Autour d’un Candidat/07

La bibliothèque libre.
Bayard Presse Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 69-82).


CHAPITRE VII


Si Marcel Gémy n’était pas profondément affecté par la déconvenue qui lui arrivait, son amour-propre était cependant touché.

Il regrettait les heures perdues à se créer une popularité. Il savait qu’il n’était pas l’homme des masses et il avait multiplié les efforts pour le paraître. Il conservait jusque dans l’amabilité cet air un peu distant qui intimidait les simples.

Il se promettait bien de laisser là toute tentative politique. Son métier était ce qui lui convenait le mieux. Les causes à débrouiller dans le silence de son cabinet l’attiraient plus que le grand tapage de la publicité.

Il avait fini de serrer des mains, de remercier le maire et ses adjoints.

Il était en train de se reposer dans une logette feuillue quand Isabelle Lydin l’y trouva et s’écria :

— Je n’ai presque plus envie de rire !… Cela me fait vraiment beaucoup de peine de vous savoir ennuyé…

— Ah ! ne plus vous voir gaie serait un événement réellement extraordinaire… J’espère que cela ne vous arrivera jamais !… Je veux rire, moi aussi, et oublier ce cauchemar… Je veux revivre avec les jeunes… Ah ! je me sens libre !

— Vos discours étaient pourtant bien, et c’était joyeux de les composer…

Isabelle eut une cascade de rires qui s’égrena sans contrainte.

Marcel remarqua :

— Je constate que votre gaieté vous est pleinement revenue…

— C’est vrai, et c’est plus fort que moi… Mais quand je vois quelqu’un avec une figure un peu morne, cela déclenche le mécanisme de mon rire…

— Eh ! mais, cela peut prêter à des malentendus fâcheux…

— Vous êtes un peu choqué ?… Ce n’est que nerveux, je vous certifie…

— Je vous admire…

— Votre admiration est un peu moqueuse, il me semble ?

À ce moment, un appel retentit. C’était Mme Lydin qui cherchait sa fille.

— Je suis ici… Maman !… maman !… me voici…

Mme Lydin apparut, assez courroucée, si l’on en croyait ses sourcils froncés.

Quand elle aperçut Isabelle en compagnie de Marcel, ses traits se durcirent davantage et elle s’écria d’un ton menaçant :

— Tes amies te demandent !… Va les rejoindre tout de suite !…

Puis, sans un mot pour Marcel qui assistait muet à cette scène, elle entraîna sa fille. Quand elle fut à peine hors de portée du jeune homme, elle s’exclama :

— Mais tu es insensée !… Ce Marcel Gémy n’est plus un parti convenable !… Nous allons partir d’ici sans tarder…

— Oh ! maman… Alors, ce malheureux n’est plus bon à marier ?

— Il ne l’est plus pour toi…

— Je commençais justement à le trouver sympathique… Comme c’est ennuyeux !

— Veux-tu bien te taire ! Tu devrais cependant comprendre ces choses sans que j’aie à te les expliquer…

Isabelle ne répliqua plus. Elle suivit sa mère pendant que Marcel, un peu plus mélancolique encore, murmurait :

— Les mères ne me recherchent plus… Vanité… tout est vanité, a dit l’Ecclésiaste…

Pendant qu’il philosophait et s’essayait à reconquérir une sérénité qui n’était pas très éloignée, Louise survint.

La jeune fille était sincèrement affligée de l’échec du candidat. Elle savait que Mme Gémy tenait beaucoup à la réussite de son fils et cette atmosphère de déception la remplissait de malaise. Elle sentait sa timidité s’évanouir et ne rêvait plus que de réconforter le candidat malheureux.

Elle le cherchait pour lui exprimer sa tristesse. Elle tentait de repousser la gêne qui la paralysait dans des occasions exceptionnelles, et elle se disait qu’elle ne pourrait pas lui donner un mot de consolation si elle attendait.

Elle s’exhortait au courage en se disant :

— Maintenant qu’il est déprimé, je pourrai sans doute être plus agréable avec lui… Ce n’est plus un homme en vue, un député dont on veut l’appui, mais un pauvre être qui a été malmené par le sort.

À l’encontre de Marcel qui s’efforçait de regagner sa sérénité, Louise, pour s’encourager, le faisait descendre dans le plus noir marasme en son esprit. Cela lui permettrait de se montrer moins embarrassée devant lui.

