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Autour de l’Afghanistan/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et cie. (p. 157-183).

CHAPITRE VII

LE DÉSERT BÉLOUTCHE

De Quetta à Kélat. || Une entrevue avec son Altesse Mahmoud Khan. || Loris et Béloutches. || Nouchki. || À dos de chameau. || Les stations de la « Trade Road ». || Ramzan, le fumeur d’opium. || Un soir de deuil à Merui. || Le désert de la soif. || Une étape au clair de lune. || Robat et la frontière de Perse. || La douane de Koh-i-Malek-Siah.
* * *


A près un séjour d’une semaine à Quetta[1] où j’avais pu, grâce au concours des autorités britanniques, organiser sans trop de difficultés la caravane qui devait m’emmener jusqu’au Seïstan, je me mettais en route le 3 novembre et, par le chemin de fer de Nouchki, je gagnais la petite ville de Mastung, où m’attendait le major Benn, agent politique du Béloutchistan. C’est en compagnie de cet officier particulièrement aimable que je fis une pointe de 130 kilomètres vers le sud afin de visiter Kélat.

Nous voici donc en route pour la capitale, à travers des plateaux dénudés et grisâtres qu’encadrent au loin de hautes falaises de granit. Le paysage est d’une monotonie désespérante, mais nous avançons à bonne allure dans de légers véhicules, baptisés par les Anglais du nom pittoresque de « tam-tam » et, dès le début de la seconde étape, nous avons l’apparition de Kélat. Au milieu d’une plaine chauve et désolée, se dressent bâties sur un piton rocheux les hautes murailles d’une citadelle du Moyen âge, et c’est une vision inattendue, étrange même, en ce pays de musulmans nomades, que celle d’un pareil château fort avec ses donjons, ses meurtrières et ses machicoulis.

Reçus à quelque distance de la ville par le conseiller politique[2] du prince accompagné d’une suite brillante, nous gagnons d’abord un élégant bungalow[3] — résidence d’été du major Benn — où une collation nous a été préparée. Le pavillon britannique flotte déjà au-dessus de la petite maison blanche et le canon tonne là-haut sur les vieilles tours qui nous dominent, saluant de ses coups répétés les couleurs de l’Union Jack.

Nos tam-tam n’étant pas assez protocolaires, c’est dans la voiture même du Khan, superbe landau admirablement attelé[4], que nous nous rendons au château sous l’escorte d’une troupe de cavaliers béloutches qui font parader leurs chevaux en une fantasia échevelée. Nous mettons pied à terre devant une grande
CHAMEAU TIRANT L’EAU D’UN PUITS, PRÈS DE KÉLAT.
porte — entrée de la première enceinte — au cintre de laquelle sèchent d’innombrables quartiers de moutons, puis, par une ruelle étroite bordée de petites boutiques, nous gagnons l’escalier qui conduit à la forteresse. Un aide de camp du prince nous y attend ; il nous précède et nous grimpons à sa suite sur des rochers vaguement taillés en forme de marches, à travers un dédale d’étroits couloirs de plus en plus sombres qui tournent constamment dans l’épaisseur des murailles. Une poterne s’ouvre devant nous, un poste présente les armes, et nous grimpons encore par une sorte de tunnel creusé en spirale, avec l’impression de pénétrer dans quelque palais enchanté d’où l’on ne pourra plus jamais sortir…

Soudain la clarté du jour nous éblouit : nous venons de surgir, comme par une trappe, au milieu d’une terrasse ensoleillée où le prince entouré de sa garde d’honneur nous tend la main pour la bienvenue. D’un geste il nous invite alors à franchir l’entrée de ses appartements et nous prenons place sur des fauteuils rangés en demi-cercle, dans une salle aux murs blanchis de chaux que décorent simplement quelques miroirs de pacotille et des appliques de verroterie.

Mahmoud Khan n’a rien de la gravité majestueuse des Orientaux ; ses yeux pétillent de malice et, sans souci de l’étiquette, il rit aux éclats en se trémoussant sur son fauteuil… Après les compliments d’usage, il voulut bien nous dire combien il se félicitait de recevoir pour la première fois des Français dans sa capitale et il ajouta : « Nul n’ignore chez nous que la France est à l’Europe ce que la Perse est à l’Asie, c’est-à-dire le berceau de la civilisation, de la littérature et des arts. » Puis, sur cette constatation officielle et définitive, le Khan se leva et je m’inclinai avec gratitude. Ce fut le signal du départ. Son Altesse nous ramena sur la terrasse et nous souhaita, avec la meilleure grâce du monde, un heureux voyage à travers son empire.

Parcourant en sens inverse le labyrinthe des couloirs, dégringolant les escaliers taillés dans le roc, nous sortons bientôt du palais et nous descendons, rendus enfin à la lumière du grand jour, les ruelles en pente, parmi les maisons de terre battue accrochées en essaim aux flancs de la roche seigneuriale. Leurs habitants sont pour la plupart des Hindous Bunniahs et des Brahuis ; quelques-uns cependant appartiennent à la race curieuse des Loris qui sont, comme on le sait, de très proches parents des romanichels de chez nous.

À une époque déjà très reculée, une tribu de Loris quitta le Béloutchistan, traversa la Perse et par la Turquie gagna l’Europe. On retrouve dans le langage de nos bohémiens, affirment les savants qui se sont occupés de la question, beaucoup de mots béloutches. Dans tous les cas, j’ai pu constater par moi-même que le type des Loris de Kélat rappelle de façon frappante celui des romanichels. Là-bas, comme en France, ils se livrent au commerce des chevaux, et leurs femmes sont expertes en l’art d’interroger les astres et de dire la bonne aventure.
VUE GÉNÉRALE DE KÉLAT.

