Augustin ou le Maître est là/Tome I/II

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II

LE TEMPS DES RAMEAUX NUS


I

LE PÈRE ET L’ENFANT


Ces très anciennes récollections n’ont plus d’intérêt maintenant. Augustin les exhume de vieilles caisses, au hasard des explorations. Il transmet dédaigneusement aux frères et sœurs plus jeunes les chevaux sans queue mais avec pattes, les bonshommes usés mais gardant leur tête, les livres d’enluminures salis, mais dont aucun feuillet n’est arraché, conservés par un petit garçon sérieux, plein de soin et de méthode.

C’est plus tard, beaucoup plus tard, qu’il découvrit la vraie couleur de ces quatre premières années. Invisible pour un enfant de quatre ou cinq ans, autant que pour un escargot le plan des herbages où il s’absorbe, elle est encore très difficile à voir quand on a le double de cet âge.

Augustin ne se voyait pas grandir. Il grandissait, tout bonnement. Par périodes, il totalisait, ayant le sens de l’ordre. À certaines dates symétriques, il se retournait, pour voir, d’un coup d’œil, les mois laissés derrière lui. Les formes de pensée des classes dépassées périmaient chaque année, en juillet exactement.

Dès la sixième, une habitude nouvelle naquit : la marche quotidienne vers le lycée, à huit heures du matin. Une serviette remplaça le cartable. Elle passait alternativement du bras droit au bras gauche, suivant que l’un ou l’autre était fatigué. La main inoccupée ne reposait plus dans celle de son père, qui marchait près de lui. Elle pendait libre, solitaire, n’ayant plus besoin de secours. À de tels signes se mesure une autonomie légitimement croissante.

Le trajet présenta pendant les premiers jours un indiscriminable émerveillement. Puis, des magasins sortirent de l’anonymat, devinrent familiers. Ce qui commença fut une papeterie aux cahiers neufs, reliés, de l’espèce sérieuse et opulente. Suivit le bazar d’électricité et photographie. Le marchand de nouveautés vint le dernier, ralenti sans doute par ses pesants complets pour grandes personnes, et le lourd sourire de ses trois mannequins. Puis il s’usa lui aussi, quitta le tableau pour le cadre et le cadre pour le néant. Le libraire-papetier tint plus longtemps que tous, grâce à une ruse. Il s’avisa de se transformer. Il adopta des lignes végétales, un genre anglais et le nom de Modern’Library, avec cette apostrophe qui fait le fond de la langue. Les Anglais l’omettent par laisser-aller, par simplicité de gens riches de bien d’autres anglicismes. Mais lui, n’en possédait que trois : encore y comptait-il l’adjonction des guêtres et la suppression des moustaches. Ce modernisme mercantile perdit à son tour tout comique. Le voyage, dévêtu de charmes accessoires, appartint au genre des plaisirs purs et non mêlés.

Augustin entrait dans la catégorie des petits garçons scrupuleux, studieux, dociles. Le sentiment d’une leçon imparfaitement sue, que deux ou trois fois par an, le cours des choses le forçait d’éprouver, pesait sur son cœur comme un corps étranger.

En classe, sur le banc de devant où il se tenait traditionnellement assis, il le manifestait par une restriction de volume, une immobilité écrasée, des yeux qui, n’osant se lever, craignant de se baisser, se fixaient pendant la récitation à mi-chemin entre chaire et sol, sur l’encrier.

Il connaissait la joie spéciale des brouillons nets, aérés, qui prolongeait dans le domaine privé celle des copies soignées. Pas de dessins parasites, de taches d’encre lourdes, d’autres lavées d’un coup de langue. Sur ses livres, une saleté faite par autrui devenait insulte ; faite par lui, péché ; et l’humiliation nuançait le remords. La volupté des pages blanches, des plumes neuves, du crayon de couleur frais taillé, commune à beaucoup d’enfants, était chez lui instrumentale et combative. Elle renfermait l’envie de se battre avec de futures énigmes arithmétiques ou grammaticales, ses « Navarrais » à lui et ses « Castillans ». Il goûtait les satisfactions de conscience tout seul, avec une fermeté silencieuse et fière, qui était sa manière d’avoir dix ans.

Petit garçon qui ne sait pas jouer tant qu’un devoir reste en attente, il souffrait si tout n’était pas achevé, problème ou leçon, à point, à l’heure ; si tout n’était pas rangé avec une régularité nue, dans ses papiers, son pupitre, sa pensée. On le disait réservé et susceptible. Des reproches le bouleversaient pour des jours. Il se sentait perdu, marqué devant l’univers.

Il était l’enfant qui écoute, avec une attention froidement dédaigneuse, une leçon ânonnée, un thème de balourd, avec souffrance, une interrogation que le maître laisse, par lassitude, inférieure à l’explication dont elle dérive. Il ressuscitait quand commençait la leçon nouvelle ; il respirait à pleins poumons de l’air neuf.

À certains moments précis des horaires, parcourant l’un derrière l’autre, sous l’oppression du censeur, de longs couloirs en ciment losangé, les « sixièmes » entraient à la file indienne, dans une classe fraîchement balayée, ses « huit » d’arrosage encore noirs. Ils trouvaient le professeur debout, immobile, la figure conventionnellement solennelle, mais le ventre pacifique, au-dessus d’un pantalon impossible à solenniser. Ces moments illuminaient l’enfant comme une rentrée dans la lumière, le retour vers une grave amitié, vers un protecteur.

Une belle explication comprise lui apportait une multiple joie : aigu plaisir d’une énigme résolue, satisfaction de cultivateur se promenant dans de beaux champs récemment achetés, bien à lui, enviés des autres, et aussi une certaine émotion plus vaste, moins matérielle, faite de domination intellectuelle et de fierté. Les vérités générales de type oratoire exprimées aux enfants par de vieux hommes idéalistes, chargés de famille, pauvres et ingénus versaient vraiment sur cet enfant tout ce qu’elles recèlent de sucs nourriciers et d’antique magnificence.

Bien des petits garçons semblables, tenant, comme on dit, la tête de la classe, sont chaque année remarqués par les proviseurs, aux débuts d’octobre, dans le soleil pluvieux des rentrées. Rien n’en eût distingué Augustin. Mais, de plus, il avait son père.

Ils se comprenaient tous les deux très profondément, très au delà des mots. Ils travaillaient ensemble, le soir, pendant les deux heures délicieuses logées entre cinq et sept, pour eux seuls. Le petit prenait l’habitude de juger lui-même du « fini » de son explication dans le De Viris, de la mécanique certitude de sa leçon en grammaire latine, à peine dirigé et guidé par le coup de pouce paternel.

À l’heure de la veillée, de huit à neuf, « comme chez les grands », tous devoirs faits à plein, toutes leçons maîtrisées, une ingéniosité dont le petit garçon ne se rendait naturellement pas compte abaissait au niveau où il pouvait les cueillir, à l’aise et sans fatigue, les fruits d’un jardin prodigieux. L’enfant, sentant parfois l’envie d’embrasser l’arbre, se retenait de jeter autour de lui ses petits poignets, à cause de la gravité de ses dix ans. Il ne se retenait pas toujours. Un sourd et fort amour gonflait le père d’un enivrement que cachait son visage et dont éclatait son cœur.

— Cet enfant vous est une joie ? interrogeait le collègue, agrégé de grammaire.

— Une grande joie, répondait l’autre, de l’air brusque, hâtif et confus dont on mange un gâteau qu’on ne partagera pas.

Les classes passèrent ainsi dans un enchantement.

Un poêle à charbon, trapu, gris cendre, immobile comme un chat de foyer, portait sur sa tête plate une casserole d’eau près de l’ébullition. Par les joints des fenêtres sifflaient les hivers. Le poêle susurrait sa petite chanson méditative, en tiers dans leur tendresse et dans leur solitude.

Il y avait sur les murs quelques photographies d’art grec, achetées non pas autrefois sur la trop mince bourse d’agré-gation, mais au cours d’un séjour à la Bibliothèque Nationale, nécessité par la thèse, exprès pour les soirs que le père comptait passer avec son fils. Huit figures choisies avec une certaine discrétion dans le nu et ramenées entre deux cartons, au fond de sa petite malle plate. Ce n’était pas un accessoire immédiatement utile, même pas une prévision. C’était un devancement de bonheur.

Sur la cheminée, au pied de la pendule-réveil, un cadre de photographie abritait un assez vieil homme à longue barbe, grand air d’autorité humble, rude endimanchement d’habits noirs : le grand-père paternel, instituteur des environs de 1880. C’est tout ce qu’Augustin en apprit jamais. Pas de grand’mère, perdue, dissoute, inofficielle, pauvre ménagère des anciens temps, qu’on n’avait pas songé à capturer pour la postérité, dans le sillage de son époux.

La famille, si claire du côté maternel, encore qu’Augustin fût trop jeune pour s’en rendre compte, remontait dans l’autre ligne à des régions fort brumeuses, où disparaissait toute trace. De quels écrasements sociaux, de quelles déficiences alimentaires étaient venues jusqu’à son père, à travers une longue route, cette nervosité rétractée, cette appréhension des pesants corps humains et la fuite vers des joies de pensée pure ? Augustin se le demanda souvent par la suite.

Vers la fin de la « quatrième », il y eut un secret entre eux. Aucun d’eux ne le dit jamais à l’autre, mais il savait qu’il le savait.

Une célébrité venait à M. Méridier de la distinction de son enseignement, autant que de l’indiscipline qu’il tolérait dans ses classes. Elle le coupait de tout avancement. Elle était l’excuse des inspecteurs généraux pour avoir laissé, dans son obscure province, ce professeur de seconde, maladif et traînant sur sa thèse, d’une pénétration, d’une finesse, d’une mesure hors de proportion avec ses besoins professionnels. Cette indiscipline restait d’une année à l’autre, comme une odeur. Elle s’incrustait à la salle, aux murs, au mobilier, autant que les noms des galopins gravés sur leurs Des classes qui partaient à celles qui venaient, la tradition en passait comme d’un plaisir sans risque, une activité saine et libre, une sorte de devoir.

Le maître finissait par ne plus donner ses leçons qu’à trois ou quatre élèves, rassemblés sur le banc de devant, futurs lauréats de concours, précieusement recueillis par le professeur de première. Il multipliait pour eux les remarques de la pédagogie la plus techniquement intelligente. Le reste bruissait, se battait, protestait avec des cris de dents arrachées quand le rythme des dictées de devoirs leur paraissait trop rapide, lisait des romans à trente-cinq centimes, se passait des illustrés vicieux.

Un quart d’heure avant le tambour des fins de classe, tous criaient : « C’est l’heure, M’sieu, c’est l’heure. » Parfois au sein d’un bruit général anonyme et désintéressé, sans autre but que lui-même, comme une œuvre d’art, une insolence gratuite partait en météore. La mise à la porte prononcée par le maître exsangue dont les bras tremblaient, était discutée, démentie, confirmée et enfin rapportée au sein d’un bourdonnement collectif émis par le nez, bouche close, gonflant, nuancé, musical, comme un effet de chœurs russes.

