Autour d’un Candidat/08

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CHAPITRE VIII


Ce fut à grandes enjambées que Mme Lavaut parvint à sa chambre. Elle avait pris le bras de Louise, non pour être soutenue, mais au contraire pour l’entraîner plus rapidement. La jeune fille sentait ce bras qui frémissait sous le sien et elle augurait que sa mère allait sévèrement la réprimander.

Pour le moment, Mme Lavaut se retenait de parler, mais ses lèvres tremblantes témoignaient de sa fureur. Elle conservait tout son sang-froid pour ne pas laisser éclater cette fureur au milieu des parterres qu’elle traversait.

Elle eut du mal à atteindre sa chambre en possession de ce mutisme. Quand elle y fut, elle en ferma soigneusement la porte et clama, dans l’agitation de sa colère :

— Es-tu arrivée au comble de la stupidité ?

Louise prévoyait une scène et elle était prête à combattre. Elle répondit paisiblement :

— Pourquoi ?

— Tu oses me demander pourquoi ?… Tu sais que ce Gémy n’est pas élu et tu es aimable avec lui ?

— Mais, maman, ne m’avais-tu pas recommandé d’être plus gracieuse en vue de ce mariage que tu souhaitais tant ?

— Tu es d’une incompréhension totale !… Je te ferai enfermer !… Crois-tu donc que je veuille être la belle-mère d’un blackboulé !

Mme Gémy est bien sa mère.

— Cela la regarde !… mais moi, je ne veux pas que tu sois sa femme… Ce jeu a assez duré et nous allons partir de ce château où nous n’aurions jamais dû venir… Il n’y a que les amis pour vous jeter dans des embarras pareils !…

— Mais, maman, tu te mets dans des états inexplicables… Je ne vois pas en quoi Marcel Gémy est diminué sous prétexte qu’il n’est pas député !… il est le même absolument…

Mme Lavaut serra son front dans ses mains. Elle maudissait la pauvreté d’imagination de sa fille. Comment lui faire comprendre que ce parti, tant prôné la veille, n’était plus aujourd’hui qu’à rejeter ?

Louise reprit doucement :

— Il faut être logique… Tu sais que je suis timide, pas très intelligente… Tu me cases avec bien du mal une idée dans la tête… Elle s’y incruste… Je trouve l’occasion d’obéir à ta volonté grâce à une circonstance providentielle…

Mme Lavaut bondit :

— Tu appelles cet échec une circonstance providentielle !

— Mais oui, pour moi, c’est un miracle, parce qu’elle m’a permis de me montrer telle que je suis…

— Cesse de me narguer !…

— Oh ! maman, redeviens gentille… Marcel Gémy est charmant et sans doute ne voudra-t-il pas m’épouser… je suis tellement insignifiante !…

— C’est fort heureux, car nous n’aurons pas ainsi la peine de lui refuser ta main…

— Nous n’en sommes pas là… riposta Louise avec un accent voilé de tristesse.

Mme Lavaut ne le remarqua pas. Elle continuait de se sentir lésée dans ses projets et elle avait beaucoup de mal à reprendre pied.

Louise respecta le silence durant lequel sa mère s’absorba quelques minutes.

Enfin, Mme Lavaut murmura :

— Heureusement que j’ai moins de mal avec ton frère et qu’il a compris, lui, la nécessité d’un mariage brillant… Je crois que Jeanne est touchée par l’amabilité simple qui ne se dément jamais chez lui… Elle a vu sans doute qu’il saura devenir un jour le député qu’il faut…

Louise interrompit ce monologue :

— Mais, maman, tu t’égares absolument… Jeanne ne se mariera jamais… Elle est la servante de Dieu… uniquement… Alfred a trop de bon sens pour se risquer à prétendre à sa main…

Mme Lavaut était crispée par l’étonnement de voir sa fille dans une attitude aussi décidée et formulant un jugement aussi judicieux.

Elle cherchait une réponse, mais elle fut dispensée de la trouver. On frappait à sa porte, tandis que la voix de son fils chantonnait :

— Je vous entends parler… On peut entrer ?

Alfred apparut, vêtu de blanc, voile vert au chapeau :

— Je vous annonce une nouvelle épatante : j’ai attrapé un papillon rare dont je vous passe le nom latin…

— Tu m’exaspères !… clama sa mère… tout le monde te trouve ridicule…

— Sauf une personne, ma chère maman… une jeune fille aimable et gaie qui sait rivaliser de course avec les papillons… elle possède une dextérité merveilleuse, et comme son nom est facile à dire je vous la nomme : Isabelle Lydin avec qui je viens de me fiancer…

— Ah ! hurla Mme Lavaut, en tombant inerte sur son fauteuil.

