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Aux Vieux de la vieille/01/03/02

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 53-85).

CHAPITRE ii.

Marengo. — L’Espagne.

Le 9 juin, après avoir réglé nos comptes avec les Autrichiens, nous couchâmes sur leur champ de bataille, et le 10 au matin le rappel battit partout.

Le général Lannes et Murat parurent avec leur avant-garde pour souhaiter de nouveau le bonjour à l’ennemi. Mais ils ne le trouvèrent pas. Au lieu de dormir, les vaincus avaient marché toute la nuit.

Notre demi-brigade finit de ramasser les blessés que l’obscurité nous avait cachés. Autrichiens et Français nous les portâmes à l’ambulance, et nous ne quittâmes le champ de bataille que très-tard.

Nous continuâmes de marcher la nuit suivante. Vers minuit, M. Lepreux, notre colonel, nous fit faire halte, visita nos rangs et nous ordonna de garder le silence le plus absolu. Il paraît qu’il s’agissait de passer sous les canons du fort de Tortonne. Nous traversâmes de longs défilés. L’obscurité était complète ; on ne voyait pas son plus proche camarade.

Bientôt nous arrivâmes dans des terres labourées. Là, il nous fut permis de parler, mais il nous fut encore défendu de faire du bruit et d’allumer du feu. Il fallut se coucher entre de grosses mottes de terre, la tête sur le sac, et dans cette position, attendre le jour.

Le matin, on nous fit partir le ventre vide, et descendre vers des marécages coupés de fossés et traversés par un grand ruisseau. Nous rencontrâmes des villages tout ravagés : pas de vivres ! Les maisons étaient désertes. Nous étions accablés de fatigue et de faim !

Nous sortîmes de ces bas-fonds pour remonter sur notre gauche, et nous trouvâmes un village entouré de vergers et d’enclos. Heureusement, il y avait de la farine, un peu de pain et quelques bestiaux. Sans cela, nous serions morts d’épuisement. On nous dit que ce village s’appelait le village de Marengo.

Le 12, nos deux autres demi-brigades, la 24e et la 43e, vinrent appuyer notre droite, et voilà toute notre division réunie.

Le même jour, au matin, on entendit battre la breloque. Quelle joie pour nous ! Dix-sept fourgons de pain venaient d’arriver : tout le monde voulait aller à la corvée. Mais quel fut notre désappointement : Ce pain était moisi et tout bleuâtre. Pourtant, il fallut s’en contenter.

Le 13, au point du jour, on nous fit marcher en avant dans une grande plaine, et, sur les deux heures de l’après-midi, on nous fit placer en bataille et former les faisceaux.

Notre division comprenait environ 15,000 hommes. Nous étions développés sur le plateau où passe la grande route d’Alexandrie, et nous n’apercevions pas le reste de l’armée, qui était à notre droite, dans des bas-fonds. Nous voyions seulement des aides-de-camp arriver du côté de ces bas-fonds et voler dans tous les sens.

La 24e demi-brigade fut détachée pour pointer en avant, à la découverte. Elle marcha très-loin et finit par rencontrer des Autrichiens. Même elle eut avec eux une affaire très-sérieuse. Elle fut obligée de se former en carré pour résister à l’effort des ennemis. Bonaparte l’abandonna dans cette position terrible. On prétendit qu’il voulait la laisser écraser. Voici pourquoi. Lors de la bataille de Montebello, cette demi-brigade ayant été poussée au feu par le général Lannes, commença par fusiller ses officiers. Les soldats n’épargnèrent qu’un lieutenant. Je ne sais au juste quel pouvait être le motif de cette terrible vengeance. Le consul, averti de ce qui s’était passé, cacha son indignation. Il ne pouvait sévir en face de l’ennemi. Le lieutenant, qui avait survécu au désastre de ses camarades, fut nommé capitaine, l’état-major recomposé immédiatement. Mais néanmoins on conçoit que Bonaparte n’avait rien oublié.

Vers les cinq ou six heures du soir, on nous envoya pour dégager la 24e. Quand nous arrivâmes, soldats et officiers nous accablèrent d’injures, prétendant que nous les avions laissé égorger de gaieté de cœur, comme s’il dépendait de nous de marcher à leur secours. Ils avaient été abîmés. J’estime qu’ils avaient perdu la moitié de leur monde, ce qui ne les empêcha pas de se battre encore mieux le lendemain.

Cette escarmouche éclairait la situation. Il n’y avait plus de doutes, l’ennemi était devant nous. Il s’était caché dans la ville d’Alexandrie.

Toute la nuit nous restâmes sous les armes.

On plaça des avant-postes le plus loin possible et des petits postes de quatre hommes encore plus en avant. Deux de ces derniers furent surpris le 14 à deux heures du matin et égorgés par les Autrichiens.

Aussitôt la générale battit sur toute la ligne. On ne peut se faire une idée de l’effet que le son des tambours, à cette heure matinale, produisit sur nous. C’était un frisson comme celui qu’éprouve le soldat au premier coup de canon. Chacun s’élança sur les faisceaux ; il semblait que l’ennemi était à deux pas de nous. On ne se croyait en sûreté que le fusil à la main, et dans les rangs de ses compagnons.

Les lignes se formaient dans toute la plaine ; c’était un branle-bas général. De ma vie je n’oublierai ce moment. J’étais encore jeune soldat, et je n’étais qu’à moitié aguerri. D’ailleurs, je n’ai pas la prétention de soutenir que les premiers instants d’une bataille m’aient toujours laissé indifférent et calme ; je prétends, au contraire, que le plus brave soldat ressent, dans cette occasion solennelle, une émotion voisine de la peur.

À quatre heures environ la fusillade retentit sur notre droite. Les aides-de-camp du général Lannes vinrent nous assigner notre ligne de bataille. On nous fit rétrograder derrière une belle pièce de blé qui se trouvait sur une éminence et qui nous masquait un peu.