Elle continuait de rassembler son énergie :

— Il me semble même que je pourrais l’épouser maintenant, puisque maman le désire… Il faudra bien que je me marie, et ce M. Marcel, qui sait se montrer si bon, ne me fait plus peur du tout… Je n’aurais pas voulu être la femme d’un député, non, mais la femme d’un avocat qui n’a pas beaucoup de causes me plairait assez.

En ressassant ces choses, Louise arriva sous la tonnelle et elle lança d’une voix douce :

— Bonjour, Monsieur Marcel !

Marcel sourit et répliqua :

— Vous me dites bonjour d’un accent bien plaintif, Mademoiselle Louise, on dirait un agneau qui bêle…

— C’est que je suis fort désolée de ce qui vous arrive…

— Vous voulez parler de mon insuccès ?… Ne vous désolez pas… vous voyez que je résiste à cet assaut, acheva Marcel en riant…

— C’est d’un brave… Et… vous n’êtes pas triste ?

— Nullement…

— Même pas quelque peu confondu par cette surprise ?

Marcel hésita. Son amour-propre était bien un peu irrité, mais, à mesure que les minutes passaient, il ressentait au contraire un réel soulagement, et il répondit :

— Pas du tout…

Louise eut un air navré. Tout ce qu’elle se promettait de dire pour consoler le candidat évincé ne possédait plus aucun sens.

Elle était comme un joueur de tennis qui voit filer la balle devant sa raquette. Toutes ses belles phrases préparées n’avaient plus leur raison d’être.

Marcel observait sa mine déconfite et se demandait encore une fois quel était le mystère de cette âme de jeune fille.

Louise, qui ne voulait cependant pas perdre ce qu’elle avait amassé avec tant de peine, recommença sur le même sujet :

— Alors, vraiment, cela ne vous ennuie pas du tout, cette petite défection de vos électeurs ?… c’est tellement ennuyeux d’être déçu…

— Mon Dieu ! à parler sincèrement, ma fierté eût aimé le contraire… Il est toujours désagréable de se voir vaincu sous quelque forme que ce soit…

— Alors… vous êtes tout de même un peu malheureux au fond ?

— Mettons que je sois agacé… malheureux serait un mot trop fort… oui, agacé est le terme juste…

— Ah ! tant mieux !… c’est toujours quelque chose…

— Comment ! tant mieux ?… vous avez des mots d’un imprévu assez cruel…

— Je veux dire, reprit vite Louise confuse, enfin je me comprends… Je suis satisfaite, voilà…

— Eh bien ! vous m’ahurissez !… Je ne puis concevoir qu’on se réjouisse de l’ennui de quelqu’un… C’est bien la première fois que je vois de pareils sentiments se donner libre cours devant l’intéressé !… Vous êtes d’une franchise étrange…

Marcel devenait ironique et Louise se trouvait dans un embarras affreux. Elle voyait que le jeune homme ne pourrait parvenir à saisir sa pensée si elle ne s’expliquait pas davantage. C’était un grand effort pour elle, mais sous peine de passer pour une jeune fille sans cœur, elle ne pouvait laisser une telle perplexité peser sur son attitude.

Elle reprit avec beaucoup de courage :

— Je vais tenter de vous éclairer sur mes sentiments : quand une personne est gaie et qu’elle paraît heureuse, je me sens totalement inutile près d’elle, mais quand je la vois triste, ayant besoin de réconfort, mon esprit s’épanouit… Ce n’est pas de la gaieté, c’est un contentement intérieur…

Louise recommençait à s’embarrasser devant le visage de plus en plus railleur de Marcel.

Il l’interrompit :

— Je ne saisis pas encore la beauté cachée de ce sentiment-là… Votre âme s’épanouit quand vous voyez quelqu’un dans le chagrin… C’est bien cela ?

— Oh ! non !… s’écria la malheureuse Louise…

Que lui prenait-il de lutter avec un avocat qui connaissait toutes les finesses de la langue et qui pouvait se jouer des mots que l’on énonçait. Elle devinait qu’en ce moment il la comprenait mais qu’il s’amusait comme un chat s’amuse d’une souris.

— Alors, Mademoiselle, procédez par ordre… Avancez bien clairement vos arguments, et je saurai ce dont vous désirez me convaincre…

— C’est très difficile, reprit Louise avec un nouvel élan d’énergie… Enfin, j’ai la sensation d’être moins timide, de me sentir plus forte quand je vois une personne dans la tristesse, parce que cette tristesse la rend plus faible à mes yeux… J’ai l’impression, alors, que je lui suis supérieure durant quelques instants et cela m’encourage à lui montrer le fond de mon cœur…

Marcel écoutait, aussi surpris qu’intéressé. Il découvrait enfin l’âme de cette jeune fille, et les sentiments qu’elle avouait là, un peu par force, lui paraissaient fort délicats.

