Aurora Floyd/05
CHAPITRE V
John Mellish.
La maison que le banquier loua à Brighton pour le mois d’octobre était perchée sur la falaise de l’Est, et dominait les vagues battues par les vents ; des fenêtres de l’étage supérieur, par les matinées claires de l’automne, on apercevait dans le lointain obscur les âpres rochers des côtes de Dieppe, et la jetée suspendue apparaissait comme une bande de ruban au bas de la falaise. C’est, selon moi, un site des plus agréables que ces terrasses unies situées dans la direction de l’ouest, des fenêtres desquelles on n’embrasse qu’une étendue fort restreinte de la mer et un horizon qui semble se borner à un demi-mille ou à peu près de la place de la Parade.
Avant d’emmener sa fille et sa cousine à Brighton, Floyd prit un arrangement qu’il considérait sans doute comme une très-grande preuve de sa sagesse ; il engagea une dame pour être à la fois la gouvernante, la compagne et le chaperon d’Aurora, qui, comme disait sa tante, avait grand besoin d’une personne accomplie et vigilante, qui aurait soin de diriger et d’émonder les branches exubérantes de cette plante pleine de sève qu’on avait laissée croître comme elle l’avait voulu depuis son enfance. Le bel arbrisseau ne devait pas traîner par terre ses tiges capricieuses ou s’élancer à son gré vers l’azur des cieux ; il fallait le tailler, l’émonder, l’attacher symétriquement aux murs de pierre de la société, avec des clous cruels et des bandes de drap enchaînantes. En d’autres termes, Floyd fit insérer dans le Times un avis demandant une dame de bonne naissance et ayant reçu une éducation distinguée pour être gouvernante et dame de compagnie dans la famille d’un gentleman, et disant qu’on ne regarderait pas au traitement, pourvu que la dame en question fût maîtresse accomplie dans tous les genres de talent connus sous la calotte des cieux, et fût en somme un de ces êtres exceptionnels et extraordinaires qui ne peuvent exister que dans les colonnes d’annonces d’un journal répandu.
Mais le monde eût-il été rempli d’êtres exceptionnels, Floyd n’aurait guère pu recevoir plus de réponses à son avis qu’il n’en plut dans le petit bureau de poste de Beckenham. Le malheureux directeur eut sérieusement l’idée de louer une charrette pour porter les lettres à Felden. Si le banquier eût fait publier un avis pour demander une femme à marier, en spécifiant le montant de ses revenus, il ne lui eût guère été possible de recevoir un plus grand nombre de réponses. On eût dit que la population féminine de Londres avait été, d’un commun accord, saisie du désir d’améliorer l’esprit et de former les manières de la fille du gentleman qui ne regardait pas aux émoluments. Des veuves d’officiers, des veuves de prêtres, des veuves d’avocats et de négociants, des filles de bonne famille, mais sans fortune, des orphelines, filles de toute espèce de personnages nobles et distingués, se présentèrent comme étant, chacune pour son compte, la personne, entre toutes les créatures vivantes sur la terre, la plus capable d’occuper le poste proposé. Mme Alexandre choisit six lettres, jeta le reste dans le panier aux papiers inutiles, fit mettre les chevaux à la voiture du banquier et partit pour la ville, afin d’aller voir les six dames qui lui avaient écrit ces six lettres. C’était une femme active et pratique que Mme Alexandre, et elle fit subir un examen si sévère aux six concurrentes, que, quand elle revint chez Floyd, ce fut pour annoncer qu’il n’y en avait qu’une qui fût bonne à quelque chose, et que celle-là viendrait à Felden le lendemain.