Nous attendîmes quelque temps, dans l’inaction. Tout-à-coup, les tirailleurs ennemis sortent des marais et des saules placés en face de nous. L’artillerie commence son feu.

Un obus éclate dans la première compagnie et tue sept hommes. Un boulet frappe le gendarme qui était d’ordonnance près du général Chambarlhac. Ce dernier se sauva à toute bride, et nous ne le revîmes pas de la journée.

Il vint à sa place un général dont je ne puis savoir le nom ; petit, bien fait, portant de belles moustaches blondes, montrant beaucoup de bravoure et d’activité. Déjà, dans la matinée, son cheval avait été tué. Il était à pied, s’approcha du colonel Lepreux et lui demanda où était Chambarlhac. Sur la réponse du colonel, il prit le commandement de la division.

À peine était-il à notre tête, qu’il s’avança vers la première compagnie de grenadiers dont je faisais partie, nous fit mettre sur un rang, et nous lança pour attaquer. Marchez, dit-il, ne vous arrêtez pas en chargeant vos armes. Quand il le faudra, je vous ferai rentrer par un rappel. — Cela dit, il court rejoindre sa division.

Mais une colonne d’Autrichiens débusque tout entière des bosquets de saules où elle était cachée, se déploye devant nous, et nous crible de ses feux de bataillon. Notre petit général répond par d’autres feux de bataillon, et nous voilà, entre les deux, sacrifiés !

Je cours derrière un gros saule, je m’appuie sur le tronc, et je continue de tirer dans la colonne ennemie. Je n’y pus tenir longtemps ; les balles venaient dans tous les sens. Je fus contraint de me coucher la tête par terre, pour me préserver de cette mitraille, qui hachait les branches et les faisait tomber sur moi. J’en étais couvert ; je me croyais perdu.

Heureusement toute la division s’avança de mon côté. Je me relevai, et je me trouvai dans une des compagnies de mon bataillon. J’y restai toute la journée, car, de la mienne, il n’y avait plus que 44 grenadiers sur 174 : le reste tué ou blessé !

Au bout de quelques instants, nous fûmes obligés de reprendre notre première position. Là, nous étions criblés par la mitraille : tout tombait sur nous. Nous tenions la gauche de l’armée, et nous touchions à la grande route d’Alexandrie. C’était la position la plus difficile. Les ennemis voulaient toujours nous tourner et gagner la route qui leur était si utile. Il fallait sans cesse appuyer sur notre gauche pour éviter d’être pris par derrière. Notre brave colonel, M. Lepreux, se multipliait pour nous maintenir, et notre capitaine, M. Merle, qui avait perdu sa compagnie, et qui était blessé au bras, lui servait d’aide-de-camp.

La fumée était si épaisse qu’on ne s’y voyait plus. Les obus mirent le feu dans la grande pièce de blé au milieu de laquelle nous étions. Cela fit une révolution dans les rangs ; quelques gibernes sautèrent. On fut obligé de rétrograder et de se reformer le plus vite possible. Cet accident nous fit beaucoup de tort, et il fallut toute l’intrépidité de nos chefs pour nous rétablir.

Vis à-vis du centre de la division se trouvait une grange entourée de grands murs. Un régiment de dragons autrichiens en profita pour se cacher et fondit sur un bataillon de la 43e demi-brigade. Il l’entoura, le mit en désordre et le fit tout entier prisonnier. Cela fit un trou dans notre ligne, et, comme nous n’avions rien derrière nous, il fallut appuyer sur notre droite pour combler le déficit. Le général Kellermann en fut averti, accourut lui-même avec ses dragons, chargea les Autrichiens et les arrêta pour quelque temps.

Notre position n’en devint pas beaucoup meilleure. L’artillerie nous accablait. Nos rangs se dégarnissaient à vue d’œil. On n’apercevait que des blessés, et les soldats qui les portaient à l’ambulance ne revenaient plus. Aussi, pendant que les colonnes autrichiennes recevaient sans cesse de nouveaux renforts, nous nous affaiblissions sans cesse et personne ne venait nous soutenir, Nous ne voyions derrière nous que la plaine encombrée de mourants et de porteurs.

À force de tirer, nous ne pouvions plus faire descendre les cartouches au fond de nos fusils. Les officiers, désespérés, nous indiquèrent un singulier remède à ce malheur nouveau. Il consistait à p…r dans le canon et à le sécher ensuite, en brûlant de la poudre non bourrée.

Les munitions commençaient à manquer, nous battimes en retraite, mais en bon ordre. Déjà nous avions perdu une ambulance, quand tout à coup 600 hommes de la garde consulaire arrivèrent avec des cartouches dans leurs sarreaux de toile et dans des couvertures attachées à leurs épaules. Ils passèrent derrière les rangs et nous firent la distribution. Alors le feu redoubla.

Dans ce moment, nous avions déjà beaucoup rétrogradé. Nous étions au beau milieu de la plaine. Plus de saules, plus de ravins : un buisson de place en place. Nous apercevions une grande partie de l’armée, et surtout nous voyions parfaitement la garde consulaire.

Bonaparte ne tarda pas à paraître. Sa présence était un gage de sécurité, un motif de confiance, une occasion d’enthousiasme inouï.

Il fit mettre sa garde en ligne au centre de l’armée et la fit marcher en avant. Tantôt elle se formait en carré, tantôt elle se déployait en bataille : et de suite elle arrêta l’ennemi. Les beaux grenadiers à cheval se précipitèrent au galop, et culbutèrent la cavalerie autrichienne. Leurs efforts nous donnèrent du répit pendant une heure.

Mais ne pouvant pas tenir contre la garde consulaire, les dragons autrichiens se rabattirent sur nous. Ils enfoncèrent nos premiers pelotons et nous sabrèrent. Je reçus un coup sur le derrière de la tête, si fort, que ma queue en fut coupée par la moitié, Heureusement j’avais la plus grosse du régiment ; il fallait une aune de ruban et une demi livre de poudre pour l’arranger : du reste à 72 ans, j’ai encore tous mes cheveux.

