Autour d’un Candidat/02

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CHAPITRE II


Tous les invités de M. et Mme de Fèvres étaient réunis au château. Les visages éclataient de satisfaction. Le confort, la bonne chère, l’accueil aimable des hôtes charmaient tout le monde.

Le candidat, bien au courant de ce que l’on attendait de lui, entrait dans son rôle avec conscience. M. de Fèvres s’était emparé de M. Lavaut et tous deux arpentaient le territoire sans se mêler aux menées des autres. Peut-être faisaient-ils de bonne politique sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.

Dans le pays on était surpris par ce candidat imprévu. Mais comme son prédécesseur semblait ne plus vouloir lutter, on s’occupait de ce nouveau venu. On estimait les de Fèvres et on regardait d’un œil bienveillant et un peu malicieux ce jeune homme aux bonnes manières qui ne dédaignaient pas de serrer des mains calleuses.

Mme de Fèvres conduisait la campagne avec sagesse et autorité. Elle était psychologue et l’âme des foules ne la prenait pas au dépourvu.

Il y eut d’abord un peu de flottement dans les rapports entre les invités, comme avec les électeurs, mais au bout de quelques jours chacun avait jugé et adopté la situation. Mme de Fèvres encourageait Marcel Gémy comme on tapote la joue d’un enfant.

Elle lui répétait sur tous les tons que tout allait fort bien et que son concurrent était complètement dans l’ombre.

Cependant, elle ne prenait pas son parti de ne pas être secondée par son mari.

En vain Jeanne lui assurait-elle que cela n’avait aucune importance, Mme de Fèvres estimait que cette grande affaire eût été mieux menée avec cet appui masculin.

Marcel défendait M. de Fèvres qu’il trouvait excellent. Il était presque tenté de penser qu’il accomplissait de meilleure besogne avec son silence que la châtelaine avec tout son tapage, mais ces réflexions-là, il les gardait pour soi.

Sa mère et lui connaissaient les de Fèvres depuis toujours. À Paris, ils ne se voyaient pas beaucoup parce que le temps va vite.

Il n’avait aucune affection particulière pour les châtelains qu’il voyait avec plaisir et qu’il quittait sans peine.

Mme Gémy était plus flattée que son fils par toutes les adulations qu’on leur prodiguait. Bien qu’assez ambitieuse pour son enfant, elle affichait une résignation un peu ennuyeuse. Elle jouait à l’humilité, ce qui agaçait Marcel qui était franc et digne. Il aimait sa mère et s’interdisait de la juger, mais il lui venait que par moments, elle eût pu prendre un maintien moins gémissant. Évidemment, elle subissait l’influence de son nom.

Mme de Fèvres la réconfortait sans arrêt en lui assurant que le jeune homme réussirait. Mme Gémy ne trahissait pas sa joie d’entendre ces affirmations répétées et elle s’enfermait dans un pessimisme voulu qui eût été déprimant à la longue.

Jeanne, malgré sa bonté, ne pouvait supporter cette manière de faire, et dans une franchise un peu brusque, elle disait à Marcel :

— Mais votre mère ferait tout manquer si on l’écoutait !… Elle dissout l’énergie en parcelles !…

— Elle aimerait tant que je réussisse !… elle n’a que moi au monde et elle me voudrait toutes les fortunes et toutes les gloires…

— Comment peut-on tenir à tant de choses ! répliquait Jeanne.

Pendant ce temps, Mme Gémy conversait avec Mme de Fèvres.

Enfoncée dans une bergère, elle disait en soupirant :

— Pourvu que ce petit ne se fasse pas d’ennemis…

— Il en aura, ma chère amie, soyez-en sûre… ripostait la châtelaine en son âme de combative… mais un homme politique doit s’y attendre… Votre fils a du courage et cela ne l’effrayera pas… Quant à vous, il faudra vous aguerrir… vous allez devenir un centre de projets, un reliquaire de secrets, une vraie puissance.

Mme Gémy, dans son orgueil flatté, riposta vivement en s’oubliant :

— J’y compte bien !

Mais, réveillée subitement de son rêve de grandeur, elle murmura :

— C’est-à-dire que j’aime l’effacement, l’obscurité, je suis une femme si simple, si simple…

Mme de Fèvres quittait vite ce sujet afin de ne pas amener des paroles inutiles.

