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Aux Vieux de la vieille/01/04/01

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 87-116).

Ce que je fis comme grenadier à pied
de la garde impériale


CHAPITRE Ier.

Les croix de la Légion-d’Honneur. — Le camp de Boulogne.

J’arrivai à Paris le 2 germinal an XI. On m’avait indiqué comme résidence l’une des casernes de la garde impériale appelée la caserne des Capucins. Elle était située entre la rue Saint-Honoré et les Tuileries tout près de la place Vendôme. La porte d’entrée principale s’ouvrait sur la rue Saint-Honoré, mais il y avait une autre porte sur le grand chemin qui longeait alors la grille des Tuileries et qui depuis est devenue la rue de Rivoli. À côté se trouvait une petite ruelle bordée de murs fort élevés, et qu’on nommait le passage des Feuillants.

Je fus mis en subsistance (provisoirement) dans la troisième compagnie du premier bataillon de grenadiers. Mon capitaine s’appelait Renard ; un guerrier à toute épreuve ! Il n’avait qu’un défaut celui d’être trop petit, mais en revanche il avait une voix de stentor, et, quand il commandait, il paraissait toujours grand.

Il me reçut avec affabilité. Ma grande barbe le fit rire. Si vous aviez plus de taille, dit-il, je vous ferais entrer dans nos sapeurs ; malheureusement vous êtes trop petit. Vous êtes même trop petit pour entrer dans les grenadiers.

— Capitaine, répliquai-je, j’ai un fusil d’honneur.

— Est-ce possible ?

— Oui, capitaine. Le ministre de la guerre m’a écrit lui-même au Mans pour me faire venir dans la garde, et mon colonel, M. epreux, m’a remis une lettre de recommandation pour le général Hulin.

— Oh ! alors, c’est différent. Je vais demander pour vous une audience au ministre et tâcher de vous garder dans ma compagnie.

— Le ministre fera pour moi tout ce qui est possible. C’est lui qui m’a trouvé à Montebello à cheval sur une pièce de canon que j’avais prise. Il est vrai qu’alors je n’avais point de barbe et qu’il ne me reconnaîtra plus ; mais il m’a noté sur son petit calpin vert.

— Vous m’en direz tant que je voudrais déjà être à demain pour voir comment il vous recevra. Revenez demain, à midi, je vous présenterai.

Le lendemain, à l’heure dite, nous partîmes pour le ministère. Lorsque nous fûmes introduits près de Berthier : Capitaine, dit-il de son ton nasillard, voilà un beau sapeur que vous m’amenez-là, que veut-il ?

— Général, interrompis-je, vous m’avez écrit au Mans de venir dans la garde.

— Comment te nommes-tu ?

— Jean-Roch Coignet. C’est moi que vous avez trouvé à Montebello sur une pièce de canon.

— Ah ! c’est toi ?

— Oui, mon général.

— Eh bien ! vas dans les bureaux en face ; tu demanderas le carton des officiers de la 96e demi-brigade, et tu m’apporteras une pièce que j’ai signée et qui te concerne.

Je vais dans les bureaux. Je fais ma demande, Les employés regardaient plutôt ma barbe que de songer à me servir. — Est-elle postiche ? — Est-elle naturelle ? Je fus obligé de la tirer à poignée pour leur prouver qu’elle tenait bien à mon menton. Ils se décidèrent à me donner le paquet dont j’avais besoin, en me disant que ce paquet me faisait honneur.

Je le portai à Berthier, — Vois-tu, dit-il, que je ne t’ai pas oublié. Tu auras une petite machine à ton habit. Et vous, Renard, tâchez de le garder dans votre compagnie, c’est un soldat éprouvé.

Je remerciai le ministre et nous sortîmes. De là, nous allâmes chez le général Davoust, qui était alors colonel-général des grenadiers à pied. Mon capitaine lui expliqua qu’il voulait me garder dans sa compagnie quoique je n’eusse pas la taille, parce que j’avais un fusil d’honneur et de bonnes notes. — Eh bien ! dit le général Davoust, il faut tromper la toise. Voyons combien il lui manque… six lignes !… avec deux jeux de cartes dans chacun de ses bas, on comblera la différence.

Mon capitaine accepta ce conseil avec empressement. Il était vif comme un poisson et menait tout grand train. Il me procura des cartes, m’aida à les arranger sous mes pieds, et le soir je passai sous la toise. Mon capitaine se redressait en face de moi, croyant me faire grandir ; mais je n’avais pas besoin de ses encouragements, je me tenais droit comme un piquet, et, grâce à la ruse employée, je sortis victorieux de l’épreuve. J’étais censé avoir les cinq pieds six pou- ces exigés pour être grenadier : et je fus admis aussitôt dans la compagnie du capitaine Renard. Il était aussi fier que moi d’avoir réussi dans son dessein.

Une fois que je fus admis, il envoya chercher son sergent-major, et lui dit de me placer dans l’ordinaire le plus faible. Nous avons, ajouta-t-il, le plus grand des grenadiers de la garde : nous aurons aussi le plus petit.

— Justement, reprit le sergent-major, le grand est seul en ce moment ; il n’a pas de camarade de lit ; c’est un bon garçon, il faut les mettre ensemble.

Aussitôt dit, aussitôt fait, me voilà avec un gaillard qui avait six pieds quatre pouces ! Quand on me présenta à lui, il se mit à rire et s’écria qu’il pourrait m’emporter en contrebande sous sa redingote.

