Autour d’une auberge/VIII

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Imprimerie de la « Croix » (p. 78-88).

CHAPITRE VIII

CHEZ JEAN-BAPTISTE LATULLE


M. de Verneuil ne s’arrêta pas en si beau chemin. Les jours suivants il fit plusieurs visites en compagnie de Charles Langevin, heureux, lui aussi, de se dépenser pour la cause de la tempérance. Ils furent reçus à peu près partout d’une manière fort encourageante. En somme, conclut M. de Verneuil, dans mon rang il n’y a guère que les Boisdru qui ne pensent pas comme les autres. Fier de cette constatation, il ne fut pas lent à annoncer cette bonne nouvelle à M. Héroux, qui, on le conçoit, était anxieux de connaître le résultat de ces démarches.

— Tant mieux ! fit le Curé, pourvu que nos bonnes gens ne se laissent pas prendre aux arguments de la canaille. Jusqu’ici, M. de Verneuil, vous n’avez visité que la partie saine de la population. Je sais de source très sûre que Rougeaud travaille depuis plusieurs jours. Il est allé chez Jean-Baptiste Latulle, et là, paraît-il, il a fait de la bonne besogne. Dans tous les cas, remercions le bon Dieu des encouragements qu’il veut bien nous donner au commencement de la lutte. Puissent nos gens ouvrir enfin les yeux !

En quittant M. Héroux, M. de Verneuil résolut de se rendre chez Latulle le soir même. Il arriva quelques minutes après huit heures. Il est tard, se dit-il en lui-même, il me faut, pourtant entrer !

Comme il allait frapper il entendit une voix : « Quand on pense que cet hypocrite de Verneuil, ce mangeur de balustres, s’est rendu jusque chez les Boisdru pour les cabaler et pour les engager à travailler contre l’auberge. C’est Boisdru, l’aîné, qui l’a reçu et de la belle manière ! Je vous assure qu’il ne s’y frottera plus le cher homme. M. Latulle, je ne haïrais pas à le rencontrer pour voir s’il a une aussi belle façon avec les hommes qu’avec les femmes… »

Pour sûr, se dit M. de Verneuil, c’est mon Rougeaud qui parle. Eh bien, mon petit, tu vas être servi à souhait, et ce disant, il frappa nerveusement à la porte.

— Entrez, cria Latulle !… Tiens, M. de Verneuil !

Ce dernier ne s’était pas fait prier pour entrer. Il salua tout le monde d’un sourire amical. Rougeaud, en personne, faisait la partie de cartes avec Mme Bancheron, Latulle avec Mme Poulin. Bancheron et Poulin fumaient leurs énormes brûlots, tandis que Mme Latulle tricotait des bas de laine.

— Vous ne m’attendiez pas, dit de Verneuil à Latulle, c’est vrai qu’il est un peu tard, je ne pouvais passer outre sans venir jaser avec vous quelques instants.

— Asseyez-vous, dit Latulle, et si vous voulez enlever votre paletot… ?

À cette invitation faite sans insistance, M. de Verneuil comprit qu’il devait gêner quelque peu. Tandis que j’y suis, se dit-il, je vais en profiter. Mon Rougeaud, tu ne pensais pas être exaucé si promptement. Et tout haut :

— Eh bien, Monsieur Rougeaud, comment vont les affaires de ce temps-ci ?

— Assez bien, dit Rougeaud.

— Vous ne venez pas souvent nous voir, M. de Verneuil, dit Latulle, c’est mal à vous de nous mettre de côté ! Que ne venez-vous de temps en temps !

— Vous êtes bien aimable, mon cher voisin, et je vous remercie de votre invitation, je ne la refuse pas, au contraire. Vous savez que je sors peu, les seules veillées que je fais c’est au presbytère, il m’est impossible de m’absenter souvent de mon logis.