Grâce à ma chevelure, je fus sauvé. Le coup effleura seulement la chair, après avoir coupé l’habit et entamé l’une de mes épaulettes. Je tombai à la renverse dans un fossé.

Kellermann accourut. Trois fois il chargea à la tête de ses dragons. Il les menait et les ramenait : et toute cette cavalerie passait par-dessus moi qui étais étourdi dans mon fossé.

Quand je repris mes sens, je me débarrassai de mon sac, de ma giberne et de mon sabre, et je saisis au passage la queue du cheval d’un dragon français qui faisait retraite. Ce cheval m’emporta. Je faisais, pour le suivre, des enjambées énormes, et bientôt je tombai roide ne pouvant plus souffler.

Mais Dieu merci, j’étais au milieu des lignes françaises. Je retrouvai facilement un fusil, un sac et une giberne, la terre en était couverte ; et je repris mon rang dans la deuxième compagnie de grenadiers de mon bataillon.

Le capitaine vint me serrer la main. Je vous croyais perdu, mon brave, dit-il. Vous avez reçu un fameux coup de sabre. Car vous n’avez plus de queue. Votre épaule a bien du mal. Vous devriez vous mettre en serre-file.

— Non, répondis-je, j’ai une giberne pleine de cartouches et je veux me venger sur le premier cavalier que je pourrai joindre. Ils m’ont trop fait de mal ; ils me le paieront tôt ou tard !

Cependant la retraite continuait et nous étions prêts à lâcher pied. Grâce à la contenance de nos chefs, nous arrivâmes jusqu’à midi sans être entamés. Regardant derrière nous, nous vîmes le consul qui était assis sur la levée du fossé de la grande route d’Alexandrie. Il était seul, avait la bride de son cheval passée dans son bras et faisait voltiger de petites pierres avec sa cravache. Il ne semblait pas voir les boulets qui roulaient sur la route. C’était son habitude. Jamais il ne songeait à sa vie. Je ne l’ai vu qu’une seule fois s’abriter contre les feux ennemis ; c’est à Eylau, derrière l’église.

Quand nous fûmes près de lui, il monta sur son cheval, et partit au galop derrière nos rangs, du courage, soldats, criait-il. La réserve arrive ! tenez ferme ! Il se dirigea vers la droite de l’armée, et partout sur son passage les soldats de crier : Vive Bonaparte !

Les Autrichiens redoublaient d’efforts, ils voulaient percer notre ligne. Les feux de bataillon par échelons en arrière les arrêtaient bien. Mais ces maudites cartouches descendaient mal dans les canons de nos fusils, et il fallait recommencer à les décrasser, comme je l’ai déjà dit. Cela nous faisait perdre du temps.

Mon brave capitaine Merle, vint à s’approcher du deuxième bataillon : et le Capitaine de ma nouvelle compagnie, lui dit, j’ai là un de vos grenadiers.

— Où est-il, faites-le sortir que je le voie… Ah c’est vous, Coignet  ! je vous croyais mort. Je vous avais vu tomber dans le fossé.

— Il est vrai qu’ils m’ont donné un fameux coup de sabre. Tenez, voyez, ils m’ont coupé ma queue.

— Allons, tâtez dans mon sac et prenez mon sauve-la-vie. Vous boirez un coup de rhum pour vous remettre et ce soir, si nous y sommes, je viendrai vous rejoindre. Mon domestique vous retrouvera.

— Merci, mon capitaine, me voilà sauvé pour la journée, je vais joliment me battre.

— J’ai voulu le mettre en serre-file, reprit mon nouveau chef, il n’a jamais voulu.

— de le crois bien, s’écria l’autre. Je le connais. Il m’a sauvé Ja vie à Montebello ! et en disant ces mots, il me prit la main.

Que c’est donc beau la reconnaissance ! j’en sentirai le prix toute ma vie.

Nous avions beau faire, Nous étions forcés d’abandonner cette belle plaine de Marengo, et nous baissions l’oreille. Il était deux heures, au dire de nos officiers, la bataille comme perdue, lorsqu’il arrive un aide-de-camp ventre à terre, demandant où est le consul et annonçant la réserve. Le consul lui-même passe un peu plus tard en nous criant de tenir ferme que nous allions être secourus,

Nos pauvres petits pelotons, harassés de fatigue, se raniment à ces mots. Chacun tournait les yeux du côté de Montebello, vers l’endroit où devaient paraître nos sauveurs. Enfin des cris retentissent partout : Les voilà ! les voilà !

La division du général Desaix s’avançait l’arme au bras. L’artillerie était placée dans l’intervalle des demi-brigades, et un régiment de grosse cavalerie fermait la marche.

Elle arrivait sur cette même route d’Alexandrie pour laquelle nous combattions depuis le matin. Nous la voyions parfaitement, parce qu’alors nous étions à l’extrémité du plateau de Marengo, à l’endroit où le terrain s’incline et descend. Nous apercevions la division Dessaix au-dessous de nous. C’était comme une forêt de baïonnettes.

Quant aux Autrichiens, moins avancés que nos pelotons, ils étaient trompés par le pli du terrain, et ne soupçonnaient pas l’arrivée de notre renfort.

Pour comble de bonheur, Desaix, en s’approchant de nous, trouva, pour se mettre en bataille, une position qui semblait avoir été choisie d’avance. À sa gauche, s’élevait une haie gigantesque, perpendiculaire à la grande route, protégée par une espèce de talus et derrière laquelle toute les troupes se cachèrent. On ne voyait même pas la cavalerie.

Voulant tromper l’ennemi jusqu’au bout, nous continuâmes de battre en retraite. Et les Autrichiens nous suivaient, marchant comme s’ils faisaient route pour aller chez eux, le fusil sur l’épaule. Ils ne s’occupaient plus de nous, ils nous croyaient tout à fait en déroute.

