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Aux Vieux de la vieille/02/01

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 1-19).

CHAPITRE Ier.

Campagne d’Espagne. — Essling. — Wagram.

J’étais caporal. Tout aussitôt les vélites de mon escouade se mirent à l’œuvre : les uns pour m’apprendre à lire, les autres à écrire.

Chacun, maîtres et écolier, y mit le plus grand zèle ; malheureusement, nous restâmes fort peu de temps à Kœnigsberg. On nous annonça notre retour en France ; nous passâmes la revue de départ, et nous nous mîmes en route le 13 juillet 1808. Je laisse sous silence le bon accueil que l’on nous fit durant le chemin et les fêtes que l’on nous donna. Notre réception à Paris surpassa tout ce que nous pouvions imaginer. Les banquets, la comédie, l’admiration des dames, l’empressement de tous, rien ne manqua à ce retour triomphal. Nous pûmes enfin prendre quelque repos à Courbevoie ; mais jamais nos loisirs n’étaient exempts de travail. L’empereur forma, pour notre instruction, des écoles régimentaires sous la direction de deux professeurs distingués de Paris. Je me livrai à l’étude avec ardeur et fis d’assez rapides progrès.

On créa aussi une école de natation près du pont de Neuilly. Je pris, pour ma part, peu de goût pour ce genre d’exercice. Aussi, quand l’empereur vint nous visiter et voir manœuvrer nos nageurs, comme il me demandait si je savais nager, je lui répondis négativement.

— Pourquoi ? dit-il.

— Sire, répliquai-je, je ne crains pas le feu, mais je crains l’eau.

— Ah ! tu ne crains pas le feu, dit l’empereur ; eh bien, je te dispense d’apprendre à nager.

Je compensais par mon zèle pour les théories et les manœuvres mon peu de disposition pour la natation. J’étais d’ailleurs à bonne école avec le général Harlay, qui nous commandait. Dans les intervalles que me laissaient mes études, j’allais faire la belle jambe à Paris. Cela dura jusqu’au mois d’octobre 1809.

À cette époque, l’empereur nous passa en revue et donna l’ordre de nous tenir prêts à partir sous peu. Effectivement, quelques jours après on nous dirigea sur Bayonne. Nous traversâmes le pont d’Irun, nous arrivâmes à Vittoria et de là à Burgos, où nous séjournâmes. Il nous arriva dans cette ville une assez tragique aventure.

Burgos possède une magnifique cathédrale. Pour le moment, des galeries attenant à l’église servaient d’écuries à nos grenadiers à cheval et de magasins aux Espagnols qui les avaient encombrées de balles de coton. Comme nos grenadiers se disposaient à aller au fourrage, un petit garçon de onze à douze ans montre sa tête à l’entrée d’un escalier. Se voyant découvert par un grenadier, l’enfant remonte les marches ; le grenadier court après lui. Ils arrivent ainsi, toujours montant, jusqu’au haut de l’édifice. Là se trouvaient un palier et une porte. L’enfant ouvre la porte, le grenadier pénètre avec lui dans un réduit, puis le petit garçon disparaît, redescend et recommence le même manège avec un autre grenadier. Cependant un de nos camarades avait remarqué cette scène et nous fit observer qu’il était assez étrange que les deux grenadiers ne redescendissent pas et qu’il serait bon d’aller aux informations. Aussitôt, quelques-uns d’entre nous, armés jusqu’aux dents, se mettent à la poursuite de l’enfant, gravissent l’escalier étroit, arrivent au palier, enfoncent la porte et se trouvent en face de leurs deux camarades, décapités et baignés dans leur sang. Ivres de fureur, ils se précipitent sur les brigands qui avaient commis cette atrocité, et qui n’étaient autres que des capucins, au nombre de huit, entourés d’armes, de vivres et de munitions de toute espèce, et retirés dans ce réduit comme dans une citadelle. L’exécution ne fut pas longue : on les massacra et on les précipita, avec l’enfant maudit, par les lucarnes du clocher.