En général, après des incidents de cet ordre, le professeur tâchait d’essuyer de son mieux sans la montrer, en se retournant, s’il le pouvait, vers le tableau noir, une sécrétion lacrymale collant à son lorgnon.

Une année, la classe fut le théâtre d’une scène célèbre.

Un fort gaillard de dix-neuf ans, entré au jour de l’An, vocation tardive des études classiques, s’installa sur le fameux banc de devant. Rude bûcheur cantalien qu’agaçait ce bruit, il commença par tourner vers le fond de la salle une menaçante figure boutonneuse. Puis, se levant sans permission, avec une simplicité d’homme, concentré, voûté, énorme, il abattit, d’une main adulte, sur la plus insolente tête à claque, une gifle massive et solitaire dont l’effet dura trois mois.

L’élève Lehugueur Marcel, rencontrant Augustin dans une courte récréation d’internes et d’externes mêlés, lui cria un jour d’une rauque voix d’adolescent qui fait l’homme :

— Ben, mon vieux ! ce qu’on l’a chahuté, ton paternel. Si la Vache s’était pas amenée !…

La Vache était le Censeur.

Augustin, élève de troisième, n’avait pas encore treize ans. Il portait un sarrau noir bien tiré, à trois plis, une ceinture de cuir, un col marin blanc, pur et dédaigneux. Sa peur de la brute le faisait trembler.

— Pendant ce temps, des chiens galeux devaient aboyer aussi dans la rue, fit-il, s’exerçant à un beau mépris tranquille et dangereux.

Puis il attendit le coup de poing.

Au pied d’un acacia misérable, des papiers déchirés souillaient la terre, parmi des trous à billes et des croûtons. Lehugueur Marcel, sans plus penser à ce qu’il venait de dire qu’à la réponse, planta, sans malice, dans un chanteau de pain, une mâchoire inférieure féroce. Le mépris d’Augustin s’en accrut.

Sur le seuil de la classe, M. Méridier apparut enfin, en compagnie du Censeur. La poignée de main qu’ils se donnèrent jeta par terre la vieille serviette et le vieux parapluie, solidaires l’un de l’autre dans la même gaucherie. En les relevant, Augustin vit la barbiche jaune et blanche, le plan miroitant du lorgnon, le visage de tendresse et de moquerie tristes. Il prit le bras de son père d’un air joyeux.

— J’ai encore eu dix sur dix, mon Papa, pour le thème…

Ils continuèrent de commenter le beau thème si travaillé, extrait du Sermon sur la Mort, pour lequel son père avait suggéré les passages du De Officiis dont il fallait s’inspirer en quelques endroits.

Mais dans le temps même où ils se parlaient, l’enfant se reprochait d’avoir précisément choisi la banalité qu’il ne fallait pas dire : la note dix sur dix lui était tellement habituelle que ni lui ni son père ne la remarquaient. De même n’eût-il pas dû ressusciter l’appellation enfantine : « mon papa » qu’il n’employait plus. Ainsi comprirent-ils l’un et l’autre, en même temps, que cette conversation avait valeur de baume, et ils s’en allaient tous les deux, l’enfant doucement gai comme auprès d’un convalescent, le père vaguement protégé.

Sa famille ressemblait à toutes les familles de petite bourgeoisie, auxquelles appartiennent les agrégés des lycées provinciaux de catégorie modeste. Le chiffre des traitements, l’échelonnement des naissances, les mœurs familiales héritées composent autour d’eux un déterminisme d’humilités qu’ils supportent en général avec stoïcisme.

Ils ont même le don de ne pas le voir, comme d’autres s’endorment quand ils le veulent. L’hémisphère supérieur du monde baigne dans la pensée pure, la liberté, trente siècles d’idées générales, d’Hésiode à M. Bergson. Ces choses sont, comme chacun sait, le tout de l’homme. Dans l’hémisphère inférieur logent quelques petites nécessités, comme manger, se vêtir, vêtir et nourrir les siens. Elles forment le « surcroît », donné avec le reste, à toute âme qui sait les mépriser.

L’appartement assumait l’aspect spécial des logis à nombreux enfants. Dans les jours d’hiver, le linge des tout-petits séchait au grenier, pincé à des cordes tendues d’un mur à l’autre. La lessiveuse bouillonnait dans la cuisine, près du repas en train de cuire. Mme Méridier surveillait les deux. La grosse Catherine rinçait le linge dans un autre coin de la même cuisine. Magnifiquement massive, maussade et déhanchée, elle l’arrachait à la lessiveuse, l’égouttait, le tordait, le disposait en ronds dans une panière d’osier. Mme Méridier l’aidait en ces besognes. Toute seule, ensuite, la Catherine le portait, contre son flanc robuste, jusqu’au grenier qu’elle ébranlait de sa marche plantigrade.

Il y eut des années où bronchites, rougeoles et coqueluches s’installèrent dans la maison dès novembre et n’en partirent qu’à l’Ascension. Des pleurs fiévreux occupaient la journée et se prolongeaient dans la nuit. La pauvre Maman, ayant dormi trois heures, se trouvait toute levée le matin pour les toilettes, les déjeuners et les départs. La grosse Catherine, envoyée au lait et au pain, denrées quérables que les fournisseurs ne portaient pas, procédait à ce ravitaillement avec une inexcitable lenteur bovine, aucun incident domestique ne mordant sur son cuir.

Au retour du lycée, le père entrait à lents pas tristes. Il heurtait les chaises, renversait les pots, traînait partout sa gaucherie et sa bonne volonté. Il finissait par rester immobile, abaissant sur les petits lits des yeux de couleur invisible et plissés de détresse, et rien ne rappelait plus la liberté, la pensée pure, ni aucune de ces choses qui sont « le tout de l’homme ».

Seuls les dimanches surnageaient sur ces semaines troublées. Mais tout ce qui n’était pas de stricte obligation, premiers vendredis du mois, cérémonies du Tiers Ordre, fêtes secondaires, comme le huit décembre ou la Purification, perdues dans le prestige des grandes fêtes, s’écoulaient sans laisser sur la rive l’apport coutumier de messes et de communions, fixes bouées sur la fuite des jours. Sentant gauchir par places le cadre de son existence, la pauvre Maman disait : « Je ne sais plus comment je vis. »

Puis ces crises passaient. Les jours cessaient d’être mouvementés, redevenaient des jours sans histoire qui ne font point parler d’eux.

Par la force des choses, Augustin relevait surtout de la surveillance paternelle. Mais la vigilance de sa mère, capitale en tout ce qui concernait les choses matérielles, s’étendait de plus aux terres religieuses, exploitées par elle en faire-valoir direct. Une inexplicable solidarité de temps et de lieux associait les prières aux repas. Un régime d’union personnelle unissait les deux royaumes sous la même souveraineté.

La prière du matin, récitée, ainsi que jadis, entre la cuisine et la chambre à coucher, était hâtive, légère, aérée et comme mousseuse, à goût de chocolat et de départ. Elle vous retenait au lacis des Actes et des Commandements, tandis qu’on se jetait déjà dans la grande journée neuve.

Le Benedicite de midi se mêlait dans les arrière-gorges aux premières émissions des choux et du bouillon gras. Le père y assistait d’une adhésion tacite, sans se signer, sans interrompre la lettre qu’il lisait ou son tambourinage sur la table.

La prière du soir, grave et recueillie, se disait dans la salle à manger, devant une table débarrassée, parmi des heures confuses qui tenaient du plein jour par le travail qu’on y brassait encore et de la nuit par l’apaisement qu’elles conseillaient. Elle admettait deux ennoblissements : d’abord le silence de l’examen de conscience, pendant lequel on réentendait la pendule, puis l’odeur de crypte du De Profundis. Debout, immobile, tenant de l’intellectuel et du publicain, M. Méridier exprimait par son attitude, dans une mesure qu’il ne définissait pas, que nul ne définirait pour lui, des sentiments religieux baignés de métaphysique et de mélancolie, mais qui faisaient, pour se mêler à la pratique quotidienne, autant de manières et de cérémonies qu’une hypostase de Plotin.

Diffuse tout le long de la semaine, cette vie religieuse se concentrait pour Augustin en deux moments essentiels : la confession du samedi et la communion du lendemain. Sa mère et l’abbé Amplepuis, le vicaire qui l’avait préparé à la première Communion, s’étaient entendus sur cette périodicité.

Il n’existait pas dans la petite ville d’autre œuvre de garçons que les patronages populaires ; de son côté, le petit Séminaire était censé suffire à la formation religieuse des jeunes bourgeois. Rien ne s’appliquait exactement à Augustin. Toute sa vie morale reposerait, « outre l’exemple familial, bien entendu », sur les Sacrements hebdomadaires. L’abbé insistait sur leur régularité, en joignant, par le bout des doigts, des mains velues et blanches où logeait une force rurale désaffectée.

— D’un autre enfant, on exigerait qu’il y soit fidèle. Mais de lui…

La phrase, non terminée, pendait sans toucher terre. On ne manipule pas Augustin comme un gâs de patronage, par un ton militaire et des bons points. Moins encore par intrusion et contrôles. Pas davantage avec l’onction conventionnelle, et les fleurs de rhétorique de trop vieux herbiers.

Mme Méridier marquait non pas une indécision, ni un doute, mais une simple hésitation tactique.

— Augustin est d’une bonté délicate, craignant de faire de la peine, un peu difficile à prendre, un peu indépendant…

Elle cherchait ses mots, voyait aussi clair que son mari, parlait plus mal. Elle finit par se rabattre sur ses phrases à lui :

— Son père trouve qu’il obéit moins qu’il n’acquiesce et ne consent. Il dit aussi qu’il sait bien mépriser.

— Enfin, dit l’abbé qui se reconnaît moins compétent qu’elle sur les voies et moyens, mettez une transition insensible entre le moment où il consent et celui où il viendra de lui-même. Je voudrais qu’il prenne l’habitude de venir me voir au confessionnal, les samedis vers quatre heures ou quatre heures et demie. Il aura le temps de quitter ses camarades, d’éviter les questions, n’est-ce pas ? et même de rentrer chez lui, de goûter. Il n’attendra pas. Je ne l’ennuierai pas. Et la communion des dimanches ira toute seule.

Ainsi se tissaient des filets innocents.

Le dimanche matin, l’arrangement des assistances à la messe s’emboîtait comme un jeu de patience. Entre la grosse Catherine qui se levait tôt, M. Méridier qui se levait tard, Christine, puis Suzanne qu’on conduisait aux Ursulines parce que l’omnibus du couvent ne roulait pas le dimanche, une interminable grand-messe à contourner, l’enchevêtrement des déjeuners et des soins enfantins, il fallait trouver les cols carrossables et les passages justes.

Comme aucun Office n’avait lieu à sept heures et demie, l’horaire refoulait à huit heures la messe de communion d’Augustin et de sa mère. C’était une belle messe bruyante, d’une vulgarité généreuse, celle des patronages et des catéchismes.

Il y avait foule. Augustin et Mme Méridier contemplaient près du porche les bousculades de la sortie. Pendant les vacances de son pensionnat, Christine les accompagnait.