D’ailleurs, la solitude était vite rompue par l’intrusion de MM. Lavaut et Lydin. Chacun, dans la demeure, était libre d’agir comme bon lui semblait, mais ces dames ne se quittaient guère.

Les jeunes filles jouaient au tennis ou s’occupaient à quelque travail sous les ombrages du parc ou encore entreprenaient une promenade.

Elles jouissaient de leur rencontre inattendue. Elles se voyaient assez à Paris, étant du même cercle, mais elles ne pensaient pas séjourner de compagnie. Elles s’en montraient enchantées.

Il n’en était pas de même des mères.

Mme Lydin, arrivée avant Mme Lavaut, avait fondé les plus grands espoirs sur ce séjour. Voyant Marcel Gémy installé au château avec le projet d’être futur député, une émotion lui avait fait battre le cœur.

Elle savait que Jeanne ne voulait pas se marier et elle s’imagina que Mme de Fèvres, dans un grand élan de solidarité maternelle, l’avait invitée pour conclure un mariage entre Isabelle et Marcel.

Elle en avait su un gré immense à la châtelaine et elle débordait de paroles affectueuses envers son amie et de tactiques savantes envers la mère du candidat.

Elle vantait sa fille sans arrêt, la plaçait sur un piédestal, parlait de ses qualités ménagères, des arts qu’elle cultivait, de son talent de maîtresse de maison, de façon à étourdir Mme Gémy.

Celle-ci n’était pas sotte et avait flairé tout de suite le piège.

Cependant, deux jours après, les Lavaut étaient survenus et Mme Lydin en avait été complètement déroutée. Elle avait jeté un regard aigu sur Louise et s’était dit : Il va falloir jouer serré… je croyais que mon amie de Fèvres visait Isabelle pour son candidat, mais serait-elle machiavélique au point de donner de l’espoir à deux mères ?

Il ne fallait pourtant pas montrer une déconvenue de mauvais ton. La politesse, les sourires fleurirent à jet continu.

Mme Lavaut, de son côté, quoique toujours lasse et recrue de fatigue, avait eu son intérêt éveillé en voyant Marcel Gémy.

Elle non plus ne douta pas que sa chère amie ne nourrît un but secret en réunissant là sa fille et ce jeune homme qui serait un mari parfait.

Elle blâmait pourtant que l’on eût invité Isabelle Lydin, mais elle pensait que Mme de Fèvres, dans sa bonté agissante, avait voulu donner des vacances sans frais à la veuve et à sa fille.

Elle désirait vivement marier Louise, qui, d’un caractère timide, ne se faisait jamais valoir. C’était une enfant douce et pieuse qui passait sans bruit dans la vie.

Elle s’occupait de bonnes œuvres, et à Paris elle donnait beaucoup de ses heures dans un dispensaire. Là, sa jolie nature s’épanouissait, et elle savait trouver des mots heureux pour réconforter et panser les plaies morales et physiques.

Elle était ravie d’être aux côtés de Jeanne et d’Isabelle.

Elle admirait beaucoup la première, qui était son aînée de quelques années. Elle savait tout le bien qu’elle accomplissait sans s’en targuer et elle prenait exemple sur elle.

Quant à Isabelle, son caractère ne connaissait pas plus l’envie que la jalousie. Elle ne pensait pas au mariage, et quand sa mère lui exposait la nécessité de réaliser cet état au plus tôt, elle ne pouvait que rire.

Elle eût aimé se rendre utile en exerçant un métier, et se disait que le jour de ses vingt-cinq ans elle n’hésiterait pas à chercher une situation. Si un mari se présentait, tant mieux, mais elle était décidée à ne pas se mettre en quête pour le conquérir.

Mme de Fèvres ne se doutait guère de ce que ses amies espéraient.

Elle était bien trop accaparée par la candidature de son protégé pour réfléchir à cette question secondaire qu’était le mariage. Elle y était d’autant moins préparée que Jeanne ne voulait pas se marier, et elle se figurait que toutes les mères étaient aussi tranquilles qu’elle.

