Autour d’une auberge/XIV

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Imprimerie de la « Croix » (p. 129-137).

CHAPITRE XIV

UNE VICTIME DE L’ALCOOL


Les jours qui suivirent la victoire de Rougeaud furent témoins de scènes inouïes jusque-là. Les bûcherons engagés au moulin de Sellier se portèrent à des excès regrettables. Quand la passion se met dans le cœur de l’homme, ce n’est pas la raison, mais c’est la bête qui mène. Les ivrognes, les débauchés, durant plusieurs jours, se mirent à insulter les honnêtes gens qui n’avaient pas craint d’appuyer M. Héroux et M. de Verneuil. On brisait les carreaux des fenêtres, on lançait des pierres sur les maisons ; on attachait des animaux morts à la porte de leurs demeures, dans le but évident de les intimider pour l’année suivante. Le Curé fut même insulté par ces gens sans vergogne. Tant il est vrai de dire que le démon rend furieux les buveurs d’alcool ; ils perdent la raison avec les sentiments délicats de la dignité et de la politesse.

Cet orage, heureusement, fut de courte durée mais fit cependant une profonde blessure au cœur si sensible de M. Héroux, qui n’eut jamais pensé que ses paroissiens se fussent portés à de tels excès. Peu à peu, tout rentra dans le calme. Ce qui n’empêcha pas Bonvin de faire d’énormes profits à en juger par le nombre de soûlards que l’on voyait chaque jour.

Le temps qui guérit les blessures et dissipe les ennuis s’écoula avec sa rapidité ordinaire. Les longs mois de l’hiver s’enfuirent à tire-d’aile, et le printemps revint avec ses jours ensoleillés donner aux humbles mortels de nouvelles espérances, et à la nature entière un renouveau de vie.

Dès les premiers jours de mai, après son déjeuner frugal, M. Héroux se rendait dans son jardin et là, pendant que les oiseaux gazouillaient dans les grands arbres, il travaillait de ses mains à l’embellissement de ce coin de terre qu’il appelait son « petit paradis terrestre ». Il aimait à converser avec ses fleurs. Celles-ci, en le voyant, semblaient le reconnaître ; elles se faisaient de jours en jours plus belles et plus odoriférantes.

Un matin pendant qu’il méditait sur les beautés de la création en contemplant les œillets fleuris et les roses épanouies, la servante vint lui annoncer, en toute hâte, que M. Boisdru le demandait au bureau : c’était, en effet, Jean-Marie Boisdru ; il réclamait son ministère pour son frère qui, disait-il, était en danger, M. Héroux prit son manteau, le sac des malades, et monta en voiture.

— Nous devons faire diligence, dit Boisdru, je crains qu’il ne soit trépassé à notre arrivée.

Le Curé lui demanda s’il y avait longtemps que son frère souffrait, et de quelle maladie ? Boisdru hésitait à répondre. M. Héroux n’en demanda pas plus et lui dit : Fouette et dépêche-toi !

En moins d’une demi-heure, ils furent à la maison. Mme Boisdru, en larmes, ouvrit la porte, et dit au Curé : « Il est trop tard, mon mari a rendu l’âme quelques instants après le départ de mon beau-frère. Quel malheur ! M. le Curé, il s’est suicidé, dans un moment de folie ».

M. Héroux, suffoqué par l’émotion, pénétra dans la chambre du pauvre Boisdru. Il gisait sur un lit, la figure congestionnée, noircie, horrible à voir. Ses enfants poussaient des cris à fendre l’âme.

— Oui ! c’est un grand malheur, Madame, je le déplore avec vous, dit M. Héroux Il est trop tard pour lui administrer les derniers sacrements « sous condition », puisqu’il est mort depuis bientôt une heure.