Je passerai très-rapidement sur les événements de la campagne d’Espagne, ne racontant que ceux auxquels la garde prit part pendant son très-court séjour dans le pays, puisque la campagne ne dura pas pour nous plus de six semaines.

Nous quittâmes Burgos, et à deux lieues en avant nous rencontrâmes le roi d’Espagne qui venait à la rencontre de l’empereur son frère, afin de rentrer avec lui à Madrid d’où il avait été expulsé.

Le 30 novembre 1808 eut lieu la bataille de Somo-Sierra, où l’ennemi, placé sur le haut d’une montagne, semblait ne pouvoir être délogé. Mais l’empereur n’hésita pas : il rassembla ses tirailleurs et les jeta, à gauche et à droite, sur les flancs de la montagne ; puis quand il les vit près d’aborder l’artillerie ennemie, il lança sur la grande route les lanciers polonais et les chasseurs à cheval de la garde. Toute cette cavalerie, partant au galop, balaya la route, mit en déroute l’armée espagnole, et, la poursuivant l’épée dans les reins, la força à reculer jusqu’à Madrid. Nous arrivâmes devant cette capitale, qui était disposée à une énergique résistance. Les moines avaient pris les armes et fanatisé la population. Néanmoins, criblé d’obus et de boulets, Madrid consentit à se rendre. Il paraît que cette capitulation n’était pas très-franche. Les Espagnols avaient dépavé les rues, porté les pavés dans les maisons, et menaçaient de nous écraser au passage. L’empereur, averti, déclara que s’il tombait un seul pavé sur la tête de ses soldats, tous les habitants seraient passés au fil de l’épée. Ils en furent quittes pour repaver leurs rues.

Peu après, l’empereur quitta Madrid avec toute sa garde. Nous arrivâmes au pied d’une montagne formidable dont j’ignore le nom, et que nous trouvâmes couverte de neige comme le mont Saint-Bernard. Avant d’y arriver, nous fûmes assaillis par une tempête de neige qui nous renversait et nous aveuglait. Le passage présenta des difficultés inouïes, surtout pour l’artillerie. Quand, après les avoir surmontées, nous débouchâmes dans la plaine, nous ne trouvâmes que de mauvais villages dévastés par les Anglais. Nous arrivâmes au bord d’une rivière excessivement rapide dont il nous fallut franchir les deux bras à gué, malgré le givre qui nous brûlait les yeux et le courant qui menaçait de nous entraîner à chaque faux pas. Parvenus à l’autre rive, notre cavalerie poussa une charge à fond sur les Anglais, et nous-mêmes les poursuivîmes au pas de course jusqu’à Bénévent. Bientôt nous apprîmes que les Anglais, pressés à outrance, avaient été forcés de se réembarquer.

L’empereur nous donna l’ordre de revenir sur nos pas et de repasser notre terrible rivière : c’était le deuxième bain de la journée ; il y avait de quoi nous faire faire la grimace. De là, il dirigea la garde sur Valladolid. Les moines avaient pris les armes et tenaient la campagne : nous nous logeâmes dans leurs couvents. Nous remarquions que chaque couvent d’hommes avait pour voisin un couvent de femmes. Nous nous mîmes en quête de leurs cachettes, et nous sondions leurs jardins avec nos baguettes de fusil, Quelle ne fut pas notre surprise de rencontrer à chaque pas des cadavres d’enfants nouveau-nés enterrés à deux ou trois pieds de profondeur. C’est un aperçu des horreurs qui se commettaient dans ce pays.

