arc-boutait ses bras sur la voiture. Il explorait le marchepied avec l’une de ses longues jambes timides. Il sondait de l’autre la couche d’air entre la route et ses pieds. Une fois à terre, et toutes ces opérations ayant pleinement prouvé leur utilité, il développait au moyen de ses tibias des gestes qu’Augustin a crus longtemps caractéristiques de toutes les grandes personnes qui quittent les voitures, et non de son Papa seulement. Il pliait, redressait, repliait chaque jambe l’une après l’autre, comme des béquilles articulées dont on s’assure qu’elles jouent bien, qu’elles sont bien graissées là où il faut.
Cependant c’était le vrai soir. C’était un soir dans la montagne et on avait froid.
On trouva une fois, lors d’un des plus anciens voyages de vacances, cette sortie des bois tout engluée de solitude, prise dans une brume d’hiver qui gouttait sur les touffes d’herbe. Mais cette plaisanterie fut unique. À tous les autres voyages on revit les beaux soirs classiques : une immense lumière violente et douce où dominait le rose froid.
Elle se haussait jusqu’au zénith depuis les hirsutes premiers buissons. Elle s’étalait en largeur sur cent cinquante degrés de ciel. De grandes barres horizontales, couleur cuivre et braise éteinte, s’immobilisaient sur le tableau du soir, sans autre mouvement que leur transformation interne, dédaigneusement acceptantes, toutes au sentiment de finir. Le papa d’Augustin regardait en une intensité absorbée qui ralentissait son pas et le faisait buter contre les pierres.
Mais rien de semblable pour le petit garçon.
Douze heures de route, d’excitation et de jeu, l’appel incessant de paysages différents, chacun exaltant à sa manière, avait épuisé l’enfant. Il ne sentait plus rien que la fin du voyage, une lassitude heureuse, le désir d’abandonner sa tête sur quelque épaule, la gratitude des jours comblés. Un froid pur traversait son petit veston.
Des mots chuchotèrent dans les antichambres de l’inconscience : « Ne t’endors pas, mon Tintin ; tu aurais froid, mon petit »… Ses épaules et sa poitrine sentirent, à travers le sommeil, des couvertures descendues seules, sans secousse ni poids, comme du duvet.
La voiture est entrée dans un chemin de ferme. Piarrounet tient la bouche du bon cheval Négro. Le véhicule cahote. Il tombe d’un bloc dans de profondes ornières familières, ce qui réveille Augustin. Sa Maman est durement secouée, mais le paquet humain qui dort dans ses bras n’a pas bougé. Des morceaux d’une plus ancienne enfance renaissent des précédents voyages, que l’enfance d’aujourd’hui accueille avec une avidité protectrice et concentrée. Tout est semblable ; le temps n’a logé entre les choses aucune séparation.
On voit de moins en moins. La nuit enveloppe la voiture, mais Piarrounet et Négro n’ont pas besoin de jour. Tout autour d’eux, à hauteur d’homme et de cheval, il ne reste presque plus de lumière. Augustin constate, en levant la tête, qu’elle n’a cependant pas encore quitté le rond verdâtre du ciel. Des feuillages couleur d’olive noire, usés par places, dégingandés, surplombent les buissons bordiers. Ce sont les frênes des alentours de fermes, régulièrement exploités par les paysans.
Une légère odeur de bestiaux, de foin sec et brises de prairies, demeure en permanence sous ces frênes.
Soudain un triangle rigide, stabilisé et dur, sort des capricieuses masses végétales et de l’inconsistance du crépuscule. Comme un long trait tiré sans règle, l’échine d’un toit apparaît tout entière. C’est la maison.
On perçoit des fanaux et des voix.
Cette nuit est curieuse. Très au-dessus de la maison, ses hauts espaces ne s’occupent pas des hommes et les dédaignent. Mais à ras du sol et des toits, savoureuse et épaisse, traversée de cris et de lumière, baignée dans la joie humaine, on la dirait parente des nuits de Noël.