Aussi fut-elle fort surprise, quand Mme Lavaut, un matin, se trouvant seule avec elle, lui dit à brûle-pourpoint :

— Que je suis contente de pouvoir causer avec vous un peu à cœur ouvert… Aussi charmantes que soient nos amies, on ne peut tout dire devant elles. Si vous saviez combien je vous suis reconnaissante de nous avoir invités ! J’ai deviné tout de suite dans quelle bonne intention…

Mme Lavaut négligeait tout à fait de paraître lasse. L’énergie brillait dans ses yeux. Elle était vive et enjouée.

Mme de Fèvres fut d’abord décontenancée par cette attaque directe et ne sut pas trop quoi répondre. Elle n’avait aucune raison pour décourager cette mère, ne sachant pas ce que l’avenir réservait. Il se pouvait que Marcel s’éprît de Louise.

Cependant, elle sentait le besoin de détromper Mme Lavaut, ne serait-ce que pour Mme Lydin qui aurait pu en avoir de l’ombrage.

Elle accusait mentalement son mari de l’avoir amenée à une gaffe de première grandeur et elle se promettait de ne pas lui cacher son opinion.

Elle répondit donc :

— Mon Dieu, chère amie, je serais enchantée d’être la cause indirecte d’un mariage entre Louise qui est charmante et Marcel qui ne l’est pas moins… Cependant, j’avoue ne pas avoir envisagé cette éventualité… Je pense surtout à la candidature de notre futur député…

Mme Lavaut était un peu désarçonnée, mais la politique était de ne pas le montrer ; elle riposta donc habilement :

— Je comprends que, par délicatesse autant que par prudence, vous ne vouliez pas m’avouer votre dessein secret… Je reconnais là votre intelligence et votre cœur, mais vous n’êtes pas sans savoir que Louise est une enfant timide qui n’aime pas aller de l’avant… Il faut qu’elle soit aidée, et qui pourrait mieux le faire qu’une excellente amie, qu’une bonne et chère amie comme vous ?

Mme de Fèvres était un peu agacée et elle répondit avec la brusquerie qui revivait parfois chez Jeanne :

— Vous me comblez et vous m’embarrassez grandement… Je ne puis prendre parti pour vous, chère amie, ce serait déloyal pour Mme Lydin…

— Quelle belle âme vous avez !…

Justement la châtelaine s’avouait que son âme manquait de beauté parce qu’il lui venait à la pensée qu’elle avait eu tort d’inviter la famille Lavaut. Il allait peut-être surgir des complications dont on n’avait nul besoin.

Heureusement pour elle, Mme Lydin surgit à point pour rompre les chiens. Elle aperçut Mme Lavaut pleine d’animation et elle en fut surprise.

À part soi, elle se demanda :

— Que se passe-t-il ?

Puis, tout haut, elle s’écria :

— Chère Madame Lavaut, votre lassitude s’est-elle donc si prestement dissipée depuis tout à l’heure ?

L’interpellée prit immédiatement un air brisé et murmura d’une voix mourante :

— Je n’en puis plus… Parler me fatigue abominablement…

Mme de Fèvres s’empressa de s’esquiver pour échapper à toute attaque. Elle commençait à deviner que Mme Lydin nourrissait les mêmes espérances que Mme Lavaut.

À vrai dire, elle le souhaitait maintenant, trouvant que c’était le seul moyen d’éviter les responsabilités. Mais elle pestait contre tous ces imprévus… Il eût été si simple de demeurer entre soi pour s’occuper du candidat…

Quand Mme Lavaut et Mme Lydin furent laissées en présence, elles se jetèrent d’abord un coup d’œil scrutateur. Ne lisant dans leurs regards réciproques qu’une innocence de nouveau-né, Mme Lydin prononça :

— Cette chère amie est toute à son élection !

— Oui, elle se donne beaucoup de mal, repartit Mme Lavaut.

— Je crois que cela l’amuse, continua Mme Lydin un peu énervée. Entre nous, elle aime l’intrigue et la domination.