De l’histoire des anciens habitants de Kélat, je n’ai rien appris qui ne fût déjà connu, si ce n’est peut-être une antique légende qui me fut contée, à l’ombre de la forteresse béloutche, par un officier du palais.

Le Béloutchistan, au temps jadis, bien avant qu’il ne devînt une province de l’empire de Salomon, était une très pauvre contrée et les indigènes s’y défendaient mal contre une misère sans remède. Tous les cinq ou six ans la famine s’abattait sur la région et faisait dans ce peuple, pourtant actif et vigoureux, de terribles ravages. C’est qu’au lieu de lutter, de s’ingénier, de forcer la terre à produire pour les aider à vivre, les Béloutches acceptaient ces calamités comme un châtiment de crimes imaginaires, comme une marque certaine, en tout cas, des volontés d’en haut et ils mouraient en souriant, les yeux tournés vers le ciel.

Ils se préparaient même à cette mort toujours attendue avec une tranquillité qui ne manquait pas de grandeur. Leurs maisons, construites un peu comme les habitations persanes d’aujourd’hui, étaient faites de pierres non cimentées, et le sommet de la coupole était soutenu par un pilier central, taillé en pointe aux deux extrémités. Imaginez une coque de noix reposant sur une aiguille. Bien faible abri ! dira-t-on. Oui certes, mais faible volontairement ; abri momentané créé en vue de la mort prochaine. Quand la famine devenait telle qu’il n’était plus possible de vivre, le chef de famille réunissait tous les siens dans la maison autour du fragile pilier ; puis il invoquait les divinités supérieures et d’un coup d’épaule, comme un autre Samson faisant s’écrouler la demeure, il ensevelissait sous l’amas brutal du granit ses descendants radieux qu’il envoyait ainsi calmer leur faim dans l’éternité.

Il eût été fort intéressant pour nous de prolonger cette visite à Kélat, mais outre que le temps pressait, nous ne voulions pas abuser de l’obligeance de notre aimable guide, ni le retenir trop longtemps hors de sa résidence habituelle. Aussi étions-nous de retour à Mastung le 7 novembre et dès le soir du même jour, le train nous débarquait en plein désert, à quelques kilomètres du village de Nouchki.

Sur le quai de la petite gare un groupe solitaire est au repos qui s’anime à notre arrivée. Dominant tout de sa haute taille, un grand diable de Béloutche accourt vers nous des salams pleins la bouche. C’est le vieux chamelier Sher Jan qui connaît comme pas un les routes du désert et qui nous servira de guide jusqu’en Perse. Et voici plus loin, revêtus de pendeloques multicolores, les deux dromadaires achetés pour mon compte à Quetta. Ils nous examinent curieusement de leurs petits yeux fendus en amande et flairant, semble-t-il, avec un peu d’inquiétude les Occidentaux que nous sommes, ils redressent avec un cri rauque et tendent vers nous leurs longs cous flexibles d’animaux antédiluviens.

Peu à peu les divers bagages sont entassés dans les charrettes à bœufs et quand enfin la dernière caisse est chargée, nous grimpons sur nos bêtes et nous
KÉLAT — PORTE DE LA PREMIÈRE ENCEINTE.
allons d’un trot rapide vers la petite ville qui se détache au loin sur un ciel de flammes.

Quelle admirable paix ici et quelle sensation de bien-être ! Est-ce la joie de retrouver l’espace et la pleine liberté du nomade ? Est-ce la satisfaction de voir disparaître dans un lointain violet le panache gris des locomotives ? Mais l’air ce soir nous paraît plus pur et plus léger dans le grand silence des solitudes que troublent seuls le pas cadencé des bêtes et les appels des chameliers.

Au crépuscule mauve, après avoir traversé l’unique ruelle du village, les dromadaires nous déposent devant le bungalow de Nouchki où nous attendait le Tahsildar[5].

Il s’agit, avec son concours, de préparer le prochain départ pour le Seïstan. Les chameaux de bât nécessaires sont déjà réunis. Comme pour les chevaux de nos précédentes caravanes, nous les prendrons en location, ce qui vaut dans le désert une assurance sur la vie. Quant au personnel indigène, il se composera — en dehors de notre vieux Béloutche — d’un jeune interprète qui porte avec une nonchalance toute royale son nom de souverain Émir Schah, son vêtement kaki et le turban gris des Afghans ; puis d’un Hindou grand, maigre et sec, Ramzan Khan, un silencieux aux belles manières qui doit, paraît-il, faire la cuisine.

Le 10 novembre au soir, la caravane est enfin prête à se mettre en route, et les chameliers ayant longuement imploré les bénédictions d’Allah, notre convoi descend vers la plaine déserte au milieu d’un tourbillon de poussière que dorent les derniers rayons du soleil. Bêtes et gens vont très lentement ; leur étape se fera pendant la nuit. Pour nous, demain matin aux premières lueurs de l’aube, montés sur nos « riding camels », nous dirons adieu une fois encore au monde civilisé et, tournant le dos à l’Orient, nous nous enfoncerons dans cette région désolée de laquelle un proverbe dit : Quand le Tout-Puissant créa le monde, il fit le Béloutchistan avec des matériaux de rebut.

