Autour de la maison/Chapitre XXXVI

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Édition du Devoir (p. 129-131).

XXXVI

Après les érables qui coulaient, la plus grande joie du printemps, c’étaient les rigoles. Quand le soleil avait tellement chauffé la neige qu’elle fondait abondamment, on creusait, de chaque côté du trottoir, de petites et de larges rigoles qui rejoignaient l’égout au prochain coin. La plus grande, celle qui suivait le bord du trottoir devant la maison, et recevait l’eau de la rue et des gros bancs de neige qui s’en allaient, c’était un fleuve. Le fait est que son cours en pente était rapide et qu’elle avait grand air, son flot coulant sur un lit de glace vive, en attendant que cette glace fondît elle-même et laissât voir la boue… Dans le parterre, on apercevait déjà l’herbe par place, et maintenant l’on sortait sans grands bas, en claques seulement. Je me rappelle Marie avec son court manteau rouge feu, au collet de matelot, soutaché de blanc et sa tourmaline qui étalait, sur ses pendants de rubans noirs, deux petits drapeaux entrecroisés.

Au temps des rigoles, nous devenions des empereurs romains, persécuteurs de bonnes femmes de papier ! Notre cruauté naissait à l’arrivée du cahier de mode pour la saison nouvelle, où il y avait à découper de jolies petites filles en robes de couleur. Nous prenions celles qui avaient été nos favorites de l’hiver et qui étaient salies et démodées, et nous les martyrisions. Nous en avions assez pour fournir Toto et Pierre qui se distinguaient par leur rage, leurs cris et leur subtilité dans les tourments à inventer. Marie et moi, nous nous contentions de passer un fil au cou d’une bonne femme, et de la faire descendre dans la rigole en suivant le courant jusqu’au coin. Nous leur tenions un banal discours d’une voix mauvaise et épouvantable, autant que possible : « Ah ! tu as froid, ma petite fille, tu te lamentes, tu es fâchée, mais tant pis pour toi, tu avais beau ne pas te salir. Asteure, noye-toi, noye-toi, noye-toi ! » Lorsque nous arrivions au canal recouvert d’un treillis de barres de fer, nous suspendions les petites filles au-dessus de l’abîme, en déclamant : « Tu vas mourir. C’est fini. Plus de pitié, tu es trop malpropre ! » — Pourtant nous ne les laissions pas encore à l’égout et nous leur faisions remonter la rigole. En chemin, elles se trouvaient à rencontrer, sur des bateaux à voile, leurs sœurs, en mille miettes, victimes réduites en lambeaux par Pierre et Toto !

Devant la maison, nous retirions nos noyées de l’eau froide et nous décidions de les faire sécher. Nous accrochions le fil qui les tenait à l’écorce des arbres ; puis nous les abandonnions pour aller voir si la glace marchait…

Toto et Pierre revenaient du canal où ils avaient abandonné les restes de leurs martyres et, apercevant nos petites pendues qui se balançaient au vent, ils les collaient aux arbres et les tapaient si fort avec des bâtons qu’ils les déchiraient sur l’écorce rugueuse. Et c’était fini pour celles-là. Demain, avec d’autres, on recommencerait, et toutes les « bonnes femmes » qui étaient défraîchies y passeraient.