Autour d’une auberge/XIII

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Imprimerie de la « Croix » (p. 123-128).

CHAPITRE XIII

UNE FÊTE AU MOULIN


La fête promise par Sellier eut lieu le mardi. Les hommes du chantier employèrent la matinée à préparer un local convenable pour la circonstance. Une bâtisse assez grande attenait au moulin. C’est là que les hommes se retiraient le soir lorsqu’ils avaient terminé leurs travaux. Au milieu de la pièce, se trouvait un immense poêle qui entretenait une chaleur constante. On le mit dans un coin afin d’ériger une table temporaire qui pourrait recevoir à la fois une trentaine de convives.

Bonvin, sur l’ordre de Sellier, expédia des caisses de liqueurs enivrantes, des cigares, du tabac en abondance, des pipes, sans compter du pain et du jambon, ainsi que des verres, instruments fort utiles pour les buveurs. On s’attendait à une fête, se disait-on de toutes parts ; mais M. Sellier fait les choses royalement. Il a certes dépassé les espérances d’un chacun. Toute la journée ce fut un va et vient continuel.

La fête commença vers cinq heures du soir. En hiver les jours sont courts. Le soleil baissait à l’horizon. Les hommes du chantier étaient présents ; pas un ne manquait à l’appel. Parmi ceux qui nous intéressent se trouvaient : Rougeaud, les frères Boisdru, Latulle, Bancheron, Poulin, et les conseillers, moins de Verneuil et Boisleau, qui n’avaient pas été invités. Il pouvait y avoir soixante personnes.

Ce fut un jeune homme d’une vingtaine d’années qui, par une adresse assez bien tournée, ouvrit la cérémonie. Au nom de ses compagnons de travail, il dit qu’il était heureux de pouvoir saisir l’occasion de remercier le bon M. Sellier, protecteur des habitants de Notre-Dame… que cette fête était certes une preuve de l’affection qu’il portait à tous…

Le discours terminé, l’on but à la santé du maître du moulin.

Sellier se leva et répondit que « c’était pour lui un vrai bonheur de pouvoir vivre avec d’aussi bons ouvriers. » Il les félicita de leur attachement et appuya surtout sur l’union qu’ils avaient montrée dans la question de l’auberge, question qu’il disait terminée à l’avantage des paroissiens. « Mes amis, ajouta-t-il, nous l’avons paru belle. N’est-ce pas indignant de voir les agissements de M. de Verneuil, simple citoyen comme moi, essayer de vouloir conduire une paroisse aussi intelligente que celle-ci ? Comment ? faudra-t-il aller maintenant demander permission au Curé pour prendre un verre ? Souffrir cela serait vouloir plier l’échine, abdiquer tout sentiment de dignité ; puisque l’homme est créé citoyen libre ! Vous nous avez appuyés, je vous en remercie. Mais, sachez-le, vous devez à M. le Maire le résultat de la journée d’hier. C’est lui que vous devez remercier. »

Pendant ce discours flatteur, Rougeaud ne se possédait plus d’aise…

— C’est vrai, se dit-il en lui-même, c’est moi qui ai mené la besogne… Je ne suis pas si bête après tout…

Puis l’on but à la santé du Maire… Les santés succédèrent aux santés, et cela avec une telle rapidité que deux heures plus tard, la salle présentait l’aspect le plus lamentable. Plusieurs invités étaient déjà ivres. La fumée des pipes, l’odeur des cigares, la lueur blafarde des lampes donnaient à l’assemblée l’aspect le plus dégoûtant. Sellier, voulant mettre une note de gaieté entonna une chanson à boire… Ceux qui pouvaient encore se tenir debout continuèrent le refrain. Les chansons succédèrent aux chansons. Et longtemps les environs du moulin répercutèrent ces chants capables de donner des hauts le cœur aux personnes sobres. De temps en temps, pour varier le programme, l’un ou l’autre convive racontait une histoire. Toute cette triste société applaudissait aux traits qu’on se plaisait à débiter surtout contre les curés… Sellier se pâmait d’aise en entendant raconter ces énormités. À ces histoires se mêlaient des blasphèmes, des jurons, inspirés par les démons de l’enfer. Cette fête, en un mot, était dégénérée en orgie…

Longtemps ces ivrognes prolongèrent la veillée. Sellier, échauffé par l’alcool, était en verve. Il riait, pleurait, se jetait au cou de Rougeaud, ne sachant, disait-il, comment reconnaître ses bons services. Rougeaud, à la surprise générale, ne prenait que fort peu. Il garda assez d’empire sur lui-même pour s’arrêter à temps.

Lorsque tous ou presque tous furent endormis, ou partis. Sellier demanda à son aide de camp de le reconduire à sa demeure. Rougeaud se rendit à son invitation. La distance était peu considérable. En entrant dans sa chambre, Sellier lui dit :

M. Rougeaud, c’est aujourd’hui l’un des plus beaux jours de ma vie. Décidément, mon vieux crâne de père avait tort de me mettre à la porte en me prédisant que je mangerais toute ma vie de la vache enragée. Il s’est trompé, car j’ai réussi dans toutes mes entreprises. Chassé à vingt ans de chez nous par le vieux, qui me reprochait, avec raison, d’avoir volé la bagatelle de huit cents francs, j’ai eu quelques années de misères, mais depuis mon arrivée ici tout m’a réussi… Oui ! il n’y a pas jusqu’au bonhomme Labonté qui m’a reçu et m’a donné sa fille. Il était bon le vieux, je le crois, mais il m’embarrassait. Aussi — je te dis ça sous secret — c’est moi qui l’ai assommé avec un gourdin… et j’ai eu la présence d’esprit de casser une branche d’arbre dont j’ai trempé le bout dans son sang pour montrer qu’il s’était fait tuer accidentellement…

À ces mots, Sellier se prit à rire… ah ! ah ! ah !…

— Et dire qu’il y a si longtemps ! et que pas un paroissien a été assez fin pour me découvrir… Je te dis que les Canadiens sont des imbéciles… ! Ne révèle cela à personne, Rougeaud. Je te dois tout ; je ne peux te rien cacher. Toi et moi nous ne faisons qu’un. Je te récompenserai bien. Aujourd’hui, je suis au comble de ma joie ! C’est le suprême bonheur ! C’est toi qui me l’a donné, en me faisant rouler un curé… ah ! ah ! ah ! Ils sont fins les curés ! mais, tu n’es pas bête, toi ! Tiens, prends cet argent ! tu l’as gagné… Voilà trois cents piastres au lieu de deux cents.

Rougeaud prit la somme que lui présentait Sellier. Bientôt, ce dernier s’endormit et Rougeaud le laissa seul. C’était la première fois que son maître se mettait en cet état d’ébriété. Dans la rue, Rougeaud se laissa aller aux réflexions les plus bizarres.

— C’est moi, se dit-il, qui fais la fortune de cet homme. Je le tiens maintenant. Je doutais qu’il devait y avoir quelque chose de mystérieux dans la mort de Labonté… Si je voulais, il pourrait payer chèrement la joie que je lui ai causée ! Mais, non ! entre loups il ne faut pas nous dévorer…

Parvenu dans son logis, Rougeaud se jeta sur son lit plus mort que vif… et il s’endormit sans inquiétude, comme si sa conscience ne lui eut rien reproché.