— Quoi !… s’écria Alfred déconfit… c’est un mariage très assorti… elle est bien posée, jolie…

— Ces enfants me feront mourir, murmura Mme Lavaut dans un souffle… mais, malheureux, comment as-tu pu te fiancer avec la fille d’une femme que je déteste ?

— Tu la détestes ?… je n’en savais rien… Il fallait me prévenir… L’année dernière, tu racontais des merveilles de Mme Lydin… Elle était fine, distinguée, sa situation de fortune était solide, quoique médiocre… Isabelle était si intelligente, si…

— Tais-toi…

— Ma chère petite maman, il ne faut pas changer d’avis si souvent, sans quoi tes pauvres enfants ne sauront plus que faire… Maintenant, nous voici obligés à jouer les Montaigus et les Capulets, comme c’est gai !… ai-je l’allure d’un Roméo ?… c’est dans ce rôle-là que je serais grotesque !…

— C’est Jeanne qu’il fallait épouser.

— Jeanne !… tu la connais mal, maman… c’est une sainte qui nous consolera, nous assistera, mais personne ne sera son mari…

Mme Lavaut parut atterrée et ne répliqua plus. Elle se contenta de congédier ses enfants d’un geste qui semblait dire : « Advienne que pourra !… »

Louise et Alfred sortirent de la pièce. Alfred demanda à sa sœur :

— Tu trouves Isabelle un parti si négligeable ?

— Elle est charmante…

Il y eut un silence, puis Louise murmura :

— Et Marcel Gémy, crois-tu qu’il soit à dédaigner ?

— Lui ?… il est parfait, et s’il ne voulait pas être député, il me semble que ce serait un mari pour toi…

— Il ne veut plus être député…

— Tant mieux… il aura bien des soucis en moins et il me plaira bien davantage…

Le frère et la sœur se séparèrent, l’un pour se promener et l’autre pour rejoindre ses amies.


Le lendemain de ce jour assez mouvementé pour les uns et les autres, Mme Lydin préparait ses bagages. Elle n’avait pas encore annoncé son départ aux châtelains, mais elle se promettait de le faire après le déjeuner.

Elle trouvait inutile de rester plus longtemps chez les de Fèvres, ayant la conviction qu’elle perdait un temps précieux pour le mariage de sa fille.

Elle combinait d’aller sur une plage ou dans quelque ville thermale où il y aurait un choix d’épouseurs à son gré.

Elle ne pouvait plus voir les Gémy. Le fils lui semblait le dernier des maladroits, et la mère, une créature sans portée.

Assez rageusement, elle empilait ses objets dans une valise quand Isabelle entra, l’air rayonnant comme toujours.

— Que fais-tu donc, maman ?

— C’est assez visible, je pense !… je fais nos malles…

— Nous partons donc ?… Mme de Fèvres est prévenue ? Nous devons faire cet après-midi une longue promenade en automobile… Attendons pour nous en aller…

— Nous partirons cet après-midi… Je préviendrai Mme de Fèvres tout à l’heure… et nous ne profiterons pas de cette promenade, voilà tout…

— Je le regrette bien… On allait se reposer des préparatifs de cette élection…

— Ne prononce plus ce mot devant moi, interrompit violemment Mme Lydin… tu me ferais fuir au bout du monde…

— Nous devrions partir en même temps que les Lavaut, suggéra Isabelle… Cela me semble peu gentil de les laisser derrière nous…

— Nous n’avons rien à faire avec les Lavaut…

— Eh ! eh !… ils me paraissent assez intéressants… prononça Isabelle en riant.

— Qu’est-ce à dire ?… le père est un vieux bougon, la mère est une intrigante, la fille est niaise, et le fils un inutile…

— Ah ! répliqua Isabelle en riant toujours, je ne les vois pas ainsi… M. Lavaut est un homme qui aime la tranquillité ; il est charmant quand il pêche à la ligne ; Mme Lavaut est une mère qui veut marier correctement ses enfants et elle s’y emploie le mieux possible. Quant à Louise, elle est timide, mais bonne avec une masse d’autres qualités, non brillantes peut-être, mais fort nécessaires dans la vie courante… Son intérieur sera bien tenu… Alfred, lui, paraît étrange à première vue, mais quand il s’agit de choses sérieuses, il se transforme… Dès qu’il se mariera, il compte être attaché au Muséum… On connaît ses capacités et on lui a fait entrevoir une mission en Afrique pour en étudier la faune et la flore… Il a, de plus, douze mille francs de rente et je trouve que c’est un garçon simple comme sa sœur, et comme elle encore, bon et aimable…

Mme Lydin s’était petit à petit arrêtée dans ses préparatifs. Agenouillée devant une valise, elle regardait sa fille, les bras ballants.