De vastes yeux en charbon noir, grands ouverts dans sa figure ronde, des mains d’écolières gercées en plein mois d’avril, un paroissien gonflé par les images de première Communion de ses petites amies, elle attendait, tassée contre sa mère. Ses deux nattes pendaient devant son corsage, encore mouillées des ablutions du matin. Avant de quitter la maison, Augustin les tirait par pure malice, juste pour entendre la protestation habituelle : « Ah ! laisse-moi, toi », pour voir la petite moue délicate et susceptible, qui s’arrange si bien de cette réserve qu’on se donne dès sept heures du matin, les jours de communion. Des abbés en surplis roulaient dans l’allée centrale comme de gros ballons blancs. L’abbé Amplepuis voltigeait entre l’autel et le portail. Quelque réclamation de « parent d’élève » l’accrochait enfin au milieu de l’église, le temps de faire prendre en instantané ce sourire de candeur triste, de sincérité nullement naïve qui conduisait, à travers son visage préoccupé et ses dents misérables, tout droit jusqu’à son prudent et simple cœur.

Tout ce qui pouvait se dire de prières était noyé dans des cantiques d’enfants.

Un court répertoire de six ou sept airs faisait le tour de l’année liturgique. Aux fêtes de la Sainte Vierge, quatre-vingts galopins, sur une mélodie curieusement mélancolique et désenchantée, assuraient qu’ils iraient « la voir un jour. Un jour dans la Patri-i-e ». Puis ils se consolaient subitement sur la note finale. Cette mystique langueur confiée à ces gosiers ressemblait à de l’essence de rose versée dans des seaux de fer-blanc.

Mais d’autres airs, plus mâles, revenaient tous les dimanches, précédés de références et d’introductions. « Prenez page 145. Nous voulons Dieu », criait l’abbé.

Il avait juste le temps d’ouvrir les vannes et de sauter en arrière. Une cataracte sonore déferlait dans l’Abbatiale.

Chants rugueux et jeunets d’une, rusticité pleine d’enfance, leurs sons crus semblaient la matière première, solide et de bonne qualité, dans laquelle, plus tard, on ferait des voix. Une musique d’enfant de troupe courait partout, mordait partout, prenait son élan et sautait aux clefs de voûte en quatre coups de talon. À ce zénith, elle tournait vers tous les secteurs de l’horizon un petit visage brutal et résolu. Elle lançait des défis : « Nous voulons Dieu, c’est notre Pè… re », laissait une seconde pour répondre et brandissait des flammes orange. Aucun ennemi ne se présentant, elle retombait d’un seul bond sur le sol, victorieuse et démobilisée, criait : « Nous voulons Dieu, c’est notre Roi », et expirait dans son triomphe.

Augustin suivait malgré lui le foisonnement de ces jeux sauvages. Ils encombraient la messe du Confiteor à l’Épître, s’interrompaient à l’Évangile, lâchaient une nouvelle volée après le sermon pour enfants : « Fermez vos livres, croisez les bras ! » L’heure du recueillement commençait enfin à l’Élévation, continuait au Pater, s’affirmait au Domine non sum. Les enfants pouvaient reprendre leurs chants, l’orgue donner ses mesures pour rien, les abbés crier des numéros de pages, rien ne troublait, pour Augustin, la solitude enfin reconquise. Toute cette messe de patronage bruissait autour de son cœur comme pluie de nuit sur des vitres.

C’était le moment des « Actes » avant la communion. D’effrayantes audaces métaphysiques, sous leur onction fénelonienne, circulaient incognito, les yeux baissés, vêtues de lin. Des petits garçons d’une simplicité docile répétaient par cœur des thèses transcendantes mises à la portée de petits garçons. En vérité, je vous le dis, si vous n’êtes comme l’un de ces petits…

Il arrive à Augustin de sentir (en lui ?… hors de lui ?… pas plus que saint Paul, il ne sait) des minutes singulières d’absence d’effort, de total repos, de grand calme, morceaux privilégiés dans l’immense étoffe du temps. Il éprouve comme un désir sans poussée et sans pointe : vivre docilement blotti, serré contre les siens, et aussi dormir la fenêtre ouverte en une pure nuit d’été. Il n’en sait pas plus long. C’est un écolier de douze ans.

Ainsi se poursuivait la formation morale de cet enfant pas très semblable aux autres, réservé plutôt que timide, assez distant, froid, tendre, très réfléchi, très volontaire. Peu de souvenirs précis se détachent de ces premières années. Un chuchotement général, formé de mille superposés, compose un puissant murmure de monotonie heureuse. Ce sont des jours qui se ressemblent. Leur série tout entière se courbe vers le futur. Une Providence maternelle laisse ce petit dans le repos.

Vers la fin de la « troisième », une secousse l’en tira.

Malgré son horreur pour les cours de récréation, Augustin s’était promis d’y faire, le plus souvent qu’il pourrait, l’effort d’y attendre son père. Un samedi soir, M. Méridier fut en retard.

La cour des Moyens contenait des élèves de troisième, de seconde, et de grands garçons de la section D où l’on ne fait pas de latin. Rustres robustes, plus hauts de la tête que leurs camarades classiques, ils étaient fort respectés par eux. Comme à toutes les récréations de quatre heures, le concierge offrait sous les préaux de vieux bâtons de nougat, des biscuits secs d’un rose chimique et des tablettes de chocolat Meunier, papier jaune et goût fin, en bel ordre sur une toile cirée. De grands gaillards à galoches, en longues blouses noires que l’absence de boutons rendait voltigeantes, longeaient les murs en discutant. Dans un coin, trois arbres mouraient, trois acacias débiles, dévêtus d’écorce et tatoués de noms.

Dans leurs parties hors d’atteinte, l’anémie des grappes poussiéreuses faisait penser à d’autres lieux où des arbres normaux poussaient dans de la terre véritable et où c’était l’été. Un maître d’étude errait très loin, au bout de quelque flottante trajectoire.

Augustin aperçut un groupe immobile d’élèves, les uns debout, d’autres assis sur un petit banc de pierre, d’autres vautrés à même le sol, à l’ombre des troncs d’acacias. Un de ses camarades de troisième s’y trouvait, l’indolent et doux Vaton, qui lui était sympathique.

La conversation continua sans que le nouveau venu parût l’interrompre et Vaton accrocha son bras.

C’était une causerie saccadée, coupée de silences, pleine d’allusions et de sournois sourires. Augustin fut long à comprendre ce qui s’y agitait jusqu’à ce que Lehugueur Henri, frère de Lehugueur Marcel (celui qui avait appelé le Censeur, la Vache), dédaignant toute expression approchée et soucieux de n’offrir à la vérité que des lignes droites, prononçât dogmatiquement :

— Eh bien ! moi, je te dis qu’elle aurait marché.

Son voisin se releva lentement du sol, haussa un genou et s’y appuya le coude, dans l’attitude des statues d’angle aux frontons grecs.

Mélancolique une seconde, le temps de sentir l’irréparable, Lehugueur regretta :

— C’était la plus bath !

De rudes mots d’obscénité et d’excrément éclatèrent au soleil et, ainsi exposés au plein air, perdirent leur caractère d’émissions verbales, churent en masses molles et fumèrent comme leurs modèles.

Le genre de confidences, familier aux chambrées, flottait au-dessus de ces corps vautrés. Il y prenait un air supplémentaire de grêle vilenie, tenant à leur jeunesse.

Lehugueur Henri s’était spécialement distingué. Il avait essuyé la joue de la môme avec sa manche, mon vieux, comme ça, avant de l’embrasser. L’élève Duperrier, surnommé Ta-Douleur-Duperrier, se borna à dire « flûte ! » par manque d’imagination. Mais Vaton, plus personnel, brûla l’étape de l’étonnement, s’éleva d’un bond au lyrisme. Tordant les mains, les yeux au ciel, il déclamait d’un air vorace : « Une fille de joie ! une fille de joie ! » et semblait chaque fois reprendre, à la même assiette, une nouvelle lichée de ragoût.

Certes, quelque connaissance de ces choses avait pénétré jusqu’à Augustin, à travers cette éducation singulière, intellectuelle, familiale, attentive et retirée. Certaines causeries de camarades, des lectures de rencontre, l’étalage de journaux illustrés à la Modern’Library, — filles saumon clair et officiers rouge vif — lui avaient appris en gros le sens des conversations dites « déshonnêtes ». Elles s’apparentaient à la saleté physique, à la grossièreté de tenue et de propos, souveraines sur les cours du lycée, qu’il abhorrait pour cela. Il s’en écartait comme d’une ordure matérielle, dont ne parlent même pas les gens bien élevés.

Or, subitement, voici qu’elles changent de nature et de puissance, deviennent des palpitations, des bouffées, une sorte de chaleur ténébreuse, des chants de chasse dans la nuit.

Lorsque Augustin ne peut plus se dissimuler qu’enfin il comprend, il reconnaît qu’il avait compris depuis longtemps déjà, presque dès le début, quand Vaton lui serrait le bras. Cette lumière rétrospective incendie les demi-ténèbres où se réfugiait sa honte. Des quartiers de la ville jamais mentionnés, des ruelles aux noms bizarres et les coups du menton de Lehugueur Marcel suscitent une espèce de curiosité et d’allèchement atroces, nouveaux jusqu’alors dans son cœur. Des détails luisent à travers la fumée : des portes rouges ou vertes, de grosses présences déchevelées, une odeur d’eau de Javel et de papier d’Arménie (venue là comment ? ). Que toutes ces choses sont confuses et désespérées !

Un brusque effort l’enleva au bras qui le maintenait, tenta de l’arracher à d’autres contacts enserrants. Autour de lui, des timidités riaient.

Témoin de la lutte, Lehugueur lança sur le groupe une invitation gouailleuse, argotique et obscène, qu’Augustin comprit par les gestes. Soulevé de terre et courbé pour un bond, il criait : « Tiens-le donc » et invoquait Dieu. La victime attendait, tourbillon de mépris et de peurs domptées, d’une impassibilité éperdue, comme s’il dépendait de sa volonté de rester ou de partir.

Un haut gaillard, déjà barbu, méprisant et désabusé, émit d’un ton traînard les mots libérateurs, calma cette sorte de flots :

— Fous la paix à ce gosse. C’est le petit de Larme-à-l’œil.

Ainsi Augustin connut à la fois qu’il était sauvé et le surnom de son père.

Il se rappela être parti avec une lenteur affectée, pour garder les apparences, et parce que la secousse lui coupait les jambes. Il était extraordinaire qu’autour de lui rien n’eût changé : même sol souillé, même saleté de la terre, mêmes fissures noires dans les murailles, même incurie d’entretien. Entre les hauts murs, un ciel soufré, comme dans les livres de géographie, au chapitre des simouns.

Ainsi le pauvre enfant s’en allait-il, après cette initiation inattendue et irrévocable.

Évidemment, il manquait d’humour, de légèreté, d’ironie. Il exagérait le sérieux des choses ; il ignorait l’élégance de l’immoralisme et l’efficace des apparences nonchalantes. On lui avait épargné, bien à tort sans doute, la contre-éducation spontanée des collectivités d’adolescents, libéralement dispensée par les préaux de lycées, aux jeunes occupants qui s’y ébattent. Il est de tradition sur les cours d’internats, que des garçons de douze ans puissent commencer les réalités physiologiques et les manipuler, bien avant que leur soient ouverts les développements sentimentaux de l’adolescence. C’est la forme que prend chez ces emmurés l’effort vers la lumière et vers la vie.