Cependant les événements se pressaient en Allemagne. L’Autriche faisait de grands préparatifs de guerre ; Napoléon, de son côté, rassemblait des forces. Notre rôle était fini en Espagne ; nous étions nécessaires ailleurs. À peine étions-nous installés à Valladolid, que nous reçûmes l’ordre de rentrer en France à marches forcées. À Limoges, nous trouvâmes la poste prête à nous transporter à Paris. Des charrettes bien attelées et remplies de paille étaient disposées hors la ville. Elles pouvaient contenir chacune douze hommes, et une fois toute la garde embarquée, l’immense convoi partit au grand trot. Les dispositions les plus habiles avaient été prises pour que tout se passât dans le plus grand ordre, Arrivés au lieu de nos étapes, nous trouvions le couvert mis. On déjeûnait, on dînait à la hâte, et on repartait dans d’autres charrettes préparées de la même manière. Tous les jours nous laissions nos vingt-cinq lieues derrière nous. Nous arrivâmes ainsi à Versailles, et ne fîmes à pied que le reste de la route jusqu’à Courbevoie. La journée du lendemain fut consacrée à nous remonter en linge et en chaussures et à réparer nos effets. Le surlendemain, revue de l’empereur, et, en avant marche, comme si de rien n’était. Cette fois encore, Napoléon, comme à Limoges, nous fit une charmante galanterie. Tous les fiacres de Paris furent, par son ordre, mis en réquisition et nous transportèrent jusqu’à la Ferté-sous-Jouarre. Là, nous les échangeâmes contre les grosses charrettes de la Brie, ou de petites voitures basses attelées d’excellents chevaux qui nous menaient ventre à terre. Nous pouvions faire environ trente lieues par jour. Arrivés aux portes de Metz, il fallut rendre les honneurs à cette ville de guerre, mettre pied à terre et s’habiller en grande tenue. On défit les sacs pour changer de linge. Il se trouvait bien là dix mille curieux. Les dames, qui n’avaient jamais vu la garde de l’empereur, étaient en majorité. Il faisait un grand vent : toutes les chemises se mirent à voler en l’air. Le champ fut bientôt libre, et toutes les dames de crier à l’horreur en apercevant les plus beaux hommes de France ; mais le calme finit par se rétablir, et notre entrée fut magnifique. Nous partîmes de Metz pour ne plus nous arrêter ni jour ni nuit : nous étions conduits par la baguette des fées. Après de longs jours et des courses effrénées, nous arrivâmes à Ulm, qui avait été précédemment un des points de rassemblement de l’armée d’Allemagne. Nous n’eûmes que le temps de manger la soupe ; la grenadière battit, il fallut prendre les armes et partir de suite, à dix heures du soir, par la route d’Augsbourg ; et plus de voitures, hélas ! Nous étions en pays ennemi : force nous fut de dégourdir nos jambes et de marcher toute la nuit, Nous arrivâmes à Augsbourg le matin, sur les neuf heures. On nous donna trois quarts d’heure pour manger et nous reposer, et nous recommençâmes notre voyage pour faire dans cette seule journée vingt-et-une lieues. Le lendemain, nous avions encore une vingtaine de lieues au moins pour atteindre Schœnbrünn, où s’était établi l’empereur après la prise de Vienne. Nous arrivâmes près de ce village à minuit ; nos officiers eurent l’imprudence de nous laisser reposer à un quart d’heure de chemin du château pour prendre les ordres de l’empereur. Il fut surpris et furieux de la nouvelle de notre arrivée. — Comment, dit-il, avez-vous pu faire faire à mes vieux soldats quarante lieues en deux jours ? Qui vous en a donné l’ordre ?

Quand nos officiers revinrent nous chercher, nous ne pûmes nous relever : nos jambes étaient raides comme des canons de fusil ; il fallut nous servir de nos armes comme de béquilles pour avancer. L’empereur, en nous voyant ainsi, courbés sur nos crosses, la tête basse, ne contint plus sa colère. Il traita nos officiers de toutes les manières. Il dit aux grenadiers à cheval : — Allumez des feux dans la cour, allez chercher de la paille, faites-les coucher, et faites-leur chauffer des chaudières de vin sucré.

