Aurora Floyd/14
CHAPITRE XIV
« L’Amour prit le sablier et le renversa de sa main charmante. »
Bulstrode céda enfin aux instances réitérées de John, et consentit à passer une couple de jours à Mellish Park.
Il se méprisait et s’en voulait à lui-même de cette concession absurde. Par quelle pitoyable farce la tragédie s’était-elle terminée ! Invité dans la maison de son rival, paisible spectateur du bonheur quotidien et banal d’Aurora, durant deux jours, il avait consenti à supporter cette situation embarrassante ; deux jours seulement, puis il reviendrait aux mineurs de Cornouailles, à son logement de garçon de Queen’s Square, Westminster, et se retrouverait sous sa tente dans le grand Sahara de la vie. Il ne lui était pas possible, quand il se serait agi du salut de son âme, de résister à la tentation de connaître la vie intime menée dans cette terre du comté d’York. Il voulait savoir avec certitude… qu’est-ce que cela lui importait, je vous le demande ? — si elle était réellement heureuse et si elle l’avait tout à fait oublié. Ils retournèrent tous ensemble à Mellish Park : Aurora, John, Floyd, Lucy, Bulstrode et Hunter. Ce dernier officier était un jovial gentleman au nez crochu et aux favoris châtains ; c’était un homme dont la force intellectuelle n’avait rien de foudroyant ; mais c’était aussi un gai compagnon, un hôte agréable dans une honnête maison de campagne, où tous sont les bienvenus.
Talbot ne pouvait s’empêcher de s’avouer intérieurement qu’Aurora était à la hauteur de sa nouvelle position. Comme chacun l’aimait ! Elle soulevait pour ainsi dire autour d’elle, partout où elle allait, une atmosphère de bonheur. Quels aboiements de joie les chiens poussaient à sa vue ! Comme ils sautaient, rompant leurs chaînes dans les efforts qu’ils faisaient pour se rapprocher d’elle ! Comme les juments et les pouliches accouraient sans frayeur à la grille de l’enclos pour lui souhaiter la bienvenue, penchant leurs naseaux veloutés qu’ils appuyaient sur son épaule, ou répondant aux mouvements de sa main caressante ! En voyant tout cela, comment Talbot pouvait-il ne pas se souvenir que ce même rayon de soleil aurait pu luire sur un castel désolé, bien loin vers l’occident où l’on voit le soleil sortir de la mer ? Elle aurait pu être à lui, cette belle créature ; mais à quel prix ? Au prix de l’honneur, au prix de l’abandon de tous les principes qui avaient formé pour lui le type de la pureté et de la perfection, de l’idéal pur et sans tache rêvé pour la femme de son choix. Il aurait pu céder dans un moment de faiblesse ; il aurait pu être heureux, heureux du bonheur du fumeur d’opium, mais non de la félicité rationnelle d’un chrétien. Merci au Ciel pour la force qui lui avait été donnée d’échapper aux filets soyeux ! Merci au Ciel pour le pouvoir qui lui avait été donné de soutenir cette lutte !
Debout auprès d’Aurora dans L’embrasure d’une des fenêtres de Mellish Park, portant son regard au loin sur les taillis au milieu desquels les cerfs aiment à s’étendre paresseusement sous les rayons du soleil d’avril, il ne put réprimer la pensée constante de son esprit.
— Je suis… bien aise… de vous voir si heureuse, madame Mellish.
Elle jeta sur lui ses yeux francs et confiants dans l’éclat desquels il ne restait pas une ombre.
— Oui, — dit-elle, — je suis heureuse, bien heureuse. Mon mari est bien bon pour moi. Il m’aime… et il a confiance en moi.
Elle ne put résister au désir de lui infliger ce coup… la seule vengeance qu’elle tira jamais de lui ; mais c’était un coup qui le perça jusqu’au cœur.
— Aurora !… Aurora !… Aurora !… — s’écria-t-il.
Ce cri à demi étouffé révéla le secret de blessures qui n’étaient pas encore cicatrisées. Mme Mellish pâlit en entendant ce cri sortir de son âme. Cet homme est encore malade ; il faut le guérir, pensa-t-elle. L’heureuse épouse, sûre de la force de son amour et de sa confiance, ne pouvait supporter la vue de ce pauvre garçon toujours emporté par le courant.
