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Autour d’une auberge/VII

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Imprimerie de la « Croix » (p. 63-77).

CHAPITRE VII.

DIEU LE VEUT !


Dieu le veut ! tel avait été le dernier mot que M. de Verneuil avait adressé à son ami M. Bonneterre, en lui souhaitant une bonne nuit. Le lendemain, au point du jour, il était debout, et réfléchissait sur les moyens à prendre pour mener à bien la croisade de tempérance que M. Héroux voulait ressusciter. Je rencontrerai, se dit-il, en lui-même, des objections, les affaires ne marcheront pas toutes seules. Il va falloir lutter ! peu m’importe, à la bataille on doit s’attendre à recevoir des coups. Le soldat qui craint les blessures fait mieux de rester chez lui. Il n’y a que les braves qui triomphent. Je recevrai des éclaboussures, qui, après tout, ne me seront pas fatales… Allons, il faut commencer ! À l’œuvre donc ! et à la garde de Dieu !

Les suppôts de Satan, les amis de la bouteille, ceux qui font la lutte aux curés de nos campagnes, travaillent dans l’ombre. C’est en secret, le soir surtout, dans les ténèbres qu’ils lancent leurs filets, pour surprendre les simples et semer l’ivraie, la zizanie, dans les champs du bon père de famille, c’est-à-dire parmi les bons catholiques. C’est alors qu’ils montent leurs batteries contre l’Église et ses ministres. Voyez-les à l’œuvre, tous les moyens leur sont bons. Pour diminuer l’influence du prêtre auprès des âmes, ils emploieront, d’abord, les railleries, les médisances, sans se rendre compte, les malheureux, qu’ils font une œuvre diabolique. Ce n’est pas qu’ils sont tous méchants ! Oh non ! Demandez-leur s’ils ont la foi ? Ils répondront qu’ils sont tout aussi catholiques que vous. Tout de même, ils se conduiront comme des renégats, ils entendront débiter les plus grosses obscénités, les mensonges les plus éhontés, et feront chorus avec la canaille, souvent même ils toléreront ces discours répréhensibles devant leurs enfants. Quand les passions sont soulevées, ce n’est plus la raison et le simple bon sens qui parlent, c’est leur mauvais instinct. Une fois la tempête terminée, la plupart de ces hommes, chez nous du moins, reprennent leur train de vie ordinaire, et regrettent ce qu’ils ont dit ou fait.

Des défenseurs de la bonne cause, eux, agissent autrement. Forts de la vérité, forts de la morale qu’ils défendent, pleins du désir de faire le bien, c’est au grand jour qu’ils travaillent. La vérité ne craint pas la lumière. Le mensonge au contraire ne peut la supporter. M. de Verneuil se mit sur le chemin de bien bonne heure. Il se sentait poussé comme malgré lui à faire cette guerre à l’intempérance, Il avait des amis. Et, à peu d’exceptions près, il possédait l’estime de tous. Les amis de Sellier, eux, ne l’aimaient pas. Ils connaissaient sa droiture, la force de son caractère, et le savaient impitoyable sous le rapport des principes. Aussi ceux qui avaient déjà cherché à connaître sa pensée sur la religion et le prêtre ne souhaitaient pas le rencontrer.

Les partisans de Sellier, se disait-il, sont forts et puissants, ils ont l’or pour eux. Nous, nous n’avons pour faire la lutte que la force de nos arguments, mais je crois que cela suffit. Chemin faisant, il rencontra Charles Langevin et ses deux gars qui se rendaient au moulin de Sellier faire moudre du grain.

— Bonjour, M. de Verneuil, dit le dernier venu, vous êtes matinal, à ce qu’il paraît. Comment va la santé ? — Sur les roulettes, M. Langevin, et vous ? — Très bien, comme vous pouvez le voir. — Dites donc, M. Langevin, quelle belle journée pour nos charriages, nos gens vont en profiter.

Charles Langevin était l’un des plus fervents chrétiens de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins. Il jouissait d’une réputation intègre. Bon père de famille, s’il en fut jamais, il eut tout donné pour sauvegarder la jeunesse contre les dangers de l’alcool. M. de Verneuil dans ses luttes passées n’avait eu qu’à se féliciter de lui. Aussi, voulut-il profiter de cette rencontre toute fortuite pour le mettre au courant de ses projets.

