Autour de l’Afghanistan/Préface

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Librairie Hachette et cie. (p. vii-xxvi).

PRÉFACE

* * *


LE PROBLÈME ASIATIQUE


I



I l n’y a pas de plus noble passion que la passion des voyages. Je parle de la passion forte et saine qui arrache l’homme aux douceurs du foyer, qui lui fait surmonter toutes les fatigues et braver tous les périls, non seulement pour connaître l’univers multiple et changeant, pour vivre d’une vie nouvelle dans la clarté des rivages lointains, pour goûter la griserie des longues traversées, l’oppression délicieuse de l’éloignement, la volupté des heures solitaires sous des ciels nouveaux, mais pour étudier et décrire des contrées, des races et des civilisations inconnues, pour essayer de comprendre et de résoudre les grands problèmes politiques et sociaux qui agitent le monde.

Un Arabe, à qui je demandais pourquoi Mahomet avait institué le pèlerinage de la Mecque, me répondit : « Pour obliger ses fils à visiter les lieux saints, mais aussi pour les jeter, au moins une fois dans leur vie, loin de leur berceau. Nous sommes des errants. Les villes sont des prisons.

« Tu connais l’inscription qui est gravée au frontispice du caravansérail d’Abbâs-le-Grand : « Le monde est un caravansérail et nous sommes la caravane. »

« Marche, parcours la terre, écoute et regarde. Voilà le dernier mot de la sagesse. »

Par l’étendue et par l’étrangeté des régions qu’il a parcourues, par son énergie physique et morale, par son intrépide curiosité, le commandant de Lacoste appartient à la famille des explorateurs. Il se place à côté des Bernier, des Tavernier, des Chardin, des Hue, des Gabet, des Bonvalot, des Henri d’Orléans, des Dutreuil de Rhins, des Bonin et des Grillières.

Il n’a pas tenté d’emblée son voyage aux frontières interdites. Il avait déjà tâté l’Asie sur ses confins, par l’Indo-Chine, la Chine, la Mandchourie et la Sibérie, avant d’aborder le massif central.

Son but était, comme il l’a dit lui-même, d’aller vers cette contrée mystérieuse et attirante qui s’appelle l’Afghanistan, de serrer d’aussi près que possible sa frontière infranchissable et de regarder, en passant, par-dessus le mur.

Le commandant de Lacoste a réalisé son projet. Parti de Téhéran, le 27 avril 1906, il gagnait Mesched, capitale religieuse de la Perse, à travers les oasis du Korassan. Il pénétrait dans le Turkestan russe et rejoignait à Askhabad la ligne ferrée du Transcaspien. Il traversait les grands centres commerciaux, politiques et religieux :

Merv, enclose dans ses hautes murailles, au milieu des cultures et des vergers et parmi les vastes ruines qui attestent sa grandeur passée.

Boukhara, la cité populeuse et florissante qui montre avec orgueil ses quatre cents mosquées, ses cent cinquante écoles, sa faculté de théologie musulmane, ses thermes, ses jardins et ses caravansérails, les plus vastes du monde.

Samarkande, capitale et tombeau de Tamerlan, la ville miraculeuse où tout est bleu : le ciel, l’eau des fontaines, les dômes, les minarets, l’ombre des murs, les voiles dont les femmes se parent, les fleurs des jardins et les oiseaux.

Kokand, la ville étincelante de la soie, de l’or et du cuivre.

Le 20 juin il arrivait à Andijan, point terminus de la voie ferrée. Il franchissait en poste le Ferganah, un coin délicieux de la haute vallée du Syr-Daria et le 21 juin il atteignait Osch, d’où il apercevait pour la première fois, par-dessus les cimes neigeuses de l’Alaï, les falaises inaccessibles sur lesquelles s’appuie « le toit du monde ».

Là, il fallut dire adieu aux grandes routes, préparer les campements et les armes, recruter des poneys et des chameaux, prendre des vivres, engager des guides, organiser la première caravane.