La dame qu’elle avait choisie était la veuve d’un enseigne mort six mois après son mariage, une heure et demie environ avant d’hériter de biens énormes, héritage dont les détails n’avaient jamais été bien compris des amis de sa veuve infortunée. Mais toute vague que fût cette histoire, elle suffit pour poser Mme Walter Powel dans le monde comme une femme ayant eu des malheurs. Mme Powel avait des cheveux blonds non frisés, et penchait la tête d’une façon toute féminine. Elle avait quitté la pension pour se marier, et au bout de six mois de vie conjugale elle était retournée dans la même pension en qualité de sous-maîtresse chargée d’instruire les plus jeunes élèves. Toute son existence s’était passée à recevoir et à donner des leçons ; dans son enfance, elle avait exercé une espèce d’enseignement au jour le jour, enseignant le matin ce qu’elle avait appris la veille au soir ; elle n’avait jamais laissé une occasion de se perfectionner ; elle était machinalement devenue d’une certaine capacité comme musicienne et comme peintre ; elle avait acquis dans les langues étrangères une sorte de talent de perroquet ; elle avait lu tous les livres que sa profession lui imposait de lire ; elle connaissait toutes les choses qu’il lui était nécessaire de savoir ; mais, hors de là, passé les limites d’une salle d’étude, c’était une femme ignorante, sans âme, à idées basses et vulgaires. Aurora avala la pilule du mieux qu’elle put, et accepta Mme Powel comme la personne chargée de perfectionner son éducation, comme une espèce de lest jeté dans sa barque errante pour raffermir sa course vagabonde et la garantir des écueils et des sables mouvants.
— Lucy, — dit-elle, — il faut que je la supporte, à ce qu’il paraît, il faut que je consente à me laisser perfectionner par cette pauvre créature fanée. Je serais curieuse de savoir si elle ressemblera à Mlle Drummond, qui avait l’habitude de me laisser planter là mes devoirs et de lire des romans, pendant que je courais à mon gré dans les jardins et les écuries. Je pourrai l’endurer, Lucy, tant que je vous aurai avec moi, mais je crois que je deviendrai folle, si je dois être enchaînée seule avec ce chien de garde à la mine pâle et renfrognée.
Floyd et sa fille partirent de Felden pour Brighton dans la spacieuse berline de voyage du banquier, avec la femme de chambre d’Aurora sur le siège de derrière, une pile de malles sur l’impériale, et Mme Powel, avec les jeunes filles confiées à ses soins, dans l’intérieur de la voiture. Mme Alexandre, après avoir fait son devoir, à son idée, en procurant un chaperon à Aurora, était retournée à Fulham ; mais Lucy devait rester à Brighton avec sa cousine et courir à cheval avec elle sur les dunes. Les chevaux de selle étaient partis la veille avec le groom d’Aurora, vieux garçon aux cheveux gris et passablement hargneux, qui servait Archibald depuis trente ans ; et le gros chien appelé Bow-wow voyageait dans la berline avec sa maîtresse.
Une semaine environ après leur arrivée à Brighton Aurora et sa cousine se promenaient ensemble sur la falaise de l’Ouest, lorsqu’un gentleman, ayant la jambe un peu raide, se leva d’un banc sur lequel il s’était assis pour écouter la musique, et s’avança lentement vers elles. Lucy baissa ses paupières en rougissant légèrement ; mais Aurora tendit sa main au Capitaine Bulstrode en réponse à son salut.
— Je pensais bien vous rencontrer ici, mademoiselle Floyd, — dit-il. — Je ne suis arrivé que de ce matin, et j’allais me rendre chez Folthorpe pour demander l’adresse de monsieur votre père. Se porte-t-il bien ?
— Bien… oui… c’est-à-dire assez bien.
Une ombre glissa sur ses traits au moment où elle prononçait ces paroles. Sur son visage les ombres et la lumière se succédaient avec une rapidité merveilleuse.
— Mais nous ne nous attendions pas à vous voir à Brighton, Capitaine Bulstrode, nous pensions que votre régiment était toujours en garnison à Windsor.
— Oui, mon régiment… c’est-à-dire le 11e hussards, est toujours à Windsor ; mais j’ai vendu mon brevet.
— Vendu votre brevet !…
Aurora et sa cousine ouvrirent de grands yeux en apprenant cette nouvelle.
— Oui, je suis fatigué du service. C’est une existence monotone, maintenant qu’on ne se bat plus. J’aurais pu me présenter et aller dans l’Inde, certainement, ajouta-t-il, comme s’il répondait à un argument qu’il se posait à lui-même ; mais je suis d’un âge mûr, et je suis las de courir le monde.
— J’aimerais à aller dans l’Inde, dit Aurora en regardant du côté de la mer.
— Vous, Aurora ! mais pourquoi ? — s’écria Lucy.
— Parce que je déteste l’Angleterre.