Il répondit d’une voix sans ironie :

— Ce que vous venez d’exprimer là, Mademoiselle, est tout à fait joli et prouve votre belle nature féminine.

— Je ne sais pas du tout si j’ai une belle nature, repartit vivement Louise au comble de l’embarras, mais voyant votre pauvre mère si abattue par votre échec, j’ai cherché à la distraire… Nous avons passé un bon moment ensemble…

— C’est charmant ce que vous avez fait là !… dit Marcel, conquis par cette délicate attention…

— Nous avons parlé de vous…

— Il faut excuser ma mère… Je suis son fils unique et elle ne tarit pas à mon sujet…

— C’est moi qui ai commencé, interrompit Louise en souriant, et cela ne m’ennuyait pas du tout… Je parlais, je parlais… Vous ne m’auriez pas reconnue…

— Vous avez beaucoup de cœur, Mademoiselle…

— Peut-être, mais il est si bien caché sous ma timidité, que personne ne s’en doute… Cela fait le désespoir de maman, d’ailleurs, qui me dit toujours : Montre-toi donc telle que tu es…

— C’est de la sagesse…

Cette conversation fut subitement brusquée par l’arrivée inopinée de Mme Lavaut qui s’écria d’un ton menaçant :

— Louise, que fais-tu là, alors que tes amies sont au tennis ?

— Je tiens compagnie à M. Marcel… Il est si déçu, si mélancolique…

— Va rejoindre tes amies tout de suite…

— Il fait bien chaud… je ne veux pas me donner autant de mouvement…

— Tu as besoin d’exercice…

— J’en ai pris… je me suis promenée avec Mme Gémy qui est si gentille quand on la voit dans l’intimité…

Mme Lavaut jeta un regard exaspéré à sa fille. Elle lui lançait des coups d’œil furtifs qui lui enjoignaient de se taire, mais Louise semblait le jouet d’une inconscience totale.

Plus sa mère accumulait les signes d’écrasement d’une telle conduite, plus Louise renchérissait sur la joie qu’elle avait éprouvée à causer avec Mme Gémy. Mme Lavaut la contemplait muette et atterrée. Elle se demandait si sa fille était devenue subitement folle, ou si quelque ruse la poussant, elle se moquait d’elle. Cependant, elle croyait bien la connaître, molle et sans initiative.

Marcel Gémy remarquait l’ahurissement de cette mère, mais il n’en saisissait pas les motifs. Elle ne devait pas être, comme lui, ignorante du caractère de sa fille, et elle n’avait pas le prétexte de la surprise pour accuser un tel désarroi.

Il dit, pour remettre un peu de chaleur dans l’entretien :

— Votre fille a un cœur parfait, Madame…

Louise s’écria triomphalement :

— Tu vois, maman, il le sait maintenant !…

Mme Lavaut ne put que s’effondrer dans un rocking-chair. La leçon qu’elle avait si bien faite à sa fille portait des fruits tardifs et ils tombaient malencontreusement.

Elle serrait ses tempes entre ses mains, réfléchissant à ce qu’elle devait dire, ayant peur d’apprendre que Louise s’était trop avancée auprès du député manqué. Elle ne le voulait plus du tout pour gendre. Ce qu’elle désirait était une situation en vue, un salon rempli de personnalités, et ce pauvre blackboulé ne lui convenait plus.

Du moment qu’elle voulait diriger Louise, elle pouvait l’engager dans n’importe quelle voie.

Pour Mme Lavaut aucune grandeur ne l’effrayait et elle se sentait de taille à devenir la belle-mère d’un ministre.

Louise, la voyant affaissée sur son siège, vint à elle et lui demanda :

— Tu es lasse, maman… tu souffres ?

Mme Lavaut profita de ce que sa fille était proche de son oreille pour lui souffler :

— Quelles bêtises as-tu dites ?

Louise répondit du même ton bas :

— Tout ce que tu désirais si vivement…

Mme Lavaut eut un mouvement d’exaspération. Elle serra les lèvres pour ne pas jeter son indignation à la face de sa fille.

Comment pouvait-elle être si simple avec une mère si intelligente ?