À partir de ce moment le voyage du commandant de Lacoste peut se diviser en six grandes étapes :

La Région des neiges et des grandes altitudes ; du col de Taldick (3 520 m.) au col de Beïk (4 700 m.), point où se rejoignent les trois frontières indo-chinoise, russo-afghane et russo-chinoise ; de la vallée du Sarikol à la ville de Yarkand, par des pistes et des sentiers qui se maintiennent à plus de 4 000 mètres ; enfin de la ville de Yarkand à la ville de Leh, capitale du petit Tibet, en franchissant les chaînes de montagnes qui séparent la Kachgarie du Kachmir, par série de cols dont le plus bas est à 5 300 mètres d’altitude.

La région de l’Himalaya et des Hautes Vallées, par Srinagar « la Venise indienne », l’étrange ville aux toits de gazons fleuris et aux jardins flottants.

La région des basses et grasses terres, par la vallée de l’Indus, de Rawal-Pindi à Quetta.

La région désertique du pays béloutche avec ses plaines infinies de lave et de cailloux, de Kélat, Mastung et Nouchki au poste de Koh-I-Malek-Siah.

La région des oasis fluviales du Seistan, par les dépressions fermées qui séparent l’Iran de l’Hindoustan et que submergent, chaque année, les crues des grands fleuves.

La région des steppes persanes aux longues ondulations grises et jaunes que tourmente un vent éternel, où surgissent de loin en loin quelques îlots de rocher, un village fortifié, une citadelle croulante, une maigre oasis.

Le livre du commandant de Lacoste est un journal suivi où le voyageur a noté ses impressions dans un récit rapide et animé et décrit : la topographie, l’aspect, la faune, la flore des régions qu’il a parcourues, la race et les mœurs des peuples qu’il a rencontrés sur sa route. Paysages ardents ou glacés, faits de solitude et de silence, campements mongols, intérieurs tibétains, lamaseries, monastères où tournent sans trêve les moulins à prière, palais de féerie où vécurent des rois de légende, villes mortes, si fières dans leur mélancolie, que fondèrent des conquérants fabuleux, cités florissantes couchées sur la rive des fleuves, villages enfouis dans la verdure aux replis des montagnes, temples, autels, sépulcres, monuments de toute sorte, gardiens de secrets inviolables, pierres pèlerines tombées des sommets et qui, depuis des siècles, poussées par des générations de croyants, accomplissent leur inimaginable voyage vers les lieux saints, châteaux crénelés évoquant les temps féodaux, forteresses embusquées au détour de sentiers sinistres comme des coupe-gorge ou dressées à des hauteurs vertigineuses, comme pour commander les plaines de l’air, le commandant de Lacoste nous donne un dessin précis et coloré de tout ce qu’il voit et toujours il trouve des mots pour traduire les émotions qu’il éprouve et nous faire pénétrer dans l’intimité des choses.


II

Le commandant de Lacoste est mieux qu’un voyageur audacieux et heureux ; c’est un observateur pénétrant, muni de science et de connaissances générales étendues.

Il ne s’est pas contenté d’observer la nature et la physionomie des lieux, le caractère et la race des hommes, il a étudié la situation, l’influence, les forces respectives des nations européennes qui se meuvent autour du massif central asiatique, ainsi que les moyens que ces nations mettent en œuvre pour assurer leur prépondérance[1].

« Il n’existe qu’un héritier de l’Asie centrale, a dit Pierre Ier dans son testament, c’est le Tsar, et nulle puissance dans l’univers ne saurait l’empêcher de prendre possession de son héritage. »

Dès le xviie siècle, la Russie jette ses regards sur l’Inde ; conquérir l’Inde est l’article fondamental de toute sa politique en Orient. Voies commerciales, missions scientifiques, action religieuse, opérations financières, police des routes, organisation des douanes, rectification de frontières, annexions, traités, coups de force à main armée, elle n’a reculé devant aucun moyen pour préparer la réalisation de son rêve, pour se créer des amis, des alliés ou des vassaux.