— Quelle mort ! Monsieur le Curé, quelle mort ! si vous saviez comme j’ai souffert depuis huit semaines. Il ne dérougissait pas. J’avais beau cacher la boisson, casser les flacons, il en trouvait toujours. Je n’osais trop me plaindre. Jusqu’à ces derniers mois, j’ai pu le maîtriser. Quand il en avait trop, je lui donnais une bonne raclée. L’effet était merveilleux ; j’avais l’espérance qu’il se corrigerait ; mais depuis la fête de Sellier, je crois qu’on l’a ensorcelé, car il n’a pas passé une semaine sans revenir en boisson. Il devenait de plus en plus furieux ; j’en avais peur. Je craignais de dormir lorsqu’il était en cet état. Il m’avait même menacé de me tuer. Chose curieuse, il avait autrefois du respect pour les prêtres ; mais depuis ce temps, devant ses enfants même, il blasphémait, sacrait comme jamais. Pour sûr, disais-je, Boisdru, ça va mal ! Tu fréquentes des méchants compagnons ; fais donc attention à tes enfants qui t’écoutent !… Rien ne fit. Depuis huit jours, il n’a pas dérougi…

« Lundi dernier, il eut une attaque de nerfs à ce que ma dit le docteur. Il arpentait la salle de long en large, puis vint enfin me trouver et me déclara qu’on voulait le tuer. Je lui ai demandé s’il devenait fou ? — « Non, dit-il, c’est Jean-Marie qui m’a appris cela. » Tout à coup, il se prit à trembler de tous ses membres, il pleurait, l’air hébété… demandant grâce ! Il avait les yeux effrayants à voir, les muscles du visage si agités, les cheveux droits sur la tête ; j’en ai eu peur. Je dis au plus âgé de mes garçons d’aller chercher son oncle. Jean-Marie que vous voyez arriva à la course, et parvint à le calmer. Il venait de le laisser quand je vis mon mari se lever et se frapper la tête contre la muraille. Je crus qu’il allait s’assommer.

« D’autres fois, il voyait des animaux autour de lui dans la chambre. Des serpents, disait-il, voulaient l’étouffer, des morts lui apparaissaient et lui reprochaient ses fautes. M. le Curé, je suis si fatiguée de passer des jours et des nuits à le veiller que je n’en peux plus. On me conseilla de faire mander encore une fois le docteur. Il vint, et me dit qu’il souffrait du “ Delirium Tremens, ” causé par la boisson. Il lui donna des remèdes qui le calmèrent ; je pus me reposer un peu.

« Je le croyais guéri, quand hier il eut une nouvelle attaque. Heureusement que mon beau-frère était ici, car il se serait tué. Je suis forte, M. le Curé, cependant, Jean-Marie et moi nous avons dû l’attacher. Il avait, semble-t-il, passé une assez bonne nuit, sous l’effet des calmants que je lui avais donnés. Voyant cela, ce matin, je l’ai détaché. J’étais si fière de le croire mieux, et puis, ça me broyait le cœur de le voir attaché sur ce lit. Je lui ai parlé ; il m’a répondu sensément. Il y avait à peine un quart d’heure que je l’avais laissé seul, quand la petite fille vint me chercher à la course. — « Venez vite, maman, dit-elle, mon père est pendu » — Pendu ! grand Dieu ! est-ce possible ? Pauvre Boisdru, il s’était pendu avec la corde qui l’avait lié. Il était monté sur une chaise, avait passé la corde autour du soliveau, et avait reculé la chaise avec ses pieds… »

Ici, Mme Boisdru éclata en sanglots.

« Je coupai la corde, reprit-elle, sa figure était toute bleue ; il avait la langue sortie, sa bouche écumait… c’était affreux. Mais il n’était pas encore mort.

« À mes cris, et à ceux des enfants, les voisins accoururent. C’est là que j’ai pensé à vous envoyer chercher… Peut-être me disais-je en moi-même qu’il arrivera à temps au moins pour l’administrer ? Boisdru, M. le Curé, n’avait que ce défaut. Il aimait de temps en temps à prendre une fête ; autrefois, ça ne lui arrivait pas souvent. Ce n’est que depuis ces derniers temps qu’il me fit de la misère. Je l’aimais, malgré tout ; c’était un bon cœur d’homme, charitable comme il n’y en a pas. Il faisait ses pâques, il n’y a que cette année qu’il s’est négligé… M. le Curé, comment allons-nous faire pour ses funérailles ? Pour sûr qu’il ne peut entrer dans le cimetière ? Mon Dieu ! que c’est de valeur ! Qui eut dit cela ? Et nos enfants ! quelle honte pour la famille ! »