Louise sentait tout le courroux de sa mère, mais une force nouvelle naissait en elle.

Comme Mme Lavaut restait toujours songeuse sur son siège, résumant un plan de départ immédiat, Marcel Gémy s’inquiéta :

— Vous sentez-vous si lasse vraiment ?

Louise, qui savait que sa mère était mécontente de sa façon d’agir envers les Gémy retombés dans l’obscurité, répondit non sans malice :

— Ce n’est rien… rien qu’un peu d’émotion…

— D’émotion, pourquoi ?

Le mot était ambigu. Mme Lavaut elle-même, déroutée, se demandait où voulait en venir sa fille.

Avec beaucoup d’à-propos, Louise murmura :

— Mais… votre insuccès, Monsieur… Chacun de nous a pris votre élection tellement à cœur !

Marcel fut ému de tant de sympathie.

Il n’avait aucune raison pour suspecter les intentions de Mme Lavaut, et il riposta avec feu par des paroles contraires à celles que la mère ambitieuse aurait voulu entendre :

— Mais, Madame… si vous saviez combien je suis heureux de n’être rien !

Mme Lavaut lui répondit par un regard indéfinissable. Jamais cet homme ne serait son gendre. Elle se le répétait pour la deuxième fois. Il avait des vues trop courtes, décidément. Un peu de mépris se levait même pour lui en son âme. Mais Marcel ne comprit rien au jeu de ces yeux mobiles. Il pensait que le malaise de Mme Lavaut provoquait tour à tour cette langueur et ces soubresauts.

À vrai dire, la pauvre femme était complètement désemparée. Elle ne se souvenait pas d’avoir éprouvé une telle déception, une telle colère dans sa vie.

Elle n’avait plus la force de se lever pour entraîner Louise et lui démontrer la stupidité de sa conduite. Elle se demandait tout à coup si sa fille était sotte ou rusée. Elle essayait de lire sur son visage les sentiments qui s’y reflétaient, mais n’y découvrait rien.

Louise avait repris son masque un peu indifférent. Un sourire à peine esquissé errait sur ses lèvres, surtout quand elle parlait à Marcel.

Mme Lavaut s’avisa d’y voir de l’ironie, et dans une impulsion pleine d’effroi pour un avenir ambitieux compromis, elle se leva d’un bond en s’écriant :

— Louise, accompagne-moi… J’ai besoin d’une infusion et toi seule sais la faire à mon gré…

Marcel s’empressa :

— Voulez-vous mon bras, Madame, pour vous conduire jusqu’à votre chambre ?

— Je vous remercie, Monsieur, prononça froidement Mme Lavaut, celui de ma fille me suffira…

Heureusement que son maintien de reine offensée fut effacé par le sourire radieux que lança Louise à Marcel. Ce dernier n’eut cure de ce dédain. Il pensait à la découverte qu’il ne soupçonnait pas du caractère de Louise, et il restait rêveur, ému, devant cette énigme enfin déchiffrée.

Il n’eut pas le loisir de s’appesantir sur ces horizons nouveaux. Sa mère venait à sa recherche avec une lettre à la main. Elle lui dit :

— Dans le tourbillon de ce vilain événement, on a complètement négligé de regarder le courrier… Voici une lettre pour toi…

Marcel l’ouvrit avec indifférence. Dès les premières lignes, son visage s’illumina :

— Quel bonheur, maman ! s’exclama-t-il, Maître Zède me demande si je veux bien être son secrétaire… Quelle aubaine c’est pour moi !… La plupart des causes de cet homme célèbre vont m’échoir… Jamais je n’aurais pu m’attendre à une situation pareille aussi vite…

Mme Gémy était toute rassérénée. La joie de son fils l’épanouissait. Elle l’embrassa avec effusion et dit :

— Le bon Dieu récompense toujours les belles âmes… Tu es si consciencieux… Moi, j’ai trop d’ambition pour toi, et j’en suis punie parfois… Mais les moments que j’ai passés tout à l’heure avec une jeune fille si compréhensive aux peines, si confiante en son Créateur, m’ont éclairée sur mes erreurs… On reçoit quelquefois des leçons de plus jeunes que soi…

— Tu veux parler de Jeanne ?

— Non, car Jeanne est au-dessus de toute humanité… Je veux parler de Louise Lavaut…

— Ah ! c’est de Louise, murmura Marcel.

La mère et le fils se turent. Mais quand ils se regardèrent, ils s’étaient compris.