Elle ne désespérait aucunement de sa cure, car l’expérience lui avait appris que si la fièvre d’amour prend plusieurs formes, il n’y en à que bien peu qui soient incurables. N’avait-elle pas elle-même passé par ce supplice sans qu’il restât une seule cicatrice pour témoigner de ses anciennes blessures ?
Elle laissa Bulstrode regarder tristement par la fenêtre, et s’éloigna pour préparer le plan qui devait ranimer cette pauvre âme abattue.
Elle courut d’abord dire à John sa découverte, ainsi qu’elle avait coutume de lui dire toutes choses, qu’elles fussent importantes ou futiles.
— Mon cher bon vieux Jack, — dit-elle, — c’était une autre de ses habitudes de lui donner toutes sortes d’appellations exagérées de tendresse ; il se peut que ce fût pour le repos de sa propre conscience, bien convaincue qu’elle le tyrannisait ; — mon cher ami, j’ai fait une découverte.
— Au sujet de quoi ?
— Au sujet de Bulstrode.
John eut un clignement d’yeux rempli de malice : il était évidemment à demi préparé à ce qu’il allait arriver.
— Qu’est-ce, Lolly ?
Lolly était une corruption d’Aurora, inventée par Mellish.
— Eh bien, je crains réellement, cher, qu’il n’en ait pas encore pris son parti…
— De ce que je l’ai emporté sur lui ! — s’écria John, — je le pensais. Pauvre diable… pauvre Talbot !… Je voyais bien qu’il avait grande envie de se battre avec moi à York. Sur ma parole je le plains !
Et pour preuve de sa compassion, Mellish partit d’un bruyant éclat de rire, que Talbot aurait presque pu entendre de l’autre bout de la maison.
C’était l’illusion favorite de John. Il croyait fermement avoir gagné l’affection d’Aurora, en rivalité loyale avec Bulstrode ; ignorant complaisamment que le Capitaine avait abandonné toute prétention à la main de Mlle Floyd neuf ou dix mois avant que la demande de John eût été agréée.
Cet homme plein de naïveté avait l’habitude de se tromper ainsi lui-même. Il voyait tout dans le monde comme il désirait le voir ; pour lui, tous les hommes étaient bons et honnêtes, toutes les femmes tendres et fidèles ; la vie n’était qu’un long et agréable voyage à bord d’un vaisseau bien approvisionné, monté seulement par des passagers de première classe. C’était un de ces hommes qui doivent se couper la gorge ou prendre de l’acide prussique le jour où ils rencontrent pour la première fois le sombre visage du Souci.
— Et qu’allons-nous faire de ce pauvre garçon, Lolly ?
— Le marier !…
— Avec nous ? — dit John naïvement.
— Mon cher ange, quel vieil obtus chéri vous faites ! Non ; le marier à Lucy, ma cousine germaine, qu’il a dédaignée autrefois, et garder dans la famille le domaine de Bulstrode.
— Le marier à Lucy !
— Oui ; pourquoi pas ? Elle a assez étudié ; elle sait assez d’histoire, de géographie, d’astronomie, de botanique, de géologie et d’entomologie ; elle a couvert je ne sais combien de vases en porcelaine de Chine d’oiseaux et de fleurs impossibles ; elle a enluminé des missels, et lu tous les romans religieux de la Haute-Église. Donc, ce qu’elle peut faire de mieux maintenant, c’est d’épouser Bulstrode.
John avait ses raisons particulières pour être d’accord avec Aurora sur ce sujet. Il se rappelait le secret de la pauvre Lucy, qu’il avait découvert plus d’une année auparavant à Felden : ce secret qui lui avait été révélé par le mystérieux pouvoir sympathique de l’amour sans espoir. Donc Mellish déclara qu’il approuvait hautement le projet d’Aurora, et les deux faiseurs de mariages se mirent à l’œuvre pour combiner le piège dans lequel Talbot devait tomber, ne supposant pas un seul instant que pendant qu’ils se cassaient la tête pour assurer le succès de leur intrigue, la victime désignée traversait tranquillement la pelouse en plein soleil pour se rapprocher du sort qu’ils lui ménageaient.