Elle a concentré dans le Turkestan et en Boukharie des forces imposantes, 80 000 hommes environ, constituées avec des unités de l’armée russe, des régiments de cosaques et des troupes indigènes recrutées dans la région. Elle a construit sur la frontière de la Perse, de l’Afghanistan et du Pamir, notamment à Seraks, Kouchk, Kerki et Termèz, une ceinture puissante d’avant-postes, de citadelles, de forts et de magasins de concentration abondamment pourvus de munitions et de vivres.

Entre Goultcha, Osch et Horok, c’est-à-dire dans la région la plus voisine de la Chine et de l’Inde, elle a établi une double ligne de grand’gardes et de postes d’observation si serrée qu’un contrebandier serait incapable de passer au travers.

Ce système de fortification est complété par un vaste réseau de routes et de chemins de fer stratégiques.

Il y a d’abord les deux grandes lignes qu’on pourrait appeler les voies d’invasion. Le chemin de fer de l’Asie Centrale qui couvre tout le front nord de l’Afghanistan et qui va de la Mer Caspienne au Ferganah, en passant par Askhabad, Merv, Boukhara et Samarkande, et le chemin de fer d’Orenbourg à Tachkent.

De ces deux grandes lignes se détachent deux voies pénétrantes qui descendent perpendiculairement au sud : l’une de Merv à Kouchkt, qui porte les soldats du tsar à vingt lieues de Hérat, l’autre de Samarkande à Termèz et à la passe de Banian ; mais celle-ci, dont la construction a été interrompue, est encore loin d’atteindre la frontière afghane. Indépendamment de ces voies ferrées la Russie peut disposer d’une voie fluviale, l’Amou-Darya, qui met en communication le lac d’Aral et Termèz et de deux routes stratégiques principales, la première qui va d’Andijan à Osch, qui se prolonge jusqu’au poste du Pamir et conduit aux passes de Baroghil et de Yonov, l’autre plus importante qui part d’Askhabad, traverse Mesched et se dirige sur le Seistan et le Béloutchistan.

Devant la menace slave l’Angleterre n’est pas restée inactive. Après s’être maintenue quelque temps sur le plateau du Dekkan, dans la vallée du Gange et sur l’Indus, elle a débordé de tous les points où elle ne rencontrait pas la mer. Elle s’est avancée sans cesse au nord et à l’ouest pour gagner les territoires qui formaient par leur configuration une barrière naturelle et qui pouvaient la mettre à l’abri d’un coup de main. Elle a modifié cent fois sa frontière, employant la diplomatie avec l’argent et, quand cela ne suffisait pas, la force ; ne s’inquiétant ni des droits qu’elle lésait ni des protestations qu’elle soulevait, ne prenant souci que de son intérêt et de la sécurité de son Empire. Elle a complété son œuvre en créant sur le front de ses lignes de défense une série de provinces et d’États-tampon, destinés en cas de conflit à servir de bouclier et à amortir les premiers chocs.

L’Inde est protégée au nord par l’Himalaya et les remparts neigeux de l’Indou-Kouch ; mais elle est mal défendue au nord-ouest et à l’ouest. L’Afghanistan, le Kachmir et le Béloutchistan n’ont jamais arrêté les envahisseurs. Là où ont passé Téglat-Phalasar, Alexandre, Tamerlan, Nadir-Shah, le Russe peut encore passer.

Longtemps l’Angleterre songea à prendre l’offensive et à se porter sur l’Indou-Kouch. Elle semble y avoir renoncé et elle se borne à défendre solidement sa frontière immédiate par une série de postes, de batteries, de forts et de camps retranchés. Ces ouvrages sont échelonnés depuis Gilgit, placé en vigie sur la route qui descend des plateaux du Pamir par les cols de Yonov et de Baroghil jusqu’à Killa-Robat qui surveille le Seistan, en passant par Tchitral qui barre les voies d’accès de l’Afghanistan, Peschawer qui tient les gorges de ’Kaïber que suivirent presque tous les conquérants de l’Inde.