— Je croyais que c’était la France que vous n’aimiez pas.
— Je hais l’un et l’autre de ces pays. À quoi sert que le monde soit vaste, si nous devons nous arrêter à perpétuité dans un seul endroit, enchaînés à un seul ordre d’idées, à un seul cercle étroit de personnes, voyant et entendant sans cesse, sans relâche les gens que nous détestons, sans pouvoir échapper au son odieux de leurs noms ? J’aimerais à être missionnaire et à aller au centre de l’Afrique avec le docteur Livingstone et sa famille, et j’irais, si je n’étais retenue par mon père.
La pauvre Lucy regarda sa cousine en face dans un ébahissement complet. Bulstrode retomba dans cet état de ravissement dans lequel cette jeune fille le jetait toujours. Que signifiaient, chez cette héritière de dix-neuf ans, ces excès de découragement et ces mouvements de dégoût ? Peut-être, après tout, n’était-ce pas seulement une affectation d’originalité ?
Pendant qu’il se posait cette question, Aurora le regarda avec son plus brillant sourire.
— Viendrez-vous voir papa ? — dit-elle.
Bulstrode déclara qu’il ne désirait pas de plus grand bonheur que de présenter ses respects à M. Floyd, et, pour le prouver, il accompagna les jeunes filles dans la direction de la falaise de l’Est.
À partir de ce matin-là, l’officier devint un des habitués de la maison du banquier. Il jouait aux échecs avec Lucy, l’accompagnait sur le piano quand elle chantait, l’aidait de précieux conseils quand elle peignait à l’aquarelle, introduisait des jours dans certains endroits et des reflets de ciel en d’autres, fonçait les tons bruns de l’automne, donnait de la vigueur aux teintes empourprées de l’horizon, et se rendait tout à fait utile à la jeune fille qui, ainsi que nous le savons, était accomplie dans tous les arts qui sont les délassements d’une femme. Mme Powel, assise à une des fenêtres du salon, répandait la lueur bénigne de son visage fané et de ses yeux bleu pâle sur les deux jeunes gens, et représentait toutes les convenances dans sa personne. Aurora, quand le temps l’empêchait de monter à cheval, s’occupait, plus par turbulence que d’une façon profitable, à prendre des livres et à les feuilleter sans attention, à tirer les oreilles de Bow-wow, à regarder par les fenêtres, à mimer la caricature des gens qui se promenaient sur la falaise, et à tirer, pour voir l’heure, une petite montre merveilleuse, à laquelle était suspendu un tas de breloques en or de formes inexplicables.
Bulstrode, appuyé sur le piano ou sur le carton à dessin à la reine sur l’échiquier, avait amplement le loisir d’observer les mouvements de Mlle Floyd et d’être choqué, du désœuvrement dans lequel cette jeune fille passait les matinées pluvieuses. Quelquefois il la voyait lire le Bell’s Life, à la grande horreur de Powel, qui avait une idée vague des iniquités rapportées dans ce terrible journal, mais qui avait peur d’étendre son autorité jusqu’à en interdire la lecture.
Mme Powell contemplait avec une muette approbation la familiarité qui s’établissait et croissait de jour en jour entre Lucy et le Capitaine. Elle avait craint d’abord que Talbot ne fût un admirateur d’Aurora ; mais la conduite des deux jeunes gens eut bientôt dissipé ses alarmes. Rien de plus cordial que la manière dont Mlle Floyd traitait l’officier ; mais elle lui témoignait la même indifférence qu’elle manifestait pour tout, hors son chien et son père. Était-il possible que ce visage qui approchait de la perfection et cette gracieuse fierté n’eussent aucun charme pour la fille du banquier ? Était-il possible qu’elle passât des heures entières dans la société de l’homme le mieux fait et le plus aristocratique qu’elle eût jamais rencontré, et que son cœur fût encore aussi libre qu’au commencement de leurs relations ? Il y avait dans la petite société une personne qui se posait sans cesse cette question et qui n’était jamais capable d’y répondre à sa propre satisfaction ; cette personne, c’était Lucy. La pauvre Lucy, qui, nuit et jour, était occupée à jouer mentalement cet ancien jeu allemand que Faust et Marguerite jouèrent ensemble dans le jardin avec la rose épanouie : « Il m’aime… il ne m’aime pas ! »
Mme Powell, avec ses yeux bleus peu clairvoyants, pouvait voir dans Lucy l’attrait qui attirait Bulstrode à la falaise de l’Est ; mais Lucy elle-même en savait davantage : elle savait d’autres choses amères, cruelles.
