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Aurora Floyd/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 46-54).

CHAPITRE XXIII

Sur le seuil des plus sombres malheurs.

John se dirigea tout droit à son appartement pour chercher sa femme ; mais il trouva les armes remises à leur place, et le cabinet vide. La femme de chambre d’Aurora, fille assez piquante, sortit en sautillant de l’office, où le bruit des couteaux et des fourchettes annonçait qu’un dîner substantiel était en train de se préparer. Pour répondre aux questions de Mellish, elle lui dit que Mme Mellish s’était plainte d’un violent mal de tête, et qu’elle était allée dans sa chambre pour se reposer. John monta et s’avança avec précaution dans le corridor tapissé, dans la crainte que le bruit de ses pas n’interrompît le repos de sa femme. La porte de son cabinet de toilette était entr’ouverte ; il la poussa doucement et entra. Aurora était étendue sur un sofa, enveloppée dans une ample robe de chambre blanche, ses masses de cheveux d’ébène non retenues tombaient sur ses épaules en tresses onduleuses qui avaient l’air de couleuvres d’un noir de jais s’échappant de la tête de la pauvre Méduse pour se répandre dans les plis de ses vêtements. Dieu sait quel sommeil étrange Mme Mellish goûtait depuis de nombreuses nuits ; mais, par cette brûlante après-midi, elle était tombée dans un lourd assoupissement ; ses joues étaient colorées par la fièvre ; et une petite main placée sous sa tête était enfouie sous les masses en désordre de sa magnifique chevelure.

John se pencha sur elle avec un tendre sourire.

— Pauvre fille, — pensait-il ; — Dieu veuille qu’elle puisse dormir, en dépit des misérables secrets qui ont trouvé place entre nous. Bulstrode l’a quittée parce qu’il ne pouvait supporter ce que je souffre maintenant. Quel motif pouvait-il avoir pour douter d’elle ? Quel motif comparé à celui que j’ai eu il y a quinze jours… l’autre soir… et ce matin ? Et pourtant… et pourtant j’ai confiance en elle, et plaise à Dieu que je ne change jamais !

Il s’assit sur une chaise basse à côté du sofa sur lequel dormait sa femme, et reposant sa tête sur son bras, il la regardait, pensait à elle, et priait pour elle, peut-être. Bientôt il s’endormit aussi lui-même, sa respiration bruyante formait comme une basse d’harmonie à celle plus régulière et moins bruyante d’Aurora. Il dormait et ronflait, ce vilain homme, à l’heure de son trouble, et se conduisait en tout d’une manière peu digne d’un héros. Mais ce n’est pas un héros. Il est fort et vigoureusement bâti, sa poitrine est belle et large, et sa santé robuste n’a rien de romanesque. Il n’y a pas plus de chances qu’il meure d’apoplexie que d’épuisement, ni qu’il se brise un vaisseau dans un moment d’intense émotion. Il dort avec calme, sous l’air chaud de juillet qui pénètre par les fenêtres entr’ouvertes et vient le ravir par son souffle embaumé, et il goûte en même temps le repos du corps et le repos de l’esprit. Pourtant, jusque dans son tranquille sommeil, il y a quelque chose de vague, une ombre flottante de souvenirs amers que le sommeil a chassés, qui oppresse sa poitrine d’un poids accablant dont il ne peut se débarrasser. Il dormit jusqu’au moment où une demi-douzaine de pendules et d’horloges eurent terminé leur carillon, c’est-à-dire eurent sonné cinq heures de l’après-midi. En s’éveillant, il tressaillit de voir que sa femme le regardait, Dieu sait avec quelle persistance. Dans ses yeux noirs on lisait une pensée solennelle, et sur son visage une animation étrange.

— Mon pauvre John, — dit-elle en penchant sa belle tête et posant son front brûlant sur sa main, — comme il faut que vous soyez fatigué pour dormir si profondément au milieu du jour ! Il y a près d’une heure que je suis éveillée et que je vous regarde.

— Vous me regardiez, Lolly,… Pourquoi ?