J’ai écrit, on s’en souvient, que l’entrée du Pamir était la porte de l’enfer ; aujourd’hui, lorsqu’en fermant les yeux je me reporte par la pensée en face de l’immense désert béloutche, je crois pouvoir dire que cette terre abandonnée de Dieu est comme un purgatoire dont la vue seule doit préparer au repentir. Il semble que Satan, dans sa chute, l’ait balayée d’un coup d’aile emportant tout ce qui devait en être la joie et la clarté. Solitude absolue et sinistre ; région éternellement vide où nulle verdure ne sourit au voyageur ; sol calciné par un soleil brutal et féroce. Rien n’y repose l’œil, rien n’y attire, rien n’y retient. Les pauvres bungalows échelonnés sur la route ne nous offriront, durant cette interminable étape de 800 kilomètres, qu’un abri sommaire, et parfois même nous ne trouverons pas la goutte d’eau potable qu’on paierait d’une fortune aux heures de lassitude et de détresse.
KÉLAT — LA RÉSIDENCE DE L’ÉMIR DU BÉLOUTCHISTAN.

Oui, c’est bien un purgatoire où tout est souffrance et misère, où l’être humain lui-même, né de ce sol perfide, semble être pétri d’une matière à peine malléable. Le Béloutche au teint cuivré est taillé dans le roc ; il est fait d’ombre et de mystère. Son œil noir est impénétrable, sa chevelure sombre l’enveloppe de nuit. Il est muet, hautain et méfiant. Avant d’ouvrir sa porte à l’étranger, il consulte le ciel, y cherchant ce que les nomades ont appelé l’ « Étoile de l’hôte[6] ». Qu’un voyageur, fût-il sur le point d’expirer, se hasarde au seuil d’une tente, l’hospitalité ne lui sera donnée que si l’étoile heureuse l’accompagne et semble dire fais-lui bon accueil. Si Pastre a disparu de l’horizon, le voyageur peut poursuivre sa route ou mourir devant la porte ; la demeure restera close… Ainsi, même chez l’homme, s’est établie comme une loi terrible, la volonté qui ordonne à la nature d’être inhospitalière et farouche.

11 novembre. — Partis dès l’aube, nous cheminons toute la journée sous un soleil de feu, suivant la piste à peine indiquée des animaux de bât qui nous précèdent. De loin en loin quelque tamaris étique, quelque maigre broussaille tente d’accrocher le regard dans cette plaine aride, à travers laquelle s’égrène la lente et paisible théorie de nos chameaux.

Nous marchons toujours vers le sud-ouest où se hérisse la masse noire et curieusement découpée de la montagne du Cheikh Hassan, et le soir venu, à l’heure où les ombres s’allongent, nos grandes bêtes dociles nous déposent, au pied même d’une haute paroi de pierre, devant le bungalow de Mall. C’est une maisonnette en terre battue qui comprend deux grandes chambres ; l’une, réservée aux Européens, possède un lit de sangle, une table, des chaises ; l’autre, où logent les fonctionnaires indigènes, est plus modestement meublée. Le point d’eau comporte, en outre, une boutique tenue par des Hindous Bunniahs et un thana, sorte de bordj algérien, où résident quelques levies béloutches sous le commandement d’un thanadar[7]. Tel est l’aspect des stations que nous devons rencontrer dans le désert, environ tous les 35 kilomètres[8]. Mais déjà l’eau des puits, si elle ne fait pas défaut ici, nous apparaît peu engageante : elle est d’une belle couleur chocolat. Heureusement, sur le conseil des officiers de Quetta et même sur leurs instances, nous nous sommes munis d’un appareil à distiller, encombrant mais combien utile ! on le verra par la suite.

Au matin du jour suivant nous nous mettons en route de bonne heure ; les chameaux vont d’un trot rapide et cadencé à travers une plaine jaunâtre où poussent de petits buissons rabougris. Vers midi, nous faisons halte à l’ombre de vieux tamaris, pour le plus
LA « TRADE ROAD » DU DÉSERT BÉLOUTCHE.
(D’après les itinéraires de l’auteur.)
grand bonheur de nos bêtes qui broutent avec délices leur feuillage odorant et fin.

Plus loin, près d’une mare, le « camelman » me fait mettre pied à terre et, s’approchant de mon méhari dont il flatte le col, il lui tient un long discours en montrant la flaque d’eau saumâtre. Le chameau secoue les oreilles. Sher Jan insiste, se fait persuasif, semble menacer la bête de la colère d’Allah. Il l’invite évidemment à se désaltérer et l’histoire qu’il raconte doit être terriblement émouvante car la monture de Zabieha l’ayant entendue, se précipite dans l’eau boueuse sans se faire prier et s’y vautre jusqu’au poitrail, au grand dommage du cavalier qui n’a pas eu le temps de sauter à terre.

Deux étapes nous conduisent l’une à Padag, l’autre à Yadgar Chah, bungalows analogues à celui de Mall ; dans le dernier, nous passons la nuit du 13 novembre. Mais nous n’y sommes pas seuls. Une colonie de termites est là comme chez elle et nous le fait bien voir. Ce sont d’ailleurs pour moi de vieilles connaissances du Tonkin et nous faisons fort bon ménage.

La route se poursuit dès l’aurore sur un sol toujours hostile, où les buissons se font de plus en plus rares mais où les mirages dansent devant nos yeux brûlés par le soleil et font apparaître à l’horizon comme de beaux lacs bleus qui constamment se replient et s’allongent.