Les trains emmènent, au début des vacances, des compartiments pleins de petits chanteurs. Ils entonnent de hideux refrains de caserne et croient s’acquitter de quelque fonction héroïque, libératrice et hardie. L’État éducateur a certainement dit ce qu’étaient théoriquement l’héroïsme, la hardiesse et la liberté. Il a fait peu pour en munir leur âme. Leurs couplets traversent les champs, lors de la Pentecôte, dans la première verdure des moissons, comme des Rogations sataniques.

Augustin continuait son chemin raide et empesé de honte. Tout l’obscène, images et visages, repoussé d’un violent effort, rentrait, forçant des portes vaines. Il fallait le chasser encore, d’une énergie qui se lassait. Aucune culpabilité positive, aucune responsabilité, rien de commun avec le remords, mais un poids sur le cœur, un sentiment de complicité nauséeux et l’envie de mourir.

La fontaine Renaissance, la tour de l’Horloge, la façade du Tribunal, la Visitation conservaient leur air de choses pures et rien n’était changé des sentiments qu’elles respiraient le matin même.

Par-dessus le mur bas de la rue aux Prémontrés, bordée de pensionnats et de couvents, foisonnaient, en puissants feuillages, les poudres de verdure de l’avril passé.

Un des trois porches de l’Abbatiale ouvrait une grande bouche noire. Tout le tumulte antérieur s’arrêtait là, mourait là, contre ces choses sereines. Il était cinq heures du soir.

L’enfant pénétra dans la cathédrale avec brusquerie et tranquillité. Si son père avait pu le voir et comprendre, il aurait sans doute répété les mots qui étonnaient Mme Méridier : « Cet enfant obéit moins qu’il n’acquiesce » ; et aussi : « ce petit sait assez bien mépriser ».

L’abbé Amplepuis confessait dans la deuxième chapelle du côté de l’Épître. Deux ou trois enfants attendaient. Une dame chercha à se faufiler parmi eux, les devança vers les compartiments latéraux. Mais l’abbé veillait du fond de sa nuit. Le confessionnal s’ouvrit : « Les enfants d’abord, s’il vous plaît ! » Le ton était sec et pas commode. La dame se retira lentement, comme de son plein gré, comme si elle avait réfléchi et que l’effet de la voix fût non pas de lui intimer l’ordre de partir, mais de susciter chez elle cette décision spontanée de bouger, qui caractérise la girouette de Bayle. En se retirant, elle laissa choir à ses pieds le coup d’œil offensé qu’elle aurait eu dans un sentier sale. Peu importait. L’enfant était calme, maître de lui, lavé déjà.

C’était une belle nuit, attentive et vaste, peuplée d’odeurs de cave, d’arrosage et d’encens. Augustin se demandait chaque fois comment l’abbé faisait pour reconnaître ses pénitents dans cette double obscurité de la cathédrale et du confessionnal, ombre particulière, creusée au cœur de la grande nuit.

Il tutoyait Augustin d’emblée. Il était tout simple et naturel. La conversation avec ce fantôme se distinguait sans doute par le sujet, de ce qu’elle eût été dans la rue ou à table, mais nullement par le ton ou par la bonhomie, pas plus que n’étaient solennisées la respiration, la toux ou l’eau de Botot dont l’abbé se lavait la bouche. C’était bien commode. On finissait par croire que les péchés aussi perdaient leur belle toilette intime et ténébreuse, endossaient le veston de tout le monde, marqué de taches et d’accrocs, la livrée humaine qui a tant servi. Derrière l’énorme autel, à travers un espace scandé de colonnes, un bourdon d’orgue continu, à l’extrême limite du grave, s’exerçait pour le lendemain. De subits jets de son, ternes et dévernis, le piquaient parfois pour le réveiller.

— On ne peut empêcher, disait l’abbé, les choses sales de causer un certain trouble. Nulle trace de péché là-dedans. Qu’Augustin remercie Dieu de l’avoir gardé honnête, pas comme le pharisien, mais comme un publicain de bonne volonté.

De belles choses paternelles, humblement calmes et toutes droites…

Ainsi connut-il un degré de plus dans sa maturité d’adolescent, le bienfait indirect d’une épreuve boueuse, une forte alliance entre son intégrité morale et son catholicisme natal, une sorte de propreté avertie, assez hautaine, et comme un mépris documenté.


II

LA SOIF D’UN MONDE IGNORÉ


En seconde, on mit Augustin hors concours, puisqu’il se trouvait dans la classe de son père. Seules lui restèrent ouvertes les compétitions échappant à l’enseignement paternel : l’histoire, les mathématiques, l’allemand. L’avance sur ses camarades y était d’ailleurs identique.

Un énorme Censeur, aux mains velues, arriva cette année-là, qu’on commença de craindre dès le premier jour. Lui-même, quand il connut Augustin, affecta de lui parler d’un ton de brutalité cordiale, de déférence forcée et bourrue.

— Eh ben ! hein ! vous n’encombrerez plus le palmarès, hein ? vous en laisserez pour les autres, hein ?

— Vous n’en avez pas vu souvent comme ça ? demandait-il au professeur de philosophie, vieil éclectique cousinien près de sa retraite, connu de toute la ville pour la largeur de son chapeau et la bonhomie de ses vestons ; plus remarqué encore de ses classes successives pour le jaune d’œuf coagulé chaque vendredi dans ses moustaches.

— Non… si… attendez ! si… Le vicaire général.

— Ah ! bah ! alors ce petit Méridier se fera curé ?

— Qui sait ? fit l’autre, énigmatique.

Le tambour fit explosion dans leurs oreilles, couvrant le pronostic.

Grâce à la terreur du Censeur, la classe de seconde fut, cette année-là, maniable. Sur le banc des bûcheurs, devant la chaire, s’assit Vaton. Il avait fait à Augustin, pour la scène de la cour, de douces excuses embroussaillées. Rêveur blondasse, long, lassé, ses compositions françaises offraient d’heureuses trouvailles parmi des fioritures qu’Augustin savait naïves. Auprès d’eux, vint Marguillier, fils fantaisiste de l’âpre maire libre penseur et que son nom humiliait. Il avait écrit ses Mémoires pendant toute la classe de troisième, dédiant chaque chapitre à des prénoms féminins : Julie, Agnès et Maria-Annunciata. Appiat, son voisin, dur brachycéphale brun, préparait, dans le même temps, l’académie de Médecine en dessinant des squelettes où il inscrivait le nom des os. Frappés de la grâce dès leur première semaine de seconde, tous ces passe-temps leur parurent puérils. Ils se passionnèrent pour l’Énéide et les ouvrages de Boissier. Derrière eux, les bancs du fond bruissaient à voix basse, comme friture sur feu doux.

Ils menaient la partie principale de leur existence dans une étude voûtée, en contrebas de la rue, pleine de rêves, d’alibis, d’enfantillage et de liberté. Augustin n’y entrait jamais. Quelques volumes dépareillés, parus entre 1880 et 1900, refluaient jusqu’à ces repaires. On y avait vu circuler un Bourget, première manière, un équivoque Pierre Louys, et deux volumes de Zola, munis du cachet de location de la librairie dite « Modern’ » prêtés par des externes hardis.

D’autres échantillons dataient de plus vieux âges. Un tome dépareillé des Misérables contournait toute la hiérarchie des pièges, du Maître d’études au Censeur, avant de faire, la nuit, les délices d’Appiat, dans un lieu caché, connu de lui seul, peuplé de vieilles couvertures et de livres au rebut, éclairé par un mince filet de veilleuse venu du dortoir.

Le fait qu’Appiat, ignorant Paris, prenait le Luxembourg pour une église, ajoutait aux rencontres de Marius et de Cosette une part d’inexplicable, en décuplait la poésie. Vaton cachait un exemplaire des Contes d’Espagne et d’Italie, recommençant, sur son théâtre intérieur, un Romantisme de guitare et le prolongeant de ses propres vers. Quelques lagunes et beaucoup d’eaux-mortes stagnent ainsi, pris aux grands volumes d’eaux des anciens printemps. Bien des pauvres enfants y vont plonger les mains, laver leurs visages et s’y mirer les yeux.

L’installation d’Augustin dans le cabinet de son père changea, grandit. Mme Méridier remplaça l’ancienne table par une autre plus vaste, plus haute, une vraie, qui servait de table de toilette dans la « chambre à donner ». Aussi bien la « chambre à donner » ne se donnait jamais, faute de gens qui vinssent la prendre, et parce qu’elle était déjà donnée aux habitants de la maison. La nouvelle table, de niveau avec le bureau paternel, les ravit tous deux, leur parut symbolique.

L’intelligence d’Augustin se développait comme une plante complexe, longue à s’étaler. Maintes fois, le père reprit de ses mains fermes une composition tronquée, flottante, difforme. Les idées spongieuses apprirent la netteté essentielle à leur nature. La phrase commença de connaître la brièveté, le tour rapide. Augustin acquérait une discipline de construction, image de l’autre.

En latin et en grec, ils travaillaient ensemble, hors de la classe officielle, que le niveau de leurs commentaires dépassait. Ensemble, ils traduisaient deux ou trois phrases par version, celles qui se prêtaient aux comparaisons, offraient à palper l’étoffe des mots, la laine profonde où se drapaient les phrases. « Repense cela en latin, disait le père. Qu’aurais-tu écrit à la place ? » Ils passaient la main sur le bel ivoire des Tusculanes, pressentaient la transfiguration de Caton au De Senectute, comparaient Tite-Live, Tacite, Salluste, sur les textes, passionnément.

Augustin, qui connaissait son père, le sentait sans qu’il pût dire à quoi, peut-être en ce qu’il exagérait un peu, prendre aux développements oratoires de type classique un goût ironique et raffiné, comme à des bergeries un homme de cour du XVIIIe siècle. Peut-être aussi parce qu’il lui arrivait de parler des villes antiques, Rome, Athènes ou Tébessa d’une tout autre manière : avec une technicité précise et un certain détachement. Bien des courants ruisselaient là, sans qu’Augustin devinât les sources : un goût de grand lettré, une documentation exacte, une lecture prolongée de désirs et l’amère assurance de ne jamais voir ce qu’on aime. Telle quelle, cette semi-indolence excitait comme un roman incomplet.

Une Rome en travertin, couleur rose et miel, un soir doré, plein de cette sérénité qu’à l’âge d’Augustin on nomme « philosophique », des mosaïques sous des trépieds grêles, le Clivus Palatinus et le Cryptoportique, la maison de Livie et la chambre de la Signature, parties d’époques très séparées, se donnaient rendez-vous, on ne savait comment, dans les mêmes rêves.

La riche histoire pendait comme une récompense au bout d’explications littéraires bien faites. Elle se mêlait à une linguistique que le professeur ne manquait jamais de rappeler en classe à cause de son fils, quoiqu’elle passât de loin le niveau des « bûcheurs ». De grands appétits positifs naissaient obscurément des textes et débordaient sur le reste. Mais le maître ne devançait pas l’heure.