Je payai ma bienvenue de manière à contenter tout le monde, puis je demandai la permission de sortir, pour faire quelques courses dans Paris.

Mon premier soin fut de voler à la place du Pont-Neuf, chez le chapelier où ma sœur était domestique. J’arrive, je montre au maître de la maison la lettre qu’il avait eu l’obligeance de m’écrire au Mans, et je demande à voir ma sœur Marianne. Attendez un moment, dit-il, votre grande barbe lui ferait peur, je vais l’avertir. Bientôt il revient et m’emmène dans la maison. J’aperçois une grosse mère, et nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre en pleurant de joie,

Après le premier moment d’effusion, elle m’annonce que mon frère aîné est à Paris et qu’il va venir la voir sur les midi. Quel bonheur pour moi ! Je cours bien vite à l’appel, et à une heure j’étais revenu chez le chapelier.

Cette fois, mon frère m’avait précédé. Ma sœur lui raconta qu’elle m’avait vu, et que j’étais arrivé dans la garde consulaire. Il ne pouvait le croire. Fais-bien attention, dit-il, de ne pas te laisser tromper. Ne vas pas faire connaissance d’un soldat de rencontre et nous déshonorer, nous avons été assez malheureux sans cela.

— Mon ami, répond-elle, il va venir après l’appel ; tu jugeras toi-même.

En effet, j’arrive, elle le fait cacher. — Mon frère n’est donc pas venu ? dis-je en entrant.

— Si, mais il prétend que vous n’êtes pas mon frère.

— Eh bien ! il faut lui dire que c’est moi qu’il a emmené de Druyes et qu’il a conduit à Étais pour me louer ; il faut lui dire qu’il avait alors du mal au bras, etc., etc.

Là-dessus, il sort de sa cachette, se précipite vers moi, et nous voilà tous les trois dans les bras l’un de l’autre, pleurant si fort que tout le monde de la maison accourt pour nous voir, C’était, il est vrai, un spectacle touchant que des malheureux se retrouvant après dix-sept ans de séparation.

L’émotion fut si grande qu’elle devint fatale à ma sœur et à mon frère ; huit jours après, ma pauvre sœur tomba malade, if fallut la porter à l’hôpital, où elle mourut ; mon frère la suivit de près. Il ne put se consoler de sa mort. Bientôt, je fus obligé de le renvoyer au pays, où il succomba à son tour. En trois mois je les perdis tous deux. Voilà des malheurs que je n’oublierai jamais !

Ma sœur, avant de mourir, m’apprit comment notre belle-mère l’avait abandonnée dans les bois de Druyes, et comment elle avait été retrouvée par le père Thibault, meunier à Beauvoir. Malheureuse fille ! je lui prodiguai tous les soins imaginables. Mon sergent-major, que j’avais mis dans mes confidences, me laissait sortir chaque jour pour aller la voir. Mais tout fut inutile… je la conduisis au champ du repos !

Ce pieux devoir accompli, je me livrai tout entier à mes occupations militaires. Tous les jours j’allais à l’exercice pour apprendre les mouvements et les manœuvres de la garde. Je continuai de fréquenter la salle d’armes, quoique je fusse déjà très-fort. Je coupai ma barbe, et je fus équipé assez promptement.

Au bout d’un mois, je fus quitte de tout noviciat et on me mit au bataillon. La discipline n’était pas sévère. On descendait pour l’appel du matin en calecon et en sarreau de toile, sans bas aux jambes. On répondait, puis on courait se remettre au lit. Mais il nous arriva un colonel nommé Dorsenne, qui venait d’Égypte, tout couvert de blessures. C’était l’homme qu’il fallait pour donner à la garde une discipline sévère et une tenue irréprochable. Il faisait trembler le plus terrible soldat. Par ses soins, tous les abus furent réformés ; au bout d’un an, nous pouvions servir de modèle à toute l’Europe,

Du reste, on ne pouvait pas désirer un plus beau guerrier sur le champ de bataille que ce colonel Dorsenne ; je l’ai vu renversé et couvert de terre par des éclats d’obus, se relever en disant : Ce n’est rien, grenadiers ! votre général est encore près de vous. — J’ajouterai qu’il était aussi juste que brave. De tels hommes sont bien à regretter.

Un jour la nouvelle se répandit que le premier consul viendrait visiter notre caserne et qu’il fallait nous tenir sur nos gardes. Il nous était arrivé des malheurs. Plusieurs grenadiers s’étaient suicidés. C’était là, sans doute, ce qui avait déterminé le premier consul à nous visiter. Il trompa tout son monde, et vint si matin qu’il nous prit au lit. Il était accompagé du général Lannes, son favori. Tous deux parcoururent les chambres à coucher. Quand ils furent arrivés dans la nôtre, voilà mon camarade qui s’allonge en voyant le consul. Comme il avait six pieds quatre pouces, ses jambes dépassaient le bout de la couchette de plus d’un demi-pied. Bonaparte croit qu’il y a là deux grenadiers au bout l’un de l’autre. Il vient à la tête de notre lit pour s’assurer du fait, passe la main tont le long de mon camarade et reconnait la vérité. Mais, dit-il, ces couchettes sont trop courtes pour mes grenadiers. Vois-tu, Lannes, il faut réformer tout le coucher de ma garde, prends cela en note. Cette literie servira pour la ligne et on la remplacera par quelque chose de plus convenable. — En effet, nous reçûmes quelque temps après des lits neufs de sept pieds de long, et, ainsi, mon camarade fut la cause d’une énorme dépense pour l’État.