Déjà nous avions dépassé la division du général Desaix d’environ trois cents pas. Eux étaient sur le point de la dépasser aussi. À ce moment, nous entendons retentir le commandement : Feux de bataillon, oblique à droite !… La foudre part sur la tête de colonne des Autrichiens. La mitraille et les obus pleuvent sur eux. La charge retentit partout. Chacun de nous fait demi tour, et de courir en avant. On ne criait plus, on hurlait !

Les intrépides soldats de la neuvième passent comme des lapins au travers de la haie et fondent sur les grenadiers Hongrois à la baïonnette. Ils ne leur donnent pas le temps de se reconnaitre. Le 30e et le 59e se précipitent avec eux et le régiment de grosse cavalerie frappe le dernier coup. Tout le monde fit son devoir, mais les soldats de la neuvième par-dessus tous les autres.

En vain la cavalerie autrichienne voulut rétablir le combat. Les débris de la nôtre se réunirent, et la nirent dans un tel désordre, qu’elle se sauva dans Alexandrie, abandonnant le reste de l’armée. De ce moment nous eûmes beau jeu !/

Cependant, une division ennemie vint encore de l’aile droite fondre sur nous. On croisa la baïonnette et nous les renversâmes. En parant le coup que me portait un grenadier autrichien, je relevai son arme, qui m’effleura le cil de l’œil droit et me fit une légère incision : moi, Je ne le manquai pas.

Le sang me couvrait l’œil, mais c’était peu de chose. Il paraît seulement que ce jour-là ils en voulaient à ma tête. Je continuai de marcher. Je ne sentais pas mon mal.

Notre position s’était bien modifiée. Nous avions les trois quarts de la plaine derrière nous, et devant, une armée en pleine déroute. Fantassins, voitures, cavaliers, artillerie, tont était pêle-mêle. C’était à faire pitié.

Nous les poursuivîmes jusqu’à neuf heures du soir. Nous les jetions dans des fossés pleins d’eau. Arrivés près de la rivière, ils trouvèrent le pont obstrué de voitures et de canons. Ils ne pouvaient plus rentrer dans Alexandrie, et se noyaient, en essayant de passer aux gués. Nous les tenions à notre discrétion, et parmi leurs équigages, nous prenions ce que nous voulions.

La nuit seule nous arrêta, Toute l’armée, à l’exception de la division Desaix, était dans an état de lassitude incroyable. La plupart des soldats n’avaient pas mangé depuis la veille. Nous avions passé la journée à mordre dans nos cartouches. C’était notre seule nourriture. Nous étions noirs de poudre, Nos jambes étaient si roides, qu’après un instant de repos nous ne pouvions plus nous relever. Vers les dix heures, mon capitaine Merle m’envoya chercher par son domestique pour me faire souper avec lui, Là, mes blessures furent pansées, ma chevelure remise en état, mes forces ranimées ; j’avais plus de bonheur que mes pauvres compagnons.

Le lendemain, des parlementaires sortirent de la ville d’Alexandrie, demandant à aller au quartier général du premier consul pour obtenir une suspension d’armes.

Quand ils se présentèrent, ne sachant ce dont il s’agissait, nos soldats tirèrent sur eux. Mais on s’expliqua bien vite, et on les conduisit, sous bonne escorte, au château dans lequel le consul était retiré. À la nouvelle de leur mission, la joie éclata dans tout le camp. Malgré la victoire de la veille, nous étions peu désireux et même parfaitement incapables de recommencer.

Je dis à mon capitaine : — Voudriez-vous me permettre d’aller au quartier-général, avec un de mes camarades ?

— Pourquoi faire ?

— J’ai des connaissances dans la garde.

— Mais c’est bien loin d’ici.

— Peu importe. Nous serons bientôt de retour. Je vous le promets.

— Eh bien ! allez.

Nous voilà partis le sabre au côté, et, arrivé à la grille du château de Marengo, je fais demander un maréchal-des-logis de la garde qui fût ancien dans le corps. Un bel homme se présente. — Que me voulez-vous, me dit-il.

— Je désirerais savoir si vous avez été dans la garde du directoire.

— Oui, j’y étais.

— Eh bien, c’est moi qui ai dressé vos chevaux et qui les ai montés au Luxembourg quand M. Potier vous les a vendus. Vous devez vous rappeler tout cela.

— C’est vrai, me dit-il ; entrez, je vais vous présenter à mon capitaine.

Le capitaine me reconnut, il me traita avec la plus grande bonté, me fit voir tous les chevaux que nous lui avions livrés jadis, et me demanda si j’avais besoin de quelque chose. Je lui répondis que nous mourrions tous de faim et de fatigue. Il me fit donner une bouteille d’eau-de-vie et cinq pains parmi les meilleurs qu’on put trouver au quartier-général. Je le remerciai, et je me disposai à rejoindre mon corps. Il vint me reconduire avec son maréchal-des-logis jusqu’à la grille du château.

En passant dans la cour d’honneur, un spectacle déchirant s’offrit à nous. Les blessés de la garde étaient là étendus sur la paille, et l’on faisait des amputations. Partout des cris ! Je sortis le cœur navré.

Dans la plaine, c’était bien pis encore. Nous vîmes le champ de bataille couvert de soldats autrichiens et français qui ramassaient les morts, les traînaient avec les bretelles de leurs fusils et les réunissaient. Soldats, chevaux, on mettait tout pêle-méle dans un même tas, et on les brûlait pour nous préserver de la peste. Quant aux cadavres trop éloignés des autres, on se contentait de jeter un peu de terre sur eux.

Nous rencontrâmes un lieutenant qui nous supplia de lui donner du pain, et nous remercia de notre cadeau comme des sauveurs. Il nous conduisit ensuite un bon bout de chemin de peur que nous ne fussions arrêtés et dépouillés.