Tous ces points sont reliés au grand réseau ferré qui court du pied de l’Himalaya à l’Océan Indien, en suivant la rive gauche de l’Indus. Quand ces lignes secondaires n’atteignent pas directement les centres qu’elles ont mission de ravitailler et de souder les uns aux autres, elles sont prolongées par des routes stratégiques praticables aux convois et à l’artillerie de montagne. Enfin deux chaussées carrossables, l’une au nord, allant de Rawal-Pindi à Srinagar, l’autre à l’ouest, conduisant de Dera-Ismaïl-Khan au col qui donne passage à la rivière Luni, assurent les communications de l’Empire avec la zone stratégique de la frontière nord-ouest. Mais la clef de la position c’est la contrée que forme l’escarpement oriental du plateau de l’Iran ; c’est l’Afghanistan. Placé entre le Turkestan russe et l’Inde anglaise, hérissé de montagnes formidables, déchiré de gorges profondes, l’Afghanistan commande toutes les routes, tous les cols, ouvre et ferme toutes les portes.

Aussi est-il attaqué, cerné, bloqué de tous les côtés à la fois. Un réseau de routes et de chemins de fer circulaires et de pénétration l’enveloppe comme un filet dont les mailles se resserrent chaque jour davantage. Postes fortifiés, camps retranchés, couvrent sa frontière et lui font une ceinture de fer.

C’est autour de ce massif âpre et sauvage que se croisent et s’emmêlent les fils de la politique asiatique anglo-russe.

C’est là que s’agite l’un des problèmes les plus passionnants de la politique universelle, l’un de ceux dont la situation peut changer l’équilibre du monde.

La Russie n’a qu’un intérêt médiocre à occuper les régions désertiques, les oasis et les hautes steppes de l’Asie, si elle ne doit pas arriver un jour à la mer libre et occuper tout ou partie de la presqu’île hindoustanique et l’Angleterre ne peut, sans cesser d’être l’Angleterre, abandonner à sa rivale la magnifique proie.

Qui l’emportera ? Nul ne saurait le dire.

On voit seulement qu’au jour du conflit, le problème le plus difficile à résoudre sera celui du ravitaillement. L’armée qui aurait ses convois arrêtés ou enlevés dans les défilés, qui aurait ses communications coupées avec sa base d’opérations, courrait le plus grand péril. On peut donc conjecturer que l’issue de la lutte dépendra, dans une large mesure, de l’attitude de l’Émir de Kaboul. Celui qui aura l’Émir aura un maître atout dans son jeu. Pour le moment la chance semble pencher du côté de l’Angleterre. L’Émir Habibullah a envoyé son fils saluer le vice-roi des Indes au lendemain de la bataille de Moukden. Mais quelle est la signification et la portée véritable de cette démarche ?

Il y a entre l’Afghanistan et l’Angleterre bien des causes de ressentiment.

« Les innombrables petites guerres avec Kaboul, le Kohistan, Gil-Saï, les Afridis et autres peuplades de l’Afghanistan, dit Mac-Grégor, contribuent à la réunion de tous les peuples en un seul, l’Afghanistan uni, mais uni dans le sens d’une haine implacable envers nous[2]. »

Mac-Grégor aurait pu ajouter que plusieurs des campagnes auxquelles il fait allusion furent de véritables campagnes d’extermination au bout desquelles il ne resta ni un village, ni un homme debout. De pareils actes laissent de longs souvenirs. Et il y a un proverbe indien qui dit : « Dieu te garde de la vengeance d’un éléphant, d’un serpent cobra et d’un Afghan. »


III

M. Lebedev, officier des grenadiers de la garde, a publié en 1898 un livre qui résume de la manière la plus exacte les aspirations russes en Orient[3].

Dès la première page Lebedev pose en principe que la Russie doit accéder à la mer libre et s’établir sur l’Indus.