M. Langevin, dit-il, j’ai un service à vous demander. — Quel est-il ? — J’ai besoin de votre concours pour une cause que vous connaissez et qui intéresse la paroisse.

— Dites, M. de Verneuil, si je puis vous être utile, comme toujours, je suis à votre disposition.

— Vous avez entendu, hier. M. le Curé, vous avez compris qu’il faut ressusciter la lutte contre l’auberge : un bon catholique n’a pas le droit de rester en arrière quand tout le monde travaille.

— Vous avez raison, M. de Verneuil, il faut que l’auberge disparaisse, c’est une nécessité qui s’impose. Pour moi, il y a longtemps que je le désire. Hier encore après la messe deux jeunes gens que vous connaissez sont passés complètement ivres. Si c’est pour cette cause que vous réclamez mes services, j’en suis, et des premiers. J’ai des enfants et j’en veux faire des hommes et non pas des ivrognes.

— Très bien parlé, M. Langevin, je vous en remercie de la part de notre dévoué Curé, ce bon M. Héroux ne fait que gémir sur cette paroisse.

Puisque vous êtes de notre côté, comme je le pensais, il faut commencer à semer la bonne semence immédiatement, car nos ennemis ne s’arrêteront pas, eux, vous le savez par expérience personnelle. Pourquoi, tandis que vous allez au moulin, ne profitez-vous pas de cette occasion pour dire un bon mot à ceux que vous rencontrerez.

— Comptez sur moi, M. de Verneuil, puisque nous recommençons la lutte, je me fais un devoir de combattre à vos côtés. À bientôt !

Les deux hommes échangèrent une chaude poignée de mains et se séparèrent. Langevin ne manqua pas à la parole donnée. Il rencontra des amis, les mit au courant de la situation, les entretint des projets de M. Héroux, discuta longuement cette question et finit par en convaincre plusieurs que le devoir du moment était de travailler à abolir l’auberge.

— Vous voyez que ça va mal dans la paroisse, mes bons amis, nos jeunes gens ont sous les yeux des scènes d’ivrognerie révoltantes. Pourquoi n’essayerait-on pas, pour un an du moins, à abolir cette boutique ? Voyons comment les affaires marcheront. Si dans un an on n’est pas satisfait, on renouvellera l’octroi une autre année.

De tels raisonnements, si pleins de bon sens ne pouvaient manquer de produire une bonne impression sur ceux que la question d’argent ne liait pas à Sellier. Ce dernier, toutefois, se garda bien d’intervenir dans le débat. Il écouta tout sans broncher, puis rencontra Rougeaud qu’il mit au courant de ce qui se brassait. C’est là que cet acolyte, sur la demande de son maître, commença sa campagne dans le but de conserver l’auberge dans la paroisse, et l’on sait déjà qu’il avait admirablement réussi.

M. de Verneuil ce jour-là ne perdit pas son temps. Il s’arrêta chez plus d’un paroissien, et reçut un accueil assez bienveillant. Les gens de ce rang, se dit-il, me paraissent bien disposés. À la bonne heure, il faut battre le fer lorsqu’il est chaud ! Passons plus loin. Il arriva, en peu de temps, chez les Boisdru. Les trois frères Boisdru possédaient les trois terres suivantes. C’étaient des cultivateurs assez à l’aise, généralement connus comme de bons paroissiens. Ils avaient chacun une nombreuse famille. Cependant sans être ivrognes ils passaient pour aimer à fêter de temps à autre. Malgré ce goût pour la boisson ils s’étaient abstenus, du moins apparemment, d’entrer dans la lutte, gardant la stricte neutralité. M. de Verneuil, qui les connaissait, crut bien faire en les visitant. Il s’arrêta chez l’aîné, Jean-Marie, père de six enfants. Il pénétra avec sa carriole dans la cour ; attacha son cheval qu’il couvrit et frappa à la porte. Boisdru lui-même vint lui ouvrir.

— Bonjour, l’ami, dit M. de Verneuil en entrant et lui tendant la main, comment va la santé ? — Assez bien, dit Boisdru ; enlevez votre paletot et approchez-vous pour vous chauffer, et ce disant, il donna un siège à M. de Verneuil qui s’approcha du poêle rempli jusqu’au faîte et qui répandait dans toute la maison une chaleur bienfaisante. Mme Boisdru, qui s’occupait des soins du ménage, salua le visiteur. Les plus petits enfants arrêtèrent leurs babils, et, tour à tour, lancèrent un regard curieux sur M. de Verneuil, puis reprirent leurs amusements.