— Les attentions du Capitaine Bulstrode pour Mlle Lucy ont été de la dernière évidence, dit Mme Powel un jour que le Capitaine s’en alla, après une longue matinée employée à faire de la musique, à chanter et à jouer aux échecs.
Comme Lucy détestait cette phrase précieuse ! Personne, aussi bien qu’elle, ne connaissait la valeur de ces attentions. Il y avait six semaines qu’elles étaient à Brighton, et depuis les dernières cinq semaines, le Capitaine avait passé avec elles presque toutes les matinées. Il avait couru à cheval avec elles sur les dunes, il était allé avec elles en voiture au Dyke, il avait flâné avec elles en écoutant la musique, il s’était tenu derrière elles dans leur loge au charmant petit théâtre, et il s’était fait écraser dans le Pavillon pour entendre Grisi et Mario, Alboni et la pauvre Bosio. Il les avait accompagnées dans toute la série des amusements de Brighton, et n’avait jamais paru fatigué de leur compagnie. Mais malgré tout cela, Lucy savait ce que lui dirait la dernière feuille de la rose, quand les nombreux pétales seraient arrachés, et qu’il ne resterait que la pauvre tige dépouillée. Elle savait qu’il oubliait souvent de tourner le feuillet des sonates de Beethoven, que souvent il traçait des raies vertes dans un horizon qui aurait dû être couleur de pourpre, et retouchait les arbres du premier plan avec du rose ; que souvent il se laissait faire échec et mat par pure inattention, et lui faisait des réponses confuses, au hasard, quand elle lui adressait la parole. Elle savait combien il était agité quand Aurora lisait le Bell’s Life, et combien le seul frôlement du journal lui agaçait les nerfs. Elle savait quelle tendresse il témoignait au gros chien presque aveugle, avec quel empressement il lui faisait des amitiés, de quels égards, trahissant presque de la sympathie, il comblait l’énorme et majestueux animal. En un mot, Lucy savait ce que Talbot lui-même ne savait pas encore ; elle savait qu’il tombait rapidement de la tête aux pieds amoureux de sa cousine, et en même temps elle avait une vague idée qu’il aurait beaucoup mieux aimé devenir amoureux d’elle-même, et qu’il luttait aveuglément contre sa passion croissante.
C’était la vérité ; il devenait amoureux d’Aurora. Plus il protestait contre elle, plus il s’exagérait de parti pris les folies de la jeune fille, plus il se défendait contre ce qu’il y aurait d’insensé à l’aimer, et plus il était certain qu’il l’aimait. La lutte même qu’il soutenait la maintenait sans cesse dans sa pensée, au point qu’il finit par être l’esclave de cette séduisante vision, qu’il n’évoquait que pour s’efforcer de l’exorciser.
— Comment pourrais-je l’emmener à Bulstrode et la présenter à mon père et à ma mère ? — pensait-il.
Et à cette pensée, elle lui apparaissait illuminant le vieux manoir de Cornouailles de l’éclat de sa beauté, fascinant son père, ensorcelant sa mère, parcourant les landes, sur sa jument pur sang, et rendant toute la paroisse folle d’admiration pour elle. Il comprenait que ses visites chez Floyd ne tarderaient pas à le compromettre aux yeux des personnes qui habitaient cette maison. Tantôt il se croyait engagé d’honneur à faire à Lucy l’offre de sa main, tantôt il prétendait que personne n’avait le droit de considérer ses attentions comme s’adressant plus particulièrement à l’une qu’à l’autre des jeunes filles. S’il avait su le pénible jeu que Lucy ne cessait de jouer mentalement avec la rose imaginaire, je suis sûr qu’il n’eût pas différé d’une heure à lui proposer de l’épouser ; mais la fille de Mme Alexandre avait été trop bien élevée pour trahir une des émotions de son cœur, et elle supportait ses angoisses de jeune fille et cachait ses tortures de toutes les heures avec la calme patience habituelle à ces innocents martyrs du sexe féminin. Elle savait que la dernière feuille devait être bientôt détachée, et que les douces souffrances de l’incertitude devaient avoir un terme éternel.