Maintes fois, comme ils revenaient tous les deux du lycée dans de noires petites rues ensoleillées, sentant le pain, quelque collègue accompagnait M. Méridier. Il agitait des considérations étroitement professionnelles : le nombre d’heures qu’ils devaient, le tarif des vacations, le statut comparé des certifiés et des agrégés. Il les coupait d’idées générales brusquement vastes, à la fois cassantes et ultra-fluides. M. Méridier les accueillait d’un : « oui, oui » passif et résigné, que son fils connaissait. Penché vers Augustin, le collègue lui demandait plaisamment son avis.

— Oh ! il ne sait pas, disait le père. Mais il sait qu’il ne sait pas.

Ainsi l’enfant pressentait-il que le non-savoir, accepté et circonscrit, fait partie, comme le savoir, des démarches de l’intelligence.

Mêmes développements sans hâte dans les autres régions de son paysage moral.

Les « Martyrs » furent lus vers cette date, pendant les après-midi du dimanche. La phrase des « thermes ornés de bibliothèques » trembla longtemps dans sa mémoire. Mais Cymodocée prit, sans plus, l’aspect d’une belle Koré archaïque, pareille à celles des photographies, de taille un peu forte sous les plis verticaux du khitôn, dans l’air sec de la Grèce, le long des lits pierreux bordés de lauriers-roses au mince et précis parfum. Le « Qui te l’a dit ? » d’Hermione, fut compris, mais en théorie, comme on dissèque des formes de crustacés ou d’ascaris, de loin, de haut, sans faire, Dieu merci, partie de l’espèce.

La connaissance positive du cœur humain passionné, sur documents de première main, est fort ultérieure. Sous les brumes de l’adolescence, les lourds lyrismes charrieurs de désirs, grumeleux et sucrés comme des lilas, n’offrent pas, quand ils existent à cet âge, grande matière à idées claires. Aussi rares que leur caricature est fréquente, chez des enfants de quinze ans, ils sont pure souffrance ou pure joie ou les deux ensemble. Et le père croyait bien savoir que son fils ne les connaissait pas.

Douce seconde ! heureuse seconde ! quel enchantement vous paraissez, lorsque Augustin se reporte jusqu’à vous à travers les fuites ultérieures d’une mémoire oublieuse, et des souvenirs dont chaque jour rend l’amas plus léger.



Vers cette époque se produisit un événement mondain.

D’inconstantes rumeurs, pareilles à celles qui foisonnèrent au-dessus d’une grande chute, abondaient maintenant autour d’une étonnante résurrection.

L’histoire du lent effritement des Préfailles resta, pour le commun des hommes, perdue dans les brumes augustes où s’enveloppe le malheur des grands. Mais elle était fort claire pour ceux qu’une pente d’esprit bizarre, un goût dépravé, ou simplement leur profession portaient à attribuer sens précis et valeur pratique à des vocables tels que : liquidation de passif successoral, purge d’hypothèques conventionnelles, prérogatives du Crédit Foncier en matière d’adjudication de biens vendus à sa requête, états provisoires de collocation. Ces termes indiquent que les hommes d’affaires exécutent, devant les biens de ce monde, les rites du respect et de la faim. Ils signifient en outre que l’argent s’en va. Intervinrent même des notaires et avoués de villes prestigieuses, Lyon ou Paris.

L’histoire se composait d’événements très anciens comme la cession de la terre et du château des Sablons, d’autres moins lointains comme la mort de la Marquise douairière, d’autres enfin beaucoup plus jeunes, tels que la dispersion de la famille, la licitation de l’hôtel, et finalement l’absorption des fermes et métairies qui restaient, par ces mêmes Lyonnais de haute fortune à qui la grande demeure, dans la solitude de ses futaies, avait plu jadis.

Tous ces faits eurent le tort de se placer, pour Augustin, entre dix et quinze ans, trop tard pour bénéficier des émerveillements de la petite enfance ; trop tôt pour être préférés aux seules choses qui comptassent : la structure de la tragédie classique, le véritable intérêt de l’Énéide, à plus forte raison la révolution littéraire due à Chateaubriand. L’image radieuse de sa préhistoire passionnée restait dans ses reconstitutions plus que dans ses souvenirs, comme un point étincelant et sans dimension, séparé du réel et des nouveaux apports de la vie.

La rumeur commença de voltiger de bouche en bouche, mêlée d’appréciations de fortune et de beauté. On disait : « Elle a de la chance ! » On ajoutait : « Déjà d’un certain âge »… Mais d’autres protestaient : « Comment ! d’un certain âge ? Vous plaisantez ! Vingt-sept ans ! Une fille merveilleuse ! C’est lui, oui, qui a de la chance ! »

On disait encore : « C’est un Desgrès de Lyon. — Pas ceux des Sablons ? — Ceux des Sablons. Ou du moins l’un des fils. » Le questionneur insistait, abritant ses doutes sous un conditionnel : « Ce serait celui qui a l’énorme fortune ? » Mais l’informateur citait des références écrasantes : « Je tiens la chose du directeur du Crédit Lyonnais. Je ne peux pas mieux vous dire. » De cette source olympienne, il laissait ensuite, compilateur sournois, couler ses propres commentaires. L’ancien sceptique, alors articulait un petit « U » sifflé, très aigu, voisin de l’ « I », chargé d’exprimer l’éblouissement.

L’événement dépassa le stade des rumeurs, devint un fait, dur, indiscutable et résistant. Ceux qui lisaient les mondanités dans les grands journaux parisiens virent le mariage dûment relaté, et le nom du Lieutenant de Vaisseau Comte de Préfailles cité comme témoin parmi d’autres noms.

Le Desgrès qu’avait épousé Mlle de Préfailles n’était pas « celui de l’énorme fortune », mais son frère cadet, d’un volume financier moindre, encore que fort au-dessus des plus grosses dimensions du Cantal et d’un autre ordre qu’elles. On sut qu’il était veuf, comme son frère d’ailleurs, et pas très jeune. C’était à lui qu’appartenaient ces Sablons que le pays prenait l’habitude d’adjoindre à son nom. Il avait, par caprice d’homme extrêmement riche, racheté les anciennes futaies, bois taillis, prairies, pâtures, terres de labour, fermes et métairies, reconstitué à peu près toute l’ancienne terre.

— Ainsi, dit quelqu’un, elle rentrera chez elle.

Augustin entendit ces choses comme Mme Méridier et lui pénétraient dans la charcuterie Duperrier, après la messe, un dimanche de la fin de juin. Déjà on prévoyait un après-midi plein de soleil, et tout l’énervement de l’été.

Il sentit passer dans son cœur, comme à certaines cérémonies du deuil officiel anglo-saxon, une minute de silence. Les vacances qui s’approchaient, Ronsard et la Renaissance, les saucissons pendus en montre et recouverts d’étain cédèrent le pas, attendirent. La minute passée, les saucissons se mobilisèrent les premiers ; les vacances suivirent. Tout redevint ordinaire, calmement horizontal.

L’après-midi, Augustin et son père sortirent comme d’habitude, seuls. Christine, les petits et leur maman restaient inséparables de la voiture d’enfants.

— Que veux-tu lire ? dit le père.

— Musset, papa.

Le ton était sec et très décidé, et rien ne pouvait faire pressentir ce choix.

— Mais quoi, de Musset ?

Les Contes d’Espagne et d’Italie.

— Ce n’est pas le grand Musset, dit le père, avec cette ironie dans l’indulgence qu’il avait quelquefois. Je te conseillerais le théâtre ou les Nuits. Tu les as dans les morceaux choisis de Marcou, au moins les principaux passages.

— Oui, papa, sans doute…

Augustin s’arrête comme devant un trou sur son chemin.

Son père sait parfaitement qu’il est, en seconde, certains moments où l’on désire lire Musset. Le véritable Musset, non pas le Musset ébréché et tailladé par Marcou. Et aussi, qu’il convient de devancer, si l’on peut, les poussées sentimentales, de les dériver en terrain préparé. La sensibilité d’un enfant a-t-elle besoin que tous les nœuds de la divine raison soient coupés autour de ses ailes ? Devra-t-elle voleter seule dans l’inordonné ? n’abordera-t-elle point le monde passionnel avec une certaine volonté de voir net dans le clair-obscur des lyrismes ?

Dans sa poche le père emporta les Nuits.

Ils choisissaient, toujours assez loin des routes, les endroits mi-prairies, mi-faubourgs agricoles, où les sentiers dévalaient vers l’eau du côté des moulins. En ces après-midi de dimanches, le paysan reste chez soi et souvent y laisse ses vaches. Toute la campagne n’était que solitude, coups de brise, ardeurs des débuts d’été. Quelques cloches de vêpres, hasardeuses, prodigieusement lointaines, amenées par le vent du Midi, bourdonnaient comme d’autres insectes.

Le père expliquait que toutes ces émotions, sous leur vêtement d’images célèbres, avaient une place, un sens, l’un et l’autre précis, dans la suite des circonstances sentimentales dont Musset a fait les Nuits. C’est au lecteur de trouver cette suite, avec une clairvoyance aussi délicate qu’il pourra, sous peine de comprendre à faux.

Il se gardait bien d’éviter les textes brûlants :

J’aime et je veux pâlir ; j’aime et je veux souffrir ;
J’aime et pour un baiser, je donne mon génie…

— Cette frénésie, éclatant après la plus écrasée résignation, une lassitude d’intensité égale la compense :

Partout où, sans cesse altéré
De la soif d’un monde ignoré,
J’ai suivi l’ombre de mes songes,
………………………
Partout où le long des chemins,
J’ai posé mon front dans mes mains…

— … Sans parler de ce rythme de glas ni de ces magnifiques voyelles funèbres, que te semble du contenu sentimental ?

Le père continuait, dans le silence de son fils :

— L’âme de Musset, l’âme passionnée est toute ondulation : abattement, puis excitation ; affaiblissement après frénésie. C’est une loi, qu’on n’atteigne l’affaiblissement final de toutes les grandes émotions, amour ou deuil (le père les mêlait comme de l’eau au vin), que par des mouvements périodiques. De ces secousses de l’âme, ces vers, — et seulement les plus expressifs, — ne nous donnent que quelques-unes. Imagine Oreste, au lieu de tuer Pyrrhus, se laissant le temps de s’apaiser, ce qui serait préférable pour tout le monde.

Le petit visage d’Augustin est tendu, fermé, sans confidence. Cette frénésie d’amour a dû se sentir en passant, tomber en eau profonde, avec quelques ronds tranquilles.

Ils longeaient d’épaisses clôtures en ronces, chèvrefeuilles et saules, bordant des carrés d’herbage fermés comme des jardins. Sur les graminées intactes d’avant les fauchaisons, les souffles passaient, retroussant l’herbe, montrant les dessous en peluche bleuâtre, courbant tout le pré pour un long salut végétal de la plus docile grâce, à jamais inconsciente.

Ce soir même Augustin s’aperçut qu’il ne pourrait dormir.