— Quel beau temps ! dit ce dernier, quels beaux chemins nous avons ! Nos gens sans doute en profiteront pour terminer leurs corvées.

— Pour moi, reprit Boisdru, mes charriages sont avancés, et ce matin, j’allais reprendre mes travaux lorsque je me suis blessé au pied droit, heureusement que ce n’est pas grave, je peux marcher, et dans une couple de jours je me remettrai à la besogne.

— Comme cela, dit M. de Verneuil, vous ne travaillez pas ce matin ? alors pourriez-vous m’accompagner chez vos frères ? j’aurais une communication importante à vous faire. Vous savez, sans doute, que M. le Curé entreprend la lutte contre l’auberge, vous savez que c’est une nécessité, il faut qu’elle disparaisse si l’on veut arrêter les maux qui désolent la paroisse, vous ne refuserez certainement pas votre concours pour une affaire si importante ?

— Pardon, M. de Verneuil, si c’est pour cela que vous êtes venu me voir, vous vous êtes trompé d’adresse. Je ne veux pas m’en mêler le moins du monde. Pourquoi recommencer une lutte qui ne finira jamais ? Vous le savez comme moi, cette campagne jette le trouble dans la paroisse, crée des malaises infinis, des dissensions qui font tort à bien du monde. Laissez-moi vous donner un bon conseil : pour avoir la paix et la tranquillité il vaut mieux, croyez-moi, ne pas réveiller cette question.

— Mais, mon bon ami, reprit M. de Verneuil, vous savez bien que l’auberge cause des désordres sans nombre, combien de nos jeunes gens vont là apprendre à boire et à ivrogner. C’est une plaie qu’il faut guérir, autrement notre jeunesse est perdue ! Tandis que si nous n’avions pas d’auberge on ne verrait pas tant de scènes scandaleuses.

M. de Verneuil, je vous estime et je vous sais plein de bonnes intentions, vous avez votre opinion sur cette question, moi j’ai la mienne, je la garde ! Les auberges sont utiles et je m’en tiens là.

— Dites-moi donc, mon bon ami, en quoi sont-elles utiles ?

— À loger les voyageurs, reprit Boisdru avec vivacité !

— Admettez-vous, M. Boisdru, que tout chrétien digne de ce nom doit obéir à l’Église qui parle par la voix de ses prêtres. Admettez-vous encore que les curés des paroisses sont chargés de mous enseigner ce que nous devons faire pour vivre en bons chrétiens ? Très bien. Or, M. Boisdru, notre Curé, M. Héroux, nous montre les dangers que nous courons, et que nos jeunes gens courent en conservant dans la paroisse une auberge qui ne peut que nuire. Donc, nous devons, si nous voulons rester de bons chrétiens, suivre en toutes lettres la ligne de conduite tracée par notre pasteur. On ne peut se soustraire à cette obligation sans manquer à son devoir. D’ailleurs vous connaissez cette parole de Notre-Seigneur : Celui qui n’écoute pas l’Église, qu’il soit regardé comme un païen et un publicain.

— Et croyez-vous, M. de Veneuil, que si le Curé réussit dans sa campagne, il pourra enlever toutes les occasions de boire ? Non ! c’est une illusion, ceux qui voudront en avoir, en trouveront toujours, il y aura des « trous »,[1] et ces « trous » sont encore plus redoutables que l’auberge ; dans tous les cas, M. de Verneuil, j’ai mon opinion bien arrêtée : en voulant trop obtenir on gâte toute la sauce. M. Héroux est, pour sûr, un bon prêtre ; mais il ne voit pas clair dans cette question, il s’imagine que tout le monde, comme lui, se contente de boire de l’eau de barbote ; pour moi, je suis bien décidé de ne pas me mêler de cette lutte.

