Aller au contenu

Autour d’une auberge/XV

La bibliothèque libre.
Imprimerie de la « Croix » (p. 138-141).

CHAPITRE XV

CONVERSION


La mort de Louis Boisdru causa une émotion intense parmi la population. M. Héroux, profondément affligé, eut voulu saisir l’occasion de commenter ce malheur pour en tirer des leçons salutaires, qui profiteraient à ses paroissiens. Mais, en présence de la désolation et du deuil de la famille, il préféra ne faire aucune remarque en chaire.

Parmi ceux que la mort de Boisdru affecta plus vivement se trouvait le Conseiller l’Ami. Cet homme avait de bons principes ; il était malheureusement comme bon nombre de chrétiens qui, hélas ! tout en se rendant compte de leurs devoirs, ferment parfois les yeux sur les obligations qui leur incombent, aveuglés par la passion, l’ambition, l’intérêt personnel. L’Ami se reprochait amèrement sa faiblesse.

« Je suis bien coupable, se disait-il, je suis coupable. Je me reprendrai ; j’irai voir M. Héroux ; je m’entendrai avec lui et l’aiderai de toutes mes forces, à réparer le mal que j’ai fait. Il me pardonnera en voyant la sincérité de mon repentir. »

Un jour, il se décida enfin à aller voir son Curé, qui l’accueillit avec bienveillance. On parla longuement des affaires de la paroisse. La conversation tomba bientôt sur les circonstances tragiques de la mort de Boisdru.

M. le Curé, dit l’Ami, en baissant la tête, j’ai une confession à vous faire. Je me reproche d’avoir été la cause indirecte de la mort de cet homme. Si j’avais suivi vos conseils, ceux que me dictait ma conscience, qui sait, si cette mort serait arrivée ? Je suis coupable, je vous ai fait de la peine, et je m’en repens. Mais, M. le Curé, j’étais presque obligé d’agir ainsi. J’étais pris ; je devais à Sellier, depuis deux ans, une somme de $400.00 et les intérêts. Je ne sais pour quelle raison cet homme tient tant à l’auberge, mais lorsqu’il apprit la décision que j’ai donnée au Conseil, il envoya Rougeaud chez moi. Ce dernier essaya vainement de me faire changer d’idée ; il parla longuement, mais ne put me convaincre. Se rendant compte que ses arguments ne produisaient aucune impression sur moi, il eut recours à un autre moyen. Bien peu, M. le Curé, dans les circonstances où je me trouvais, auraient agi autrement ; il menaça de me poursuivre si je n’acquittais, en trois jours, la somme due à Sellier, ajoutant que si je signais un billet par lequel je m’engagerais à ne pas m’opposer à Bonvin, il me ferait du bon.

« Je sais bien, M. le Curé, que la conscience et les intérêts de l’âme doivent passer avant les biens temporels, et qu’il vaut mieux tout perdre que de transiger avec les devoirs de la religion, aussi j’ai hésité longtemps avant de rendre ma réponse. Enfin, comme M. Rougeaud ne demandait ma parole que pour un an, et que cette parole suffisait pour éviter ma ruine et celle de ma famille, j’acceptai… Je signai donc l’engagement requis par Sellier… »

En disant ces paroles, l’Ami n’osait lever la tête et pleurait.

« J’étais pris, M. le Curé ; et, pour cela, je croyais ma faute moins grave… En partant, pour prix de ma faiblesse, il me remit soixante piastres, je vous les apporte ; elles me brûlent les mains. »

L’Ami tendit l’argent à M. Héroux qui, tout doucement, lui répondit :

M. l’Ami, il y a dans la vie plus d’une occasion où nous devons manifester hautement nos sentiments chrétiens ; lorsque l’Église, par la bouche de ses ministres, fait connaître aux fidèles la conduite qu’ils doivent tenir dans les questions qui touchent la religion et la morale, tout chrétien doit être prêt à subir certaines pertes plutôt que de transiger avec sa conscience. Dieu, mon cher ami, sait récompenser, quelquefois même dès cette vie, les chrétiens qui ont le courage de leurs convictions religieuses. Il est le Maître, et sait faire tourner à notre plus grand bien les pertes que nous devons subir pour sa gloire et celle de la religion.

Le Curé demanda ensuite à l’Ami s’il avait acquitté sa dette.

— Non, dit ce dernier, pas encore, je le ferai bientôt.

— Eh ! bien, M. l’Ami, dit M. Héroux, gardez cet argent ; il servira à vous acquitter, et combattez avec moi pour la cause de Dieu.

— Oui, certes, reprit l’Ami, vous pouvez compter sur moi.

Soulagé par cette confidence, le Conseiller l’Ami rentra chez lui bien résolu à réparer sa conduite passée.