Autour de la maison/Chapitre I

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Édition du Devoir (p. 5-8).

I

Autour de la maison



Chaque soir de mai, tante Estelle sortait de la maison, nos trois petits chapeaux dans les mains, et appelait : « Pierre, Toto, Michelle, au “mois”, mes enfants ! »

Et nous accourions du fond du parterre, sautant du hamac où nous nous bercions en chantant. Toto me prenait la main et continuait à crier : « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. » Pierre marchait avec tante. Au premier coin, Toto demandait : « Tante Estelle, veux-tu que nous prenions une course pour voir si Pierre et toi, vous serez à l’église avant nous ? » — Et elle disait oui, nous faisant promettre de marcher sagement. « Parole d’honneur, tante Estelle », criait Toto.

Tante prenait le carré par une rue, nous par l’autre. Aussitôt hors de vue, nous nous mettions à courir comme des fous ! Petit Pierre et tante Estelle étaient encore à une trentaine de pas, quand nous atteignions le coin de l’église. Nous nous arrêtions, gesticulant en signe de triomphe, et lissant nos cheveux trempés. Puis, tante nous rejoignait juste au moment où nous touchions mutuellement nos cœurs essouflés pour voir lequel des deux battait le plus fort ! Elle nous grondait un peu, essuyait nos fronts, et nous entrions à l’église.

Oh ! les tranquilles maisons du bon Dieu à la campagne, et les bonnes petites prières d’enfants heureux !

Ensuite, les retours joyeux ! Le soleil est à peine couché et il ne fait qu’à demi brun. Les petits cousins Ludovic, Jean, Jacques, puis Lucette, Marie, Germaine se joignent à nous. Leurs mamans marchent avec tante Estelle. Nous, nous jouons à la tag.

Arrivés au parterre, nous nous jetons dans l’herbe, et comme les mamans s’installent sur la galerie et que les cousins nous restent, l’un de nous s’écrie : Jouons au but volé !

On commence par « Un, deux, trois, quatre, ma petite vache a mal aux pattes, tirons-la par la queue, elle deviendra mieux », pour savoir qui sera dedans. Alors Pierre ou Jean s’appuie au plus gros arbre, le bras replié sur l’œil droit, le gauche nous suivant à la dérobée. Il crie, escamotant la moitié des chiffres : « un, deux, trois, quatre, six… cinquante ! Ceux qui ne seront pas cachés seront “dedans” ». Il se retourne très vite, fait mine de voir quelqu’un et lance : « Un, deux, trois pour Lucette, derrière la quatre saison ! — je vois sa robe ! » Si, par hasard, c’est Marie qui est là, tout le petit monde sort de sa cachette en hurlant : « Délivrance, délivrance, délivrance ! — encore dedans, petit Pierre ! »

Il se remet à son arbre. Il recommence. « Cinquante, ceux qui ne seront pas cachés seront dedans ! »

Il fait tout à fait noir. Pierre marche à tâtons pour se rendre derrière les chaises où sont les mamans. Il a entendu ricaner.

Mais pan ! — Toto est étendu dans l’herbe, Pierre trébuche, tombe. Toto le retient et de la galerie partent tous les autres à la fine course. « Un, deux, trois pour moi, un, deux, trois pour moi, un, deux, trois pour moi ! »

Toto qui s’est dévoué est dedans maintenant. Lui, son plaisir c’est d’être dedans aussi longtemps que possible et de ne jamais m’apercevoir la première. Il crie : « un, deux, trois, pour Pierre en arrière du contre-vent », quand il sait que Pierre est juché sur la clôture, en arrière du but ! « Un, deux, trois, pour Germaine dans le tambour », lorsque Germaine est dans le hamac ; Michelle, il ne la voit jamais parce que Michelle n’aime qu’à se cacher — pas à chercher les autres ! Pour me donner la chance de toucher le but, de me « délivrer », comme on dit au jeu, il fait semblant de s’accrocher et tombe. Alors, quand c’est trop évident qu’il triche, la chicane prend !

« Maman, Toto n’est pas juste, » et Toto s’exclame : « Tante Estelle, je t’assure que j’ai tombé, parole d’honneur ! »

Les mamans s’aperçoivent alors qu’il est tard, et Toto reçoit des reproches outrageants : « C’est de ta faute si on s’en va se coucher, tu mets toujours la chicane ! »

Toto, penaud, a des remords de m’avoir sacrifié la justice et la bonne entente. Je l’embrasse et lui dis : « Demain tu me laisseras mettre “dedans”. Si ça m’ennuie trop, je ne jouerai plus, faut pas faire fâcher les autres ! »

Les petits amis partis, pendant que tante Estelle allait coucher Pierre, nous avions la permission, Toto et moi, de nous bercer encore dans le hamac. Silencieux, en contemplation devant la grande paix du soir, écoutant les voix mystérieuses des grenouilles, nous nous endormions appuyés l’un sur l’autre !