Oui, Talbot s’avançait lentement vers sa destinée, à travers une partie du parc qu’on pouvait considérer comme la limite du domaine de John. C’était un endroit délicieux, consolant par son harmonieuse influence ; un véritable sanctuaire de forêt, où en entrant l’homme redevient jeune. Le Capitaine ne se sentait pas d’excellente humeur en traversant la pelouse ; mais une influence bienfaisante s’empara de lui sur le seuil de cet abri naturel, de sorte qu’il se sentit mieux disposé. Il commença alors à se demander quel rôle il jouait dans le grand drame de la vie.
— Ciel ! — pensa-t-il, — quel lâche méprisable, quel misérable être je suis devenu par l’effet de ce seul chagrin ! Eh quoi ! fils indifférent, frère insouciant, créature inutile et sans but, je me contente d’une vie dépensée à de mesquines études d’économie politique ! Reprendrai-je jamais courage ? Ce doute aride sur tout ce qui existe doit-il m’accompagner jusqu’à la tombe ? Il y a moins de deux ans, mon cœur se désolait à la pensée que j’avais atteint l’âge de trente-deux ans sans avoir jamais été aimé. Depuis… depuis… depuis j’ai vécu dans un état de fièvre ; j’ai soutenu les luttes les plus acharnées qu’homme puisse endurer, et je me trouve, où ?… Exactement où j’en étais auparavant ; toujours sans compagne pour cet aride voyage ; seulement je suis un peu plus près de la fin.
Il marchait lentement vers le côté boisé ; d’autres taillis ombreux s’étendaient à droite et à gauche pour devenir plus profonds, plus épais, et plus mystérieux au loin.
— J’ai trop demandé, — disait Talbot de ce ton de voix intime que nous portons sans cesse en nous, et que nous seuls pouvons entendre ; — j’ai trop demandé ; j’ai cédé aux charmes de la sirène, et j’ai éprouvé de la colère parce que je n’ai pas trouvé les ailes argentées de l’ange. Je me suis laissé éblouir par les charmes et la beauté d’une femme, quand j’aurais dû chercher une épouse douée d’un noble cœur.
Il s’enfonçait de plus en plus dans le bois, marchant à sa destinée, comme devait le faire un autre homme avant la fin de l’été qui commençait ; mais quelle différence dans ces destinées ! Les longues arcades de hêtres et d’ormes lui avaient d’abord rappelé la nef grandiose d’une cathédrale : il n’y manquait que le saint. Et, arrivant brusquement à un endroit où une nouvelle arcade s’élevait immédiatement à sa droite, il vit dans une des niches champêtres une sainte plus belle que jamais n’en modela la main d’un artiste et d’un croyant, le même ange aux cheveux d’or qu’il avait déjà vu dans le grand salon de Felden, Lucy, la tête ceinte de sa pâle auréole, son large chapeau de paille sur ses genoux, rempli d’anémones et de violettes, et tenant à la main le troisième volume d’un roman.
Que de fois dans la vie il arrive que nous nous trouvons dans ce qu’on appelle au théâtre une situation ! Sans cette soudaine rencontre, sans cette apparition instantanée de la jolie sainte, Bulstrode aurait pu descendre dans la tombe et ignorer toujours l’amour que Lucy nourrissait pour lui. Mais, étant donnée une brillante matinée d’avril (d’avril dans toute sa splendeur, ne l’oubliez pas), la solitude, les bois, les fleurs sauvages, les cheveux d’or, et les yeux bleus de Lucy, le problème est-il donc difficile à résoudre ?
Bulstrode, appuyé contre un large tronc de hêtre, regardait cette jolie figure, qui rougit à sa vue, et la première idée du secret de Lucy commença à se faire jour en lui. En ce moment, il ne songea pas à profiter de la découverte. Il ne songea pas non plus à ce qu’il allait dire. Son âme était encore pleine de l’émotion orageuse qui s’était trahie lorsqu’il avait poussé ce cri passionné devant Aurora. La rage, la jalousie, le regret, le désespoir, l’envie, l’amour et la haine, tous les sentiments divers qui s’étaient livré un combat de démons dans son âme à la vue du bonheur d’Aurora, n’avaient pas encore cessé de s’agiter dans sa poitrine et les premières paroles qu’il prononça révélaient les pensées qui l’agitaient encore.