Il fallait voir les cavaliers se multiplier sous le regard de l’empereur, qui surveillait tout et qui ne se retira que lorsque les chaudières de vin chaud furent devant nous. Mais nos camarades furent obligés de nous soulever la tête pour nous faire boire, et le lendemain matin nous ne pouvions encore marcher : nous ne retrouvâmes nos forces qu’après quelques jours de repos dans ce beau village de Schœnbrünn.

Vienne était en notre pouvoir. L’armée autrichienne avait fait sauter les ponts et avait fui de l’autre côté du Danube. L’empereur cherchait les moyens d’en finir avec elle par un coup décisif. Pour cela, il fallait aller trouver l’ennemi au fond de sa retraite et se frayer un passage sur le terrible fleuve, qui avait crû d’une manière effrayante. Il s’agissait d’établir un pont, et ce n’était pas chose facile.

Dans cette position critique, l’empereur sut mettre à profit les immenses ressources de Vienne. Il ordonna de faire descendre à trois lieues au dessous de cette ville tous les grands bateaux qui s’y trouvaient, et de rassembler un immense matériel à la hauteur de l’île Lobau. Au lieu d’un pont, ce point nécessitait l’établissement de deux : l’un, de la rive droite à l’île, et l’autre, de l’île à la plaine d’Essling. Lorsqu’après des difficultés inouïes ces deux ponts furent établis, l’empereur fit descendre de Vienne le corps du maréchal Lannes. Une force imposante avait été laissée dans la capitale pour la contenir et empêcher toute communication avec le prince Charles. De plus, quelques tentatives de passage devaient être faites en face de Vienne, pour tromper ce général et l’empêcher de surveiller les abords de l’île Lobau.

Au milieu de ces préparatifs importants, l’empereur ne perdit pas de vue les petits détails : il s’occupa dans ce moment même de faire les promotions devenues nécessaires dans la garde, et c’est ainsi que je fus nommé sergent, le 18 mai 1809, à Schœnbrünn. J’aurais peine à exprimer la joie que je ressentis de me voir sous-officier, avec rang de lieutenant dans la ligne, et le droit, en temps de paix, de porter l’épée, la canne et les bas de soie.

Le 18 mai l’opération du passage commença.

Je ne ferai pas l’histoire si connue des deux sanglantes journées qui suivirent, et qui portent le nom de bataille d’Essling ; la garde, d’ailleurs, ne prit part à la lutte que le second jour. À onze heures du matin, nous reçûmes l’ordre de passer le Danube et de mettre nos bonnets à poil. L’empereur tenait à présenter à l’ennemi ses vieux grognards dans leur plus belle tenue ; ce fut la fin de nos chapeaux à trois cornes. En effet, comme nous passions le grand pont sur trois rangs, chacun tirait à la hâte son bonnet à poil enfermé dans un étui sur le haut du sac. Comme la toilette pressait, nous lancions, pour avoir plutôt fini, nos chapeaux dans le fleuve. Nous n’en avons jamais reporté depuis.

Après avoir traversé la pointe de l’île, qui a à peu près une demi-lieue de largeur, nous arrivâmes au second pont placé sur le petit bras, et nous le passâmes au galop. Les chasseurs à pied passèrent les premiers et débouchant dans la plaine, firent un à gauche en colonne, au lieu d’un à droite qui leur avait été commandé : leur faute ne put être réparée. Il fallut de suite se mettre en bataille par la plus rapide manœuvre. On nous fit pivoter sur nous-mêmes et on nous déploya en bataille. Notre droite se trouvait ainsi appuyée au bras du Danube. L’empereur dirigeait en personne nos mouvements.

Un boulet vint frapper la cuisse de son cheval : nous le suppliâmes à grands cris de se retirer et de repasser le petit pont. Cédant à nos prières, il se fit établir une échelle en corde jusqu’au sommet d’un sapin, et de là il voyait toutes les manœuvres de l’ennemi et les nôtres.