Quand nous arrivâmes, le capitaine en voyant le paquet dont nous étions chargés se mit à rire,

— Est-ce que vous venez de la maraude, dit-il.

— Oui, capitaine, je vous apporte du pain et de l’eau-de-vie.

— Mais comment vous êtes vous procuré tout cela !

Je lui racontai mon aventure.

— Ah ! me dit-il, vous êtes né sous une bonne étoile.

J’étais, en effet, bien heureux de pouvoir lui rendre la goutte qu’il m’avait donnée la veille, pendant la taille, et le souper auquel il m’avait invité le soir. Je lui observai que peut-être le colonel et le général seraient fort aises de partager notre pain. — Vous avez raison, me dit-il, ils sont comme nous, la faim les dévore. Aussi, après avoir mangé quelques bouchées, il leur porta une miche qui fut très-bien reçue.

Le 16, au matin, le général Mélas nous renvoya nos prisonniers. Il y en avait environ douze cents. Ce fut une grande fête pour nous de les revoir.

Ce même jour, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à défiler devant le premier consul. Chaque soldat couvrit son chapeau de feuillages, en signe de joie et de victoire, et à midi le défilé commença. Bonaparte était à cheval sur cette grande route d’Alexandrie qui nous avait coûté tant de sang et d’efforts. Toute l’armée vint y passer devant lui.

Les débris de notre malheureuse division étaient conduits, comme au jour de la bataille, par notre excellent petit général. Chambarlhac voulut se montrer et reprendre son commandement. Il fut reçu à coups de fusils et n’eut que le temps de s’enfuir au galop. Depuis nous ne l’avons plus revu.

Le 26, nous assistâmes à un autre défilé ; c’était celui des Autrichiens sortant d’Alexandrie en vertu des conventions qui venaient d’être signées par le premier consul, Nous étions frappés de stupeur en voyant passer sous nos yeux cette masse d’infanterie, d’artillerie et de cavalerie. Il y en avait assez pour nous battre à plate couture. Mais heureusement les hostilités avaient cessé. Mélas nous avait abandonné quarante lieues de pays, et des vivres, des munitions, des bagages en abondance extrême.

Notre brigade suivit la dernière colonne des Autrichiens, comme si elle était destinée à fermer leur marche ; nous faisions route ensemble et nos écloppés montaient sur leurs charriots. À la couchée, nous occupions la moitié du village et eux l’autre moitié, ceux-ci à droite de la route, ceux-là à gauche ; nous étions les meilleurs amis du monde.

Nous arrivâmes dans cet ordre jusqu’au pont volant jeté sur le Pô et là nous vîmes un spectacle hideux. Nos maraudeurs étaient entrés dans un château et avaient pris l’argenterie qu’ils y avaient trouvée. Une cantinière la leur avait achetée. Le maître du château, qui avait aperçu les soldats déposant leur butin dans le tablier de cette femme, monta à cheval, vint près du colonel et lui signala la recéleuse. Elle fut condamnée à être tondue, et promenée toute nue sur son âne devant le front du régiment. La punition fut immédiatement appliquée. Huit militaires conduisaient l’âne et la patiente. C’était pitié de la voir, pleurant et tremblant. Le maître du château demandait grâce pour elle. Mais le soldat rit de tout. Au bout de quelque temps, la honte, l’émotion la fatigue produisit sur cette malheureuse l’effet le plus désastreux. Elle inonda tout le dos de son âne. Les conducteurs, qui certes ne craignaient pas l’odeur de la poudre, déclarèrent qu’ils ne pouvaient supporter celle-là. Ils refusaient de continuer leur service et pour s’en débarrasser, ils poussèrent l’âne et la femme dans le Pô. On leur laissa prendre un bain de quelques minutes et on les retira ensuite. La pauvre cantinière fut chassée du régiment. Son malheur excita les regrets de celui même qui était venu se plaindre d’elle. Avant de retourner à son château, il lui donna une bourse pleine d’argent.

Nous passämes le Pô et nous arrivâmes à Crémone, où nous devions tenir garnison pendant les trois mois de trève. C’était une grande ville, entourée de remparts et qui pouvait se défendre contre un coup-de-main. Mais c’est la plus mauvaise garnison de l’Italie. Nous étions couchés sur de la paille en poussière, et dévorés par la vermine. Voulant détruire celle qui me rongeait, j’eus l’idée de faire une cendrée dans une grande chaudière, et de plonger ma veste et ma culotte de tricot dans cette espèce de lessive. Quel malheur pour moi ! Mon drap et mon tricot furent littéralement brûlés, à tomber en lambeaux ; et comme j’avais laissé mon sac sur le champ de Marengo, j’étais exposé à me promener tout nu, comme la pauvre cantinière. Il fallut que mes camarades vinssent à mon secours, et, grâce à leur bonne amitié, je me tirai d’embarras tant bien que mal.

À ce moment, je résolus d’écrire à mon père et à mon oncle pour leur faire part de ma détresse et les prier de m’envoyer un peu d’argent. La réponse fut longue à venir : pourtant elle arriva. Je reçus deux lettres à la fois. Elles n’étaient pas affranchies, et coûtaient trente sous chacune, trois francs à elles deux. N’ayant rien pour acquitter le port, j’empruntai l’argent à un vieux sergent de ma compagnie. Il se chargea en outre de me lire les deux missives. — Si tu étais plus près de moi, disait mon père, je t’enverrais de l’argent. Je ne peux rien faire pour toi, disait mon oncle, j’ai acheté des biens nationaux, il faut que je les paie. — Voilà quelles étaient les charmantes lettres que je reçus. Et moi, pour acquitter ma dette, je fus obligé plus tard, quand la trève eut cessé, de monter quatre gardes aux avant-postes, en sentinelle perdue, à raison de quinze sous par garde, et au risque de me faire égorger. Aussi, de ma vie je n’écrivis plus à mes grands parents.