Dieu sait combien de temps Bulstrode eût lutté contre sa passion croissante, sans un événement qui mit fin à son indécision et le plongea dans le désespoir. Cet événement fut l’apparition d’un rival.
Il se promenait avec Aurora et Lucy sur la falaise de l’Ouest dans une après-midi du mois de novembre, lorsqu’un phaéton attelé de deux chevaux s’arrêta tout à coup contre la grille qui les séparait de la route, et un gros homme, enveloppé dans un énorme plaid écossais qui lui faisait le tour de la taille et des épaules, sauta à bas de la voiture en faisant jaillir la boue sur ses jambes, s’élança vers Talbot, ôta son chapeau en s’approchant de lui, et s’inclina devant les dames comme pour leur faire ses excuses.
— Quoi ? Bulstrode, — dit-il, — qui diable aurait songé à vous rencontrer ici ? J’avais entendu dire que vous étiez dans l’Inde ; mais qu’avez-vous fait pour votre jambe ?
Il était tellement essoufflé de précipitation et d’émotion, qu’il était tout à fait indifférent à la ponctuation ; et ce fut, selon les apparences, tout ce qu’il put faire de garder le silence, le temps que Talbot mit à le présenter aux jeunes filles, en l’annonçant comme étant M. Mellish, un ancien ami et camarade de classe. L’étranger, la bouche et les yeux tout grands ouverts, eut l’air frappé d’une si vive admiration pour les yeux noirs de Mlle Floyd, que le Capitaine se retourna d’un air presque féroce vers lui, en lui demandant ce qui l’avait amené à Brighton.
— La saison de la chasse, mon cher ami, j’étais fatigué du comté d’York ; je connais tous les champs, tous les fossés, toutes les baies, tous les étangs, tous les sauts de loups, tous les taillis des trois Ridings. Je demeure à l’hôtel de Bedford ; j’ai mes chevaux avec moi ; je fais une course demain matin avec vous, si cela vous fait plaisir. La meute se réunit à onze heures… sur la route de Dyke… J’ai un cheval gris qui vous ira parfaitement, il porte mon poids, et vous serez dessus comme dans votre fauteuil.
Talbot en voulut à son ami de ce qu’il parlait de chevaux ; il se sentit furieusement jaloux de lui. C’était peut-être le genre d’homme dont la société serait agréable à Aurora, que ce gros habitant du comté d’York, au cerveau vide, parlant sans cesse de chevaux et de rendez-vous de chasse. Mais s’étant tout à coup retourné pour examiner Mlle Floyd, il fut enchanté de voir que la jeune fille regardait d’un air distrait les brouillards qui s’accumulaient sur la mer, et paraissait ignorer complètement l’existence de M. John Mellish, de Mellish Park, dans le comté d’York.
Ce John Mellish était, comme je l’ai dit, un gros homme, paraissant même plus gros qu’il n’était, par la raison qu’il portait, artistiquement entortillés autour de ses épaules environ 8 mètres de plaid épais de berger. Il était âgé de trente ans au moins, mais il avait des manières d’un tel entrain d’adolescent, son visage respirait une gaieté si jeune et si naïve, qu’on l’aurait pris pour un garçon de dix-huit ans, échappé récemment de quelque cours public de l’école du christianisme musculaire. Je pense que le révérend Charles Kingsley aurait été heureux de voir ce jeune Anglais, gros et gras, enjoué, à la large poitrine, aux cheveux châtains retroussés sur un front découvert, et la bouche, toujours prête à rire, recouverte d’une épaisse moustache brune. Et quand il riait, il le faisait en éclats si sonores et si joyeux, que les gens qui se trouvaient sur la place de la Parade se retournaient pour regarder le gaillard pourvu de si vigoureux poumons, et souriaient de bon cœur par sympathie pour cette franche hilarité.
Bulstrode aurait donné 100 livres pour être débarrassé de ce bruyant habitant du comté d’York. Quelles affaires avait-il à Brighton ? Le plus vaste comté de l’Angleterre n’était-il pas assez vaste pour le contenir, qu’il fallait qu’il vînt traîner ses façons de campagnard du Nord dans le comté de Sussex, pour ennuyer les amis de Talbot ?
