Autour d’un Candidat/03

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CHAPITRE III


Pendant que Mme Lavaut soliloquait, Mme Lydin agissait déjà. Elle appela sa fille, et, sous prétexte de lui essayer un paletot de laine qu’elle lui tricotait, elle l’emmena dans sa chambre. Elle tira le verrou, ne voulant pas être dérangée. Isabelle regardait sa mère dont le visage l’inquiétait. Elle la savait nerveuse et se demandait comment se comporter. Un mot, parfois, déclenchait des phrases pénibles, selon que Mme Lydin voyait la vie en noir ou en rose.

Or, Mme Lydin arborait à ce moment-là un visage inattendu, composé de fébrilité, de joie et de malice, le tout recouvert d’une irritation contenue.

Elle commença :

— J’ai à te parler sérieusement, Isabelle…

— Bien, maman…

La jeune fille eut un clair sourire.

— Il ne s’agit pas de rire niaisement et de t’amuser comme une enfant…

— Mais ne sommes-nous pas en vacances, de bonnes vacances aussi prématurées qu’inattendues ?

— Tant qu’on n’a pas atteint un but, il n’est pas de vacances, sache-le… Ton avenir va se décider durant ce séjour…

— Mon avenir ?

— Oui, ce Marcel Gémy… il faut que tu l’épouses…

Isabelle contempla sa mère durant quelques secondes. Elle ne s’attendait nullement à cette injonction catégorique. Elle ne savait pas trop quoi répondre, et elle prit le parti de rire comme à son ordinaire :

— Ah ! maman… il ne songe guère au mariage !… C’est un bon camarade avec qui on plaisante sans songer aux décisions graves… Quand nous composons ses discours aux électeurs, tu ne peux t’imaginer ce que nous pouvons nous amuser…

— Comment !… vous les composez en chœur, ces discours-là ?

— Parfaitement… Chacune de nous apporte son idée et je t’assure que c’est plein d’imprévu… Tu penses qu’après ces séances, on ne voit plus Marcel Gémy comme un mari… Tu m’as toujours affirmé que le mariage était si sérieux…

— Eh bien ! ce mariage-là sera un mariage gai, voilà tout… reprit Mme Lydin qui adoptait d’autres principes… Tu l’épouseras… Tu vas me faire le plaisir d’avoir un autre maintien… Tu te montreras un peu moins écervelée et plus aimable pour ce futur député…

— Non… non… cela ne serait pas naturel ! et si Marcel me faisait un compliment, je ne pourrais pas m’empêcher de penser à la manière dont il nous a débité son discours : Chers électeurs… Tu sais, il mettait la main sur son cœur, comme cela…

Isabelle tentait d’imiter Marcel en prenant la pose, mais Mme Lydin, impatientée de se voir si mal comprise, s’écria :

— Assez… tu m’irrites… Tu l’épouseras, ou sans cela nous partirons immédiatement sans perdre notre temps ici… Il faut que tu te maries… nous ne pouvons continuer à vivre seules toutes les deux, sans un conseiller pour nous aider… Les femmes seules sont grugées, volées de façon pitoyable… Il faut que cela change… J’en ai assez de te promener, de te faire valoir… Cela m’enrage de voir tes amies qui se marient et qui ne te valent pas, tandis que je suis là à te regarder vieillir… Tu ne mets aucune bonne volonté à fixer ton avenir… Tu as vingt-quatre ans, ne l’oublie pas !

— Cela ne m’émeut pas… J’ai résolu, dès que j’en aurai vingt-cinq, de prendre une occupation intéressante… Tout le monde n’est pas forcé de se marier… Regarde Jeanne… elle est fort utile par ses œuvres et ne s’ennuie jamais… Elle ne pense guère au mariage…

— Pour le moment peut-être, riposta Mme Lydin qui se souvenait de ce qu’elle venait d’avancer à Mme Lavaut, puis Jeanne est riche…

— Enfin… je ne vais cependant pas aller demander Marcel Gémy en mariage !

— Assurément non… mais tu peux lui montrer quelques-unes de tes qualités… Enfin, au lieu de porter toujours cette même petite robe, tu pourrais t’habiller plus coquettement… À quoi servent les toilettes que je t’ai achetées ?