Il rappelle les efforts d’Alexis Mikhaïlovitch, de Pierre-le-Grand et de Catherine pour affermir l’influence moscovite dans l’Asie Centrale. Il rappelle les projets d’invasion de l’Inde préparés par l’empereur Paul, par Napoléon Ier et Alexandre après Tilsit, par Tchikhatchev, par Kroulev et, en 1876, par Skobelev. Il assure que ce dernier projet aurait reçu son exécution, si l’Angleterre n’avait pas allumé la guerre et mis aux prises les Russes avec les Turcs dans les Balkans. Il étudie la topographie des lieux, il calcule les forces respectives des parties, pèse leurs chances de succès et démontre que la victoire doit rester aux Russes.

Dans un dernier chapitre il examine les avantages que la Russie peut tirer de cette victoire et il conclut :

« … la solution suivante nous paraît être la plus avantageuse :

« Établir notre protectorat sur l’Afghanistan, avec ou sans l’occupation de ce pays, en tenant tout le Turkestan afghan, ce qui nous donnera une frontière méridionale naturelle, et, en annexant toute la région renfermée dans les limites suivantes : à l’ouest, la Perse ; au nord, les montagnes du Hezareh, notre frontière véritable, une ligne conventionnelle entre Kelati-Gilzaï et Dera-Ismaïl-Khan ; à l’est, l’Indus ; au sud, la mer. Une voie ferrée traversera ce territoire, de la mer Caspienne à Hérat, Kandahar, Djakobabad, Rori et Currachee ; on a déjà parlé des avantages commerciaux résultant de l’occupation de cette contrée. Par l’acquisition du territoire le long de l’Indus, nous pourrons préparer sur ce dernier une position de départ pour l’invasion de l’Inde ; nous aurons ainsi entre les mains l’épée de Damoclès, qui nous donnera la faculté de paralyser toute tentative préjudiciable, que l’Angleterre pourrait tramer contre nous en Europe. De plus, notre situation sur l’Indus obligera les Anglais à renforcer leurs troupes dans l’Inde, à accroître leurs dépenses, et les mettra dans des transes continuelles au sujet de leur domination dans l’Hindoustan. Vraisemblablement, cela nous conduira à l’issue que nous désirons, la conclusion d’une alliance étroite entre la Russie et la Grande-Bretagne, qui sera avantageuse pour les deux puissances. Elle sera favorable à l’Angleterre, parce qu’elle la délivrera de la crainte de perdre l’Inde ; la population de ce pays sera forcée de se soumettre à son sort, puisqu’elle ne pourra plus regarder les Russes comme ses libérateurs, une fois qu’ils seront devenus les alliés des Anglais. Pour la Russie, l’alliance sera avantageuse, parce que, avec l’aide de l’Angleterre, la puissance maritime la plus forte, la situation de la Russie sera raffermie en Europe et que la question d’Orient pourra se résoudre à son profit ; en outre, nos alliés dans l’Inde ne seront plus de fanatiques musulmans ou des Indiens dégénérés, mais des Anglais, la nation d’avant-garde du monde. Selon toute probabilité, les choses n’iront pas jusqu’à une campagne dans le cœur de l’Inde, parce que l’Angleterre ne se résoudra pas à jouer la conservation de ce pays sur un coup de cartes, mais qu’elle acceptera toutes les conditions que nous lui dicterons sur les rives de l’Indus. »

Lebedev est ramené par sa conclusion à l’axiome formulé par Skobelev :

« Plus la Russie sera forte dans l’Asie Centrale, plus l’Angleterre sera faible dans l’Inde et plus elle sera accommodante en Europe. »

En 1902 on était pessimiste à Londres, on ne croyait pas qu’il fût possible d’arrêter la poussée irrésistible de la Russie et on voyait déjà les cosaques campés sur les bords du golfe Persique[4].

Le choc entre les deux nations rivales paraissait inévitable. Mais la guerre russo-japonaise éclate, l’escadre russe d’Extrême-Orient est détruite, la campagne de Mandchourie s’ouvre, le Japon triomphe et brusquement toutes les données du problème sont renversées. Les deux nations qui allaient en venir aux mains mettent bas les armes, concluent une trêve et signent un accord (27 septembre 1907) qui règle leur action en Perse, sur l’un des points où le contact était le plus vif et le plus redoutable.