Ce discours si long l’étonnait dans la bouche d’Isabelle, assez insouciante d’ordinaire pour tant parler. Elle découvrait soudain que sa fille était plus perspicace qu’elle ne le croyait.

Les perspectives qu’elle ouvrait à ses yeux la plongeaient dans une surprise joyeuse.

Elle s’écria complètement retournée :

— Mais cet Alfred est à retenir !… c’est un parti !… cette bonne petite Louise est si aimable… Et cette chère Mme Lavaut, comme je la comprends !… cette pauvre mère me ressemble… elle veut marier ses enfants, tout simplement, et cela lui donne des allures de femme ambitieuse… Ce cher Alfred !… Il a douze mille francs de rente… Par le temps qui court, ce n’est pas à dédaigner… Avec les six mille que tu as, vous pourriez débuter dans la vie, d’autant plus que tu m’apprends qu’il compte sur une situation… Une mission aux colonies est toujours bien rémunérée… Tu irais avec lui… tu n’as jamais voyagé…

Mme Lydin, assise maintenant dans un fauteuil confortable, prononçait ces paroles comme en un rêve. En femme expérimentée, elle supputait les avantages de cette union, ne voulant pas laisser son unique enfant aux hasards d’une existence précaire.

Elle parut se réveiller en sursaut pour s’écrier en reprenant son ton de combat :

— Tu vas me faire le plaisir d’être un peu plus aimable avec Alfred… de moins rire et de soigner ta toilette… À quoi serviraient les robes que tu as apportées ?… Tâche de te montrer à ton avantage… Du moment que tu n’es pas trop laide, il faut sertir un peu cette beauté…

— C’est inutile, maman… interrompit Isabelle avec un frais éclat de rire.

— Comment !… tu vas laisser passer cette occasion exceptionnelle !… clama Mme Lydin qui s’emportait… Un homme qui aura une mission aux colonies… qui sera en vedette, avec son nom dans les journaux !… et qui sera décoré sans nul doute… Tu es inouïe, ma parole !…

Mme Lydin avait quitté son siège et parcourait la chambre en insistant sur les avantages du parti nouveau inespéré.

Isabelle la contemplait en souriant, puis, quand elle constata que l’irritation de sa mère croissait, elle lui dit paisiblement :

— Ne te mets donc pas dans des états pareils, maman… cela ne sert absolument à rien qu’à te fatiguer…

— Mais, comprends donc, rugit Mme Lydin, tu n’aurais qu’à vouloir…

— C’est inutile, ma chère maman, je te le répète, parce qu’Alfred et moi nous sommes fiancés…

— Ah ! jeta Mme Lydin dans un cri qui tenait de la surprise autant que de la suffocation… ah ! répéta-t-elle avec un geste de triomphe, et tu ne le disais pas !… Comment cela s’est-il fait ?… Que tu es intelligente, ma bonne petite fille !

— Pas du tout… cela est venu bien simplement… il m’épouse parce que je suis gaie et que je sais fort bien attraper les papillons…

— Le cher enfant !… comme il a su deviner le cœur que tu es…

— Peut-être a-t-il deviné le cœur que j’ai, rectifia Isabelle en riant, parce que je cours vite et sans m’essouffler…

Mme Lydin ne parut pas entendre ce trait d’esprit. Elle songeait, radieuse. Sa mission à elle était terminée, sa fille était casée.

Elle interrompit ses bagages pendant qu’Isabelle lui narrait de nouveau le récit de ses fiançailles.

Avant le déjeuner, M. et Mme Lavaut vinrent confirmer à Mme Lydin le choix de leur fils. Ils furent fort aimables. Ce fils, avec ses allures de savant, les déroutait un peu et ils étaient fort aises de lui voir un foyer.

Isabelle Lydin était une charmante jeune fille au caractère enjoué qui saurait prendre du bon côté les originalités de son mari.

Mme de Fèvres fut mise au courant du résultat indirect qu’avait provoqué son invitation et elle en fut ravie.

Jeanne, sereine comme toujours, forma des vœux pour les futurs époux et M. de Fèvres lança de sa grosse voix :

— J’aime ce genre d’élections… C’est une propagande que je fais volontiers… Un pays ne vit que par la quantité de ses mariages et la qualité de ses enfants…

Une nouvelle atmosphère régna dans la demeure, et en attendant le départ en automobile pour des ruines à quelques lieues de là, chacun s’égailla dans le parc à sa fantaisie.

Mme Lavaut s’assit, solitaire, sur un banc qu’un cèdre abritait. Elle était rêveuse. Son fils allait se marier, mais sa fille ne l’était pas. La timidité de Louise ne la servait guère, et chaque fois que la pauvre mère croyait à une réussite, tout croulait.