Bonaparte quitta l’armée d’Italie. Nous étions alors sous les ordres du général Brune, un vaillant officier. Que la France en aie souvent de pareils ! Avec eux, les soldats pourront passer partout.

Notre demi-brigade fut réorganisée. On tira, dans le bataillon, le nombre de grenadiers nécessaires pour compléter notre compagnie. Tous les jours nous faisions des promenades militaires et des exercices. La discipline était sévère.

Mais combien nous aspirions au moment où finirait la trève pour rentrer en campagne. Quand cet heureux jour arriva, ce fut une joie extrême dans toute l’armée. Nous partîmes des premiers pour nous porter sur la ligne des opérations.

En passant dans un gros bourg nommé, je crois, Viédane, nos fureteurs découvrirent, sous une montagne, une cuve énorme remplie de vin. On délibéra longtemps pour savoir comment nous pourrions profiter de cette trouvaille. La guerre n’était pas formellement déclarée. Il y avait danger à violer un domicile ou une propriété quelconque. On décida que l’on ferait un bon, qu’on le présenterait aux autorités du pays et qu’on tâcherait, par ce moyen, d’obtenir d’elles un nombre satisfaisant de rations. Mais qui le signera, s’écrièrent plusieurs voix ? La plume, répondit le fourrier. Et, en effet, écrivant de la main gauche, il signa Laplume. Le lieutenant, consulté, nous autorisa à tenter l’aventure. Le domestique du colonel offrit de compléter notre supercherie. — J’ai votre affaire, dit-il, Je vais prendre le cachet dont le colonel se sert pour cacheter les lettres officielles. Un peu de noir de fumée pour l’empreinte, et vous aurez un bon en toutes règles. — Ainsi dit, ainsi fait. On se présente chez le maire du village, ou chez l’alcade, je ne sais de quel titre on l’appelait. Il n’ose pas se faire tirer l’oreille, et donne immédiatement les ordres que nous désirions. La distribution se fit peu après : nos officiers en rirent de bon cœur. Et voilà comment Laplume nous procura cinq cents rations d’excellent vin.

À Brescia, nous trouvâmes l’armée rassemblée dans une belle plaine, Le général-en-chef nous passa en revue, et, dès le lendemain, nous partîmes pour prendre notre position sur les bords du Mincio. On avait fait de nombreux préparatifs de passage, et l’on s’était décidé pour un point de la rivière que dominaient de notre côté des montagnes très-élevées.

Le passage se fit à l’abri d’un village qui masquait nos troupes, si bien que l’armée autrichienne, malgré qu’elle fût en nombre considérable, ne pût s’y opposer. Mais, une fois sur l’autre rive, les troupes qui s’y étaient postées eurent à soutenir une terrible bataille. Elles furent battues à plate couture et forcées de se replier sur le Mincio avec d’énormes pertes. — Sans doute elles auraient été complètement culbutées si notre position, de ce côté-ci de la rivière, n’avait pas permis de les secourir et de tenir les Autrichiens en respect. Le général Suchet avait là, sur la montagne, cinquante pièces de gros calibre, dont les bordées, passant par-dessus nos colonnes, foudroyaient l’ennemi. C’était une grêle d’obus et de boulets qui pleuvait sans cesse dans leurs rangs.

Nos trois bataillons de grenadiers, restés sur la rive gauche du Mincio, assistaient immobiles à ce terrible spectacle. Nous étions désolés de ne pas pouvoir marcher au secours de nos camarades. Nous apercevions les moindres détails du combat, et nous n’y prenions aucune part !

Le héros de la journée fut un petit voltigeur, qui resta seul dans la plaine après que l’armée eut reculé jusqu’au Mincio, continua de tirer sur les Autrichiens, et de crier en avant, en avant ! son intrépidité ranima celle de sa division. On ne voulut pas l’abandonner seul aux ennemis, la charge battit de nouveau, et on reprit l’offensive. Le général Suchet, témoin comme nous de ce fait d’armes, envoya chercher le petit voltigenr. Venez, lui dit l’aide de camp de Suchet, le général vous demande.

— Et pourquoi ?

— Obéissez à votre général ?

— Mais je n’ai pas fait de mal, je veux continuer à me battre.

— C’est pour vous récompenser de votre belle conduite.

— Oh ! alors je vous suis.

On conçoit qu’un pareil brave fut bien accueilli de tous les officiers, et de tous les soldats. Il reçut du général Suchet la promesse d’un fusil d’honneur.

Cette rude bataille n’était qu’une feinte pour attirer l’ennemi sur un point quelconque du Mincio. Dès le soir, nous nous mimes en route pour rejoindre le général Brune, et passer avec lui la rivière trois lieues plus haut. Là encore nous avions derrière nous de belles hauteurs boisées et nous étions protégés dans notre passage par un moulin.

Les hussards de la mort demandèrent à passer les premiers pour se venger des désastres qu’ils avaient éprouvés à Montebello. Le colonel promit cinquante louis au cavalier qui donnerait un coup de sabre avant lui.

On les fit soutenir par dix-huit cents hommes d’infanterie polonaise, qui, débarrassés de leurs sacs, les suivirent au pas de course, et tombèrent avec eux sur les colonnes autrichiennes. Ils ramenèrent une masse de prisonniers et quatre drapeaux.

Nos trois bataillons de grenadiers s’élancèrent presqu’en même temps. Le premier, dont je faisais partie, était dirigé par le général Lebrun, un bon et brave soldat. Il avait reçu du général Brune l’ordre d’enlever une redoute qui battait sur notre pont et gênait le passage ; nous y marchâmes sans broncher, d’ailleurs nous étions masqués par une petite butte. Les boulets passaient par-dessus nos têtes et notre artillerie, braquée sur les montagnes opposées, éteignait peu à peu les feux ennemis. Quand nous fûmes arrivés à une portée de fusil de la redoute, ils battirent la chamade et se rendirent. Il y avait là 2,000 hommes et deux drapeaux.