Le consul, en continuant sa visite, fit une morale sévère à nos chefs, il voulut tout voir, Quand on lui présenta le pain : Ce n’est pas cela qu’il faut, dit-il, je paie pour du pain blanc, je veux en avoir. Tu entends, Lannes, tu enverras ton aide-de-camp chez le fournisseur afin qu’il vienne me parler.

En quittant la caserne, il nous dit qu’il nous passerait en revue le dimanche suivant. J’ai besoin de vous voir, ajouta-t-il, il y a des mécontents parmi vous, je recevrai leurs réclamations.

Le colonel Dorsenne se donna bien du mouvement pour préparer la garde à cette revue. Le magasin d’habillement fut bouleversé, et le matin, à dix heures, il passa son inspection. Les officiers tremblaient de crainte. À onze heures, nous partimes pour les Tuileries, et à midi le consul parut. Il monta sur un cheval blanc que l’on disait avoir servi à Louis XVI. C’était un animal de la plus grande beauté ; jamais, peut-être, Bonaparte n’en monta de plus superbe.

Il fit ouvrir les rangs aux grenadiers de la garde, les traversa au pas, reçut beaucoup de pétitions qu’il prenait lui-même pour les donner au général Lannes, et continua la revue des autres corps au galop.

En rentrant, nous trouvâmes des tonneaux de vin à la caserne ; on nous en fit la distribution. Chacun eut son litre, et nous apprîmes que l’on fabriquait des croix d’honneur. Ce fut une grande joie dans la garde, car beaucoup surent qu’ils devaient être décorés ; j’étais de ce nombre. Bientôt l’avis officiel nous en fut donné, je crois que nous étions dix-huit cents dans toute la garde désignés pour recevoir la croix.

Le 14 juin 1804 eut lieu, dans l’église des Invalides, la grande cérémonie des décorations. À droite, en entrant sous le dôme, les soldats de la garde impériale nommés chevaliers de la Légion-d’Honneur étaient rangés dans des galeries disposées comme les galeries d’un théâtre au-dessus les unes des autres. À gauche, dans des galeries semblables, les soldats de l’armée, et au-dessus de l’armée comme au-dessus de la garde, tout autour de la rotonde, les invalides.

Les officiers de tous grades et de toute arme étaient debout au milieu, sur les dalles. Bonaparte, récemment nommé empereur, vint se placer sur un trône, à droite, entre les grenadiers de la garde et l’autel qui occupait le fond. Vis-à-vis, entre l’autel et les gradins de l’armée, on avait disposé une simple loge où Joséphine s’assit avec toutes ses dames d’honneur.

D’abord, on appela tous les grands dignitaires de la légion, jusques et y compris les officiers. Puis, l’empereur envoya à Joséphine une croix que Murat et Beauharnais lui portèrent sur un plat d’argent.

Immédiatement après, j’entendis appeler Jean-Roch Coignet ; j’étais dans la deuxième galerie de la garde, je passai devant mes camarades. J’arrivai au parterre et, traversant tout le corps des officiers, je me présentai au pied du trône. Murat et Bauharnais se tenaient là debout. Murat avait dans ses mains une grande nacelle pleine de croix, dont les cordons rouges pendaient au dehors, Beauharnais avait une pelotte garnie d’épingles. Ce dernier, qui n’avait encore vu que de grands dignitaires et des officiers supérieurs, sachant aussi que beaucoup d’officiers n’étaient pas encore décorés, s’étonna d’apercevoir lout-à-coup un simple soldat. — Halte-là, dit-il, on ne passe pas. Mais Murat lui répondit : Mon prince, tous les dignitaires sont déjà décorés, et tous les légionnaires sont égaux entre eux. Il est appelé, il peut passer. — Je monte alors les degrés du trône et je me présente droit comme un piquet devant l’empereur ; il me dit que j’étais un brave défenseur de la patrie et que j’en avais donné des preuves. Accepte, ajouta-t-il, la croix, de ton empereur.

Je retirai ma main droite qui était collée à mon bonnet à poil, je reçus la croix par le ruban, et ne sachant qu’en faire, je redescendis les degrés à reculons. L’empereur, voyant mon embarras, me fit remonter près de lui ; il saisit la croix dans ma main, la passa dans la boutonnière de mon habit, prit une épingle sur la pelotte de Beauharnais, et me l’attacha.

Cela fait, je descendis et, traversant de nouveau l’état-major qui occupait le parterre, je rencontrai mon ancien colonel, M. Lepreux, et mon ancien capitaine Merle, qui attendaient leur décoration. Ils m’embrassérent en passant.

Quand je fus sorti du dôme, je ne pouvais plus avancer, tant j’étais pressé par la foule qui voulait voir ma croix ; les dames et les messieurs m’embrassaient. J’ai vu le moment où j’allais servir de patène.

En passant sur le pont de la Révolution, je trouvai mon ancien régiment qui formait la haie. On me reconnut, les compliments plurent de tous côtés. Enfin, pressé, bousculé, je parvins à gagner le jardin des Tuileries et ma caserne. À la porte d’entrée, le factionnaire porte les armes ; je me retourne pour voir s’il n’y avait pas d’officier près de moi. J’étais tout seul ! Je m’approche et lui dis : C’est donc pour moi que vous présentez les armes ? — Oui, me répondit-il, nous avons reçu la consigne de porter les armes à tous les légionnaires. — Je lui pris la main, je la serrai fortement et je l’invitai à déjeuner avec moi lorsqu’il aurait descendu sa garde.