— À propos de curé, dit Latulle, savez-vous que M. Héroux commence à se faire vieux ! Il devrait se retirer. Il a tant travaillé, à son âge on ne peut plus faire grand-chose.

— En effet, dit Rougeaud, la paroisse augmente. Il a trop d’ouvrage pour lui. Quand un prêtre a passé trente à trente-cinq ans à la même place, les gens commencent à en être fatigués. La paroisse y gagnerait. Ces vieux ont des manies ! et puis un jeune, c’est toujours plus apprécié.

— Tout de même, reprit M. de Verneuil, je connais des paroissiens qui ménagent les forces de leur Curé. Il y en a plusieurs, et vous en connaissez, M. Rougeaud, qui ne vont pas souvent à l’église, sans aucun doute par pitié pour lui, c’est pour lui enlever de l’ouvrage ! M. Héroux, cependant, est capable de faire malgré son âge un bon ministère. Personne n’en souffre, il a encore assez d’énergie pour entreprendre la lutte contre l’auberge. Bien des jeunes n’auraient pas le courage de le faire dans les circonstances où il se trouve.

— Il serait à désirer qu’il réussisse dans ses plans, dit Latulle ; c’est une chose impossible. Cette lutte nouvelle va certainement lui faire perdre les sympathies de ses paroissiens. Il veut aller trop loin.

— Pardon, M. Latulle, notre Curé comprend que son devoir est de travailler à l’amélioration de la paroisse. Il sait très bien que l’auberge est une des grandes causes des désordres qui se produisent au vu et au su de tous. Il se passe des scandales qui pourraient nous faire montrer du doigt s’ils étaient dévoilés. D’ailleurs, les grands journaux ont fait assez de bruit sur les incidents que vous connaissez. Par conséquent, il ne va pas trop loin quand il veut relever le niveau moral de sa paroisse en la débarrassant de cet antre de tous les vices. S’il se fait haïr, ce ne sera que par les ivrognes, les débauchés. Ces derniers devraient avoir honte de conserver ce qui est pour eux et leurs familles une cause de ruine. Au reste, ces gens-là respectent-ils leur Curé ? S’ils le respectaient, s’ils l’aimaient, ils écouteraient ses avis. Si M. Héroux parvient une fois à leur enlever cette occasion de boire, ils lui devront une éternelle reconnaissance. Car, pour eux, tant qu’il y aura une auberge, ils resteront ce qu’ils sont : des ivrognes, des sans-cœur, et leurs familles continueront à manquer même du nécessaire.

Longtemps M. de Verneuil parla pour défendre son vieux Curé. Rougeaud écoutait ne sachant trop que dire, quand tout-à-coup il se décida à ouvrir la bouche.

— Savez-vous, M. de Verneuil, qu’il n’y a pas que les ivrognes et les débauchés qui veulent conserver l’auberge. Sans vouloir aller loin, M. Latulle et ceux qui vous écoutent sont avec moi des premiers pour défendre l’auberge de la paroisse.

— Vous, Rougeaud, dit M. de Verneuil, lorsque vous me dites que vous tenez à cette boutique du vice vous ne me surprenez nullement : chacun, vous le savez, travaille pour son petit négoce et défend son propre intérêt. Mais d’apprendre que ces messieurs sont de votre avis, me surprend : ils n’ont, eux, aucun intérêt à sauvegarder. Bien plus, leur propre intérêt serait de se liguer avec ceux qui veulent le bien de la paroisse, car on ne peut être bon catholique, sans cela. « Ce n’est pas assez, dit le grand Fénelon, de ne faire aucun mal : il faut encore faire tout le bien possible. Ce n’est pas assez de faire le bien par soi-même : il faut encore empêcher tout le mal que les autres feraient s’ils n’étaient retenus. » Cette parole s’applique avec une justesse remarquable à la question qui nous occupe. Pour plusieurs, peut-être, l’auberge ne cause aucun tort, mais pour d’autres, elle fait un mal affreux, et occasionne des scandales qu’il faut prévenir. Or, mes amis, tous les chrétiens sont frères, ils sont membres d’une même Église, ils attendent une même récompense, par conséquent, tous tant que nous sommes, nous devons avoir à cœur de procurer à nos frères les moyens de se sanctifier, et si nous voyons qu’ils courent des dangers nous devons autant qu’il est en notre pouvoir écarter ces dangers, les éloigner d’eux, car, jusqu’à un certain point, nous répondrons de l’âme de nos frères. On ne pourrait tolérer ces occasions de péché qu’autant qu’elles seraient nécessaires ou qu’elles auraient une utilité incontestable.