— Mais, maman, ce n’est pas la peine que je les use ici… Nous nous asseyons sur des bancs moussus… nous allons dans les bois où il y a des ronces…

— Eh bien ! dorénavant, tu t’assiéras sur des bancs convenables, tu n’iras plus dans les bois et tu feras quelques frais de toilette…

Mme Lydin, sur ces mots, prit sa fille par la main et l’entraîna vers sa chambre afin qu’elle revêtit sans tarder une robe habillée pour le dîner.

Pendant que cette scène se passait dans les chambres d’Isabelle et de sa mère, une scène à peu près semblable se déroulait entre Mme Lavaut et sa fille.

Mais cette mère avait un peu plus de mal parce que Louise s’obstinait à ne pas comprendre ce qu’elle désirait.

Pour la quatrième ou cinquième fois, Mme Lavaut répétait :

— Essaye un peu de pénétrer mon idée, Louise… Si nous avons accepté l’hospitalité de cette poseuse de Mme de Fèvres, ce n’est pas pour mon plaisir… Il s’agit de tirer profit de ce séjour… je veux que tu épouses le futur député !…

— Moi !… jamais je n’y arriverai… c’est trop difficile !…

— Trêve de niaiserie !… Tu me feras le plaisir d’être un peu moins sotte et de ne pas te laisser distancer par cette pécore d’Isabelle… Car je suis sûre qu’elle vise Marcel Gémy…

— Ils feraient un couple bien assorti… dit rêveusement Louise.

— Tais-toi, tu m’exaspères !… Tu ne vas pas négliger une si belle occasion de devenir quelqu’un…

— Cela m’est égal… Pourvu que mon mari soit bon, soit pieux et travailleur… le reste m’importe peu…

— Et qui te dit que Gémy n’a pas ces qualités-là ?… L’avantage qu’il a sur tes prétendants éventuels, c’est que nous le connaissons… Tu auras donc l’intelligence d’être aimable avec lui et sa mère… Tu l’approuveras, lui, et tu feras des compliments à Mme Gémy sur sa merveille de fils…

— Comme tu dis ces choses, maman !… On dirait que tu te moques déjà de ton gendre…

— Ah ! tu commences un peu par te réveiller… J’ai bon espoir que tu sauras conquérir le candidat…

— Tu en fais un candidat à deux fins !… mais ne compte pas sur moi, maman… Jamais je ne ferai de grâces près de Marcel Gémy… j’aurais bien trop peur qu’il ne se figure que je veuille l’épouser…

— Mais il le faut, fille stupide !… C’est justement ce qu’il doit deviner…

— Non, maman, ne m’oblige pas à cela… Se marier est vraiment trop compliqué, et je ne veux pas me donner un tel mal…

— Quel calvaire d’avoir une enfant pareille !… je suis morte de lassitude…

Mme Lavaut s’appuyait, les yeux fermés, sur le dossier de son siège.

Louise dit doucement :

— Vraiment, je dois être bien dure à manier, car tu parais bien lasse, en effet…

Mme Lavaut soupira en murmurant :

— Jamais les enfants ne comprendront le mal que se donne une mère pour leur bonheur…

— Mais, mon bonheur, maman, est de rester paisiblement à ton côté… En ce moment, on dirait que c’est ta propre satisfaction que tu cherches…

— Tu n’es qu’une impertinente, ma fille… Laisse-moi me reposer, puis envoie-moi ton frère…

Louise ne se fit pas répéter cet ordre. Elle se sauva presque en courant, heureuse d’échapper à cette conversation qui troublait la tranquillité de ce séjour qu’elle trouvait si charmant jusqu’à cette heure.

Elle retourna près de ses amies et reprit son travail interrompu, mais dans son esprit roulaient sans cesse les recommandations maternelles.

Épouser Marcel Gémy ! Elle n’y songeait guère. Rien qu’à l’idée de revoir le jeune homme avec ce dessein dans la tête, la rendait rose jusqu’à la racine de ses cheveux blonds.

Elle ne se doutait guère qu’Isabelle, assise près d’elle et riant pour un rien, dans une toilette élégante, se tourmentait pour la même cause.

Mme Lavaut, durant ce temps, réellement lasse des efforts qu’elle avait faits pour convaincre sa fille, restait écroulée dans son fauteuil en attendant Alfred.

Il arriva environ une heure après, assez inquiet de ce que sa mère allait lui communiquer. Sa sœur n’avait pu lui donner aucun renseignement devant Isabelle et Jeanne.

— Enfin, te voici… l’accueillit aigrement Mme Lavaut.