Mme Méridier avait dû chercher, dans cette vieille maison pleine de recoins, quelque cabinet facile à disposer en chambre à coucher pour un enfant grandissant. Le cabinet regardait, non pas la rue, mais cette partie de la campagne bordant immédiatement la ville : cultures, enclos, espaliers, premiers arpents de prairies à pommiers. Il les dominait par l’intermédiaire d’une creuse, très étroite courette, voisine d’autres, où coulait une fontaine, et le regard l’enjambait d’un bond.

Comme les fenêtres n’avaient pas changé de dimension en passant d’une façade à l’autre, celle qui éclairait ce réduit baptisé chambre, occupait toute la muraille intérieure. En l’ouvrant pour la nuit, on dormait à peu près dans les potagers et les arbres.

Les odeurs immédiates, carrés de légumes, arômes de la terre, des buis et des vergers, petits relents honteux partis des courettes, se laissaient traverser par de grandes fumées voyageuses, de bois ou d’herbes, en lente dérive au-dessus des prairies. Ces parfums froids, flottant sur les jardins, apparaissaient dans toute la distinction de leurs détails et de leurs composantes, exaltés contre la fraîche immobilité du crépuscule. Tout prenait une netteté reposée. Tout ce qu’on goûtait se goûtait mieux.

C’était un de ces soirs interminables, où le ciel est si long à perdre le sombre bleu d’avant les fourmillements stellaires. À travers d’immenses distances silencieuses, Augustin entendit, venant de très loin du côté des Sablons, une sonnerie de cor aux rugosités minutieuses et presque dessinables, d’une réduction de volume extrême et d’une dimension de joujou, vues par le gros bout d’une lorgnette pour sons, exténuées à la fois et précisées par la nuit.

Le mot « désirer », employé seul, sans explication, sans complément d’aucune sorte, ne présente pas de sens intelligible. Et cependant, c’est bien cela. De cette langueur aveugle, de ce désir aux yeux crevés, Augustin ne peut même pas dire s’ils sont joie ou souffrance, ou les deux à la fois… Mais qu’est-ce qu’il y a donc, ce soir, précisément ce soir, dans ses nerfs et dans son cœur ? D’habitude, c’est beaucoup plus simple. S’il est joyeux, s’il est triste, il dit : « je suis joyeux », ou « je suis triste » ; mais cette douceur violente, ce cœur gonflé à pleurer, cette sorte d’absurde trouble à cause de… ? Oui, précisément, à cause de quoi ?… Augustin ne l’a jamais senti encore… Il sangloterait de ne pas savoir où tend son désir.

C’est sans doute de la fièvre, tout simplement. Ou encore de l’agacement. Ou peut-être aussi ce mélange de sonnerie de cor, de lune et de nuit d’été, ces choses si banales…

La nuit ! la belle nuit ! la nuit pleine et immense !… De vastes nappes de lait lunaire ont coulé sur les jardins. Quand elle se cachait derrière les maisons, la lune envoyait tout juste une tache géométrique ayant la forme de leurs intervalles, un enduit de lune posé sur le sol. Elle luit maintenant, large et royale comme dans les vers d’Éviradnus. La belle nuit !

Un vague demi-jour pénètre jusque dans la chambre, tire la serviette de l’ombre, applique sur le pot à eau convexe des lunules en vernis vif, indique onze heures un quart sur la petite montre d’acier.

Parce que le temps employé aux besognes courantes, aux textes de difficulté dite moyenne, fut nécessairement très court pendant toute sa classe de première, Augustin eut le loisir de meubler ses chambres intérieures avec lenteur, choix et délice.

Une certaine déception se mêlait au délice.

Le nouveau professeur, M. Bougaud, juste sorti de l’École normale, annonçait son dessein d’insister sur ce qu’il appelait la partie idées de l’histoire littéraire, le libéralisme universitaire devant ouvrir à toutes un cœur aéré, des bras pleins d’accueil.

Quelque chose de vague et d’ambitieux habita précisément cette partie idées. Les généralités dites «  philosophiques » rendirent un son grêle, sans qu’Augustin sût bien quel devait être le son plein. Des éclaircissements brumeux éclairèrent peu et l’on ne pouvait dire au juste où commençait le mal éclairci. Un continuel usage de termes abstraits, traînant en laisse des métaphores, jetait, selon Augustin, de décevants reflets sur une obscurité essentielle. Son père n’avait pas en vain souri devant certaines idéologies et expliqué ses sourires.

— Les vérités éternelles, disait M. Méridier, ne se dévoilent pas qu’aux yeux portant lunettes de philosophes…

Ces demi-ténèbres cependant finirent par avoir leur charme de clair-obscur. Pendant tout un mois de printemps précoce, baigné de pluies, chauffé d’un soleil si frais qu’on l’arrosait sans doute en même temps que les fleurs, de beaux mots s’enchâssèrent dans la prose de Taine, lourds de destin et de richesses, énigmatiques, mi-lumineux, pleins de prolongements, de couleurs et d’échos, ajournant leur secret dernier.

Au demeurant, peu importait. Tout était provisoire, tant les lumières que les ignorances. Toutes dureraient un an juste et disparaîtraient d’un seul coup, en philosophie, au lever d’un prodigieux matin.

Pour la première fois, Augustin allait cesser de s’alimenter exclusivement de la pensée paternelle. Certes, il lui devrait encore beaucoup, mais tous deux avaient conscience d’un certain allongement du lien qui les unissait. Quelque chose dans leur intimité, et le soin même qu’ils mettaient à l’entretenir, trahissait cette fine et invisible fêlure, née de rien autre que du temps.

Tout restait parfaitement semblable. Dans leur bureau commun, le petit poêle imita tout l’hiver le ronflement des précédents hivers. Mais ni ces ronrons de chat heureux, ni les photographies, épuisées par leur persistance, ne s’ajustaient aux temps nouveaux.

Douloureux pour Augustin, cet état l’était encore plus pour le père, parce qu’il avait commencé une seconde jeunesse toute d’holocauste, où rien ne comptait plus que son fils. Il ne savait pas dire : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Une vieillesse précoce de résigné mal résigné s’ajoutait à son âge. Après Augustin venaient deux filles, puis un gros balourd de garçonnet coléreux, puis une petite de deux ans, fragile et pâle. Tous ceux-là s’éternisaient aux mains maternelles.

M. Méridier faisait encore semblant de parler de sa thèse, comme si la rédaction en fût chose assurée, allant de soi, un peu retardée seulement, par le manque de loisir, de voyages et de joie. Mais un ouvrage tout voisin venait de voir le jour, écrit par un autre. Il eût fallu dépoter, changer de terrain. Il n’en sentait pas la force. Les notes restaient dans les chemises bleues, aux rayons d’en bas, à côté des cartons personnels, inconsultées depuis nombre de mois.

— Il peut te rendre de bons services, dit-il de son collègue, M. Bougaud. Son rationalisme est clair, rapide, étroit, dans la tradition du dix-huitième. Il ne faut pas toujours regarder par la même fenêtre. Évidemment il simplifie. Évidemment aussi, les cadres durs et les fausses évidences…

Ainsi dosait-il réserves et compliments en des mélanges à teneur acide.

Il avait croisé ses deux jambes maigres et continuait de jouer avec son lorgnon, l’enlevant et le remettant devant ses yeux plissés.

Tout d’un coup :

— Tiens ! j’aurais dû demander la chaire de rhétorique quand elle s’est trouvée vacante.

Il feignait d’ignorer qu’il y avait peu de chances pour qu’elle lui fût confiée. Il savait qu’il édifiait dans l’imaginaire, seul terrain de ses revanches. Il savait qu’Augustin le savait.

— Nous aurions fait ce travail ensemble…

C’était une dissertation sur l’inspiration religieuse de Chateaubriand et du romantisme.

— Nous l’avons fait ensemble, Papa. Ceci vient de toi, et ceci, et ceci…

Il rayait la marge de coups d’ongle.

— Cela ne fait rien. J’aurais dû.

Les succès scolaires continuèrent, mais Augustin ne pouvait préciser ce qui rendait plus petite l’échelle à laquelle ils se mesuraient. Une sorte de respect lui venait désormais de ses camarades. Il y avait des blancs laissés dans les versions jusqu’à ce qu’il parût le lendemain matin.

La cour des grands, où on le voyait quelquefois, gardait sa répugnance, mais celle-ci logeait comme à l’étage inférieur, hors du contact. Coupées parfois de fangeuses confidences, des discussions entre les meilleurs élèves, ardentes et générales, proposaient des explications de l’Univers.

Marguillier ne rédigeait plus ni roman ni mémoires, mais un projet de réconciliation du capital et du travail sur des bases entièrement nouvelles, comportant des articles vides encore, mais déjà numérotés. Il le publierait pour les prochaines élections législatives. Ou plutôt, non : pour celles d’après. Appiat, pratique, menait des rêves de médecine coloniale, échelonnait des traitements où figuraient les centimes.

Quant à Vaton, ses compositions françaises continuaient d’être dolentes et d’un tour heureux. Il arrivait qu’il fût second. Partout ailleurs, il s’effondrait. Il était doux. Il s’exerçait à une sombre mélancolie. Surgissant du banc de pierre, contre le cadavre de l’acacia, il se dressait, poussé par les dieux. Il criait alors des vers de Heredia, de Sully Prudhomme, de Leconte de Lisle, tous ceux à qui les morceaux choisis de Marcou conféraient la notoriété, dans un supplément en petits caractères consacré à la poésie contemporaine. Il cachait jalousement ses propres vers. On savait toutefois qu’ils seraient publiés sous le pseudonyme de Justine Printemps.

Ce fut dans cette classe que la grande question se posa vraiment pour la première fois.

Depuis sa petite adolescence et son premier contact avec la vie universitaire, les sentiments religieux d’Augustin avaient eu mainte occasion d’éprouver, contre des thèses inverses, la résistance de leur métal.

Ces secousses passaient vite. Elles figuraient comme péchés légers aux bilans hebdomadaires. Elles étaient justiciables de la courte et drastique maxime de l’abbé Amplepuis : « les chasser sans s’y arrêter ; les combattre par le mépris ». Cette pédagogie traditionnelle s’ajustait au tempérament de l’abbé. La rapidité utilitaire de ses décisions, le mince intérêt qu’il attribuait aux spéculations purement rationnelles, et jusqu’à la modestie de son niveau social le poussaient à ne pas séparer les motifs de doute en distingués et en vulgaires. Une fois mis à part ceux qui dérivaient, selon lui, de la licence des mœurs, il expulsait tous les autres du même coup de balai.

Une citation de saint François de Sales, dont se délectait l’abbé, renforçait le précepte : « Faire comme faisaient les enfants d’Israël des os de l’agneau pascal, qu’ils ne s’essayaient nullement de rompre, mais qu’ils jetaient au feu. »

Un anticléricalisme compact régnait sur les cours du lycée, aussi naturellement que le langage argotique, les bourrades, les coups de poing et projections d’eau, la distribution du pain au bout des fourches en fer, le débraillé, le cynisme adolescent et en général tout ce qu’exécrait Augustin.