— Pour répondre convenablement à ces objections qu’il y aura des « trous, » je peux vous dire que la loi de la Province est très sévère et les punit. Ensuite, ceux qui se font pincer une fois ou deux ne sont plus tentés de recommencer. Supposons qu’il y en ait de ces « trous », croyez-vous en bonne vérité qu’ils causeront autant de dommages qu’une seule buvette peut causer ? Je dis non ! et voici ma raison : Dans les « trous » il n’y va que la canaille, les gens qui ne s’occupent pas de leur réputation. Les jeunes gens qui se respectent n’y iront pas, ou du moins ne les fréquenteront pas assidûment, tandis qu’une auberge étant tolérée, leurs visites, en cet endroit, sont moins remarquées, ils peuvent, et c’est ce qu’ils font d’ailleurs, y aller continuellement. En un mot, ceux qui fréquentent les « trous » ne s’en vantent pas, c’est en secret qu’ils y vont, tandis qu’à l’auberge ils y vont au grand jour. M. Héroux en voulant recommencer cette campagne ne fait que son devoir ; il ne demande pas trop. Conscient de la lourde responsabilité qui lui pèse sur les épaules, il veut enlever cette occasion qui démoralise sa paroisse, et nous tous, nous devons l’aider dans cette campagne. Pour en revenir aux « trous », lorsqu’on les trouvera on les dénoncera : ce qui me paraît facile. Allons, mon bon ami, vous êtes avec nous ?

M. de Verneuil, les prêtres ont leur opinion là-dessus ; moi j’ai la mienne, et je la garde.

— Voyons, mon cher Monsieur, cette question n’est pas soumise à l’opinion d’un chacun ; vous le savez parfaitement bien. Il n’est pas permis aux paroissiens qu’ils soient simples particuliers, qu’ils soient conseillers, de la trancher. Non, cette question intéresse trop la morale pour que chacun puisse la résoudre sans avoir égard à l’enseignement du prêtre. C’est le clergé qui doit nous dicter, nous faire connaître, ce que nous devons faire pour gagner le ciel. Ce sont les prêtres qui sont chargés de veiller sur nous. La question des auberges, étant une question qui touche le plus la morale, dépend du ministère ecclésiastique, je veux dire que ce sont les prêtres, les curés, qui, dans leurs paroisses sont placés pour juger s’ils doivent permettre ces occasions de péchés. Car l’auberge, quelque bien tenue qu’elle paraisse, n’en reste pas moins une occasion prochaine de péché pour un grand nombre de paroissiens ? Donc lorsque nos curés nous prêchent du haut de la chaire de vérité que le devoir des paroissiens est de travailler à la faire disparaître, nous n’avons qu’une chose à faire : écouter et obéir.

M. de Verneuil, si beau que soit votre sermon, si belle que soit la leçon que vous avez apprise, je veux conserver mon opinion : une auberge est utile. Je ne suis pas un ivrogne, mais j’aime à prendre mon coup quand le cœur m’en dit : ça fait du bien.

— Permettez-moi, M. Boisdru, de croire que vous allez nous seconder ; c’est pour le bien général. Vous avez des enfants, et pour vos enfants, vous devez leur enlever les spectacles dégoûtants qu’ils ont sous les yeux. C’est encore pour ces familles qui manquent de pain, de vêtements parce que le père boit tout ce qu’il gagne. Combien de mères et d’enfants pleurent. Ah ! cher Monsieur, si l’on comprenait tout le mal que fait l’alcool, on se liguerait partout pour faire disparaître ces buvettes qui ne servent qu’à enrichir un ou deux individus, au détriment de toute une population.

— Oui ! dit Mme Boisdru, vous avez bien raison ! la boisson c’est un malheur ; c’est une plaie pour toutes les familles ; je suis avec vous ; oui ! on n’aurait jamais dû en faire !

— Femme, dit Boisdru, d’un ton qui n’admettait pas de réplique, mêle-toi de tes affaires. Fiche-moi la paix !

Mme Boisdru étouffa un soupir et se tut. Les enfants s’approchèrent de leur mère et se cachèrent dans sa robe. Évidemment, pensa M. de Verneuil, je me suis mal adressé ; et tout haut :

— Je suis peiné de vous voir dans ces dispositions. Il me semble que par le passé vous étiez avec nous ? Qui a donc pu vous faire changer ?

— Personne, M. de Verneuil, seulement je ne veux pas m’en mêler ; bien plus, pour être franc avec vous, comme je viens de vous le dire, je trouve qu’une auberge a son utilité.

— Oui ! reprit encore une fois Mme Boisdru, pour ailler boire et faire boire « ton butin » par tes amis.

— Femme, dit Boisdru, en colère, passe dans ta chambre ! Je t’ai dit de te taire, tu n’as pas d’affaires ici !