— Je pensais, combien vous étiez bon pour moi. Ô John !… John !… Que pourrai-je jamais faire… Comment pourrai-je jamais compenser tout ce…

— Soyez heureuse, Aurora, — dit-il vivement, — et… et renvoyez cet homme.

— Je le ferai, John, il partira bientôt, cher. Ce soir !

— Quoi ?… cette lettre était donc pour le renvoyer ? — demanda Mellish.

— Vous savez que je lui ai écrit ?

— Oui, chère, c’était pour le renvoyer, n’est-ce pas… dites que c’était pour cela, Aurora. Donnez-lui tout l’argent que vous voudrez pour qu’il garde le secret qu’il a découvert, mais renvoyez-le, Lolly, renvoyez-le. Sa vue m’est odieuse. Renvoyez-le, Aurora, ou je le ferai moi-même.

Il se leva dans une agitation extrême, mais Aurora posa doucement sa main sur son bras.

— Laissez-moi faire, — dit-elle tranquillement. — Croyez que j’agirai pour le mieux. Pour le mieux, si du moins vous ne pouvez supporter l’idée de me perdre ; et vous ne le pourriez pas, n’est-ce pas, John ?

— Vous perdre !… Mon Dieu ! Aurora, pourquoi me dites-vous de ces choses-là ? Je ne consentirais pas à vous perdre, entendez-vous, Lolly ?… entendez-vous, Lolly ? Je n’y consentirais jamais. Je vous suivrais à l’autre bout du monde, et que Dieu fasse miséricorde à ceux qui se seraient placés entre nous !

Ses dents serrées, l’éclat farouche de ses yeux, et la rigidité de sa bouche, donnaient à ses paroles une énergie que ma plume ne saurait rendre, quand bien même j’userais toutes les épithètes de la langue anglaise.

Aurora se leva, et réunissant tous ses cheveux elle en forma un rouleau qu’elle noua derrière sa tête, puis elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et entr’ouvrit la persienne.

— Il y a du monde à dîner aujourd’hui, John ? — demanda-t-elle sans beaucoup d’attention.

— Oui, ma chère amie, les Lofthouse et le Colonel Maddison. Il est déjà beaucoup plus de cinq heures. Faut-il que je sonne pour votre tasse de thé habituelle.

— Oui, cher, et prenez-en avec moi si vous voulez.

Je crois bien qu’au fond de son cœur Mellish n’avait pas un goût bien prononcé pour les infusions de souchong et de poudre à canon que sa femme lui administrait ; mais il eût dîné avec de l’huile de foie de morue si elle avait présidé au festin, et il se fût efforcé de paraître enchanté, dans le seul but de lui être agréable, comme il affectait en ce moment de vider avec enthousiasme les tasses de thé que sa femme lui versait, dans la retraite sacrée de son cabinet de toilette.

Mme Powell entendit le bruit des cuillers et des tasses en porcelaine dite écaille d’œufs, quand elle passa devant la porte entr’ouverte pour gagner l’appartement qu’elle occupait. Elle éprouva une fureur muette en pensant que l’amour et l’harmonie régnaient dans la chambre où le mari et la femme prenaient le thé.

Une heure plus tard, Aurora descendit au salon dans une merveilleuse robe de soie paille ornée de volumineux falbalas de dentelle noire. Ses cheveux étaient relevés sur son front par un diadème et retenus avec trois étoiles en diamant que John lui avait achetées rue de la Paix, et qui étaient ingénieusement montées sur des petits ressorts invisibles, ce qui les faisait trembler à chacun des mouvements de sa charmante tête. Vous trouverez peut-être qu’elle avait fait des frais de toilette trop considérables pour recevoir un vieil officier de l’armée des Indes et un clergyman de campagne et sa femme ; mais si elle préférait les beaux atours aux mises simples, ce n’était pas par coquetterie, mais cela provenait plutôt d’un amour inné de splendeur et de prodigalité, qui était un des côtés de sa nature expansive. On lui avait appris à toujours se rappeler qu’elle était Mlle Floyd, la fille du banquier, et on lui avait appris en même temps à dépenser l’argent, comme si c’était une de ses obligations envers la société.