La redoute enlevée, toute l’armée passa. On se mit en bataille. Les Autrichiens furent culbutés. Leurs bagages, leurs caissons tombèrent entre nos mains. La frottée fut terrible,

Nous profitâmes de cette victoire pour nous porter sans coup férir jusqu’au-delà de Vérone. Les Autrichiens ne voulaient pas battre trop vite en retraite, mais nos trois bataillons, placés à l’avant-garde, les serraient de près et les poussaient sur la route de Vicence.

C’est alors que je m’occupai d’acquitter mes dettes de Crémone, c’est-à-dire mes malheureux ports de lettre. Je montai la garde aux postes avancés. Nous étions, comme d’habitude, quatre hommes et un caporal. L’adjudant-major vint nous placer et je fus désigné le premier pour faire faction, On me mit dans un pré en me disant ; faites feu sur tout ce qui viendra de ce côté, sans crier qui-vive : ne vous laissez pas surprendre : ne laissez pas surprendre vos camarades.

Me voilà seul, par une nuit profonde, en sentinelle perdue, pour la première fois de ma vie, je ne voyais pas à deux pas devant moi ! j’étais immobile et j’écoutais en serrant convulsivement la batterie de mon fusil. Bientôt la lune se lève, j’étais soulagé d’un grand poids, j’allais voir clair autour de moi, je n’aurais plus peur. Mais tout à coup j’aperçois, à cent pas environ au milieu des feuillages, une forme blanchâtre et singulière, ressemblant à un grenadier hongrois. Rien ne bougeait. Cependant je croyais être sûr de mon fait, j’ajuste du mieux que je peux et je tire… À mon coup de fusil toute la ligne répond. Je pensais que l’ennemi débouchait de tous côtés et je rechargeais mon fusil en toute hâte. Le caporal arriva bien vite avec ses trois hommes, l’adjudant-major ne se fit pas attendre. Nous nous assurâmes que le grenadier hongrois était tout simplement un tronc de saule à moitié moisi, Néanmoins on ne me gronda pas : j’avais fait mon devoir et, dans ma position, il valait mieux trop de vigilance que pas assez.

Les Autrichiens fuyaient toujours devant nous. Nous les poursuivimes jusque près des bords de la mer, ou plutôt près des lagunes de Venise, sans combats ni incidents dignes d’être rapportés.

Un jour, nous reçûmes l’ordre de partir pour Vérone afin d’y célébrer la paix. C’était la fin de toutes nos fatigues, combien grande fut notre joie. Pour la combler, on nous apprit que notre régiment était désigné pour tenir garnison à Paris !

Nous traversämes les magnifiques plaines de la Lombardie jusqu’à Turin. Nous passâmes le mont Genis, et, après bien des jours de marche, nous arrivâmes à Lyon. Lorsque notre régiment se déploya sur la place Belcour, tous les Incroyables, le lorgnon à la main, s’approchèrent de nous et nous demandèrent si nous venions d’Italie.

— Oui, messieurs, répondions-nous.

— Vous n’avez pas la gale ?

— Non messieurs.

— Ah ! vraiment, c’est incoyable.

Et là dessus, ils frottaient leur lorgnon sur la manche de leur habit.

Les autorités de Lyon refusaient, je ne sais pourquoi, de nous loger en ville : mais le général Leclerc, beau-frère du premier consul, les força de donner des billets de logement.

Je me rappelle que le jour de notre arrivée à Lyon on accorda sept congés par compagnie, aux plus anciens soldats de notre demi-brigade. C’est peut-être la seule fois que Bonaparte en ait donnés pendant tout le cours de son empire.

Le lendemain, on nous annonça que nous n’allions pas à Paris, comme nous y comptions, mais en Portugal !

Le général Leclerc nous comprit dans les 40,000 qu’il emmenait de ce côté. Il fallut se résigner, et partir dans un état déplorable. Nous étions mal chaussés, mal vêtus ; c’était encore la République !

De Lyon à Bayonne, nous trouvàmes la route bien longue et nous souffrîmes horriblement de la chaleur. Nous entrâmes en Espagne par le pont d’Irun. Quelques-uns de nos camarades, rencontrant un nid de cigogne, se hâtèrent de le détruire et de prendre les deux petits. Aussitôt les autorités du pays arrivèrent pour les réclamer au colonel. L’alcade dit que ces oiseaux étaient vénérés dans le pays, qu’ils étaient nécessaires pour détruire les serpents et les lézards, et qu’il y avait peine de galère pour ceux qui les tuaient. À la vérité l’on en voit partout, les plaines en sont couvertes. On leur dispose de vieilles roues sur des poteaux, pour les faire nicher, ou bien ils s’installent sur les pignons de tous les bâtiments. On les traite comme un oiseau sacré. Notre colonel, ne voulant pas blesser de pareilles coutumes, fit rendre les deux petits qui avaient été enlevés.

Dès notre première étape, nos soldats trouvèrent du vin d’Espagne à trois sous la bouteille, Ils en burent comme du petit lait, et ils tombèrent ivres morts. Il fallut mettre toutes les voitures du pays en réquisition, et les y charger comme des veaux. Au bout de huit jours, les ivrognes ne pouvaient plus manger leur soupe. Le bouillon ne restait pas dans la cuillère. Ces maudits vins leur avaient donné un tremblement nerveux épouvantable.

Nous gagnâmes Victoria, de là Burgos, de là Valladolid, où nous restâmes très-longtemps couchés dans la vermine. Dans cet affreux pays, ce sont les poux qui font le lit des soldats, à force de remuer la paille. Les trois quarts des Espagnols en sont eux-mêmes infestés. Ils les prennent à la pincée et les jettent par terre, en disant : Que celui qui vous a fait vous nourrisse.