Un second boulet frappa le sergent-tambour de notre compagnie. Comme je n’avais encore ni galons ni épaulettes, un de mes camarades arracha ceux du malheureux tambour-maître et me les apporta.

La bataille était aussi furieuse que la veille : les Autrichiens avaient établi en face de nous, sur la gauche du village d’Esshing, une batterie de cinquante pièces de canon qui nous écrasait de ses feux. Pour répondre à cette effroyable canonade, nous avions devant nous quatre pièces qui ripostaient de leur mieux ; mais c’était bien peu de chose. Nous étions là à poste fixe, destinés, dans les combinaisons de l’empereur, à masquer à l’ennemi la faiblesse de notre réserve et à faire un rideau devant le Danube. Aussi nous ne fîmes point un pas en avant de la journée et nous ne tirâmes pas un coup de fusil, pendant que les canons autrichiens, braqués à douze ou quinze cents pas, nous faisaient un mal horrible. Les boulets nous enlevaient des files entières, et les obus faisaient sauter nos bonnets à poil à vingt pieds de haut. Nous autres sous-officiers nous répétions sans cesse : Serrez les rangs ; et les braves grenadiers appuyaient à droite ou à gauche sans murmurer, n’ouvrant la bouche que pour faire quelque plaisanterie.

Il était défendu de passer derrière la ligne pour satisfaire à nos besoins, Comme il y avait là des sapins, on aurait pu s’y cacher et dégarnir nos rangs. Il fallait donc, malgré la pudeur, se poster devant le front de bandière. J’y allai à mon tour, ayant soin de faire face à mes compagnons. En ce moment, un boulet qui ricochait, me couvrit de terre et faillit me casser les reins. Je me sauvai sans prendre le temps de relever ma culotte et trouvant un peu dur le papier que n’avaient servi les Autrichiens. Notre chef de bataillon m’avait cru frappé à mort : il accourut à cheval au devant de moi et m’offrit, pour me réconforter, un flacon de rhum qu’il portait dans ses fontes.

Un peu plus tard, une file tout entière, emportée par un boulet, tomba sur moi et me jeta à la renverse. La poignée de mon sabre et le coin de ma giberne furent enlevés du même coup.

Déjà tous nos canouniers étaient tués. Le général Dorsenne prit douze grenadiers pour servir les deux pièces qui étaient devant nous, et leur donna la croix pour les encourager ; mais tous ces malheureux furent tués à leur tour. Les canons étaient broyés et gisaient à terre, semblables à d’énormes tisons.

Un obus éclata près de notre brave général et le couvrit de terre ; il se releva : — Votre général n’est pas mort, nous cria-t-il ; comptez toujours sur lui. Il avait déjà perdu deux chevaux dans le commencement de la journée.

Ajouterai-je ici un affreux détail ? Un boulet emporta de nouveau toute une file voisine de moi. Je reçus un choc violent, mon fusil tomba ; je ne sentais plus mon bras droit. En regardant, je vis un lambeau sanglant attaché à la hauteur de la saignée, comme si j’avais eu le bras fracassé. Ce n’était qu’un débris de mes pauvres camarades qui avait été lancé contre moi. Le lieutenant, me secouant la main, me dit : — Allons, votre bras n’est qu’engourdi. Je me rassurai et pris mon fusil de la main gauche. J’en fus quitte pour une frayeur assez naturelle et pour une douleur que je ressentis longtemps.

Cependant nos pertes étaient considérables : il fallut mettre la garde sur un rang pour présenter à l’ennemi le même front. Comme nous terminions cette manœuvre, nous vîmes arriver sur notre gauche un brancard porté par des grenadiers qui le déposèrent au milieu de nous : c’était Lannes. L’empereur, du haut de son sapin, avait déjà reconnu son favori, et était accouru pour embrasser le maréchal, qu’un boulet avait frappé mortellement. Napoléon se mit à genoux pour le prendre dans ses bras et le fit porter dans l’île, où il subit l’amputation. Là finit la carrière de ce grand général, que toute l’armée chérissait tant, et qui nous rendit de tels services.