— C’est pour ces dernières raisons, reprit Latulle, que nous devons garder l’auberge. Elle est utile et nécessaire.

— Utile, en quoi ? nécessaire ! comment cela ? expliquez-vous, dit de Verneuil à Latulle.

— Une auberge, dit ce dernier, est utile pour recevoir les voyageurs… ! D’ailleurs, l’alcool, le vin, les boissons fermentées ont rendu des services signalés dans les maladies…

— T’as raison, s’écria Mme Latulle, qui commençait à trouver le discours de M. de Verneuil trop long, t’as raison, si M. de Verneuil était malade comme il y en a, il ne chanterait pas la même chanson.

Mme Latulle, dit M. de Verneuil, laissez-moi répondre à votre mari, et ensuite je vous répondrai. Vous avez dit, M. Latulle, qu’une auberge est utile pour recevoir les voyageurs ! Mais, dites-moi, est-elle indispensable ? Elle serait indispensable si les voyageurs qui nous visitent une fois ou deux par année ne pouvaient trouver à loger dans les maisons privées. Supposons encore que cela ne se puisse faire ! ne pourrions-nous pas avoir une auberge de tempérance, qui logerait les étrangers, comme la chose se pratique dans plus d’une paroisse ? Ajoutez à cela que plusieurs de ces messieurs préféreraient souvent ne point rencontrer de liqueurs sur leur chemin, ils économiseraient un joli montant, tandis que, autrement, ils sont pour ainsi dire forcés de faire de lourdes dépenses. Maintenant, pourquoi conserver dans la paroisse une occasion si funeste à nos familles, à nos jeunes gens, à cause de ces étrangers que nous ne connaissons pas, et qui ne reviendront peut-être jamais plus ici ? Comme vous le voyez, l’argument peut se résumer comme suit : les voyageurs trouveront toujours à loger même si nous n’avons pas d’auberge, un grand nombre s’en réjouiront à cause des dépenses que ces lieux leur occasionnent, et notre paroisse y gagnera.

Maintenant, Mme Latulle, pour répondre à ce que vous avanciez tout à l’heure, que la boisson est un remède, dites-moi dans quel livre de médecine vous avez trouvé cela. J’étudie depuis de longues années cette brûlante question et je n’ai trouvé que des auteurs qui prétendent le contraire. Bien plus, aucun médecin ne pourra enseigner à ses clients ce que vous dites, autrement il serait en désaccord avec les données de la science médicale qui condamne l’alcool. Il y a des cas où l’alcool peut rendre quelques services : ces cas sont rares, par exemple : dans la fièvre typhoïde et la pneumonie.

— Pour moi, M. de Verneuil, je vous dirai que la boisson est un vrai remède. J’étais toujours malade lorsque je me faisais soigner par le docteur, aujourd’hui, je ne suis pas encore forte, mais quand je suis indisposée mon vieux me donne du « gin » ou du bon « brandy » et je reviens en un clin d’œil. Un verre bien chaud, sucré, réchauffe et guérit.