 Valladolid, j’eus le bonheur d’être tiré sapeur, par mon colonel, M. Lepreux. C’était un grand avantage pour un pauvre soldat comme moi, car les sapeurs sont toujours logés avec l’état-major, bien traités, bien soignés. On me donna deux habillements neufs : grande tenue et petite tenue, et le tablier blanc et la hache. Je laissai pousser ma barbe : elle prit bientôt des pro- portions énormes, treize pouces de long !

De Valladolid nous partîmes pour Salamanque, grande ville où nous restâmes encore longtemps à passer des revues et à faire la petite guerre. Notre avant-garde poussa sa pointe presque sur la frontière du Portugal, mais on ne se battit pas sérieusement, et l’on obtint la paix sans difficultés.

Nous rentrâmes en France par la même route que nous avions déjà suivie. Bien que nous ne fussions pas en pleine guerre, il fallait cependant veiller sur nous. Au sortir de Valladolid, les Espagnols nous égorgèrent deux fourriers à coups de masse. Un peu plus loin, près de Burgos, ils eurent l’audace de pénétrer dans le corps-de-garde, placé au logement du colonel, et d’y prendre nos drapeaux pendant que les soldats dormaient. Heureusement le factionnaire finit par les apercevoir : il cria aux armes ! On se précipita à leur poursuite, et nos grenadiers, les ayant atteints, les passèrent au fil de la baïonnette. Voilà quel est le fanatisme de ce peuple !

Nous traversâmes Bordeaux, Tours, et nous arrivâmes au Mans, lieu qu’on nous avait assigné pour notre garnison. Cette ville avait été désolée par la guerre civile, durant la révolution.

La caserne où nous étions logés conservait encore la trace du sang des victimes égorgées. Aussi, quelle joie pour les habitants de voir dans leurs murs un bon vieux régiment qui ne s’était jamais battu que contre les ennemis de la France.

Pendant que nous étions dans cette charmante garnison, notre colonel, M. Lepreux, se maria avec une demoiselle d’Alençon. Il donna, à ce propos, des fêtes magnifiques, et me chargea de porter des invitations dans les campagnes environnantes.

Nous eûmes aussi notre fête à nous. La caserne rendit le pain béni. Ce fut une vraie cérémonie. On fit faire trois civières garnies de velours et chargées de brioches. — Six des sapeurs les portaient. Toutle régiment était à la messe. La femme du colonel quêtait. Elle était conduite par mon brave capitaine Merle, devenu commandant. Le tambour-major servait de suisse, et moi je tenais le plat où se déposaient les offrandes. La quête produisit 900 francs aux pauvres de la ville.

Après la messe, on porta chez le colonel une des civières chargée de pain béni, et l’on fit des parts, avec une branche de laurier sur chaque, et une lettre d’invitation à côté, pour un grand bal que donnait M. Lepreux.

Je fus chargé de procéder à la distribution de ces parts. Deux sapeurs portaient la grande bannette toute pleine de brioches. Is s’arrêtaient à la porte de chaque invité ; je prenais une part et une lettre d’invitation et j’entrais pour les présenter. Dans chaque maison on me donnait tantôt un écu de 6 fr., tantôt un petit écu. Ma tournée dans la ville et les campagnes me produisit 300 fr.

Le colonel voulut savoir si j’avais bien été récompensé. Je lui vidai mes poches. Il partagea la somme en deux et me dit : Voilà d’abord la moitié pour vous ; partagez le reste avec les sapeurs.

Mes camarades ne savaient rien de ce qui s’était passé. Quand nous fûmes de retour à la caserne, et qu’en présence du sergent et du caporal je déposai l’argent sur une table, pour en faire le partage, ils n’en pouvaient croire leurs yeux. Vous avez donc volé la caisse du régiment ! s’écrient-ils. — Non pas, répondis-je, tout cet argent est à nous ; c’est le pain béni qui nous vaut cette aubaine. Partageons.

Nous étions dix ; nous eûmes chacun 45 fr., et cela joint à mes 450 fr. que le colonel m’avait déjà réservés, je me trouvai à la tête d’une petite fortune. Quelle joie inespérée !

Mes camarades, m’attribuant leur bonheur, voulaient encore me régaler. Je n’y consentis pas, et le lendemain je leur payai une bonne bouteille de cognac.

Quinze jours après, je reçus une lettre de Paris. Qu’on juge de ma surprise ! C’était ma chère sœur, qui avait été perdue dans les bois, par notre marâtre, et qui, après bien des traverses, était devenue cuisinière chez un chapelier, place du Pont-Neuf. Elle avait fini par savoir que j’avais servi des marchands de chevaux de Coulommiers, en Brie, et elle avait présumé que la conscription m’avait atteint dans ce nouveau pays. Un parent de son maître était employé dans le ministère de la guerre. Par son entremise, elle fit faire des recherches, et l’on me découvrit dans la 96e demi-brigade.

Un bonheur n’arrive jamais seul. Le colonel et mon commandant Merle m’apprirent que j’avais été porté, avec quelques officiers, pour obtenir une récompense militaire, et que déjà la demande était transmise au ministère. Nous avons rappelé, disaient-ils, la promesse que le premier consul vous à faite à Montebello.

Une autre fois, le colonel me manda près de lui. Voilà, s’écria-t-il, la grande nouvelle arrivée. Vous êtes nommé dans la garde, on va vous faire votre décompte, et quand vous partirez, je vous donnerai une lettre de recommandation pour le général Hulin, qui est mon grand ami.

Ainsi, je marchais de prospérités en prospérités. — J’avais 200 fr. dans ma bourse. — J’entrais dans un corps privilégié, objet de l’admiration et de l’envie de toute l’armée. — Je m’y présentais avec d’excellentes notes et d’honorables protections. — J’allais, enfin, revoir ma sœur, la compagne de mon enfance et de mes premières infortunes.