À midi, nous faisons halte auprès du thana en ruines de Karodak, Une grande caravane est installée autour des puits, près de hauts tamaris à la silhouette élégante ; les chameaux rangés en cercle mangent paisiblement leur maigre ration de paille hachée et les conducteurs, las sans doute d’une étape nocturne, dorment à l’ombre des charges étalées. Rien ne dérange l’harmonie de ce tableau à notre approche et nous nous reposons comme eux, sans troubler leur sommeil.

Aujourd’hui, la chaîne de montagnes que nous longions depuis Mall s’éloigne vers le sud, tandis que se rapproche, à notre droite, une longue arête volcanique aux tons bleuâtres… À l’heure où le soleil met comme une gaze dorée sur toutes choses, nos chameaux nous déposent enfin devant les arceaux tout blanchis de chaux neuve du bungalow de Dalbandin.

Je trouve ici un gros paquet de lettres de France. Et c’est une fois de plus — après les longues heures solitaires — la minute d’émotion où, lorsque l’on serre entre ses doigts les minces carrés de papier remplis de pensées chères, de souvenirs, de menus faits de là-bas, on se sent tout à coup moins seul, grâce à la puissance évocatrice de ces petites feuilles noircies et muettes qui en disent tant au cœur d’un ami.

Nous avons décidé de passer une journée entière à Dalbandin pour permettre à tous, bêtes et gens, de reprendre des forces. Un de nos hommes, le maître d’hôtel Ramzan, s’est couché dans un coin à l’écart des autres ; je passais sans le voir, Sher Jan me le montre du doigt en secouant la tête. Le post-master, qui nous a rejoints, me met à ce moment sous les yeux un télégramme que le malheureux adressait en mon nom au
UN PIGEONNIER À NOUCHKI.

NOS DEUX « RIDING CAMELS » À L’OMBRE DES TAMARIS.
Tahsildar de Nouchki, lui demandant de me faire parvenir au plus tôt une dose énorme d’opium. La raison du mal subit qui terrasse Ramzan m’est ainsi nettement expliquée. Il a épuisé sa provision de la funeste drogue et comme tous les fumeurs dont l’intoxication est complète, il ne peut vivre sans sa ration quotidienne de poison. Et le voici paralysé, sans force, inutile ! Pourtant la dépêche ne partira pas, mais je crains bien que le pauvre diable ne parte pas davantage et cette perspective n’est pas sans me causer quelque inquiétude.

Le Sub-Tahsildar de Dalbandin m’offre, pour remplacer Ramzan, un jeune boy de douze ans nommé Dustok. J’accepte… Notre cuisinier est décidément trop souffrant pour que nous puissions songer à l’emmener plus loin ; il va donc rester sous la garde du télégraphiste qui le renverra à Nouchki à la première occasion, à moins qu’il ne s’éteigne, faute d’opium, comme une lampe qui n’a plus d’huile…

Le jeune Dustok ne sait pas faire grand’chose, mais il paraît intelligent et plein de bonne volonté ; cela vaut mieux peut-être qu’une vague science culinaire contre laquelle nous ne pourrions rien. Mais où est Iskandar, le parfait cuisinier, l’ingénieux compagnon, inventif et débrouillard ? Son pèlerinage à La Mecque lui vaudra sans doute une meilleure place en paradis, quant à nous, nous ferons carême, je le crains.

17 novembre. — Dès la pointe du jour, les quelques indigènes qui constituent toute la population de Dalbandin se trouvent réunis devant le bungalow pour nous souhaiter bonne route. Ramzan lui-même, enchanté de ne pas aller plus loin, est là, perché sur ses maigres jambes, coiffé de son petit bonnet noir orné d’un galon d’or. Le frère aîné de notre jeune serviteur est également venu pour faire ses adieux au gamin qui resplendit sous un turban bleu de ciel et sous une veste d’artilleur aux boutons d’argent, ajustée à sa petite taille. Mais le soleil monte, il faut partir. En route donc ! Un dernier salam, et les chameaux s’en vont à petits pas rapides, parmi les cailloux noirs du chemin.

Voici la station de Chakal, au bord d’une rivière desséchée ; puis celle de Sotag où l’eau des puits est affreusement salée. Rien de particulier à noter sur la route, si ce n’est la rencontre de ces rivières sans eau qui, toutes, courent du nord vers le sud-ouest ; elles prennent leurs sources dans le haut massif volcanique qui forme la frontière de l’Afghanistan et se dirigent vers la grande dépression salée, appelée Hamoun-i-Mashkel.

De Sotag, où nous faisons la halte méridienne, la piste de plus en plus accidentée nous amène vers quatre heures au col rocheux qui précède immédiatement le poste de Merui. Bientôt nous apercevons le bungalow, autour duquel se dressent de nombreuses petites tentes blanches ; c’est le campement d’un ingénieur topographe, faisant partie d’un groupe qui opère dans la région. Le pauvre garçon est couché, atteint, paraît-il, depuis deux jours d’un violent accès de fièvre, mais le médecin hindou, qui le soigne et auprès duquel je m’informe, ne semble pas inquiet le moins du monde. Rassurés, nous nous installons dans la pièce contiguë à celle du malade ; malgré les dires du docteur, il doit éprouver des souffrances aiguës, si j’en juge par ses plaintes répétées, profondément pénibles à entendre.