— Votre cousine est très-heureuse dans sa nouvelle existence, mademoiselle Floyd, — dit-il.
Lucy le regarda avec surprise.
C’était la première fois qu’il lui parlait d’Aurora.
— Oui, — répondit-elle d’un ton calme, — je crois qu’elle est heureuse.
Bulstrode fît tourner sa canne sur un groupe d’anémones, et décapita les fleurs tremblantes. Il pensait avec fureur combien il était honteux que la glorieuse Aurora fût heureuse avec l’épais, le musculeux et jovial Mellish ; il ne pouvait comprendre cette étrange anomalie, ni découvrir la clef de ce secret ; il ne pouvait comprendre que l’amour dévoué de ce lourdaud fût assez fort de lui-même pour surmonter toutes les difficultés, pour contre-balancer toutes les différences.
Peu à peu Lucy et lui commencèrent à s’entretenir d’Aurora. Bientôt Mlle Floyd parla à son compagnon des mauvais jours passés à Felden, pendant lesquels on avait presque désespéré de l’existence de l’héritière. Donc elle l’avait aimé sincèrement, après tout ; elle avait aimé, elle avait souffert, elle avait cessé de souffrir, et elle l’avait oublié, et elle était heureuse. Toute l’histoire pouvait se dire en cette seule phrase. Talbot jeta un vague regard sur l’irrévocable passé, et il maudissait l’orgueil des Bulstrode, qui s’était placé entre lui et son bonheur.
Il dit à la douce Lucy quelques mots de sa douleur, il lui dit que des préjugés, un orgueil mal entendu, l’avaient séparé d’Aurora. Elle essaya, de son ton plein d’innocence et de sa douce voix, de consoler cet homme dans sa faiblesse ; et en essayant, elle révéla… ah ! avec quelle transparente simplicité !… le secret qu’elle lui avait si longtemps caché.
Que le ciel vienne en aide à l’homme dont le cœur est pris au bond par une divinité aux cheveux d’or et aux yeux de colombe, dont la voix tremblante s’accorde avec sa douleur ! Talbot vit qu’il était aimé, et, plein de reconnaissance, il fit humblement l’offre des cendres de ce feu qui avait brûlé si ardemment sur l’autel d’Aurora. Ne blâmons pas cette pauvre Lucy si elle accepta avec reconnaissance et même avec un certain trouble intérieur, avec crainte, avec joie, l’amant oublié de sa cousine. Elle l’aimait tant, et elle l’avait aimé si longtemps ! Pardonnons-lui et plaignons-la, car c’était une de ces créatures innocentes et pures dont l’être entier se résout en affection ; auxquelles la passion, la colère, l’orgueil sont inconnus ; qui ne vivent que pour aimer, et qui aiment jusqu’à la mort. Talbot apprit à Lucy qu’il avait aimé Aurora de toute la force de son âme, mais que, maintenant que la lutte était terminée, lui, le vaincu, il avait besoin d’une consolatrice pour ses vieux jours. Voudrait-elle, pourrait-elle donner sa main à celui qui ferait tous ses efforts pour remplir les devoirs d’un époux, et pour la rendre heureuse ! Heureuse ! Elle aurait été heureuse s’il lui avait demandé d’être son esclave ; heureuse, si elle avait pu occuper seulement une place ignorée dans le service du château de Bulstrode, pourvu qu’il lui fût permis d’apercevoir le visage aimé une ou deux fois par jour à travers les vitres brumeuses d’une fenêtre de cuisine.
Mais elle était la moins démonstrative des femmes ; et si ce n’est par son embarras, ses paupières baissées et les larmes qui tremblaient sur ses cils d’un brun foncé, elle ne répondit rien à la déclaration du Capitaine. Enfin, prenant sa main dans la sienne, il obtint d’elle un léger murmure de consentement qui voulait dire oui.