Ils sont à table, en train de souper. Mais ils ne mangent pas, comme vous le croiriez peut-être, la soupe de tous les jours, une soupe ordinaire, une soupe d’écuelle, aux choux, au saindoux et au pain bis. Non ; c’est un souper de cérémonie, qu’on mange dans des assiettes. La soupe est faite de miche ; elle renferme aussi du lait, du beurre, des pommes de terre et des raves qui vont bien ensemble, et du fromage gras. Les fils du fromage fondu tournent autour des cuillers. C’est comme aux grandes fêtes, aux baptêmes, aux mariages ou aux premières communions. Même on a étalé sur la table un drap de lit qui sent le soleil et les prairies, et qui respire à travers la soupe.
À cette table, pour le moment, quelques places vides : d’abord celle de Maman, qui est allée coucher Christine après un rapide repas d’enfant. Puis celle de la très vieille grand’mère, la maman du Tonton Blaise. C’est plus qu’une grand’mère. C’est la grand’mère de Maman. C’est une bisaïeule. Le papa d’Augustin lui a expliqué. La vieille grand’mère n’est presque pour ainsi dire jamais assise. Bien sûr, Tante Agathe, la femme de l’Oncle Blaise, a fait cuire le souper. Mais vous pensez bien qu’il faut néanmoins surveiller à la cuisine. Même les plats qui paraissent cuire tout seuls, comme le jambonneau, le salé aux pommes de terre, qui viendront après la soupe, on dirait qu’ils ont besoin de sentir qu’on a l’œil sur eux. Quant au gigot, le vrai moment de l’arroser n’est pas quand il est roussi, mais un peu avant. Enfin, il faut savoir, n’est-ce pas ? Et il faut s’assurer que Tante Agathe sait.
Ainsi se comportait-on jadis, du temps que la vieille grand’mère était jeune, quand les enfants revenaient pour quelques jours dans les domaines d’autrefois, sur les Planèzes pastorales. On aura bien le temps de faire comme on voudra quand elle n’y sera plus.
L’autre Tante aussi est toujours levée de sa place, celle qu’on appelle Marie de Labro, du nom du domaine où elle est née. À elle sont dues les « pompes à la confiture », énormes tartes campagnardes que l’on cuit au four. Elles sont cuites depuis midi. Elles attendent bien tranquilles. C’est vrai. Mais il faut bien s’assurer qu’elles sont toujours là. On ne sait jamais. Enfin les responsabilités sont si vastes qu’il en reste toujours une partie survivant aux besognes et se dépensant inemployée.
La pièce où ils mangent s’appelle le salon. Elle a de grandes portes doubles avec de belles ferrures et un loquet qu’on soulève pour ouvrir. Augustin sait que les serrures ouvraient ainsi autrefois. Le plancher est fait de larges planches lavées et qui fléchissent lorsqu’on marche. Quand on traverse le couloir pavé de dalles qui s’étend derrière le salon, on se trouve devant une autre porte toute semblable, avec les mêmes ferrures et le même loquet. Elle mène à une cuisine immense, pleine de pénombres rouges et noires, avec des ronds jaunes, palpitants et variables, suivant les endroits où l’on promène la lampe à pétrole. Huit ou dix valets de ferme mangent à une longue table. Leurs dos pèsent sur leurs coudes.
Le Tonton Blaise mange avec des choses qui sont à lui : une fourchette, une cuiller, toujours les mêmes, très grosses, en argent. Il tient à pleine main un couteau de poche large ouvert, pour le cas où il en aurait besoin. On a allumé la grande suspension. Elle donne une noble lumière de bonheur et de cérémonie, sous un abat-jour vert d’eau.
Tante Agathe la regarde parfois anxieusement, comme si elle avait une volonté et qu’il convienne de l’encourager, de temps à autre, à bien brûler.
« La petite s’est rendormie », annonce Maman, qui redescend des chambres. Deux autres personnes reviennent avec elle dans la salle à manger. D’abord une autre tante qu’on nomme Noëlle et qu’Augustin n’a fait qu’entrevoir. Et aussi une petite fille rouge, massive et farouche que cette tante mène par la main. On l’appelle « la Marie de chez nous », pour la distinguer de la Marie de Labro, parce qu’elle est née sur le domaine, comme tout autre petit animal, robuste et innocent. On entend : « Ah ! voici la Marie de chez nous ! Viens dire bonjour aux cousins. Viens les embrasser. »
Mais la Marie de chez nous cache sauvagement sa petite tête dans les jupes de sa protectrice. Un coin de bonnet blanc, un œil bleu, craintif et coléreux : c’est tout ce que les nouveaux cousins en apercevront ce soir.