— Je la trouve très bonne, interrompit Mme Lavaut, et très charitable…

Mme Lydin s’imagina que cette parole lui était décochée parce qu’elle médisait et aussi parce qu’on la savait sans grands moyens, et elle riposta humiliée :

— Avec une fortune pareille, ce serait criminel de pas faire le bien… Elle se doit de dépenser sans compter… Mais Mme de Fèvres poursuit un but : elle veut marier sa fille avec Marcel Gémy afin de devenir une personnalité dans ce pays…

— Comment !… je croyais que Jeanne ne voulait pas se marier ?

— On dit cela, et puis, un beau jour, l’ambition vous empoigne… On songe plus à la situation qu’au mari… On veut être la dame influente…

Mme Lavaut était totalement désorientée et ne se sentait plus du tout le cœur de défendre Mme de Fèvres qu’elle jugeait maintenant un abîme d’hypocrisie.

Elle murmura :

— Je ne prévoyais pas cela… Mme de Fèvres paraît si franche… Et puis, si ce projet était sérieux, nous aurait-elle invités tous ? Nos filles pouvaient devenir des rivales de Jeanne…

— Eh ! n’est-ce pas humain, chère amie, de montrer à de malheureuses mères le bonheur que l’on a, soi, de voir sa fille bien casée ?… Le monde est vilain… Marcel Gémy est riche, agréable, intelligent… il aura une place prépondérante dans la contrée… Que peut rêver de mieux une jeune fille ? Ses sentiments ne peuvent que varier devant une telle perspective…

Mme Lavaut n’écoutait plus. Tout son bel optimisme gisait comme une loque devant elle.

Que Jeanne voulût se marier anéantissait toutes ses meilleures combinaisons. Elle se voyait déjà belle-mère d’un sénateur, en attendant d’être celle d’un ministre.

Elle s’en voulait d’avoir accepté cette invitation qui, au bout de quelques jours, lui apportait déjà une semblable déception.

Elle ne remarquait pas l’air triomphant de Mme Lydin qui lisait sur le visage de la concurrente toutes les pensées qui tourbillonnaient dans son âme.

En son for intérieur, la mère d’Isabelle se disait : je vais avoir le champ libre… Isabelle est une beauté, et pour peu qu’elle veuille s’en donner la peine, elle peut devenir la candidate élue… Il faut que je lui fasse la leçon… Elle a une occasion sensationnelle de se marier et je ne veux pas qu’elle la laisse échapper…

Les deux dames se quittèrent. Mme Lydin était impatiente de causer sérieusement avec sa fille et Mme Lavaut éprouvait le besoin d’un peu de solitude pour réfléchir.

Elle pensait qu’elle allait perdre son temps dans ce château et qu’elle eût mieux fait de conduire ses deux enfants sur une plage un peu plus tard, où ils auraient pu faire des connaissances utiles.

Son fils aussi la préoccupait. Elle était désolée de le voir sans situation fixe.

Attraper des papillons ne constituait pas une profession que l’on pût proclamer avec gloire.

À ce point de ses réflexions, Mme Lavaut eut une lueur qui la transfigura.

Puisque Jeanne voulait se marier, pourquoi Alfred ne se mettrait-il pas aussi sur les rangs ?

Le candidat pouvait être blackboulé et Jeanne ne l’épouserait sûrement pas… Elle serait contente de prendre un attrapeur de papillons qui était sans succès, sans doute, mais aussi sans défaites… Il gérerait la propriété, serait châtelain, courrait dans les prés pour sa collection de lépidoptères… Quelle trouvaille ! Mme Lavaut n’était pas loin de se trouver un génie…

Puis, l’inspiration allant avec le courage, elle se dit que si Jeanne épousait Alfred, le candidat restait libre et qu’il pourrait encore échoir à Louise.

Ainsi, d’une pierre elle ferait deux coups. Mme Lavaut n’avait pas trop de temps pour insinuer ces idées dans le cerveau de ses deux enfants, et elle courut à leur recherche avec la souplesse d’une jeune fille.

Son visage était rayonnant. Elle souriait. Elle rencontra d’abord son mari qui fut tout interloqué par le sourire qu’elle lui jeta en passant, mais sans s’arrêter.

Il lisait, calé dans un fauteuil, et il trouvait la vie bonne dans cette tranquillité campagnarde, lui qui aimait la paix et le silence comme son ami de Fèvres.