Mme Lofthouse était une gentille petite femme pâle avec des yeux couleur noisette. C’était la plus jeune fille du Colonel Maddison, et par sa naissance de beaucoup supérieure à cette pauvre Mme Mellish, qui, « vous savez, ma chère, n’était après tout que, etc., etc., » ainsi que le faisait remarquer Margaret Lofthouse à une de ses amies. Elle ne pouvait pas très-facilement oublier que son père était le frère cadet d’un baronnet, et s’était distingué d’une terrible manière en détruisant de nombreux Sikhs, dans l’extrême Orient, et elle trouvait qu’il était bien dur qu’Aurora possédât de si cruels avantages par l’insignifiant génie commercial de ses ancêtres de Glascow.

Mais comme il était impossible à des honnêtes gens de connaître Aurora sans l’aimer, Mme Lofthouse lui pardonnait de grand cœur ses cinquante mille livres, et la déclarait la plus charmante amie du monde entier ; tandis que Mme Mellish répondait généreusement à son affection et caressait la petite femme comme elle avait caressé Lucy, avec une condescendance superbe, et pourtant avec une affection semblable à celle que dut avoir Cléopâtre pour ses esclaves.

Le dîner se passa assez gaiement. Le Colonel faisait honneur aux hors-d’œuvre spécialement préparés pour lui, et chantait les louanges du chef de Mellish Park. Mme Lofthouse expliquait à Aurora le plan d’une nouvelle école que Mme Mellish allait faire construire pour la paroisse de son mari. Elle écoutait patiemment les détails assez fatigants, dont la cuisine, un vestiaire et une cheminée Tudor semblaient être les traits principaux. Elle avait déjà beaucoup entendu parler de ces sortes de choses, car il y avait à peine une église, un hospice, une maison-modèle, ou un asile pour les malheureux que la fille du banquier n’eût pas aidé à payer. Mais son cœur était assez vaste pour s’occuper de tout, et elle écoutait toujours patiemment ce qu’on lui disait, soit du vestiaire, de la cuisine ou de la cheminée Tudor. Si elle paraissait ce jour-là y prendre un peu moins d’intérêt qu’à l’ordinaire, Lofthouse ne put remarquer son inattention, car il lui semblait impossible que la conversation roulant sur un sujet comme celui-là ne fût pas intéressante. Rien n’est plus difficile que de faire comprendre aux gens que ce qu’ils affectionnent particulièrement vous est indifférent. Mellish ne pouvait croire que les entrées pour le Great Ebor n’eussent pas un grand intérêt pour Lofthouse, et le clergyman, de son côté, était parfaitement convaincu que les détails de son plan philanthropique pour la régénération de sa paroisse procuraient un plaisir énorme à son hôte. Mais le maître de Mellish Park était silencieux, il demeurait immobile, son verre à la main, regardant par-dessus la table et la tête de Lofthouse les cimes dorées des arbres qui se dressaient entre la pelouse et la loge de l’entraîneur. Aurora, de l’extrémité de la table où elle était, vit ce triste regard, et une ombre obscurcit son visage, au moment où une résolution profondément enracinée dans son cœur s’affermissait encore davantage. Au dessert, elle demeura si longtemps les yeux fixés sur un abricot placé dans son assiette, et son front se rembrunissait si visiblement à chaque minute, que la pauvre Mme Lofthouse désespérait positivement de pouvoir lui lancer le coup d’œil significatif qui devait éviter la corvée d’entendre son père faire pour la trois centième fois le récit des chasses au tigre et au sanglier. Peut-être n’eût-elle jamais pu y parvenir, si Mme Powell n’avait pas, après un petit « hem ! » préparatoire, fait une observation à propos du soleil couchant.

La veuve de l’enseigne était une de ces femmes qui assurent qu’il y a une différence dans la longueur des journées entre le 23 et le 24 juin, qui continuent à faire la même observation jusqu’à l’arrivée du 21 décembre, et qui croient alors le moment venu de renverser les termes de leur proposition. Ce fut une remarque de ce genre qui fit sortir Mme Mellish de sa rêverie, et qui la fit se lever brusquement de table, oubliant le sourire de convention qu’elle devait à ses invités.