Cela filtrait du dehors à partir de quelques vigoureux représentants de l’anticléricalisme extérieur, comme Marguillier Gustave, écho de son Papa, les deux Lehugueur, fils du rédacteur de la Montagne radicale, ou le stupide Ta-Douleur-Duperrier, de la charcuterie Duperrier, qui commençait toutes ses phrases par : « On dit que. » Ce microcosme se montrait naturellement perméable aux grosses idées violentes, écloses, quelque âge qu’ils eussent, en des cerveaux enfantins.

Il était entendu pour ces petits que la persistance de « la Religion », comme ils disaient, s’expliquait par la bonhomie de la République et la sournoiserie des curés. Ces motifs d’incrédulité s’ennobliraient sans doute dans les plus hautes classes, pour se hausser en philosophie aux accusations d’inertie mentale et de survivance automatique, cimes suprêmes. Pour le moment, des collines plus basses suffisaient à leurs ascensions.

Augustin se rappelait Vaton, petit béjaune, nouveau venu en cinquième, demandant à Marguillier pourquoi il ne croyait pas à « la religion », puisque Racine y croyait. À quoi Marguillier, large d’épaules et dominateur, répondait que Victor Hugo avait fait de plus beaux vers encore que Racine et « qu’y croyait tout d’même point ». Opinion que Ta-Douleur-Duperrier fortifia de cette autre : « Et puis, on dit que si on cherchait bien, on trouverait dans la Messe des prières contre la République. » Sur quoi le béjaune sourit, docile et triste, comme ils faisaient tous dans la catégorie des faibles, des non musclés, des petits proprets et trop jeunes.

En ce pays des enfants, l’opinion publique régnait, plus souveraine encore que chez les hommes. Parmi ceux dont les familles « pratiquaient », qui l’eussent fait peut-être eux-mêmes, comme un tenace et timide devoir, aucun ne « faisait ses Pâques » au lycée. Ils attendaient les vacances. Chaque dimanche, entre le petit déjeuner et la grande sortie, une messe d’internes, glaciale et poussiéreuse, occupait la chapelle pendant vingt-trois minutes exactement. Il existait, pour cette fonction, un aumônier à plusieurs noms. Les simples d’esprit, nomenclateurs de petite race, l’appelaient « le curé ». Mais cette étiquette représentait dans l’onomastique le plus bas degré, la moindre saveur. C’était l’eau claire et le pain sec. Le « lama », le « bonze » (le « muezzin » ne réussit pas), prononcés du ton détaché qu’il fallait, attestaient au contraire une imagination orientale, une entière libération, une hardiesse dédaigneuse, juvénile et héroïque, digne des gants blancs portés à Saint-Cyr.

Le prêtre ainsi désigné occupait quelque appartement écarté du bâtiment, confortable d’ailleurs, où l’on était sûr qu’il ne gênerait aucun service de discipline et d’économat, ni ni que son trajet n’en croiserait d’autres. Il ne voyait pas les professeurs. Il donnait dans les salles d’études, d’une voix postillonnante et eunuchoïde, une leçon hebdomadaire de trois quarts d’heure prise sur le temps des devoirs, oubliée dans un coin de la semaine, comme dans un couloir un balai. Il y réfutait (ainsi l’annonçait-il au début de chaque année) les principales « objections contre la Religion ».

Complètement ignorée des meilleurs élèves, qui se bouchaient les oreilles pour n’être point dérangés dans leurs versions latines ou leurs mathématiques, les autres coupaient cette conférence de questions grotesques posées d’un ton froid. Celle qu’un jour osa émettre le cadet des deux Lehugueur (est-il permis d’aller communier après avoir pris un clystère ? ) devint tout de suite célèbre. Elle lui valut beaucoup de considération sur la cour des moyens et même des grands, et jusque dans le monde des domestiques.

Il y avait un aide de cuisine, chauve, rieur, hideusement obèse, dont le visage sécrétait de l’huile. On l’appelait : « Mort-aux-mouches », à cause d’une manière qu’il avait d’écraser, d’un seul coup de torchon, toutes les mouches d’un billot à viande, sur le lieu même où elles pâturaient. Il roulait parfois sur la cour des moyens, jetant à la traverse quelques plaisanteries d’une jovialité enrouée, jamais terminées parce que sa toux coupait la rigolade. Mais il en gardait sur le visage un épanouissement si long, que celui-ci s’enchaînant à la plaisanterie suivante, il passait sa vie dans une gaieté sans fin.

Il dit à Lehugueur : « C’est vous qui avez demandé si on peut aller à la communion après avoir pris un lavement ? Sacré farceur ! sacré farceur ! » Les boules superposées de son corps et de sa tête tremblotaient d’une joie gélatineuse sur ses énormes jambes naines.

Ces arrangements dits « religieux » ne regardant que les internes, Augustin n’avait jamais eu à rencontrer l’Aumônier. Il entrevit un jour un petit vieillard rosé, montant les escaliers du Proviseur en une ascension souriante et asthmatique, que la soutane entourait de plis ennoblissants. Il lui fit d’en bas un salut inaperçu. Il pensa que c’était lui.

En rhétorique, le seul qui ne parût pas figé dans une épaisse négation candide, se trouva être Vaton. Augustin l’avait rencontré, un jour de sortie, à la messe, accompagnant une vieille dame proprette, en une toilette noire ridiculement démodée. Il était aux petits soins pour elle, tout en jetant de furtifs coups d’œil latéraux. Augustin ne demanda pas son nom, Vaton se montrant très secret sur sa parenté.

À quelques semaines de là, Augustin connut un Vaton mystique. La classe venait de lire Polyeucte. M. Bougaud étudiait à cette date la formation oratoire de Bossuet et l’influence de saint Vincent de Paul. Il en parlait avec chaleur et vibration intérieure, montrant que le libéralisme universitaire prenait son bien où il le trouvait.

Vaton confia à Augustin qu’il lui était bien inutile de continuer son baccalauréat, parce qu’il allait se faire trappiste ou peut-être missionnaire. Il hésitait entre les Missions étrangères et l’immense attrait de la propagande catholique en milieu anarchiste. « Ici et là, disait-il d’un ton rauque, c’était le même amour. »

Il s’enivrait des mots : « au fond des Trappes et des Carmels ». Il plaçait sur eux des points d’orgue, et les prolongeait, gardant la bouche ouverte tout le temps qu’ils mettaient à mourir : « au fond des Tra… a… ppes et des Carmè… è… ls ». Augustin se rappela « La Borie des Sau… les » de son enfance.

Une nuit qu’Appiat voulait lire l’Assommoir, il découvrit dans le petit réduit qu’il se croyait seul à connaître, Vaton, récitant des prières en un bouquin noir de curé. (Tel fut du moins le récit d’Appiat.) Vaton lui aurait expliqué qu’il récitait les Psaumes de Matines, ce qui était très vraisemblable, les connaissances liturgiques d’Appiat étant insuffisantes pour lui faire découvrir seul cette appellation. À quoi, naturellement, Appiat répliqua que s’il s’agissait de sonner Matines, celui qui ferait le Jacques était tout trouvé. Vaton, dédaigneux, aurait continué de balancer de droite à gauche en inclinaisons alternées, son buste et ses deux mains jointes. Il battait une sorte de mesure, — « comme ça », — expliquait Appiat. Assis sur ses deux talons, la pointe des pieds et les deux genoux portant sur le sol, Appiat ressemblait à un fakir. Il pouvait être entre minuit et une heure du matin. Mais Vaton démentit tout ce récit.

Trois mois après, tout changea. M. Bougaud parlait, cette fois, de la philosophie politique en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Vaton n’avait, bien entendu, rien lu de Saint-Simon, ni de Fourier, ni de Proudhon. Il fit sa crise avec quelques extraits de Michelet et de Quatre-vingt-treize. Elle prit la forme d’une tragédie en cinq actes.

Le héros (ce serait sans doute Savonarole ou quelque personnage hussite, ou peut-être maure, Vaton n’était pas fixé) était brûlé vif par l’inquisition. Il proférait en mourant des prophéties socialistes, d’ailleurs couvertes par le crépitement du feu. Marguillier mit la main sur un des brouillons, où l’on pouvait lire, parmi les ratures, des vers dans le ton des Châtiments.

Ma haine des tyrans sort, comme une huée,
Des gouffres de l’esprit que sonde le songeur.

Marguillier trouvait cela « pas trop mal ».

Le prophète promis aux bûchers aimait une jeune fille douce, triste, et un peu folle. Vaton n’avait pas encore décidé dans quel lac de montagne elle trouverait la mort, après l’autodafé de son amant. Quoique en cinq actes, le poème devait comporter quatre cents vers au plus. La jeune fille s’appelait Pâquerette. L’exposition expliquait pourquoi :

Son cœur est d’or, sa robe est blanche.

Augustin conclut brutalement que Vaton n’était qu’un sujet d’études pour psychiatre. Mais, indifférent aux lazzis de ses camarades, Vaton souffrait au contraire de tout mépris émané d’Augustin. Son mutisme le montra et ses sourires blessés.

Les problèmes religieux s’abordaient en classe d’une tout autre façon.

Seules les leçons d’histoire se permettaient, en cette matière, des appréciations directes. L’histoire de l’Église, de Constantin à Léon XIII, traversait les programmes d’un grand courant charrieur de faits sociaux et de passions humaines. Augustin décida une fois pour toutes qu’aucune critique n’y était gênante. Elles ne pouvaient viser que les formes terrestres et faillibles, les régimes contingents du fleuve divin. Leur description à vol d’oiseau ne mettait en lumière, selon les lois du genre, que les accidents et les ruptures de pente, les cataractes et les tourbillons. Mais aux longs moments pacifiques, dans les biefs calmes, sous l’abri des ombrages, le lit du fleuve, méconnu, sans histoire, disparaissait sous des eaux unies pendant toute la durée des temps heureux.

Toutes les autres classes, au contraire, adaptaient aux allusions dogmatiques cette respectueuse prudence qu’exigent les manches calorifuges insuffisants et les objets trop chauds. Tous les maîtres se ressemblaient en cette discrétion, ou presque. Nulle différence entre le professeur de seconde, qu’on voyait parfois à la messe, le vieil éclectique de philosophie qui s’y rendait régulièrement et le nouveau seigneur de rhétorique, l’aimable M. Bougaud, que, dès le premier trimestre, on savait candidat radical-socialiste aux futures élections municipales.

Les idées religieuses s’exposaient avec une sympathie égale à la sympathie pour les thèses inverses. Ce que le professeur de première appelait « la grande tradition du libéralisme universitaire », consistait à pousser l’explication, en matière religieuse comme en toute autre, aussi loin que possible, en se gardant soigneusement de toucher à la caractéristique essentielle et aux conclusions suprêmes. La libre raison posait en une autonomie totale, toute question, hors la plus haute, qu’elle déclinait. Elle ne disait même pas au cœur, comme devant une porte : « Après vous, je vous prie. » Elle ne discutait pas son droit d’entrer, mais se refusait à l’y suivre.

En fait de jugements carrés, parquant les dogmes dans le compartiment des vérités ou celui des mensonges, l’Université se permettait seulement ceux qu’avaient au préalable formulés les classiques des deux camps : Pascal ou Bossuet ; ou bien Bayle, Voltaire, Diderot ou Renan. Elle ne se croyait pas juge du fond. Elle ne prenait rien à son compte. Vues ainsi par leur image dans le miroir de l’histoire, les appréciations en matière de foi redevenaient possibles. Elles ressemblaient à ces gentilshommes des romans Louis XIII dont le tailleur, trop respectueux pour prendre les mesures directement sur leur noble corps, les levait par reflet dans une glace de pied.