Merui[9] est une station assez importante ; son thana, construit à l’entrée d’une gorge sauvage, est dominé par une étrange tour crénelée, vieille de plusieurs siècles sans doute. L’ensemble est des plus pittoresques, mais tout cela est sec, aride, froid, sans vie et d’une morne teinte jaunâtre qu’aucune verdure n’égaie. C’est immuable et glacial, comme une vision de paysage lunaire.

Je rentre au bungalow où Zabieha a préparé notre modeste dîner avec l’aide d’Émir Schah, l’interprète, et de Dustok, le boy, deux parfaites inutilités qui savent à peine allumer un feu et nettoyer une marmite. Le malheureux ingénieur gémit tellement que je fais placer mon lit sous la vérandah ; peut-être l’entendrai-je moins ainsi et pourrai-je essayer de dormir. En effet, les râles diminuent d’intensité et je commence à croire que la crise se calme et que nous passerons l’un et l’autre une bonne nuit, quand un cri suivi de longs sanglots frappe mon oreille. Est-ce un cauchemar ? Hélas ! j’apprends par Émir Schah que le pauvre garçon vient de rendre le dernier soupir et que les sanglots sont ceux de ses domestiques pleurant la mort de leur maître.

Cette mort a quelque chose de navrant ; s’éteindre ainsi, seul dans un pauvre bungalow, au milieu d’un désert sinistre, loin de tout et de tous, je ne sais pas de fin plus lugubrement triste, plus désespérante, sans les mots qui consolent ou l’adieu ami qui adoucit les derniers moments.

La nuit est merveilleuse et calme : les étoiles scintillent en nombre infini, et le mince croissant de la lune apparaît sur la crête étrangement découpée de la montagne noire qui nous enserre. Sous les tentes toutes proches, on entend rire et chanter les gens de la suite du malheureux ingénieur qui ne savent pas encore qu’il est parti, mais seul cette fois, et pour le grand voyage où l’on n’a pas besoin de guides.

19 novembre. — Comme je sais que plusieurs topographes anglais se trouvent dans les environs et qu’on est allé les prévenir, j’estime que notre présence n’est pas utile ici, et quittant ce lieu de désolation et de mort, nous nous mettons en route à l’heure encore fraîche du matin.

Le sentier remonte d’abord, pendant trois milles environ, la gorge étroite que barre le thana de Merui, puis la coupure s’ouvre, les parois s’abaissent, et nous débouchons dans une plaine immense au milieu de laquelle se dresse, en forme de table gigantesque, le rocher de Gate Barutch. Toujours de nombreuses rivières desséchées, avec quelques palmiers nains et de maigres tamaris. Vers midi, Sher Jan a même le bonheur de découvrir un puits qu’abritent cinq ou six grands dattiers aux longues palmes ; c’est là une
NOS CHAMEAUX DE BÂT DEVANT LE THANA DE TRATOH.

UNE GRANDE CARAVANE EST INSTALLÉE AUX PUITS DE KARODAK.
aubaine dont il faut profiter et nous décidons de faire halte dans ce coin presque frais où il y a comme un soupçon de verdure et de vie.

Pendant que le géant Dustok s’occupe de préparer le feu, Emir Schah se livre à un travail étrange : il construit, dans le sable humide, un petit tunnel de dix centimètres de long, à l’une des extrémités duquel je le vois placer une pincée de tabac qu’il allume ; puis, s’allongeant sur le sol, il met ses lèvres à l’autre extrémité et aspire longuement une bouffée de fumée chaude. Notre interprète, qui n’avait plus de papier à cigarette, vient d’inventer la pipe du désert.

Notre marche reprise, c’est de nouveau et pour le reste du jour le désert morne et stérile. Au coucher du soleil seulement, nous mettons pied à terre devant le bungalow de Chah Sandan, bâti sur les bords de la rivière Amuri, l’une des plus importantes du bassin. Au nord, on aperçoit l’énorme massif volcanique du Koh-i-Naru ; au nord-ouest, très loin sous des nuages pourpres, son frère jumeau le Koh-i-Sultan.

Le 21 novembre, après une journée de repos que les chameliers ont exigée pour leurs bêtes, nous nous remettons en route sur un sol tout parsemé de pierres noires et sans la moindre végétation ; la piste, très dure et caillouteuse, est de plus en plus mauvaise pour les chameaux dont quelques-uns traînent déjà la patte. Devant nous la grande chaîne volcanique, qui court le long de la frontière persane, commence à paraître au-dessus de l’horizon et cette vue nous donne de nouvelles forces, car c’est là le but vers lequel nous tendons et dont chaque pas va nous rapprocher maintenant. Pour la première fois depuis le départ de Nouchki, nous rencontrons des dunes de sable mouvant ; éparpillées dans la plaine noirâtre, on dirait d’énormes tas de blé[10].

Nous voici en vue de Tratoh, but de l’étape ; ici l’eau du puits, qui dégage une forte odeur de soufre, est impossible à boire ; les chameaux eux-mêmes n’en veulent pas. Demain et le jour suivant il en sera de même, et, comme nous étions prévenus, nous avons apporté six outres de Chah Sandan pour ces trois journées de misère. Mais je vois arriver Zabieha, la mine longue : il m’annonce que nos outres sont plus qu’à moitié vides !… Quel est le coupable ? le soleil ou bien les chameliers ? Il faut parer à cet accident au plus tôt sous peine de mourir de soif ; l’appareil à distiller est heureusement là, il va nous servir une fois de plus, et ma pensée reconnaissante va vers les officiers de Quetta qui m’ont engagé à prendre avec moi cet instrument si nécessaire.