M. Héroux, en présence d’une désolation si grande, dit d’une voix émue :

— Pour moi, je suis persuadé que M. Boisdru était fou lorsqu’il s’est suicidé. S’il avait fait ses pâques, je n’aurais aucun doute que Monseigneur l’Évêque lui accorderait la sépulture ecclésiastique. Je vais lui écrire tout de suite, et vous enverrai sa réponse.

Puis, pour consoler de son mieux cette femme en deuil, il lui parla de la grande miséricorde de Dieu.

— Qui sait, dit-il, en montant en voiture, le bon Dieu est le seul juge. Il a pardonné au bon larron sur la croix. Il ne faut pas désespérer, il est si bon. Courage donc ! Je prierai avec vous pour votre mari. Arrivé au presbytère, il écrivit la lettre suivante à son Ordinaire :

« Monseigneur,

Un grand malheur est arrivé dans ma paroisse. J’en suis d’autant plus désolé qu’il est tombé sur une de mes bonnes familles. M. Boisdru, dans un moment de délire, a mis fin à ses jours. Ce délire, Monseigneur, était causé par l’abus des liqueurs enivrantes. Cependant, je dois vous dire que Boisdru n’était pas un ivrogne. Ce n’est qu’en ces derniers temps qu’il a fait des abus. Autre circonstance regrettable, sa femme me dit qu’il avait par négligence, et pour la première fois, omis de faire ses pâques. Pour moi, je serais disposé à l’enterrer dans le cimetière avec les cérémonies les plus simples, afin d’épargner au reste de la famille une plus grande douleur.

Ce sont d’honnêtes gens sous tous rapports. Je demande humblement à votre Grandeur de me dire ce que je dois faire.

J’ai l’honneur d’être, Monseigneur,

de votre Grandeur,
le fils soumis en N. S.
Héroux. »

Par le courrier suivant, l’Évêque fit connaître sa décision.


« À Monsieur Héroux,

Curé de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins.


Mon Cher Curé,

J’ai votre lettre de ce matin, et je regrette d’être obligé, dans les circonstances, de refuser la sépulture ecclésiastique à M. Boisdru. Les abus qui se commettent dans votre paroisse, les violences dont vous avez été l’objet dans votre campagne contre l’alcool, me forcent à prendre cette mesure énergique. C’est un exemple qu’il faut donner à votre population pour lui ouvrir les yeux. Le bon Dieu vient d’en donner l’occasion. Puisse sa miséricorde avoir fait grâce au pauvre malheureux !

Croyez-moi,
Mon Cher Curé,
Votre dévoué. »

M. Héroux s’attendait à cette réponse. Aussi, il n’en fut pas surpris. Il communiqua cette lettre à la famille éprouvée. On prit des arrangements pour éviter tout éclat. Vers neuf heures du soir, des hommes portèrent le cadavre au cimetière, le passèrent par dessus la clôture, et le déposèrent dans la partie réservée aux enfants morts sans baptême. Ceux qui furent témoins de cette scène lugubre ne l’oublièrent jamais.

Oh ! qu’elle est triste cette inhumation faite sans les prières de l’Église ! Qu’il est grand alors le deuil de ces malheureuses familles pleurant une telle mort ! Au décès de chacun de ses enfants, l’Église, comme une tendre mère, vient déposer sur la dépouille mortelle, avec ses regrets, ses prières et ses soupirs. Elle prie, elle pleure, et ses chants pieux, ses cérémonies religieuses sont la suprême consolation des survivants.

Il est mort, disent les parents en pleurs, en parlant de leur cher défunt, mais il est mort muni des sacrements de la religion. Il repose dans la terre bénite. Cette pensée seule suffit pour cicatriser la blessure que la mort vient de faire.

Heureux celui dont les cendres reposent aux pieds de la croix, symbole de la Rédemption, espérance des mourants !