Ciel ! combien il est dur pour de telles femmes de sentir si fortement et de paraître si froides et si peu démonstratives ! Ces créatures bouillantes, impétueuses, aux yeux noirs, qui parlent sans crainte, et vous disent qu’elles vous aiment ou vous haïssent, en vous enlaçant de leurs bras ou vous jetant un couteau, selon les circonstances, sont largement payées de leurs émotions ; mais ces douces créatures aiment, et ne donnent aucun signe d’amour. Elles restent immobiles comme la statue de la Patience sur un monument ; elles sourient au malheur, et personne ne comprend la triste signification de leur sourire. La réserve, comme le ver dans le bourgeon, détruit la couleur de leurs joues ; et leurs compatissants amis leur disent qu’elles ont un tempérament bilieux, et leur recommandent quelque remède anodin pour leur pâleur. Elles ont toujours le dessous. Leur vie intérieure est peut-être une tragédie où il n’y a que du sang et des larmes, tandis que leur existence extérieure n’est qu’un drame domestique pâle et vulgaire. Le seul signe extérieur que Lucy laissa paraître de l’état de son cœur fut une affirmation tremblée à peine intelligible ; et pourtant, quelle tempête d’émotions s’agitait en elle ! Mais quand il se fût agi de sa vie, elle n’aurait pu répondre autrement à Talbot.
Ce ne fut que plus tard, quand Bulstrode et elle eurent regagné lentement le château, que son émotion finit par se trahir. Aurora rencontra sa cousine dans le corridor sur lequel ouvraient leurs chambres, et, attirant Lucy jusque dans son cabinet de toilette, elle demanda à là jeune fille d’où elle venait.
— Où êtes-vous allée, fugitive ? John et moi nous vous avons cherchée une demi-douzaine de fois.
Lucy expliqua qu’elle avait été dans le bois avec un volume du dernier roman, un roman religieux, dans lequel l’héroïne repoussait le héros parce qu’il n’accomplissait pas le service selon le rite. Lucy dit tout ceci avec tant de confusion, et en rougissant si fort, qu’il semblait qu’il y eût quelque faute à passer dans un bois une matinée d’avril ; et comme on lui demandait pourquoi elle était restée si longtemps, et si elle avait été seule tout ce temps, la pauvre Lucy tomba dans un embarras vraiment digne de commisération, et dit qu’elle avait été seule, c’est-à-dire une partie du temps… ou presque tout le temps ; mais que le Capitaine Bulstrode…
Mais en essayant de prononcer son nom, ce nom sacré, ce nom si cher, la parole manqua à Lucy ; elle ne put ajouter un mot, et fondit en larmes.
Aurora serra le visage de sa cousine sur sa poitrine, et plongea son regard, son regard de femme, dans ces yeux bleus humides.
— Lucy, ma chère enfant, — dit-elle, — est-ce réellement comme je le pense… comme je le désire… Talbot vous aime-t-il ?
— Il m’a demandée en mariage, — murmura Lucy.
— Et vous… vous avez consenti… vous l’aimez ?
Lucy ne répondit que par de nouveaux sanglots.
— Mais, ma chère enfant, tout cela me surprend fort ! Combien y a-t-il de temps que cela dure ? Combien y a-t-il de temps que vous l’aimez ?
— Je l’aime depuis la première heure où je l’ai vu, — murmura Lucy ; — depuis le jour où il vint à Felden pour la première fois. Aurora, je sais combien il y avait de folie et de faiblesse en moi, et je me hais à cause de cette folie ; mais il est si bon, si noble, si…
— Chère petite niaise ; et c’est parce qu’il est bon et noble, et qu’il vous a demandé d’être sa femme, que vous pleurez comme s’il vous avait demandé d’aller à son enterrement. Ma chère, ma tendre Lucy, vous l’avez toujours aimé, alors ; et vous avez été bonne pour moi… moi qui étais assez égoïste pour ne rien deviner… Ma chère enfant, vous êtes cent fois plus faite pour lui que je ne l’ai jamais été ; et vous serez aussi heureuse que je le suis avec ce grotesque et cher John.
Pendant qu’elle parlait ainsi, les yeux d’Aurora se remplissaient de larmes. Elle était vraiment, sincèrement aise de voir Talbot en chemin de trouver une consolation, d’autant plus aise que du même coup sa sentimentale cousine allait se trouver heureuse.
Bulstrode demeura encore quelques jours à Mellish Park ; — heureux, ah ! trop heureux jours pour Lucy ! — et il partit, non sans avoir reçu les félicitations de John et d’Aurora.