Mon lieutenant ne tarda pas à rentrer aussi. Il m’avait vu décorer le premier des légionnaires au dôme des Invalides ; il vint à moi et me dit obligeamment : Vous ne me quitterez pas de la soirée, je m’empare de vous. Il m’emmena promener dans le jardin des Tuileries voir les illuminations, et de là prendre le café au Palais-Royal. Nous entrâmes chez Borel, dans une espèce de caveau, où est maintenant, je crois, le café des Aveugles. Le maître de l’établissement s’approcha de nous et nous dit que nous pouvions demander tout ce que nous voudrions, que les membres de la Légion-d’Honneur étaient traités gratis. Les messieurs qui étaient là, entendant M. Borel, nous entourèrent bien vite. Le punch fut allumé, les curieux allaient toujours grossissant, nous fûmes fêtés par tout le monde ; j’en étais véritablement confus. Quelle belle soirée pour moi !

Le lendemain, tous les décorés de la garde allèrent en voiture faire visite à M. de Lacépède, qui était grand chancelier. Mon lieutenant me présenta à lui comme le premier légionnaire. Il m’embrassa et me fit signer sur le grand livre, en me tenant la main et en la dirigeant, car je ne savais pas écrire ! J’allai aussi voir le général Hulin, à qui, l’on se rappelle, j’avais été recommandé ; il me reçut avec affabilité et me fit cadeau d’une pièce de ruban de la Légion-d’Honneur.

Les visites d’apparat terminées, je songeai aux personnes que je pouvais connaître dans Paris. J’allai, entre autres, chez M. Lepreux, le frère de mon ancien colonel, qui était marchand près de la porte Saint-Denis, et là je fis emplette de nankin pour compléter mon habillement d’été. Rien de plus beau que cet habillement.

Quand nous étions sous les armes, en grande tenue, nous portions l’habit bleu à revers blancs, échancré sur le bas de la poitrine ; la veste de bazin blanc, la culotte et les guêtres de bazin blanc ; la boucle d’argent aux souliers et à la culotte ; la cravate double, blanche dessous et noire dessus, laissant apercevoir un petit liseré blanc vers le haut.

En petite tenue, nous avions le frac bleu, la veste de bazin blanc, la culotte de nankin et les bas de coton blanc uni.

Ajoutez à cela les ailes de pigeon poudrées et la queue longue de six pouces, avec le bout coupé en brosse et retenu par un ruban de laine noire, flottant de deux pouces, ni plus ni moins.

Ajoutez encore le bonnet à poil avec son grand plumet ; vous aurez la tenue d’été de la garde impériale.

Mais ce dont rien ne peut donner une idée, c’est l’extrême propreté à laquelle nous étions assujettis. Quand nous dépassions la grille du casernement, les plantons nous inspectaient, et, s’il y avait une apparence de poussière sur nos souliers ou un grain de poudre sur le collet de notre habit, on nous faisait rentrer. Nous étions magnifiques, mais abominablement génés.

Vers le même temps, je résolus d’aller chez M. Champromain, marchand de bois de Druyes, établi près le jardin des Plantes ; je le connaissais et je fréquentais un peu sa maison. C’est là que je rencontrai, pour la première fois, le jeune Larabit, qui faisait alors ses études, et que je trouvai plus tard, dans la campagne de Russie, capitaine du génie, attaché à l’état-major de l’empereur.

Pour aller chez ce M. Champromain, je suivis la rue Saint-Honoré, et, arrivant près du Palais-Royal, avant de déboucher sur la place, je fus accosté par un superbe homme qui me demanda à voir ma croix. Il me pria ensuite d’accepter une demi-tasse : je refusai ; il insista : je finis par me laisser tenter et par le suivre au café de la Régence. Arrivé dans ce beau café, il demande deux demi-tasses, et, pendant qu’on les sert, je m’occupe à regarder la dame de comptoir. Elle était fort belle ; j’avais vingt-sept ans : je la brûlais des yeux. — Votre café va refroidir, me dit le monsieur, prenez-le donc ; et, aussitôt, il se lève, prétextant des occupations pressantes, paie la consommation et sort. Quand j’eus fini ma tasse et que je me levai à mon tour, il avait disparu. Mais à peine eus-je franchi le seuil du café, que je tombai sur le pavé. Tout mon corps se tortillait, j’étais en double : j’avais des coliques épouvantables. On vint à mon secours ; les maitres du café, je crois, me firent porter à notre hôpital du Gros-Caillou, et, de suite, je fus traité vigoureusement.

M. Suze, premier médecin de l’hôpital, excellent homme, mais borgne et très grêle, déclara que j’étais empoisonné. Jour et nuit on me frictionna, puis on m’appliqua des ventouses ; je finis par être exténué, on aurait aperçu une chandelle au travers de mon corps.

L’empereur fut instruit de la position dans laquelle je me trouvais ; il ordonna de mettre près de moi deux médecins pour me soigner et me garder, et, tous les matins, un officier de service venait savoir de mes nouvelles. Le grand chancelier donna aussi l’ordre de laisser entrer près de moi tous ceux qui demanderaient à me voir, même sans permission.