Le riding-camel de Zabieha, qui s’était blessé à l’une des dernières étapes, boite de plus en plus ; la sole de l’un de ses pieds est complètement déchirée par les cailloux pointus du chemin. Aussi, malgré la botte en peau de chèvre que lui confectionne Sher Jan, nous ne pouvons plus songer à le faire trotter ; il sera remplacé
UN TROUPEAU BÉLOUTCHE.

ZABIEHA SURVEILLE LES APPAREILS À DISTILLER.
par l’un des chameaux de bât et marchera désormais au pas, derrière la caravane des bagages.

Comme chaque soir, je m’installe sur un de nos tapis devant le bungalow et j’admire le coucher du soleil. C’est l’heure calme et reposante pendant laquelle j’oublie tout — les fatigues de la route, le mauvais vouloir des chameliers, les préoccupations diverses — pour m’absorber dans le charme des choses. Aujourd’hui le spectacle est particulièrement beau : le soleil disparaît au milieu d’un ciel jaune foncé, derrière le cratère du Koh-i-Tuftan ; à droite la masse imposante du Koh-i-Sultan est comme enveloppée de longues brumes couleur de sang. Seul au loin, vers l’ouest, un petit nuage rose irisé, grand comme rien, se colore des tons les plus doux, tranchant sur un ciel qui, du jaune de soufre, passe à l’orange, puis au vert.

22 novembre. — Nous cheminons à travers un immense plateau de couleur noirâtre, parsemé non plus de petits cailloux pointus mais de scories, de pierres ponces et de débris de lave. Pas un buisson, pas le plus petit arbuste dans cette plaine nue où le soleil nous rôtit comme à plaisir, et quand vient la halte de midi, nous n’avons, pour nous abriter de ses rayons brûlants, qu’un petit mur en pierres que Sher Jan élève en hâte. À quatre heures nous sommes devant le bungalow de Nok Kundi[11] ; vite on prépare l’appareil à distiller, car ici l’eau est encore plus mauvaise qu’à Tratoh, et de nos outres, une seule reste encore pleine.

L’étape du lendemain, faite avec deux litres d’eau pour toute provision, nous a conduits jusqu’à la station de Machki Chah où les caravaniers espéraient enfin trouver de l’eau potable. Mais l’espoir était vain : les puits donnent ici une eau atrocement salée et purgative. Notre alambic de campagne, secondé par celui du thanadar, nous a malgré tout permis d’avoir le liquide nécessaire au thé et à la cuisine.

Le 25 novembre au réveil, la pluie fouette les vitres du bungalow ; peut-être cette bienfaisante averse rafraîchira-t-elle l’atmosphère ? nous en aurions grand besoin. La route plus accidentée traverse tout d’abord trois petits cols rocheux, puis circule au milieu d’innombrables cônes qui ressemblent à d’énormes tas de charbon. Quelques kilomètres avant la station d’Hummaï, nous passons entre deux grands rochers et, brusquement, c’est la plaine immense où surgissent çà et là, comme des taupinières géantes, de hauts pitons de couleur sombre. Le soleil est clair, la brise fraîche ; une lumière charmante et douce teinte de façon exquise le paysage qui est comme lavé par la pluie du matin et dont les premiers plans violets et les lointains bleuâtres se détachent sur un ciel d’une pureté infime.

Il est près de deux heures quand nos dromadaires s’agenouillent à la porte du petit bungalow d’Hummaï où déjà sont arrivés les bagages. Soixante-cinq kilomètres nous séparent d’Amalaf et, sur cette longue
EMIR SCHAH, NOTRE INTERPRÈTE, ET DUSTOK, NOTRE BOY, SUR LEURS MONTURES.

UN DES BUNGALOWS DE LA ROUTE : SAINDAK.
distance, affirme le vieux chamelier Sher Jan, il n’existe pas un abri, pas un arbre, pas une goutte d’eau ! Pourvu que les chameaux, épuisés par les marches précédentes, ne nous laissent pas en route. Dans tous les cas, nous emporterons deux outres d’eau distillée, et, pour éviter la lourde chaleur du plein midi, nous quitterons la station le soir même, sitôt après le coucher du soleil.

La petite caravane se met en route à neuf heures par un temps sinistre. Dehors le vent fait rage, de longs nuages noirs courent au ciel en une fuite éperdue vers le sud, et les chameaux affolés poussent leurs vilains cris lugubres. Ici, dans la petite maison, les vitres grincent et vibrent, faisant une chanson aiguë qu’accompagne le sifflement de la tourmente : on se croirait dans la chambre de veille d’un phare, une nuit de grande tempête.