Bulstrode ne fut guère plus satisfait lorsque, après avoir fait quelques pas de plus, la petite société rencontra Floyd, qui était venu chercher sa fille. Le vieillard pria qu’on le présentât à Mellish, et invita ce brave habitant du comté d’York à dîner ce même soir à la falaise de l’Est, au grand mécontentement de Talbot, qui se recula de fort mauvaise humeur, et laissa John faire connaissance avec les jeunes filles. Au bout de dix minutes environ, notre provincial avec ses allures familières s’était insinué dans leurs bonnes grâces, et, au moment où l’on eut atteint la maison du banquier, il était plus à son aise avec Aurora que ne l’était l’héritier des Bulstrode après deux mois de relations. Il escorta la compagnie jusqu’au seuil de la porte, donna des poignées de main aux dames et à Floyd, caressa le gros chien Bow-wow, frappa Talbot sur l’épaule d’une tape aussi lourde qu’un coup de marteau, et reprit à la hâte le chemin de l’hôtel de Bedford pour aller faire sa toilette pour dîner. Il était dans une telle surexcitation, qu’il culbuta les petits garçons et se heurta contre de jeunes élégants, qui se rangèrent tout raides d’ébahissement pour laisser passer ce gros homme si empressé. Il fredonna le refrain d’une chanson de chasse en grimpant le grand escalier qui conduisait à son appartement à l’hôtel de Bedford, et jacassa avec son domestique en s’habillant. Il avait l’air d’un être créé tout exprès pour être heureux, pour posséder et dépenser une belle fortune. Des gens qui lui étaient complètement étrangers couraient après lui et lui rendaient service par spéculation, sachant instinctivement qu’ils seraient amplement récompensés de leurs peines. Les garçons de café abandonnaient les autres tables pour servir celle à laquelle il s’était assis. Les ouvreuses de loges laissaient des compagnies de six personnes frissonner dans les tristes corridors, tandis qu’elles trouvaient une place pour Mellish. Les mendiants, dans un endroit très-encombré, le reconnaissaient dans la foule, se pendaient après lui, et ne s’éloignaient pas sans emporter une aumône sortie de son grand gilet. Il dépensait toujours son argent pour le plaisir d’autrui. À Mellish Park il avait une armée de vieux domestiques, qui l’adoraient et le tyrannisaient à la façon des gens de leur espèce. Ses écuries étaient remplies de chevaux boiteux, ou ayant l’œil vairon, ou mis hors de service par quelque autre infirmité, mais vivant de ses bienfaits comme une joyeuse bande d’indigents de la race chevaline, et consommant autant de grains qu’il en eût fallu pour nourrir une écurie de chevaux de course. Il payait continuellement des objets qu’il n’avait ni demandés ni eus en sa possession ; il était sans cesse trompé par les chères et honnêtes créatures dont il était entouré, et qui, bien qu’elles fissent de leur mieux pour le ruiner, se seraient, comme on dit, jetées dans le feu pour le servir, lui seraient restées attachées, auraient travaillé pour lui, et l’auraient entretenu de ces mêmes épargnes, fruit des vols commis à son préjudice, une fois que la ruine serait arrivée. John avait-il la migraine, tout le monde dans cette maison désordonnée était malheureux et mal à l’aise tant que l’indisposition n’était pas passée ; parmi les garçons d’écurie, parmi les bonnes de la maison, c’était à qui apporterait et ferait essayer son remède pour le guérir. Si vous aviez dit à Mellish Part que le visage blond et les larges épaules de John n’étaient pas le type le plus élevé de la beauté et de la grâce viriles, vous auriez été méprisé comme un être dénué de goût et de jugement. Aux yeux de cette valetaille, Mellish, en veste de chasse et en bottes à revers, était plus beau que l’Apollon du Belvédère dont une statue en bronze ornait une niche du vestibule. Si vous leur aviez dit qu’il n’était pas indispensable de peser 14 stones[1] pour atteindre la perfection de la beauté humaine, ou qu’il était possible qu’il existât des mérites d’un ordre plus relevé que celui de mener des