La foudre nous écrasait toujours. Pour comble de revers, voilà le corps du maréchal Lannes qui, privé de son chef et pris d’une panique soudaine, se replie sur nous en désordre ; comme nous étions sur un rang, nos grenadiers les saisissaient par le collet et les mettaient derrière eux en leur disant : au moins là, vous n’aurez plus peur.

Heureusement, le village d’Essling était à nous : quoique pris, repris et incendié, il était resté au pouvoir de nos braves fusiliers. Le calme se rétablit peu à peu parmi les fuyards. Alors le maréchal Bessières, venu je ne sais d’où, sans soldats, sans cheval, et qui depuis quelques instants se promenait au milieu de nos débris, leur cria : Camarades, je vais vous conduire en tirailleurs, suivez moi !

En effet, ils suivirent tous le maréchal, qui, les faisant mettre sur un rang, les établit à portée de fusil des 30 pièces qui nous écrasaient depuis onze heures du matin, et fit commencer le feu sur toute la ligne contre l’armée Autrichienne.

Bessières, calme, les mains derrière le dos, secouant sur ses épaules la longue queue qu’il continuait de porter malgré la mode, encourageait ses gens, par ses paroles et son exemple. Il parvint à faire taire pour un moment les canons ennemis et nous procura un peu de répit.

Il tint la plaine avec sa poignée de monde pendant plus de 4 heures. Le champ de bataille n’était ni perdu ni gagné. Nous gardions toujours la même position, et le sol, foulé par nos piétinements, était plus uni que l’aire d’une grange. Mais nous ne savions pas le désastre qui avait lieu derrière nous, la rupture du grand pont, et la crue subite du fleuve : nous eussions perdu courage.

Enfin, à 9 heures du soir, la fusillade cessa, et nous reçûmes l’ordre de l’Empereur d’allumer chacun nos feux pour tromper l’ennemi sur notre nombre.

Cette ruse était bien nécessaire. Dans les grenadiers et les chasseurs de la garde, un quart au moins était hors de combat.

L’archiduc Charles ne se doutait pas non plus de ce qui se passait, et ignorait la rupture du grand pont. Une dernière attaque de notre côté nous eût perdus à jamais. Par bonheur, il ne profita pas de l’occasion, et demanda le soir même une trève de trois mois qui lui fut accordée de suite. C’est qu’au lieu d’être le grand Napoléon, il n’était que le prince Charles d’Autriche.

Quand tous nos feux furent allumés, nous reçûmes l’ordre de repasser le petit pont et de revenir dans l’île. Nous vîmes alors toute l’étendue du désastre. Le magnifique pont du grand bras qui devait nous réunir au reste de l’armée avait cédé à la crue et aux matériaux de toute sorte que l’ennemi avait lancé en amont pour l’emporter, et il était parti comme nos chapeaux jetés la veille dans le fleuve. Nous fûmes ainsi bloqués dans l’île et nous restâmes trois jours sans pain, obligés pour vivre, de manger tous les chevaux qui étaient avec nous. Pendant ce temps, M. Larrey faisait des amputations à deux pas de nous. Les cris de souffrance et d’agonie se mêlaient à nos cris de détresse.