Les raisons de ce revirement sautent aux yeux. Les victoires japonaises ont remué les masses asiatiques jusque dans leurs couches les plus profondes.

Après Moukden et Tsoushima tous les peuples d’Extrême-Orient ont senti s’éveiller en eux le sentiment, inconnu jusqu’alors, d’une solidarité de race et d’intérêt en face des conquérants occidentaux. Le Japon leur est apparu comme le libérateur de l’Asie.

Si on analyse ce mouvement on constate : dans la région iranienne, Perse, Afghanistan, Kachgarie, une effervescence générale, des aspirations vagues encore, mais partout sensibles à l’indépendance, un affaiblissement marqué de l’influence russe, un sentiment de défiance et d’hostilité à l’égard des étrangers.

« Aux Indes, un large courant national qui renverse les préjugés séparatistes, relâche la hiérarchie des castes et fond dans une action commune les races, les sectes, les villages et les provinces[5]. »

Enfin, du Caucase à la Chine et des provinces transcaspiennes au Pacifique, un mouvement panislamiste qui atteint le point le plus élevé de sa courbe dans l’Inde.

Dans les contrées soumises à la domination russe les idées nouvelles cheminent lentement, car elles s’adressent à des populations disséminées dans des régions désertiques, des steppes, des oasis et des massifs montagneux. Elles se propagent plus vite dans l’Inde où la population est d’une densité extrême et où elles sont recueillies par une élite intellectuelle indigène remuante et nombreuse qui les sème à pleines mains.

À quel obstacle ces idées nouvelles qui ne forment encore qu’un torrent tumultueux vont-elles se heurter ? À l’Angleterre ? Et quelle est à l’heure présente la situation de l’Angleterre ? Cette situation est toujours forte, mais elle n’est plus incontestée.

« Les Anglais, dans l’Inde, sont les représentants d’une civilisation belligérante[6]. » Race hardie, énergique, volontaire et dominatrice pour qui le commandement est un goût et comme un besoin de nature, ils ont imposé par la force, l’ordre, la paix et le bonheur à leurs sujets. Ils ne conçoivent pas qu’il puisse exister un système de gouvernement supérieur à celui de l’Inde et ils sont de bonne foi. Ils ne voient de ce système que la façade majestueuse, la grandeur imposante, la longue durée et les profits qu’il procure à la métropole.

« Qu’on ne laisse jamais oublier les bienfaits de la Pax Britannica dit un ancien lieutenant-gouverneur. Il n’y a guère de pays en Europe où la sécurité de l’existence et de la propriété soit aussi complète que dans l’Inde… il n’en est pas à l’exception de l’Angleterre où l’on jouisse de plus de liberté personnelle et d’une plus grande liberté de penser… partout s’étend la sécurité la plus absolue ; la justice fonctionne sous des lois d’une perfection et d’une sécurité incomparables. En aucune contrée les impôts ne sont plus légers, nulle part le commerce n’est plus libre[7]. »

Stuart Mill allait plus loin. Il professait « que le gouvernement britannique de l’Inde est non seulement de tous les gouvernements que l’humanité ait connus un de ceux qui se distinguent le plus par la pureté de ses intentions mais aussi par les bienfaits que sa conduite a répandus ».

Si on se place au point de vue exclusivement anglais, en ne considérant que le siècle qui vient de s’écouler, sans préoccupation libérale et humanitaire et sans souci d’avenir, il n’y a rien à reprendre à ce jugement.

L’œuvre accomplie dans l’Inde par les Anglais est une œuvre immense. D’une masse confuse et chaotique, ils ont fait un corps organisé. Ils ont apporté avec eux tous les progrès de la science et de la civilisation occidentale. Leur système de gouvernement est un modèle d’ordre, de méthode, d’équilibre ; il réalise, dans la manière forte, l’idéal de la colonisation et laisse bien loin derrière lui tout ce que les autres peuples ont tenté.

Il n’y a qu’une ombre au tableau.