Mais ce qui me consolait le mieux de toutes mes souffrances, c’était d’apercevoir ma croix appendue au mur, au-dessus de mon lit.

Au bout de quarante jours, comme j’étais encore dans un état fort menaçant, il y eut une consultation de médecins, à laquelle fut appelé le baron Larrey. Ils discutèrent entre eux. Puis M. Larrey demanda un baquet de glace et de la limonade : il me fit boire dans un grand gobelet d’argent, et tout le monde attendit le résultat de la potion. Je ne vomis pas ; alors on m’en administra un second verre : il passa comme le premier. Messieurs, dit le baron Larrey, j’ai sauvé le haut, sauvez le bas. Aussitôt la délibération recommença, puis les remèdes allèrent bon train. Sans entrer ici dans des détails délicats, je puis dire qu’ils produisirent leur effet. Je rendis des matières pleines de vert-de-gris : on les emporta et on les analysa soigneusement.

À partir de ce jour, ma convalescence commença ; les soins des médecins et des infirmiers m’avaient arraché à la vengeance dont je faillis être victime. C’était l’époque des conspirations, contre Bonaparte, des Pichegru, des Cadoudal et autres. Sans doute quelqu’un de leur bande, ne pouvant atteindre le grand homme, s’était rejeté sur l’un de ses fidèles soldats.

Je restai fort longtemps à l’hôpital, car je me rappelle que j’y étais encore lors de la distribution des Aigles, au Champ-de-Mars (15 janvier 1805) ; on me mit à une fenêtre, sur un fauteuil, pour voir défiler les troupes qui se rendaient à la cérémonie.

J’étais traité comme un prince ; le chocolat, le poisson, le vin de Malaga, tout m’était prodigué ; des mains bienfaisantes m’envoyaient, de l’extérieur, des pots de confiture et autres douceurs semblables.

Enfin, M. Morin, qui avait des propriétés superbes près de Druyes, ayant su que j’étais à l’hôpital, vint me voir et m’offrit son château pour me rétablir complètement.

J’obtins, par l’intermédiaire de M. Suze, un congé de trois mois. Soyez prudent, me dit-il ; soignez-vous bien, surtout n’habitez pas avec une femme d’ici à plus d’un an, car vous pourriez tomber à la poitrine. Les recommandations faites, il me donna un billet de sortie ; d’un autre côté, mon capitaine obtint que, pendant mon congé, je jouirais de ma paie entière, et que je pusse me rendre à Auxerre, en voiture ou dans le coche, aux frais du gouvernement.

J’arrivai dans cette ville et je logeai chez Carolus Monfort, à la porte de Paris. Aussitôt je fis venir un de mes parents, Toussaint Armancier. Je sus par lui que mon petit frère, qui avait été perdu dans les bois, était encore chez son sauveur Thibault, le meunier de Beauvoir. Je lui fis écrire, et, le lendemain, il était dans mes bras ; rien ne peut donner une idée de sa joie et de sa surprise quand il me vit en si bel uniforme. Je lui proposai de l’emmener à Paris, quand j’y retournerais. J’avais de belles connaissances, j’étais sûr de le placer avantageusement dans le commerce : il accepta ; c’était, du reste, un garçon rangé et de bonne conduite, car sur mes questions il me raconta qu’il avait déjà sept cents francs d’économies.

Je partis pour Druyes et j’arrivai un samedi soir chez M. Morin, au château du Bouloy, dans lequel j’étais attendu. Je n’entrai pas dans le bourg, et, suivant la vallée, j’atteignis ma destination sans être vu de personne.

Le lendemain dimanche, je me mis en grande toilette pour aller à la messe à l’église de Druyes. On m’indiqua, pour me placer, une stalle dans le chœur, à côté du maire, M. Trémeau, qui existe encore. Tout le monde se portait de ce côté pour me regarder, et tout le monde parlait de moi. Je reconnus, en face, ma belle-mère, et mon père, qui chantait au lutrin, me tournant le dos.

Je n’attendis pas que la messe fût finie pour sortir de l’église. Je me rendis chez mon père : la porte n’était pas fermée, j’entrai et je l’attendis. Quand il arriva je fus à lui pour l’embrasser ; il me serra dans ses bras et je lui rendis bien la pareille. Ma belle-mère vint aussi pour m’embrasser à son tour. Halte-là, m’écriai-je ; je n’aime pas les baisers de Judas. Retirez-vous, vous êtes une horreur pour moi.

— Allons mon fils, me dit mon père, assieds-toi là. Pourquoi n’es-tu pas venu loger chez ton père ?

— Je ne croyais pas et ne voulais pas y recevoir l’hospitalité sous les yeux de votre femme que je déteste. Des étrangers m’ont offert un asile, comme un don de l’amitié : je l’ai accepté. Je vais faire visite à M. le maire, et, demain, je viendrai vous voir à midi si vous le permettez.

— Je t’attendrai, répondit-il, et je partis.

La foule accourut sur mon passage ; le voilà ce bon M. Coignet, il n’a pas perdu son temps, il a une belle croix. Le bon Dieu l’a récompensé des souffrances que sa belle-mère lui a fait endurer ! Ils m’entouraient et ne voulaient pas me laisser passer ; puis ils maudissaient mon père et sa femme à qui mieux mieux. C’était déchirant de les entendre.