— Plus de huit heures ! — dit-elle ; — non, assurément, il n’est pas si tard.

— Mais oui, Lolly, — répondit Mellish en consultant sa montre, huit heures un quart.

— Vraiment je vous demande pardon, madame Lofthouse ; allons-nous passer au salon ?

— Oui, chère, oui, — répondit la femme du clergyman, — nous pourrons causer ensemble. Papa va boire trop de claret s’il raconte la chasse au tigre, — ajouta-t-elle confidentiellement et à voix basse. Priez votre cher mari de ne pas lui en verser trop souvent, ou il est sûr de souffrir demain de son foie et il dira que c’était à Lofthouse de le retenir, il dit toujours que c’est la faute de ce pauvre Réginald.

John jetait sur sa femme un regard inquiet. Comme il tenait la porte avec une main pendant que les trois dames traversaient le vestibule, il se mordit les lèvres en voyant la désagréable et sèche figure de Mme Powell qui effleurait presque l’épaule d’Aurora.

— Je crois cependant avoir parlé assez clairement ce matin, — pensa-t-il en fermant la porte et retournant auprès de ses amis.

Huit heures un quart, huit heures vingt minutes, huit heures vingt-cinq minutes passèrent. Mme Lofthouse était une assez forte pianiste, et jamais elle ne se sentait plus heureuse que lorsqu’elle interprétait Thalberg et Bénédict sur un excellent Collard et Collard. Il y avait autour de Doncastre des vieilles gens qui croyaient en Collard et Collard, et pour qui les mélodies obtenues sur ces grandes boîtes en bois de rose sans ornementation aucune, étaient un vrai régal. À huit heures vingt-sept minutes, Mme Lofthouse était au piano d’Aurora. Ce fut aux premières mesures d’un prélude avec six bémols, prélude pour l’exécution duquel il fallait tantôt passer la main gauche par-dessus la main droite, tantôt la main droite par-dessus la main gauche, et qui forçait le pouce à faire des exercices dans toutes sortes de positions, que Mme Mellish sentit que les bémols suffiraient pour captiver toute l’attention de son amie.

À l’extrémité du grand salon de Mellish Park, il y avait une toute petite pièce tendue d’une étoffe perse semée de naïfs boutons de rose et meublée de fauteuils et de tables en érable. Il n’y avait pas plus de cinq minutes que Mme Lofthouse était au piano, quand Aurora passa du salon dans cette petite pièce, ne laissant à son invitée d’autre compagnie que Mme Powell. Elle s’arrêta sur le seuil pour observer la veuve qui était assise près du piano, dans l’attitude du ravissement.

— Elle m’observe, — pensa Aurora, — bien que ses paupières rougies soient abaissées sur ses yeux et qu’elle semble considérer la bordure de son mouchoir de poche. Peut-être me voit-elle avec son nez ou son menton ? Que sais-je, moi ? Ses yeux sont partout ! Bah ! vais-je donc avoir peur d’elle, quand je n’ai jamais eu peur de lui ? Que craindrais-je ? si ce n’est… (sa tête, naguère hautaine et fière, prit une attitude plus modeste, et un triste sourire erra sur ses lèvres roses), si ce n’est de vous rendre malheureux, mon cher, mon excellent mari. Oui, — fit-elle en redressant soudain la tête, — mon loyal époux, l’époux qui n’a jamais manqué aux vœux du mariage, le plus noble des époux.

Rappelez-vous que j’écris ce qu’elle pensait et non ce qu’elle disait, car elle n’avait pas l’habitude de penser à haute voix.

Aurora prit un châle qu’elle avait déposé sur le divan, et le jeta légèrement sur sa tête, se voilant le visage d’un nuage de dentelle noire, à travers lequel ses diamants scintillaient comme les étoiles dans la nuit. On eût dit Hécate, à la voir debout sur le seuil de la porte-fenêtre, prête à exécuter un plan depuis longtemps résolu dans son cœur. Quand l’horloge de l’église du village annonça neuf heures moins un quart, elle était encore là. Comme le dernier coup mourait dans l’air, elle consulta le ciel, et s’élança d’un pas rapide vers l’extrémité méridionale du bois qui bordait le parc.