Malgré les inoubliables services rendus par l’Angleterre, aucune fusion ne s’est opérée, depuis les premiers jours de la conquête, entre les vainqueurs et les vaincus. L’antagonisme des races, la divergence des aspirations et des doctrines, le conflit des intérêts vont s’accentuant de jour en jour. Le malaise grandit et une longue plainte monte d’un bout à l’autre de l’Empire. Dans cette paix profonde, sous l’égide de ces lois parfaites, l’Inde dit qu’elle est esclave et qu’elle meurt de misère. Elle dit que la métropole a oublié les nobles traditions des Bentinck et des Macaulay, ainsi que les promesses solennelles qu’elle avait faites en 1830 et en 1858, elle demande la réforme d’un système de gouvernement qui, en drainant au profit de l’État anglais, des industriels, des négociants et des spéculateurs anglais, toute la substance de l’Inde, enrichit les étrangers et ruine les indigènes[8]. Tout cela les natifs le pensaient depuis longtemps, mais ils n’osaient pas le dire. Depuis l’organisation des Congrès nationaux ils se sont enhardis et ils ne craignent plus de faire entendre leurs doléances et leurs vœux. Ces Congrès ont été institués en 1885. Ils doivent beaucoup à Sir William Hunter, l’un des plus nobles esprits de l’Angleterre, l’un des hommes qui connaissent le mieux la question indienne. Ils ont pour but de réunir une fois par an les représentants les plus éclairés de l’Inde, pour étudier les conditions économiques morales et sociales du pays, pour rechercher les moyens légaux et constitutionnels d’améliorer le sort du peuple et de se rapprocher d’un idéal civique et politique plus élevé.

L’administration anglaise a ignoré les Congrès aussi longtemps qu’elle l’a pu. Les mots de contrôle, d’égalité politique, de liberté, que prononçaient les réformateurs indigènes, sonnaient mal à ses oreilles.

Aucun homme raisonnable, disait-on, ne pouvait prendre au sérieux le verbiage et les utopies de ces agitateurs. Lord Dufferin, dans le discours qu’il prononçait au Town-Hall, en décembre 1888, à la veille de prendre possession de l’ambassade de Rome, s’élevait avec hauteur contre les aspirations nationales et les projets de l’opposition, et affirmait que le gouvernement anglais n’était disposé « ni à laisser enchaîner ou limiter son action, ni à permettre à une microscopique minorité de contrôler ses actes et son administration ».

Les idées ont marché plus vite qu’on ne le supposait. Le parti national indien est constitué et on est obligé de compter avec lui à Calcutta et à Londres. L’utopie d’hier pourrait bien être la réalité de demain.

Une question se pose chaque fois qu’on parle de l’Inde. Comment quelques milliers de fonctionnaires et 50 à 60 000 hommes de troupes métropolitaines, appuyées sur 150 000 hommes de troupes indigènes peuvent-ils gouverner et contenir un empire de 300 millions d’âmes ? La réponse nous est fournie par les Anglais eux-mêmes. Le professeur Seeley explique que l’Angleterre ne s’est pas établie dans l’Inde par la conquête, mais par une révolution intérieure qu’elle a inspirée et dirigée, et qui a été réalisée par les Indiens eux-mêmes : « La supériorité de l’Angleterre et son génie d’organisation, si puissant qu’on l’imagine, n’aurait jamais pu la rendre capable de conquérir par la seule puissance militaire le continent de l’Inde avec ses 250 millions d’habitants, s’il s’était trouvé dans ce pays des nations véritables. Le fait fondamental est que l’Inde n’avait aucun sentiment de haine contre l’étranger parce qu’il n’y avait pas d’Inde, par conséquent, au sens exact du mot, pas d’étranger. » Et John Strachey ajoute : « Nous n’avons détruit aucun gouvernement national, blessé aucun sentiment national, humilié aucun orgueil national, parce qu’il n’existait pas de nationalités indiennes[9]. »

Retenons ces paroles. Elles expliquent le passé et elles expliqueront l’avenir.