— Elle a pourtant voulu descendre, regrette Noëlle.
— Donne-lui un morceau de pompe, prononce l’oncle Blaise, et fais-la remonter.
Juste après cet intermède se produisit un incident qui frappa beaucoup Augustin. Grand’mère, restée debout, prit un air absent, parut chercher à s’asseoir et s’approcha d’Augustin comme si elle se trompait de chaise. Il sentit qu’on le saisissait par-derrière, qu’on lui prenait le cou et la tête. Deux lèvres molles, toute une chair spongieuse et lassée, se posèrent sur son visage avec une timidité frénétique. Des mots français mêlés de patois proféraient des plaintes tremblées : « Qu’il y avait longtemps que je t’avais plus vu ! Pauvre petiot ! pauvre petiot ! » Elle semblait croire Augustin lamentablement malheureux.
Ces choses dépassent les petits enfants. Beaucoup plus tard le « petiot » comprit le vrai sens de cette obscure plainte sénile, et qu’elle était le substitut de l’autre plus claire : « J’avais bien cru ne plus te revoir. »
La vieille grand’mère ne sait pas analyser son cœur. Le sentiment qui l’habite, proéminent et inassimilé, c’est une grande souffrance générale de deuil et de fin de vie. Ne pouvant songer à se trouver malheureuse parce que, dans ses profondeurs de résignation religieuse et d’acceptation héréditaire, l’idée ne lui fût jamais venue « de s’écouter », comme ils disent, ayant cependant besoin, pour en faire l’objet de ses attendrissements, d’une autre personne qu’elle-même, elle choisissait de tous ses enfants le plus lointain, le plus rarement vu et le plus petit.
La grand’mère est encore plus vieille qu’aux précédents voyages. Elle l’est surtout autrement. Jadis, l’âge voûtait déjà son dos, froissait sa face, la teignait de violet, faisait trembler ses genoux et ses mains. Maintenant la vieillesse pénètre des parties jusqu’alors inaccessibles : les retraites souterraines où remue la vie. C’est une fatigue de toute l’âme, et le corps et le cœur s’y rencontrent en un même désir du grand repos.
Qu’a donc de changé l’air du salon, et quand est venu le cousin Jules ? Peut-être lorsque Grand’mère embrassait son petit enfant ? Augustin ne se souvient pas de l’avoir vu entrer. À moins que ce bruit de souliers ferrés et de roues de voitures… Il est là, voilà tout, avec l’un de ses fils, Antoine, sorti pour les vacances de son petit Séminaire. L’autre fils, Antonin, qu’on vient d’ordonner prêtre, n’est représenté que par sa photographie. Antoine est petit, mordant, trapu et renfrogné, comme un bouledogue sur son arrière-train. Augustin entend avec un respect intimidé l’âge considérable de quinze ans. Qu’il est vieux ! Jouera-t-il, comme les années passées, sur les élastiques prairies ? Le grand morceau de séparation que le temps n’a pas voulu loger entre les choses, c’est entre les hommes qu’il se trouve.
La conversation a bien changé. Les nouveaux venus en sont le centre. Dédaignant la serviette, l’Oncle Blaise s’essuie la bouche avec sa main énorme, dont on ne peut savoir si elle est propre ou sale, les champs lui ayant conféré une couleur terreuse et inlavable. De son épaisse figure pacifique, les ordres tombent indifféremment sur sa femme, sur sa bonne, sur les gâs de ferme, avec le même poids de pâte lourde.
On parle patois. Il s’agit de foires, de prix de vaches, qui s’énoncent en pistoles, de lointains herbages dans la montagne, derrière d’interminables étendues pastorales. Toutes ces choses sont très mystérieuses.
Posée par Tante Agathe sur l’assiette de l’Oncle, une moitié de saucisson, d’où jute un bouillon jaune, fume, sentant la sauge et le feu de bois. Enfourné par énormes bouchées, blotties au creux des morceaux de miche, il ralentit le rythme des explications.