— Mais, maman… j’ignorais que tu eusses besoin de moi… Je chassais des papillons dans un pré lointain…

— Tu me feras la grâce de délaisser ce stupide passe-temps, interrompit fermement Mme Lavaut, pour t’occuper de choses plus utiles… Je t’ai trouvé une situation où tu pourras chasser tant que tu voudras, mais il s’agit d’abord de la gagner…

— Vrai… fit Alfred intéressé.

— Oui, tu seras au milieu d’un parterre plein de délices et les papillons voltigeront à ta portée…

— Mais ce sera le paradis !… Je ne vois qu’un berger ou un roi pour avoir une situation pareille !

— Sois sérieux… Il y a des positions intermédiaires…

— Ne me fais pas languir, maman !

— Eh bien !… deviens le mari de Jeanne de Fèvres…

— Hein !… moi ?… clama Alfred en sautant sur ses pieds… mais cette chère Jeanne m’enverrait promener avec tous les honneurs qui seraient dus à une semblable requête !… Elle ne veut pas se marier. Elle a arrangé sa vie au milieu de ses pauvres, de ses malades, de ses dévouements multiples… Elle est liée à cent causes plus louables les unes que les autres. On l’admire, mais on n’oserait pas l’épouser… À la première parole que je lui soufflerais de ces choses, son regard me clouerait sur place !…

— Comme tu parles bien, mon fils, brusqua Mme Lavaut… Quand on est si bon avocat, on sait convaincre. Donc, tu persuaderas Jeanne qu’il lui faut un mari pour gérer sa propriété, et que ce mari sera toi…

— Mais… mais… comme tu y vas… maman !

— Je ne veux pas m’être déplacée pour rien… Ta sœur enlaidit, et toi, tu as l’air d’un idiot avec ton filet à papillons… Que ce filet serve à quelque chose !… Que ce château et ces prés soient pour toi, avec le papillon qu’est Jeanne… Voilà une chasse d’importance !…

— Mais, maman, il me semble que tu parles encore mieux que moi, seulement, je crois que tu vises trop haut… Jeanne n’est pas pour moi…

— Qu’ai-je donc fait au ciel, s’écria Mme Lavaut, pour que mes enfants soient aussi dénués d’ambition !… Tu as une occasion unique de devenir quelqu’un, de te poser… et tu la laisses fuir !… C’est insensé !… Ah ! si je n’étais pas une faible femme !…

Mme Lavaut retomba de nouveau sur son fauteuil.

Alfred en profita pour s’éclipser. Il n’aimait pas les scènes. Doué d’une philosophie calme, scrupuleux à sa manière, il laissait les autres arranger leur vie pourvu qu’on lui abandonnât la libre disposition de la sienne.

— Épouser Jeanne, monologuait-il en s’enfuyant à grandes enjambées vers un petit bois, quelles prétentions ! C’est une femme admirable dont pas un homme ne serait digne, et d’autant moins un être falot comme moi !… Il faut que maman me trouve joliment bien pour avoir une idée pareille ! Pauvre maman… Je suis peut-être beau, après tout !… et plus intelligent que j’en ai l’air… Épouser Jeanne ! phumm !…

Alfred eut un sifflement qui voulait signifier une respectueuse sympathie pour celle qu’il considérait comme une femme supérieure et inaccessible.

Il allait, fort agité, à travers le bois. Des papillons bleus se posaient sur des fleurs, mais il ne les voyait pas. Ils dansaient en groupe devant lui, mais le discours de sa mère le hantait trop.

— Ce n’était pas la peine de gâter mon séjour ici par une telle tempête ; je suis submergé, envahi, presque englouti par une idée aussi extraordinaire.

Dans sa marche inconsciente, Alfred se retrouva presque devant le mur de la propriété. Il ne reconnut même pas Jeanne qui rentrait d’un bon pas.

Elle l’interpella :

— Alfred… vous devenez aveugle ?

— Non… oui !… ah !… je ne vous avais pas vue…

— Je m’en doute… Je suis contente de vous rencontrer… vous allez m’aider à porter ce paquet…

Alfred s’aperçut seulement que la jeune fille était chargée. Elle revenait de chez une malade et s’était offerte à lui faire repriser quelques hardes. Elle portait un ballot de vêtements…

— Je… je vais le prendre… répondit Alfred machinalement.

Il était si troublé, si mal à l’aise, que Jeanne ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir.

Elle lui demanda :

— Que vous est-il arrivé ?

— À moi ?… mais rien du tout… je pensais que… je pensais…

— Allons, reprenez vos esprits !… vous avez sûrement manqué une belle proie aujourd’hui pour être dans un état pareil.