Il devait aller directement trouver Alexandre Floyd à sa villa de Fulham, et plaider sa cause auprès du père de Lucy. Il n’avait guère à craindre une réception défavorable ; car Talbot Bulstrode, de Bulstrode Castle, était un excellent parti pour la fille de la branche cadette de Floyd, Floyd et Floyd, jeune personne dont les espérances se trouvaient considérablement modifiées par une demi-douzaine de frères et sœurs.
Le Capitaine revint donc à Londres fiancé de Lucy ; il revenait avec une joie tempérée dans le cœur, bien différente de toutes les joies tumultueuses du passé. Il était heureux du choix qu’il avait fait, avec calme et sans passion. Il avait aimé Aurora pour sa beauté et ses charmes ; il allait épouser Lucy parce qu’il avait beaucoup lu en elle, parce qu’il l’avait observée de près, et qu’il la croyait douée de toutes les qualités qu’une femme doit avoir. Peut-être, s’il faut dire la froide vérité, son principal charme aux yeux du Capitaine se trouvait-il dans ce respect qu’elle avait si naïvement trahi pour lui. Il acceptait son admiration avec une calme et naturelle sérénité, et la croyait la plus sensible des femmes.
Mme Alexandre fut surprise au dernier point quand l’homme qui avait été naguère le fiancé d’Aurora vint solliciter la main de sa fille. Elle était trop occupée des soins de son petit troupeau pour être en même temps un observateur bien pénétrant, et elle n’avait jamais soupçonné l’état du cœur de Lucy. Elle fut donc enchantée d’apprendre que sa fille reconnaissait la bonne éducation qu’elle avait reçue, et elle avait trop de bon sens pour refuser une offre aussi avantageuse que celle de Bulstrode ; elle se joignit donc à son mari pour approuver entièrement l’union de Lucy avec Talbot. Ainsi donc, comme il n’y avait aucun empêchement, et comme les amants s’estimaient et se connaissaient depuis longtemps, il fut décidé, à la requête du Capitaine, que le mariage serait célébré au commencement du mois de juin, et qu’on irait passer la lune de miel au château de Bulstrode.
À la fin de mai, M. et Mme Mellish vinrent à Felden pour assister aux noces de Lucy, qui furent célébrées en grande pompe à Fulham. Archibald Floyd offrit à sa petite nièce un bon de cinq mille livres sterling, à son retour de l’église.
Il y eut un moment pendant la cérémonie où Bulstrode fut sur le point de se frotter les yeux, en pensant que cette brillante fête n’était qu’un rêve. C’était un rêve assurément ; car à ses côtés se tenait une pâle et blonde jeune fille, tandis que la femme qu’il avait choisie deux ans auparavant, était dans un groupe derrière lui, et assistait à cette cérémonie en spectatrice parfaitement satisfaite. Mais quand il sentit la petite main gantée trembler sur son bras, au moment où ils quittèrent l’autel, il se souvint que ce n’était point un rêve, et qu’à partir de cette heure, la vie avait pour lui des devoirs nouveaux et sacrés.
Maintenant que mes deux héroïnes sont mariées, le lecteur un peu versé dans la physiologie du roman peut conclure que mon récit est terminé, que le rideau est prêt à tomber sur le dernier acte de la pièce, et qu’il ne me reste rien de plus à faire qu’à réclamer l’indulgence pour le jeu insuffisant des acteurs. Cependant, le drame de la vie réelle se termine-t-il toujours sur les marches de l’autel ? Faut-il absolument que la pièce soit finie quand le héros et l’héroïne ont signé leurs noms sur le registre ? L’homme cesse-t-il d’être, d’agir et de souffrir quand il se marie ? Et est-il nécessaire que le romancier, après avoir consacré trois volumes à décrire une cour de six semaines de durée, ne se réserve pour lui-même qu’une demi-page dans laquelle il nous dira les événements des deux tiers d’une vie. Aurora est mariée, elle est établie, elle est heureuse ; à l’abri, comme on peut se l’imaginer, de tout danger, elle est en sûreté sous l’aile de son vigoureux adorateur ; mais il ne s’ensuit pas que l’histoire de sa vie soit terminée. Elle a évité le naufrage pendant un temps, elle a abordé saine et sauve de séduisants rivages ; mais souvent l’orage est encore bien loin à l’horizon, quand on entend gronder la voix menaçante du tonnerre.