Ainsi, ce Marcel Gémy en qui elle avait eu confiance et sur qui ses espoirs de mère se posaient, l’avait totalement déçue.

Louise, certes, n’eût pas été à son aise comme femme de député, mais, avec son aide, elle eût tenu son rang aussi bien qu’une autre.

Maintenant ce mariage était impossible.

Gémy n’avait pas une situation assez précise, et d’ici à ce qu’il eût des causes qui le mettraient en valeur, il se passerait un long temps.

Puis, elle avait été si peu charitable envers Mme Gémy que celle-ci ne consentirait sans doute jamais à une union entre les deux jeunes gens. L’essentiel était que Louise, dans sa pitié, n’aimât pas ce député manqué.

Dans tous les cas, Mme Lavaut projetait de partir le lendemain afin de soustraire sa fille à cet entourage.

Elle en était là de ses réflexions quand Mme Gémy apparut. Elle arborait un visage apaisé, presque rayonnant.

Mme Lavaut oublia son impolitesse antérieure, et d’un ton affable lui dit :

— Vous cherchez, comme moi, la solitude, chère Madame ?…

— Non, Madame, je vous cherchais, tout simplement…

Mme Lavaut crut percevoir une sévérité dans les paroles de sa compagne et elle eut un petit frisson d’angoisse. Mme Gémy venait-elle lui reprocher son manque de courtoisie ? Elle répliqua, un peu anxieuse :

— Vous me cherchez… pourquoi, chère Madame ?

— Je voulais vous annoncer une nouvelle concernant mon fils… Maître Zède l’appelle auprès de lui comme secrétaire, et nous partons dès demain… Il va prendre son poste sans délai… C’était un ami de mon mari, mais je ne comptais pas sur la solidité de ces vieux souvenirs, sachant que la vie dénoue beaucoup de choses, comme elle en noue beaucoup d’autres…

À vrai dire, Mme Lavaut ne voyait pas bien pourquoi Mme Gémy venait lui raconter ces faits. Elle inclinait à croire que c’était uniquement une satisfaction d’amour-propre. Ayant montré à cette mère tout le dédain que l’échec de son fils lui avait causé, elle ne pouvait que comprendre ce geste de vengeance.

Elle ne se trompait qu’à moitié. Mme Gémy était fière de l’estime dans laquelle on tenait son fils. Elle jouissait de l’embarras de Mme Lavaut qui avait perdu toute hauteur et qui restait bien sage sur son banc.

Elle poursuivit :

— En conséquence, chère Madame, mon fils ayant une situation qui s’annonce brillante, d’après les émoluments que lui donne Maître Zède, nous avons l’honneur de solliciter la main de votre gentille Louise…

Un tremblement de terre n’eût pas plus effaré Mme Lavaut, mais un soleil ruisselant d’or ne l’eût pas plus illuminée.

De morose, de gênée, son attitude devint expansive et joyeuse, et elle dit, non sans humilité :

— Que vous êtes bonne et sans rancune, chère Madame !… J’ai été si peu gracieuse envers vous lors de l’ennui de votre fils, mais combien je m’en repens !…

— N’y pensons plus, riposta Mme Gémy… Cette manière de procéder à notre égard, a justement fait ressortir l’âme si délicate de votre chère enfant… Elle nous a témoigné tant de sympathie pour nous faire oublier cet incident que nos yeux se sont dessillés et que nous avons jugé qu’elle serait une épouse parfaite et une belle-fille charmante…

Ce fut la seule allusion que se permit Mme Gémy pour montrer qu’elle avait été profondément atteinte par la conduite des deux mères. Elle acheva :

— Consentez-vous à nous donner votre si sympathique enfant ?

— De tout mon cœur, si M. Marcel lui agrée…

Mme Lavaut, comme Mme Gémy, savait que cette dernière phrase n’était qu’une formule.

Elles se sourirent dans une bonne entente.

Elles se levèrent du banc où venait de se conclure une nouvelle union.

Une cloche tinta. C’était le signal pour la promenade. Bientôt, les touristes furent groupés dans les voitures. Les quatre mères étaient dans la même automobile et leurs visages exprimaient une joie semblable. Mme de Fèvres, qui était au courant de l’heureux résultat de la démarche de Mme Gémy, pensait :

— Je suis contente parce qu’elles le sont toutes… Au lieu d’un élu que je croyais avoir, j’en ai quatre !…

Quant à Jeanne la sainte, elle se disait :

— Ils ont choisi leur part et je garderai la mienne pour prier afin qu’ils soient toujours heureux.


FIN




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