— Non… non… ce n’est pas cela…

— Ah ! je savais bien qu’il y avait autre chose !…

— Pas du tout… Je crois que j’ai reçu un coup de soleil, et je ne sais plus ce que je dis…

Alfred essaya de se dominer, mais il songeait :

— J’aimerais mieux affronter une horde de cannibales que de voir le regard tranquille de Jeanne se poser sur moi, si je risquais le moindre aveu…

Les deux jeunes gens rentrèrent ensemble. Mme Lavaut les vit qui s’avançaient dans la grande allée bordée de platanes.

Jeanne était sereine comme toujours et Alfred était calme comme d’habitude, mais la mère ambitieuse vit dans ces attitudes naturelles une aurore nouvelle.

Quelques moments après, quand elle put s’approcher de son fils, elle lui chuchota :

— Bravo ! bravo !… mon grand !… tu auras le château, les prés et les bois… Ah ! tu es habile… tu es le fils de mon intelligence…

— Mais, maman…

— C’est bien, mon enfant… Tu reconnais au moins les sacrifices que tes parents ont consentis pour toi… Nous serons récompensés dans ta richesse future…

Heureusement pour Alfred sur des charbons ardents, M. de Fèvres et M. Lavaut venaient vers eux, et le dernier disait :

— De mon temps, les candidats étaient moins jeunes et cela n’en était que mieux… Aujourd’hui, un blanc-bec se présente, il aligne des phrases et les gogos sont gagnés à sa cause… Je ne dis pas cela pour Gémy qui est un homme cultivé et qui sait raisonner, quoique, entre nous, il prenne un peu son mandat à la légère…

— Eh ! c’est une candidature de femme !… interrompit M. de Fèvres, bougon.

— J’ai vu le maire… il a l’air content… je crois que Gémy passera…

— Tant pis !…

— Comment, tant pis ?

— Eh oui !… je serai bouleversé dans ma quiétude, la propriété sera la proie des Gémy et surtout celle des électeurs de ma femme… Gémy est le candidat… mais ma femme sera le député !… en attendant qu’elle soit ministre…

— Oh ! n’allez pas si vite…

Mme Lavaut écoutait ces paroles avec délices, tandis qu’Alfred s’esquivait encore une fois, désespéré.

Comment convaincre sa mère que nulle entente ne pouvait exister entre Jeanne et lui ?… Comment la dissuader d’un projet aussi déraisonnable ?

Il chercha le candidat pour se distraire et le trouva dans un kiosque de jardin en train de composer un discours :

— Ah ! vous avez de la chance, mon cher… on vous laisse la paix…

— Vous vous imaginez cela !… vous en avez de bonnes !… si vous croyez que je m’amuse !

— Comment ! vous non plus, vous ne vous amusez pas ?

— Sérieusement, vous trouvez cela drôle d’être un candidat ? Je serre des mains toute la journée, je trinque sans arrêt, je parle sans discontinuer, je promets tout ce qu’on me demande… Regardez… le chemin de fer doit s’arrêter ici… là… encore ici… Un marché doit être ouvert ici… une foire doit avoir lieu là… une fontaine, deux fontaines… là… un abreuvoir, ici… l’électricité, là… un puits, ici… une église, là… un prêtre, ici… un instituteur adjoint, là… et j’en passe !…

Alfred paraissait insensible à cette énumération. Il répondit :

— Tout cela n’est rien… vous aurez du temps… vous viendrez à bout des fontaines et des foires… Si vous étiez à ma place, ce serait beaucoup plus triste…

— Que vous arrive-t-il donc ?

— Ah ! mon ami, maman veut me marier…

— Cela vous ennuie ?

— Je n’aime que l’indépendance…

— Mais la femme qu’on vous destine est peut-être aimable et vous serez un beau papillon qu’elle épinglera sur une planchette… et vous serez content d’avoir vos ailes clouées…

— Hélas ! la femme que maman veut que j’épouse ne tient pas à se marier… C’est une sainte que je vénère…

— C’est Jeanne de Fèvres ?

— Vous l’avez deviné… je vois qu’on ne peut rien vous cacher…

— Mon sens divinatoire n’a aucun mérite… Il n’y a qu’une jeune fille sur la terre comme celle que vous décriviez, c’est Jeanne… J’avoue que moi non plus je n’aurais pensé une minute à l’épouser…

— Vous me faites du bien… je vais aller dire cela à maman…