— Non, Madame, la boisson n’a jamais guéri personne, c’est une erreur, au contraire ! l’alcool est un poison. Il produit les effets les plus désastreux sur tout l’organisme humain. Je ne puis ce soir entrer dans de longs détails, je le regrette ; car vous travailleriez à vous débarrasser de cette passion qui deviendra pour vous une seconde nature,[1] L’alcool brûle l’estomac. Cette membrane est recouverte d’une peau délicate, comme celle de l’intérieur de la bouche et du nez. Quand vous prenez un verre d’eau de vie, ou plutôt d’eau de feu, ainsi que les sauvages du Canada l’appelaient, vous sentez dans votre bouche, sur votre langue, dans la gorge, dans le tube digestif une sensation de vive brûlure. Cette brûlure, si elle est souvent renouvelée, irrite l’organe. Il se forme alors dans l’estomac des plaies qui guériraient encore si le buveur discontinuait de boire. Mais, non, le contraire arrive : l’alcoolique sent augmenter le désir de boire à mesure qu’il en prend. Son estomac devient malade, il ne digère plus… l’appétit disparaît. Les dérangements deviennent plus fréquents, il y a même des vomissements. Le malade souffre d’une manière atroce toujours dans la région de l’estomac, ces douleurs s’appellent des gastrites, et sont souvent l’indice qu’il y a des ulcères dans cet organe. Puis, peu à peu, ces ulcères amènent des vomissements de sang, des hémorragies, qui causent la mort. Le cancer d’estomac est, le plus souvent, causé par l’abus des liqueurs fortes. Croyez que ceci est basé sur la science. Le foie, les reins sont affectés par l’alcool. J’en aurais trop long à dire sur les maladies occasionnées sur ces organes : l’atrophie du foie, le cancer du foie, la jaunisse, les vertiges, les étourdissements, les syncopes, tous ces maux sont souvent produits par la boisson.

Je vous étonnerai peut-être en vous disant que l’alcool n’est pas absorbé par les organes, mais passe de l’un à l’autre sans se décomposer. Il sème sur son parcours des ravages irréparables. Sur le cœur, le cerveau, les poumons, ses effets sont aussi désastreux. La plupart des cas d’épilepsie et de folie sont dus à l’alcool. Visitez les prisons et vous me direz ensuite si la boisson peut être utile. Non ! non ! il faut être aveugle pour ne pas voir les désastres, les maladies, causés par cette maudite boisson ! Encore une fois, mes bons amis, je regrette de ne pouvoir entrer dans de plus longs détails, mais nous pourrons nous reprendre, et je me fais fort de vous convaincre.

— C’est curieux, tout de même, hasarda Mme Latulle, jamais je n’aurais cru qu’un pauvre petit verre pût causer tant de dommage à la santé.

— Madame, dit à son tour Rougeaud, il faut avouer que M. de Verneuil ne voit les choses que sous leur plus affreux aspect. Il ne dit pas qu’un tout petit coup donne du cœur, égaie, donne de la façon et fait oublier le chagrin.

M. Rougeaud, ce petit plaisir, que vous prétendez avoir lorsque vous avalez ce poison, vous le payez ce semble assez cher. Dans tous les cas, Messieurs, je vous laisse à ces réflexions, espérant que, tous ensembles, nous deviendrons du même avis.

— Pour cela, dit Rougeaud avec feu, jamais !

— Vous ne me surprenez pas, Monsieur, quand on a pour ami, pour maître, un Sellier, on peut se moquer des conseils de son Curé et des avis des médecins. Sur ce, je vous laisse le bonsoir, espérant que M. Latulle, et que vous tous, vous serez bientôt avec les apôtres de la tempérance.

Lorsque tout le monde fut parti, Mme Latulle dit à son mari : « Mon vieux, tu sais, je n’en prendrai plus, ça bien du bon sens ce que M. de Verneuil vient de dire. Je ne veux pas courir le risque de mourir de « gasssstrralgique »… c’est peut-être ça que j’ai souvent ; on va bien voir, j’en prendrai plus ! »




  1. Des ouvrages anti-alcooliques de M. Ed. Rousseau, Alcool et Alcoolisme.