Mme Boisdru, qui se contenait à peine depuis quelques instants, se leva en pleurant avec ses enfants et s’enferma dans sa chambre. Témoin de cette scène à laquelle il ne s’attendait pas, M. de Verneuil, tout ému, demanda son paletot et sortit.

Boisdru d’un air bourru le reconduisit à la porte. En partant M. de Verneuil ne put s’empêcher de dire :

M. Boisdru, je regrette la détermination que vous avez prise, j’espère que vous reviendrez sur votre opinion. Encore une fois, c’est pour votre bonheur tout aussi bien que pour celui de la paroisse. Au revoir.

M. de Verneuil se mit ensuite sur la grande route et se dirigea vers la demeure de Louis Boisdru. Si je peux être plus heureux là, se dit-il ! Évidemment, ça va mal, dans ce ménage, et dire que je croyais que tout allait pour le mieux.

En deux minutes, il fut rendu à destination. Il sauta lestement à terre, attacha son cheval et pénétra dans le tambour de la maison. Il allait frapper quand il entendit une voix rauque comme celle d’un homme ivre : c’est Boisdru, fit-il en lui-même. C’était lui en effet, qui disait à sa femme : Vas-tu m’en donner ! j’en veux encore ! passe-moi la bouteille !

Mme Boisdru d’un ton aigre-doux répondit : Tu n’en auras pas ; tu es plein. Tu sais, prends garde, c’est moi qui te mène ! Si tu ne me laisses pas la paix, Boisdru, tu vas t’en souvenir ! Et Boisdru criait de plus en plus, avec force jurons que nous passons sous silence par respect pour le lecteur. Vais-je entrer, se dit de Verneuil ? Que faire ? S’ils m’ont vu venir que diront-ils si je ne me montre ?

Il en était à cette réflexion quand il entendit Boisdru répéter à sa douce moitié : Donne-m’en un, rien qu’un !

— Non ! non ! Boisdru, t’en as assez ! Fiche-moi la paix ou sinon… Boisdru insistait toujours.

M. de Verneuil, qui se rendait compte de la scène intérieure entendit un bruit singulier comme celui d’une personne qui frappe avec violence sur les joues d’une autre, et Mme Boisdru disait : Tiens ! Boisdru, en as-tu assez ?… va te coucher maintenant. Boisson infâme ! C’est le diable qui a inventé cela !

Après quelques instants d’attente, qui lui parurent des siècles, tant il craignait d’être découvert, M. de Verneuil frappa à la porte. En un clin d’œil, Mme Boisdru mit les chaises en place et ouvrit à la hâte. C’était une femme d’une taille herculéenne, grande, forte, et d’un tempérament énergique. Elle avait assez d’empire sur Boisdru pour le maîtriser, et c’est elle qui menait la barque. Tout de même, quelquefois, Boisdru prenait des ribotes. Dans ce temps-là, Mme Boisdru devait lui faire la leçon. Ce matin même le cher homme arrivait du village un peu éméché, et on sait le reste.

— Bonjour, Mme Boisdru, dit M. de Verneuil, votre mari est-il ici ?

— Oui, Monsieur, il est ici, mais il n’est pas en état de vous recevoir. Il vient d’arriver plein jusqu’au cou ; aussi je l’ai envoyé se dégriser dans sa chambre. C’est qu’il ne me mène pas comme il veut, je le plaindrais ; je sais lui trouver les côtes. Asseyez-vous, M. de Verneuil.

— Non, Madame, merci, je ne peux être longtemps, j’étais venu pour lui parler de l’auberge. M. le Curé voudrait qu’elle disparaisse, si l’on pouvait réussir ?

— Vous avez grandement raison, Monsieur, de faire la guerre à cette infâme boisson. Que je plains les pauvres femmes qui ont des ivrognes. Le mien n’en prend que de temps à autre et si je ne me retenais pas, je l’assommerais… ! mais, c’est encore de valeur ! il faut bien porter sa croix ! Dans tous les cas je vous encourage, mes belles-sœurs et moi, nous allons bien prier pour que vous gagniez votre cause.

Sur ce, M. de Verneuil prit congé de Mme Boisdru. En s’en allant, il se dit : j’en ai assez pour aujourd’hui, je suis convaincu que nous devons travailler avec encore plus d’ardeur et que le bon Dieu ne pourra que bénir nos efforts.

  1. Endroits où l’on vend des boissons fermentées sans licence.