Nous voici pourtant tous sur nos bêtes, face à face avec l’ouragan. Un méhariste du poste nous guide au milieu de hautes dunes de sable mais la piste n’est pas toujours facile à suivre dans l’obscurité et plusieurs fois nous nous égarons. À une heure du matin, je donne l’ordre de faire halte : nous sommes transis affreusement par le vent qui cingle et qui glace, aussi les hommes allument un grand feu de broussailles, et nous nous asseyons tous pêle-mêle autour de la flamme crépitante, heureux de cette minute de bien-être. On repart à deux heures ; le ciel est à peu près nettoyé et nous avançons maintenant plus vite sur un terrain presque horizontal. Nouvel arrêt vers le matin, près d’un amas de bois sec auquel on met le feu incontinent. Tout le monde est très fatigué ; Zabieha s’endort sous l’œil bienveillant des chameaux qui ruminent avec un bruit de castagnettes. Pour moi, le froid m’empêche de fermer les yeux et j’attends, recroquevillé sous des couvertures que la bise transperce, la venue de l’aurore bien tardive en cette saison…

Nous grimpons à présent un long glacis, dominé par une montagne en forme de dent que Skher Jan appelle Nowar-Bargar, puis, par une vallée large et facile, nous atteignons enfin vers midi le misérable thana d’Amalaf. L’étape est franchie, non sans peine ; nous respirons. J’inspecte en hâte les tanières qui servent de logement aux levies du poste, mais tout cela est d’une saleté repoussante. Il est impossible de s’y abriter, même quelques instants, et nous déjeunons, assis par terre, à l’ombre du mur d’enceinte. Comme, d’autre part, l’eau d’Arualaf est terriblement sulfureuse, on décide qu’après un repos on repartira pour la station de Saindak, située à 10 kilomètres plus loin ; là du moins nous trouverons un bungalow, de l’eau potable et des provisions.

En route donc, malgré la fatigue qui nous étreint. On marche doucement afin de pas claquer les bêtes et, par un col peu élevé, on pénètre dans l’étroit vallon, où se montrent au milieu d’un paysage affreusement désertique les constructions grises de Saindak[12].
NOUS NOUS TROUVONS TOUT À COUP EN FACE DE LA PLAINE AFGHANE AU FOND DE LAQUELLE ON DEVINE LA DÉPRESSION DU GOD-I-ZIREH.

LE POSTE DE DOUANES DE KOH-I-MALEK-SIAH SUR LA FRONTIÈRE PERSANE.
Quelques centaines de mètres avant d’arriver, nous rencontrons un tout petit ruisseau, gros comme un fil, mais ce spectacle est si nouveau que nous nous arrêtons en extase… Les chameaux aussi !

Ici la moitié du bungalow est occupé par un télégraphiste indigène qui loge ses chèvres et ses poules dans l’autre moitié. Il faut donc expulser cette ménagerie, avant de pénétrer dans l’unique chambre, où nous sommes malgré tout bien heureux de pouvoir nous mettre à l’abri après une pareille étape.

Surplombant le poste, une montagne noire aux pentes escarpées se dresse vers le sud-est ; elle a nom Sahi-Dag[13], d’où les Anglais ont fait Saindak. On y trouve, m’explique le post-master, du plomb, de l’antimoine et du cristal de roche.

Après deux jours de repos exigés par les caravaniers et que nous avons occupés à poursuivre les chèvres sauvages dans les rochers des environs, nous reprenons notre course vers le Seïstan. De nouveau c’est le désert sans végétation et sans vie, mais un désert chaotique, où des collines d’argile curieusement ravinées nous entourent de leurs innombrables croupes jaunâtres ; puis le décor change, les montagnes s’abaissent, et nous nous trouvons tout à coup en face de la plaine afghane qui se perd dans les lointains vaporeux d’une étrange teinte rosée. Et les chameaux vont maintenant vers le nord-ouest, longeant le bord de cette gigantesque cuvette au fond de laquelle on devine la dépression du God-i-Zireh. Malgré les difficultés réelles du chemin, nous sommes de bonne heure à la station de Kirtaka, bâtie en un site pittoresque sur un éperon qui domine l’immensité nue de ce nouveau désert.

Le soir venu, je me retrouve assis devant la petite maison de terre et j’admire, dans le calme de la journée qui va finir, un paysage que les derniers rayons du soleil teintent d’une ravissante lumière mauve. Accroupi dans une pose gracieuse sur la terrasse du thana, un jeune pâtre béloutche aux longs cheveux en boucles siffle sur son flageolet une petite chanson tremblotante et mélancolique. Tout à côté, un vieillard, la figure barrée de rides profondes, se dispose à dire la prière du soir ; les mains ouvertes et placées l’une à côté de l’autre en un geste d’offrande, il implore les bénédictions d’Allah… Et les notes graves du Nomaz Gar[14] se mêlent au chant grêle du flageolet en une symphonie étrange, à laquelle les cloches de la caravane ajoutent comme un tintement d’angelus.

Novembre est passé, décembre commence. Nous sommes venus coucher le 30 au bungalow de Chah-Mohamed-Reza, en longeant toujours les pentes nord de la chaîne qui domine le désert afghan. Aujourd’hui nous continuons la même route et nous atteignons bientôt la frontière anglo-afghane, que nous allons suivre pendant 5 à 6 kilomètres[15]. Un peu plus loin, la piste qui depuis trois jours suivait la direction nord nord-ouest, tourne brusquement à l’ouest, et pénétrant à travers une gorge bordée de falaises de pudding, elle nous conduit par de nombreux crochets jusqu’à la station de Robat[16]. C’est de façon charmante que nous y sommes reçus par les deux officiers britanniques du poste, et je puis dire que nous avons passé, dans ce coin perdu du Béloutchistan, une des meilleures soirées du voyage.

Robat est situé dans une étroite vallée, au milieu d’un paysage étrangement sinistre. Pas la moindre végétation n’y vient réjouir l’œil ; de toutes parts des murailles de granit qui escaladent le ciel et qui semblent prêtes à vous anéantir entre leurs hautes parois verticales. L’eau des puits est à peine potable et les soldats hindous se refusant à la faire distiller, la fièvre, la dysenterie et même le scorbut ne sont pas chose rare, paraît-il, dans la petite garnison.