Je fus reçu à bras ouverts chez M. Trémeau ; il me dit que mon couvert serait toujours mis à sa table et qu’il m’emmènerait chasser avec ses frères pour me désennuyer.

Le lendemain, nouvelle scène dans la maison paternelle. Je hasardai quelques reproches sur la mort de mon pauvre frère qui était revenu mourir à Druyes. Vous ne lui avez même pas donné l’hospitalité, dis-je à mon père ! Voilà encore une barbarie de votre femme ; et vous, homme faible, vous avez pu fermer la porte à votre fils aîné ! Il faudra cependant nous rendre compte ; vous savez que vous nous devez 3,000 francs.

Ma belle-mère, qui était au coin du feu, murmura : Comment ferions-nous pour vous donner cet argent ?

— Silence, lui criai-je ! Il n’est pas permis à une marâtre comme toi de se mêler de nos affaires : cela me regarde avec mon père. Si ce n’était par respect pour lui, je te ferais sauter la tête de dessus les épaules. Ah ! tu ne prendras plus les pincettes pour m’arracher le nez. Va donc les chercher dans le puits où je les ai jetées. Malheureuse ! n’as-tu pas eu de honte à mener ces deux innocents dans les bois et les abandonner à la merci de Dieu. Les loups pouvaient en faire leur proie. Pense à ton crime, malheureux serpent. Si Dieu ne retenait pas mon bras, je ferais un malheur.

Mon père était tout pâle. Moi-même je frémis de la sortie que je m’étais permise devant lui. Mais, du moins, j’avais le cœur soulagé.

Je passai mon temps à recevoir des visites et à en faire. Partout on me faisait l’accueil le plus amical.

Un jour, il m’arriva une lettre de M. de La Bergerie, préfet de l’Yonne ; il m’annonçait que le maréchal Davoust était à Auxerre, qu’il devait chasser le loup dans la forêt de Frétoy, et m’ordonnait de me tenir prêt pour être à ses côtés durant la chasse. Les Messieurs Trémeau étaient invités. Ils me firent habiller en chasseur pour ménager mon uniforme. Cela n’empécha pas le général de me reconnaitre. — C’est le plus petit de mes grenadiers, dit-il au préfet. — La chasse fut brillante, elle dura jusqu’à quatre heures ; après, vint un diner somptueux ; nous ne rentrâmes qu’à onze heures du soir.

Mon congé fini, je me mis en route, et je passai par Beauvoir pour emmener mon frère. Dès que nous fûmes arrivés à Paris, je le plaçai chez un marchand de vin. Je me rendis ensuite à la caserne. Mes camarades me souhaitèrent la bien-venue ; je touchai ma solde entière de grenadier, trois mois de mon traitement de légionnaire : ce qui, en tout, me donna deux cents francs et remonta mes finances.

À cette époque, le beau camp de Boulogne était en pleine activité. Depuis un an environ, une armée considérable s’y trouvait réunie, pendant que nous autres, de la garde, nous faisions la belle jambe à Paris. Mais notre tour arriva. Faites vos sacs, dirent nos officiers ; faites vos adieux à tout le monde, vous partez tous, il ne reste que les vétérans. En effet, l’ordre vint de nous rendre immédiatement à Boulogne.

On nous établit près du port d’Ambleteuse, dans un beau camp que nous trouvàmes tout fait ; nons étions là avec je ne sais quelle portion de l’armée, et nous avions au-dessus de nous les douze mille grenadiers Oudinot, qui faisaient partie de la réserve.

Nous fûmes embrigadés pour faire, chacun notre tour, le service sur la flotille qui était embossée à quelque distance des côtes. Il y avait là des péniches, des bateaux plats, des prames, des chaloupes canonnières, des corvettes, des frégates, des vaisseaux de ligne : le tout divisé par section et commandé par un bon amiral, qui était monté sur une belle frégate au milieu de nous. On nous apprit à manœuvrer les bateaux plats et à donner le coup d’aviron en cadence, puis à servir les pièces de canon, à monter à l’abordage, à manier le grapin, les cros, les haches, Nous étions tour-à-tour marins, canonniers, soldats.

La nuit, on entendait crier d’un bout de la ligne à l’autre, de quart d’heure en quart d’heure : bon quart ! et le dernier vaisseau terminait en criant : bon quart partout ! Au matin, le parte-voix du vaisseau amiral demandait le rapport de la nuit. — Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à votre bord ? — Une fois notre bâtiment interpellé de la sorte, répondit : on vous fait savoir qu’il y a deux grenadiers qui se sont f… à l’eau.

— Sont-ils noyés ?

— Oui.

— À la bonne heure !

Il paraît qu’en langage de marine ces derniers mots signifient seulement : j’ai entendu, j’ai compris. Mais à cause de la nouvelle que nous annoncions, la réplique nous parut singulière. Du reste, il n’était pas vrai que les deux soldats tombés à l’eau se fussent noyés : on les avait repêchés à temps.

Je restai quelques jours sur une corvette, en compagnie de cent autres grenadiers, sans compter les marins. Nous avions dix pièces de gros calibre à manœuvrer. Le capitaine était un vieux marin couvert de blessures ; il avait la figure martelée de coups de sabre ou de hache.

Nous couchions dans des hamacs, et quand mon tour venait de dormir, allons, disais-je d’une voix dolente, allons, vieux soldat, te voilà dans ton hamac, allons, repose-toi.