Ainsi véhiculé avec déférence au long des exposés, entre deux cupules imperméables, le surnaturel s’avalait dans la documentation, s’expulsait avec les conclusions, intact, neutre, indéfiniment récupérable, puisqu’il ne servait jamais.

Augustin n’avait cure de cette sorte de respect. On ne devait pas trouver dans une même demeure spirituelle deux chambres sans communication entre elles, l’une habitée par l’intelligence et l’autre par la Foi. Des correspondances, des attraits de pensée, mille préfigurations rationnelles au sein même du sensible criaient vers Dieu. Les motifs lourds, puissants et ramifiés où s’enveloppait toute son âme liaient bien aussi de quelque manière son intelligence. Comment trouver cette manière ? Il savait qu’il ne savait pas, comme disait son père, mais qu’il lui faudrait bien savoir un jour.

Un jour très proche. Peut-être huit mois, dix mois de calendrier, le temps de mordre largement sur la philosophie. Il avait des raisons d’avoir hâte.

Amplepuis l’assurait que le devoir, plus tard, prendrait pour lui la forme de ce qu’il appelait les luttes d’idées. Il aurait charge d’apologétique. D’autres âmes dépendraient de la sienne. Comme saint Paul avait osé dire : « J’achève en moi ce qui manque à la Passion du Christ », de même le chrétien d’œuvres complète l’action de Dieu. Suivaient, baignées d’eau de Botot, les exhortations à terminologie militaire, telles que : « mener le bon combat », ou même : « remporter la palme du vainqueur ». L’abbé professait la plus complète indifférence pour l’âge des métaphores que son insouci de beauté verbale juxtaposait aux méditations les plus riches de catholicisme actuel et millénaire.

Il avait l’air de trouver le plus simple du monde cet ajustement de l’intelligence à l’apologétique. Mais Augustin voyait circuler dans sa classe M. Bougaud, rose, gaillard, précocement gras, l’œil vif et même allumé, la barbe cordiale, une mince pellicule de vulgarité sur son intelligence nette et nourrie. Il l’écoutait parler de Pascal et de Port-Royal au sortir de son déjeuner, dans l’odeur de café qu’il secouait encore. Il voyait que les choses religieuses se discutaient comme les autres, comme n’importe quel état de sensibilité, comme tout fait d’histoire. Qu’on eût le soin (M. Bougaud le prenait avec un ostensible scrupule) de placer toute recherche sur leur nature dernière en réserve sur de hauts rayons d’étagère, à l’abri des mains d’enfants, cela ne lui faisait pas croire qu’elles le fussent aussi des mains d’hommes.

Assis au premier des huit bancs, en face de la carte d’Europe aux traités de Westphalie, où s’encastrait la tête de M. Bougaud, il arrivait à Augustin de deviner, blottie au creux du fameux libéralisme et riant dans ses plis, quelque ironique tolérance des choses dont il sentait avec une soudaine violence combien elles lui étaient chères.

Une réaction intérieure immédiate le durcissait alors, le faisait aigu et hostile, lui découvrait parfois le point faible où fleurissaient, fleurs de papier, les ingéniosités inexactes dont M. Bougaud n’était pas exempt. Plus souvent elle le laissait en proie au vain désir des réfutations écrasantes et à l’impatience de se trouver, pour quelques mois encore, désarmé. Une fois même il reçut, des négations devinées, une sorte de plaisir subtil, acidulé et complice, peu sûr de sa légitimité, consenti plutôt que voulu, subi plutôt que consenti, relâchement de liens autoritaires, légers souffles libres courant sur la peau. Cette impression l’effraya.

Tout ce petit drame échappait à M. Bougaud. Il sentait, fixé sur lui, le suivant dans la mobilité de ses allées et venues, les yeux de cet enfant qu’il estimait infiniment. Il ne devinait pas, ni se figurait qu’il y eût quelque chose à deviner. Eût-il compris, c’était simplement la crise d’un garçon de quinze ans : « Crise de croissance. Elles ennoblissent l’enfant qui grandit. »

Les vacances de Pâques allaient commencer. Les prédications religieuses traditionnelles occupaient la dernière quinzaine de Carême : conférences réservées aux hommes, scénarios de dialogues, appels habituels aux confessions, toute une apologétique populaire à gros grain, culminant en l’aigre Semaine Sainte, baignée de pluie, de froid et de bourrasques. Dans la rue aux couvents, qu’il traversait avec son père, Augustin retrouvait certain souvenir d’arbres débordant par-dessus les murailles et la poudre verte des feuilles naissantes. Le vent frappait de dos leurs deux parapluies.

Ni Augustin ni son père ne recherchaient l’occasion de conversations intimes sur des sujets de vie chrétienne. S’il arrivait au professeur d’en parler, — ce qu’il faisait avec profondeur, quelque chose de plus que du respect, et aussi un peu de cette familiarité des gens de la partie, spécialistes ou curés, — c’était toujours d’une manière générale, à propos de quelque sujet moral ou littéraire, ce qui dépersonnalisait la chose, la déchargeait de son potentiel.

— On ne se passe pas d’idéalisme religieux, dit-il en réponse aux remarques d’Augustin sur M. Bougaud. Des deux formes de la pensée, l’esprit scientifique et les certitudes morales, ces gens suppriment la seconde et étendent la première à tout l’Être…

Une bourrasque de vent retourna son parapluie, qu’Augustin dut lui prendre des mains et refermer.

— Attendons un instant là, fit-il.

Des affiches bleues, nouvelles, posées à la porte de l’Abbatiale, appelaient les fidèles à la Mission, parmi d’autres, qui annonçaient des pèlerinages à prix réduit, à Rome et en Palestine.

— … Ils étendent la première à tout l’Être, continua-t-il d’un ton de mélancolie rêveuse. La Foi dépose en partant tous ses voiles. Mais Caliban les trouve et s’en revêt.

Augustin le savait : il n’irait pas au-delà, et toute pénétration dans le champ étroit d’une autre vie religieuse, même si son fils l’y conviait, il s’en gardait comme d’une indiscrétion.

Au demeurant et malgré l’apparence, cette période de l’année se prêtait moins qu’aucune autre à une conversation précise sur des problèmes de vie chrétienne et de pratique confessionnelle.

On ne pouvait savoir si M. Méridier, suivant la terminologie courante, « faisait ses Pâques », qu’il avait certainement faites, en ses années de très jeune professeur. Il ne communiait ni pendant la Semaine Sainte, ni le jour de Pâques à la « messe des hommes », ni à aucune des messes ultérieures, ni à aucun des dimanches qui suivaient. Augustin se rappelait une certaine scène très brève, entre ses parents, quand il avait huit ou neuf ans, d’un tragique voilé très perceptible à un enfant.

Mme Méridier demanda devant le petit garçon (imprudence dont elle se repentit) quel jour et à quelle messe son mari s’approcherait de la Sainte Table. « À cause du déjeuner », ajouta-t-elle avec toute la gaucherie d’un jeu de mots non voulu. On était au Jeudi Saint.

— Le Temps du Festin Pascal est-il fini ? fit-il d’une suavité glacée, ou l’abrège-t-on à cause de moi ?

Personne n’osait parler devant l’enfant. Le père reprit peu après son aménité habituelle.

Augustin devait comprendre d’autant moins cette abstention que, d’habitude, le père accompagnait à la messe sa femme et les enfants, pourvu que ce ne fût pas à la messe des patronages. Au lieu du missel, il prenait alors un Évangile, l’Imitation ou les Psaumes, dont il avait des exemplaires en latin.

Il les lisait avec cet air de goûter lentement et parfois ce demi-sourire qu’Augustin connaissait bien, qu’il lui voyait, par exemple, à lire Virgile.

Plus tard, il s’en étonna pour d’autres raisons encore. La lecture du professeur était considérable, en particulier sur l’histoire du sentiment religieux et mystique à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. C’était le sujet général où s’encadrait sa thèse. Les bibliothèques ecclésiastiques de la ville avaient été dépouillées par lui dans la limite de ses loisirs. Il existait à l’Évêché, au grand Séminaire et chez quelques chanoines qui se les transmettaient de l’un à l’autre à cause de mort, comme disent les actes notariés, de beaux vieux livres de Coton, de Bourdoise, d’Eudes, de Condren. La Bibliothèque municipale conservait un fonds provenant de l’ancienne abbaye des Bois de Chaudefonds, avec catalogue en calligraphie du XVIIe siècle. Le professeur avait passé là de belles heures, dans les salles basses du vieux couvent des Jacobins, où se trouvaient les archives départementales et la bibliothèque.

En ce que son père avait écrit, Augustin discerna plus tard une certaine richesse et hauteur de pensée, où tout n’était pas consentement.

Pourquoi s’arrêtait-il à cette demi-pratique ? Répugnance sentimentale à la confession ? Indifférence dogmatique ? Respect humain ? Économie spontanée d’activité ? Augustin n’avait nul moyen de choisir entre ces hypothétiques dispositions d’esprit et ne se fût personnellement accommodé d’aucune.

Il comprit plus tard que les choses étaient plus complexes qu’il ne supposait à cette date.

Ils trouvèrent Mme Méridier sur le trottoir, devant la maison, un panier au bras, plein de linge et de provisions :

— La mère Rambaud a failli être tuée.

C’était une bonne femme, dentellière au carreau, qui faisait leur ménage pendant la semaine que la grosse Catherine passait tous les ans dans ses montagnes. Tous l’aimaient beaucoup.

Comme ils se taisaient en leur stupeur :

— Par son mari, le père Rambaud, rentré ivre, comme toujours. Il a crié : « Je veux que tu me fasses cuire des saucisses, comme les bourgeois. » — J’ai voulu le raisonner bien doucement, dit la mère Rambaud : « C’est le Vendredi Saint. Tu en auras pour le Dimanche de Pâques. » Il me bourrait de coups de poing et de coups de pied. Il a crié à Francine : « Va me chercher les saucisses. » Ce qui m’inquiétait, c’était ce couteau, juste sous sa main. J’ai dit tout de même : « La Francine peut pas aller chercher des saucisses le Vendredi Saint. » Il m’a traversé le gras du bras, qu’heureusement j’avais eu le temps de lever. Ça me gênera bien pour les ménages et pour les dentelles.

— La malheureuse, continuait Mme Méridier, s’est soignée toute seule. C’est Francine qui est venue me chercher.

— Pourquoi n’est-elle pas allée à l’hôpital ?

— Elle a songé que ça ferait des histoires… Les « Docks du Centre » mettraient le père Rambaud à la porte, peut-être pis. (Les « Docks » l’employaient comme cocher-livreur.) Le médecin, que j’ai prié de passer, dit qu’elle en a pour un mois.

Comme ils montaient l’escalier, M. Méridier demanda :

— Dirons-nous avec Pascal : « Je ne crois que les témoins qui se feraient égorger ? »