L’Orient n’était qu’une poussière brillante. Dans un lointain infini s’agitaient confusément des masses humaines que les préjugés de race, de religion et de secte empêchaient de se comprendre et de s’unir. Mais voici que les malentendus se dissipent, que les haines s’apaisent, que les esprits s’éclairent d’un trait de lumière soudaine. Des hommes qui ne connaissaient que le village, la vallée ou la montagne où ils naissaient et mouraient entrevoient tout à coup, dans l’horizon élargi, d’autres contrées où vivent des hommes innombrables pareils à eux, ayant, sinon même langue, même foi et même origine, du moins même destinée. Au frémissement de leur vie collective ils ont, pour la première fois, la révélation de leur fraternité et de leur force. Des races inertes et muettes, depuis des siècles, sortent de leur long sommeil et s’éveillent à la vie. Des nationalités qui s’ignoraient prennent conscience d’elles-mêmes. Des millions d’êtres humains qui vivaient la face tournée vers la terre sous des maîtres étrangers se redressent et rêvent d’un autre avenir. Les masses profondes de l’Asie s’agitent, l’Islam s’organise et se jette résolument dans le courant de la vie universelle. C’est partout comme une immense renaissance, plus profonde et plus vaste que celle du XVIe siècle, qui émeut et rajeunit le vieux monde.

Jusqu’ici on ne s’était préoccupé que du Japon. Sa rapide élévation, la soudaineté de ses victoires avaient frappé tous les esprits. Mais le Japon n’est pas toute l’Asie. Il n’est qu’une vedette hardie et vigilante, placée sur son flanc oriental. C’est sur le continent, dans l’Orient bouddhiste, mahométan et confucianiste que dorment les forces irrésistibles, c’est là que se trouvent les sources inépuisables d’énergie dont nous commençons à peine à percevoir le murmure et qui submergeront l’Europe dès qu’elles sortiront de leur lit.

« La naissance du patriotisme dans l’Inde, écrit M. Piriou, est le fait le plus considérable et le plus neuf depuis l’établissement brahmanique. »

« La guerre russo-japonaise, dit à son tour M. Cheradame, par la nouveauté et la grandeur des problèmes qu’elle pose soudainement, ouvre une ère nouvelle de l’histoire du monde. »

Lord Curzon et les hauts fonctionnaires de l’Inde, qui ont une si grande responsabilité dans la préparation de cette guerre, car ils ne cessèrent, dans la période de tension, d’exciter le jingoïsme de leurs compatriotes et le chauvinisme japonais, n’avaient pas prévu ce résultat. Plusieurs nations européennes ne furent ni plus clairvoyantes ni plus sages.

Le gouvernement anglais avait vu plus juste. Le roi Édouard VII et ses ministres suivirent dans toute cette affaire une politique prudente, loyale et humaine ; mais ils ne purent contenir l’opinion publique entraînée par les impérialistes et les spéculateurs de Londres[10].

Toutes les fautes se payent. Le problème indien est posé et avec lui tout le problème asiatique.

Il n’intéresse pas que l’Angleterre ; il s’impose à l’attention de toutes les nations occidentales.

Georges Leygues.
  1. Commandant de Lacoste. La Russie et la Grande-Bretagne en Asie centrale. Bulletin du Comité de l’Asie française, 1907.
  2. Mac-Grégor. La Défense de l’Inde.
  3. Lebedev. Vers l’Inde.
  4. Victor Bérard. Revue de Paris, 1905.
  5. E. Piriou. L’Inde contemporaine.
  6. James Stephen.
  7. John Strachey. India.
  8. Voir, Victor Bérard : La Révolte de l’Asie. A. Métin : L’Inde d’aujourd’hui. Boell : L’Inde et le problème indien. M. Malabari : India in 1897. A. Filon : L’Inde d’aujourd’hui d’après les auteurs indiens. Piriou : L’Inde contemporaine. Bose : Indu civilisation.
  9. John Strachey. India.
  10. Victor Bérard. Lord Curzon et le Tibet.