Le maitre cambusier m’entendit et voulut me connaître ; où est-il donc, dit-il, ce vieux soldat ?

— Me voilà.

— Eh bien je vais vous mettre dans une bonne place.

Il descendit mon hamac près des caisses de biscuit, leva la douve d’un tonneau avee son ciseau. Tenez, ajouta-t-il, mangez du biscuit et demain je vons donnerai le bouzaron.

Le bouzaron, c’était la petite mesure d’eau-de-vie. il tint sa promesse, et je n’eus pas à me repentir de sa bienveillance à mon égard.

Bientôt des signaux annoncèrent l’arrivée de la flotte hollandaise. Alors toute la nôtre se dispose à marcher au-devant d’elle. Nous allâmes jusque vers la pointe de Grisnez : c’était là que les Anglais portaient tous leurs efforts pour empêcher notre jonction, parce que leurs vaisseaux pouvaient, en cet endroit, s’avancer jusqu’au pied des Dunes, vu la profondeur de l’eau. Ils espéraient empêcher la flotte hollandaise de passer cette pointe ; mais l’empereur, ayant tout prévu, avait fait établir des batteries sur les falaises. On voyait d’en bas fumer les forges dans lesquelles rougissaient les boulets.

Quand les Hollandais arrivèrent, ce fut une bataille épouvantable. L’artillerie du rivage, passant par-dessus nos têtes, foudroyait la flotte ennemie. Nos petits bateaux lui faisaient d’énormes dégats : tous les coups portaient, tandis que les leurs passaient par-dessus nos péniches et nos bateaux plats.

Il fallait voir tous ces petits carlins attaquer les gros dogues sans relâche et sans peur. Les Anglais furent obligés de s’éloigner au large, et la flotte hollandaise qui, de son côté, faisait bravement son devoir, finit par nous rejoindre.

Une fois réunis, l’amiral nous lâcha tous sur l’ennemi. Ma corvette marcha en avant ; j’étais servant de droite d’une pièce de canon, et je me trouvais à côté de la petite table où est le livre des signaux. Quand nous fûmes à portée des vaisseaux anglais, j’entendis celui qui tenait ce livre et qui avait toujours les yeux braqués sur le vaisseau amiral dire au capitaine : signal d’abordage ! Le capitaine, qui était un vieil enragé, ne se le fit pas répéter deux fois ; il cria dans son porte-voix : tout le monde au poste d’abordage ! Immédiatement les matelots se précipitèrent à la place qui leur était indiquée d’avance. On vit paraître à tous les points du vaisseau les harpons, les crocs, les haches, les espingoles. On apporta aussi, sur le pont, du vin et de l’eau-de-vie. Moi je me rapprochai de la pièce que je servais.

Le capitaine commanda : vent dessus. Nous avançâmes rapidement vers la ligne anglaise, Mais, au moment où nous allions virer de bord pour attaquer le vaisseau ennemi que nous avions en face, une frégate française passa à côté de nous avec un bruit épouvantable et avec la rapidité de l’éclair. Elle nous devança, vira de bord et se mit entre nous et le vaisseau anglais. En même temps l’homme aux signaux cria : signal de rentrée à la réserve. Le capitaine furieux, exaspéré, fut obligé de revenir sur ses pas et de nous emmener derrière la flotte, où nous assistâmes paisiblement au reste de la bataille.

Vers la même époque, l’empereur arriva de Paris et il nous passa tous en revue sur les bords de la mer ; c’était un spectacle incomparable. Jamais les Anglais n’avaient vu, et peut-être ils ne verront jamais, tant d’hommes réunis vomir sur leur Manche une telle quantité de feux. Cinquante pièces de canon tonnaient à la fois. Le rivage en tremblait.

Mais tout cela ne les déconcertait pas. Un jour j’étais sur la grève, au-dessous de notre camp d’Ambleteuse ; je vis, à quelque distance en mer, paraître un vaisseau anglais. L’insolent venait droit à la côte : pourtant je ne pensais pas qu’il pût songer à faire feu, et je le regardais paisiblement. Pas du tout ; il lâcha bordées sur bordées, et comme nos baraques étaient sur les dunes, à cent cinquante pas environ de la mer, les boulets arrivaient jusqu’à elles. Heureusement nous avions là des canons et des obusiers : la réponse ne se fit pas attendre ; et moi, qui m’étais sauvé du rivage en grande hâte, j’arrivai juste pour assister à la manœuvre. Le grand homme était présent. Un sergent des grenadiers à pied de la garde lui demanda la permission de pointer, assurant qu’il coulerait le vaisseau anglais du premier ou du second coup. L’empereur consentit : Mets-toi à l’œuvre, dit-il, et voyons ton adresse. — Notre sergent ajusta un mortier et la bombe passa par-dessus le vaisseau. — Tu as manqué ton coup, s’écria le petit caporal.

— Eh bien voyez celui-ci, reprit le grenadier.

Il ajusta de nouveau et la bombe s’enfonça au beau milieu du vaisseau, qu’elle partagea pour ainsi dire en deux. Ce ne fut chez nous qu’un cri de joie.

L’empereur, enchanté, demanda au sergent comment il se nommait. — Despiennes, répondit-il. — Eh bien ! Despiennes, je te fais lieutenant dans mon artillerie.