Nous sommes ici à 6 kilomètres de la frontière de Perse et à 18 kilomètres du poste de douanes persanes de Koh-i-Malek-Siah. Plus que quelques pas à faire et je me retrouverai dans cet empire du Lion et du Soleil que j’ai quitté le 18 mai à Gaoudan…

Retardés par les chameaux de bât qu’il nous faut changer avant d’entrer en Perse et qu’on n’arrive pas à réunir, c’est à huit heures du soir seulement que nous quittons Robat après avoir pris congé de nos hôtes si aimables : les capitaines Dunscombe et White.

La piste franchit la frontière, puis elle contourne la base du Koh-i-Malek-Siah[17] et s’engage ensuite dans le lit caillouteux d’une rivière desséchée, où mon fidèle méhari bronche à tout instant sur les galets plats qui rebondissent avec un bruit de vaisselle. Tout à coup, il s’arrête et renifle, comme sous l’empire d’une frayeur subite. Un enfant vient de sortir de terre, là, près de moi, et dans un rayon de lune, je le vois tendre une sébile en un geste de supplication. Nous sommes devant un des mazars les plus vénérés de la Perse et ce gamin au turban vert est le gardien du monument. Pendant que nos hommes, descendus en hâte de leurs bêtes, se prosternent devant l’amas de pierres surmonté de perches aux ornements multicolores, je regarde ce tableau curieux qui, sous la pâle clarté lunaire, semble une image de féerie peinte par Gustave Doré. On repart ; des taches claires apparaissent dans la vallée, et bientôt nos dromadaires nous déposent devant la tente du vice-consul britannique de Koh-i-Malek-Siah[18].

À cette heure, tout semble dormir dans le village et dans le camp ; cependant, à l’entrée de la maisonnette de toile, deux gardiens vigilants se présentent soudain à nos yeux étonnés. Ils s’avancent vers nous avec un air de gravité comique : c’est un gros chien de berger et un délicieux petit chat. Tous deux ont le pelage blanc comme neige ; ils hésitent un instant, semblent se consulter du regard… Mais le chien a flairé des amis ; il agite sa queue en panache et le jeune félin, rassuré, vient avec lui se frotter à nos jambes, comme pour nous souhaiter la bienvenue.

Le vice-consul anglais, capitaine Ashraff-Khan, sous la tente duquel nous avons passé la nuit, arrive le lendemain venant de Nasretabad ; officier de l’armée des Indes, il porte avec beaucoup d’élégance le costume européen, sans même y ajouter, comme la plupart des fonctionnaires hindous, la note particulière du turban. C’est un causeur des plus aimables en même temps que des plus érudits. Et pendant des heures, sans lassitude, je l’écoute me parler du Seïstan, de son peuple, de ses coutumes, de ses grandes cités en ruines auxquelles je rêve depuis si longtemps…

Bientôt nous nous remettrons en route et prenant la direction du nord — après cette longue étape vers l’ouest qui commença près de Leh — nous pénétrerons sur les territoires de l’ancienne Drangiane, violant de notre curiosité le mystère des civilisations disparues.

  1. De Rawal-Pindi nous avions gagné Quetta par Lahore et Rahri.
  2. Le Khan à auprès de lui pour le seconder dans la direction des affaires de l’État un « conseiller politique » d’origine afghane, homme de premier ordre à la solde du vice-roi des Indes. L’agent britannique, bien qu’ayant une habitation près de la capitale, n’y vient faire que de courtes apparitions et réside la plupart du temps à Mastung.
  3. 1 899 mètres d’altitude.
  4. Cadeau du Gouvernement des Indes.
  5. Chef de district indigène à la solde du Gouvernement des Indes.
  6. Vénus.
  7. Sous-officier indigène, chef du thana. Los levies forment un corps de cavalerie irrégulière ; ils sont payés par le Gouvernement des Indes.
  8. La route commerciale du désert béloutche a été tracée en 1896 par le capitaine Webb Ware de l’armée des Indes, On ne saurait trop louer les mérites de cet officier qui, malgré des difficultés sans nombre, a pu mener à bien une œuvre aussi considérable.
  9. 850 mètres d’altitude.
  10. Les dunes présentent la forme d’un fer à cheval dont la convexité est tournée vers le nord ; elles n’ont pas plus de 6 à 8 mètres de haut.
  11. Altitude : 620 mètres. Nok Kundi est le point le plus bas de notre itinéraire à travers le Béloutchistan.
  12. 930 mètres d’altitude.
  13. Montagne noire.
  14. Prière du soir.
  15. Des amas de pierres blanchies à la chaux en indiquent nettement le tracé.
  16. Appelée aussi Killa Robat. Altitude : 845 mètres.
  17. Montagne en forme de pyramide au sommet de laquelle convergent les frontières de l’Afghanistan, du Béloutchistan et de la Perse.
  18. Koh-i-Malek-Siah est comme la porte de la Perse du côté des Indes ; aussi, depuis plusieurs années déjà, les Persans y ont-ils créé un poste de douanes, et les Anglais installé un vice-consulat indigène. Le gîte est aussi désolé qu’à Robat, c’est un large couloir orienté nord-sud, dominé à est par une haute falaise rocheuse, à l’ouest par des mamelons caillouteux, contreforts des monts Palan-Kob. Si l’eau y est potable, aucune végétation ne se montre dans la vallée où seules les roches semblent pouvoir croître et se multiplier.