Dans ce repas, en effet, comme en bien d’autres, l’Oncle Blaise se partageait en deux : un premier Oncle Blaise, velu et colossal, chargé de dévorer mécaniquement ce que servait Tante Agathe, et l’autre, celui qui expliquait les bêtes à vendre aux foires et aux marchés. À eux deux, ces oncles n’ayant qu’une même bouche, quand elle était prise par l’Oncle qui mangeait, l’Oncle qui parlait devait, pour continuer de parler, déplacer les morceaux de miche. Le cousin Jules dit : « Faut appeler le mestreval. »
Il vint, ouvrit la porte, fit : « Et bonsoir, Messieurs et Dames. On a fait un bon voyage ? » Puis encourageant : « Allons ! c’est ce qu’il faut ! » Il sentait une bonne odeur de fumier de bête. Il se retourna pour fermer la porte. Le gigot circulait, appuyé de grosse salade verte. À l’autre bout de la table, Mme Méridier et la grand’mère formaient à elles deux un groupe ému, fermé, lointain, tout occupé de passé.
La main en cornet, le coude sur la nappe, M. Méridier prenait des leçons de phonétique. Quelques termes, très près du français, coupaient le courant du patois technique. Les autres mots, dont on ne savait ni où ils se séparaient, ni s’ils chevauchaient l’un sur l’autre, sonnaient comme une langue étrangère et la conversation ressemblait à un brassage continu de morceaux de bois. Les voix étaient faites d’une rude matière première, utilisée à l’état brut.
Un sens général assez clair finissait cependant par émerger, dans l’incognito de ce patois. Les craintes, les combinaisons, les prudences se montraient et se cachaient sans qu’on pût savoir sur quoi elles portaient au juste, mais on devinait leur existence. Les prix, disaient-ils, baissaient. Les marchands étaient maîtres.
Tous parlaient d’une manière curieusement différente, où se reflétaient leur âge et leur tempérament. L’Oncle Blaise prenait un air vieilli et résigné. Vieux chef, il fléchissait devant des chefs plus forts. Il répétait en français : « Les marchands sont maîtres… les marchands sont maîtres. » Il semblait leur faire hommage dans leur propre langue, ces marchands maîtres qui viennent de loin, parlent entre eux le langage des villes, manipulent des réalités bien trop complexes pour un patriarche de grand domaine.
Le cousin Jules caresse son nez long. Il n’est pas le chef. Il n’est que le gendre. Sous ses cheveux, ras, comme ceux d’Antoine, entre le bout de ce nez long et ses yeux convergents, suinte une essence de fine ruse qui attend son heure. Un jour, à son tour, il sera maître au grand domaine, quand l’Oncle Blaise se reposera dans la belle tombe de sa concession à perpétuité, dûment confessé, administré, oint d’huile et enfin mort, muni des Sacrements et des rites qui mettent dans leurs rudes mains positives tous les atouts possibles contre le grand risque éternel.
Antoine remonte ses petites épaules lourdes, serre les dents, vrille ses yeux violents sur un point de la table où, parmi les pelures de fromage et de saucisson, invisibles pour les autres, mais clairs pour lui, brillent les yeux des marchands maîtres. Sur sa figure, rayonne une férocité tenace et jeune, à longue échéance.
Le portrait d’Antonin regarde, au travers des murs, des choses lointaines, sans rapport avec les préoccupations qui s’agitent devant lui. Sur le haut de ses joues inégalement rasées, de sombres yeux sans reflets maintiennent un raide ascétisme têtu…
On entendit un ronflement métallique, comme si l’horloge se raclait la gorge avant d’émettre de très vieilles heures. Augustin, lassé de manger, lassé de veiller, écoutait avec gratitude la voix basse et claire de sa mère : « Il faut aller te coucher, mon petit. » L’enfant monta, les mains pâteuses de confiture et vertigineux de sommeil. Cependant il ne dormit pas tout de suite. Trop de mirages le dominaient encore. Il sentait le grattant des draps de chanvre. L’extraordinaire odeur de vieux meubles, de pain bis et de grange qui régnait dans la salle à manger pénétrait aussi la chambre et sans doute toute la maison. Par la fenêtre paysanne entrait l’air de mille mètres, glacé par l’altitude et par la nuit. Mais sa respiration s’égalisa bientôt dans le grand froid tranquille, homogène et pur.