De leur côté, voilà les Anglais qui tirent à poudre pour appeler à leur secours. Le feu s’emparait de leur vaisseau, Nous descendons ; on met à la mer toutes les barques disponibles, et nos ennemis sont trop heureux de s’y précipiter pour gagner le rivage, car bientôt leur vaisseau s’enfonça et disparut dans les flots. L’empereur ne voulut pas garder ces prisonniers : il dit qu’ils n’étaient pas de bonne prise, et les renvoya chez eux. Là, sans doute, ils racontèrent comment leur orgueil avait été puni, et personne ne fut plus tenté de les imiter.

Étant au camp d’Ambleteuse, je reçus la visite de mon ancien camarade de lit, en compagnie duquel j’avais fait mes débuts dans la garde. J’ai déjà dit qu’il était le plus grand de tous les grenadiers ; du reste, charmant garçon, doux, enjoué, un peu goguenard. Je ne puis me rappeler son nom ; je me souviens seulement qu’il était fils d’un aubergiste des environs de Meudon. Il avait quitté la garde à la suite d’une aventure singulière. Un jour, nous étions de service aux Tuileries ; il fut placé à la porte même du premier consul, à l’entrée de sa chambre. Quand le consul passe, le soir, pour aller se coucher, il s’arrêta stupéfait ; on l’eût été à moins. Figurez-vous un homme de six pieds quatre pouces, surmonté d’un bonnet à poil de dix-huit pouces de haut et d’un plumet dépassant encore le bonnet à poil d’au moins un pied. Il m’appelait son nabot, et, quand il étendait le bras horizontalement, je passais dessous sans y toucher. Or, le premier consul était encore plus petit que moi, et je pense qu’il fût obligé de lever singulièrement la tête pour apercevoir la figure de mon camarade, Après l’avoir examiné un moment, il vit qu’en outre il était parfaitement taillé. Veux-tu être tambour-major ? lui dit-il.

— Oui, consul.

— Eh bien ! va chercher ton officier.

À ces mots le grenadier dépose son fusil et s’élance, puis il s’arrête et veut reprendre son arme, en disant qu’un bon soldat ne devait jamais la quitter.

— N’aie pas peur, répliqua le premier consul ; je vais la garder et t’attendre.

Une minute après, mon camarade arrive au poste. L’officier, surpris de le voir, lui demanda brusquement ce qui était arrivé. Parbleu ! répondit-il avec son air goguenard, j’en ai assez de monter la garde, j’ai mis quelqu’un en faction à ma place.

— Qui donc ? s’écria l’officier.

— Bah !… le petit caporal.

— Ah ça ! pas de mauvaise plaisanterie.

— Je ne plaisante pas ; il faut bien qu’il monte la garde à son tour… D’ailleurs, venez-y voir : il vous demande, et je suis ici pour vous chercher.

L’officier passa de l’étonnement à la terreur, car Bonaparte ne mandait guère les officiers près de lui que pour leur donner une culotte. Le nôtre sortit l’oreille basse et suivit son nouveau guide. Ils trouvèrent le premier consul se promenant dans le vestibule, à côté du fusil. Monsieur, dit-il à l’officier, ce soldat a-t-il une bonne conduite ?

— Oui, général.

— Vous en êtes content sous tous les rapports ?

— Oui, général.

— Eh bien je le nomme tambour-major dans le régiment de mon cousin ; je lui ferai trois francs par jour sur ma cassette, et le régiment lui en fera autant. Ordonnez qu’on le relève de faction et qu’il parte dès demain.

Ainsi dit, ainsi fait. Mon camarade prit aussitôt possession de ses fonctions nouvelles, et, quand il vint nous voir à Ambleteuse, il avait un uniforme prodigieux,$ tout couvert de galons, aussi riche que celui du tambour-major de la garde.

Il obtint pour moi la permission de quitter le camp, m’emmena à Boulogne et me paya à diner ; le soir, je le quittai pour rejoindre Ambleteuse. J’étais seul ; je rencontrai en route deux grenadiers de la ligne qui voulurent m’arrêter. En ce moment les soldats de la garde étaient exposés à de fréquentes attaques. Il y avait au camp de Boulogne ce que nous appellions la compagnie de la lune : c’étaient des brigands et des jaloux qui profitaient de la nuit pour dévaliser ceux d’entre nous qu’ils surprenaient isolés, pour leur piller leur montre et leurs boucles d’argent, et pour les jeter à la mer. On fut obligé de nous défendre de revenir la nuit au camp sans être plusieurs de compagnie. Pour moi je me tirai d’affaire en payant d’audace. J’avais mon sabre et sept ans de salle. Je dégainai et je défiai mes adversaires. Ils crurent prudent de me laisser passer mon chemin ; mais si j’avais faibli, j’étais perdu, et le dîner de mon tambour-major m’eût coûté terriblement cher.

Les préparatifs de descente continuaient toujours. Les vivres étaient déjà transportés dans les vaisseaux. Les chevaux et l’artillerie étaient embarqués ; on fixait même le jour où toute la flotte devait mettre à la voile : c’était, je me le rappelle, un vendredi soir ; mais la veille, à dix heures de la nuit, l’ordre arrive de nous faire débarquer, et, immédiatement, on nous conduit au pont de Briques pour déposer nos couvertures, puis sac au dos, et en avant’! Partout c’étaient des cris de joie ! La vie de marin commençait à nous peser ; nous préférions nous battre sur la terre ferme, où nous sentions que nous n’avions pas de maîtres ; et nous savions, d’ailleurs, que nous marchions à de nouveaux combats.