unicorns, de tuer quatorze pièces de gibier dans une matinée, de faire rentrer l’épaule de la jument baie dans l’articulation le jour où elle se l’était démise à la chasse, de vaincre Joe Millings, le boxeur d’East-Riding, sans seulement prendre haleine : ces naïfs domestiques du comté d’York vous auraient volontiers ri au nez. Bulstrode se plaignait que tout le monde le respectait et que personne ne l’aimait. Mellish aurait pu articuler la contrepartie de cette plainte, s’il y eût pensé. Qui pouvait s’empêcher d’aimer le brave, le généreux gentleman dont la maison et la bourse étaient ouvertes à tout son voisinage ? Qui pouvait éprouver le moindre sentiment de respect pour le maître aux allures familières et amicales, qui se mettait à table dans la vaste cuisine de Mellish Park, entouré de ses chiens et de ses domestiques, auxquels il racontait les aventures de la chasse du jour, jusqu’à ce que le vieux chien aveugle couché à ses pieds levât sa grosse tête, et fît entendre une faible musique ? Non ; Mellish était charmé d’être aimé, et il ne s’inquiétait jamais de la qualité de l’affection dont il était l’objet. Pour lui, tout était de l’or vierge le plus pur ; et vous auriez pu lui tenir une conversation de douze heures consécutives sans le convaincre que les hommes et les femmes étaient de vils mercenaires, et que, si ses domestiques, ses fermiers et les pauvres des alentours l’aimaient, c’était à cause des bienfaits temporels qu’ils recevaient de lui. Il était aussi peu méfiant qu’un enfant, qui croit que les fées qu’il voit jouer la pantomime sont toujours des fées, et que l’arlequin est né dans son costume bigarré et avec son masque noir. Il était aussi accessible à la flatterie qu’une écolière qui distribue le contenu de son panier à un cercle de camarades qui la flagornent. Quand on lui disait qu’il était bon enfant, il le croyait, tombait d’accord avec ceux qui le lui disaient, et s’imaginait que le monde était en somme le séjour de la franchise et de la cordialité, et que tous les hommes étaient bons. N’ayant jamais d’arrière-pensées, il n’en cherchait pas dans les paroles d’autrui ; mais il croyait que chacun exprimait sa véritable pensée, et plaisait ou déplaisait à ses semblables aussi franchement et aussi involontairement que lui. S’il eût été vicieux, nul doute qu’il n’eût tourné tout à fait mal et ne fût devenu un bandit ; mais comme il était doué d’une nature instinctivement pure et loyale, ses plus grandes folies n’étaient pas plus sérieuses que celles d’un gros écolier qui pèche par excès d’entrain. Il avait perdu sa mère un an après sa naissance, et son père était mort quelque temps avant sa majorité ; de sorte qu’il n’avait eu personne pour contrôler ses actions, et c’était quelque chose que de pouvoir, à l’âge de trente ans, se rappeler une enfance et une jeunesse sans tache, qui eussent pu être souillées de la fange des égouts et infectées de l’odeur des mauvais lieux. N’avait-il pas raison d’en être fier ?
Y a-t-il, après tout, quelque chose d’aussi noble qu’une vie pure et sans tache, un beau tableau sans aucune ombre disparate dans le fond, un poème coulant, sans le moindre vers, défectueux, raboteux, qui dépare la poésie, un livre sublime sans une page indigne, une histoire simple, bonne à donner à lire à nos enfants ? Aucune grandeur peut-elle être plus grande ? aucune noblesse peut-elle être plus vraiment noble ?
Je suis fier des deux jeunes gens qui agissent dans ce récit, par la simple raison que je n’ai à pallier aucun fait douteux dans l’histoire de l’un ou de l’autre. Je puis ne pas réussir à vous les faire aimer, mais je puis vous promettre que vous n’aurez pas lieu de rougir d’eux. Peut-être Talbot Bulstrode vous déplaira-t-il à cause de sa hautaine fierté ; John Mellish vous fera peut-être simplement l’impression d’un provincial ignorant et maladroit ; mais ni l’un ni l’autre ne vous choqueront par une parole déplacée ou par une pensée indigne.
- ↑ Stone, terme de sport : poids de quatorze livres.