Enfin, le quatrième jour, nous pûmes repasser le fleuve, grâce aux barques que l’Empereur avait fait descendre de Vienne, et le soir nous arrivâmes à Schœnbrünn. Napoléon commençait déjà à utiliser la trève qui avait été conclue avec l’Autriche. Les matériaux arrivaient de Vienne. On s’occupait de rétablir le grand pont et de lui donner une solidité telle qu’il rendit les mêmes services qu’un pont en maçonnerie, Cent mille hommes se mirent à l’œuvre dans l’île Lobau ; on éleva des redoutes, on creusa des canaux, on traça des chemins, on prépara des ponts et des moyens de passage de toute sorte. L’Empereur arrivait tous les jours de Schœnbrünn visiter les travaux, puis il montait dans son sapin pour examiner l’ennemi qui, de son côté, ne restait pas dans l’inaction et hérissait la rive opposée de redoutes et de retranchements. Il revenait tout joyeux au palais, causait avec ses vieux soldats et se promenait dans la cour, les mains derrière le dos. Il s’occupait aussi à combler les vides que la mort avait faits dans sa garde. Puis il manda quelques acteurs de Paris et donna la comédie aux dames de Vienne dans son palais de Schœnbrünn.

Durant ces trois mois de trève, mon bras droit se remit de son engourdissement, et je me perfectionnai dans la lecture et l’écriture. Mes maîtres étaient contents de moi.

Vers la fin, l’Empereur voulut montrer un échantillon de son armée aux amateurs de Vienne ; il passa une revue de cent mille hommes sur les hauteurs à gauche de la ville. De là, les corps reçurent l’ordre de se rendre dans l’île Lobau pour le 5 juillet, jour de l’expiration de la trève.

Pour atteindre l’ennemi, nous étions obligés d’effectuer une seconde fois le passage du Danube. Mais comment établir des ponts sous les yeux et sous le feu de son artillerie ? Napoléon n’avait d’autres ressources que de tromper l’archidue sur le point de notre passage. Tout fut calculé dans ce but. Au lieu de passer à la hauteur de notre campement, nous dûmes passer beaucoup plus bas.

Il y avait à l’extrémité de l’île Lobau un îlot fortifié, occupé par les Autrichiens, qui avaient ainsi un œil ouvert sur nos mouvements et pouvaient découvrir le secret de notre passage. Le colonel Frédérik reçut l’ordre d’enlever cette position. À minuit, des radeaux préparés à l’avance et pouvant porter deux cents hommes, reçurent le brave colonel avec ses grenadiers et ses voltigeurs. L’obscurité et la pluie qui tombait par torrents favorisèrent la petite expédition qui, prenant sans bruit l’île par le travers, aborda sur le sable, s’empara de la position et fit la garnison prisonnière sans brûler une amorce. Deux mille sapeurs du génie, arrivant aussitôt, creusèrent des tranchées et des chemins pour faire passer les pontons et l’artillerie. Au jour, nous étions, sans que l’ennemi s’en doutàt, à trois lieues au-dessous de ses travaux et des nôtres. En un quart-d’heure trois ponts étaient jetés sur ce point.

À dix heures du matin, cent mille hommes se déployaient dans la plaine de Wagram, et à midi toute notre armée était en ligne. Nous avions interverti les rôles : les Autrichiens tournaient le dos à la France, et nous nous regardions Vienne. Sept cents pièces de canon étaient en batterie, chaque batterie de cinquante pièces. Le feu s’ouvrit par des décharges étourdissantes, et le combat s’engagea terrible et acharné.

On connaît les détails de cette bataille. Nous ne fîmes qu’y assister, sans y prendre une part active : on n’eut pas un instant besoin de nous. Le soir, nous couchâmes sur le champ de bataille que nous avaient cédé les Autrichiens.

L’empereur nous fit former en carré, demanda sa peau d’ours et s’endormit au milieu de nous. De tous côtés sous nos pas roulaient des masses de boulets, Chacun de nous eût pu en ramasser quarante ou cinquante ; cela donnera l’idée de ce qu’avait été la canonade de Wagram.

Le lendemain, nos colonnes se mirent en route de grand matin pour poursuivre les Autrichiens et se portèrent vers Olmütz ; mais nous reçûmes bientôt l’ordre de nous arrêter. L’archiduc, accablé, demandait la paix. Les conférences s’ouvrirent sous la tente de l’empereur, et les paroles données de part et d’autre, nous partîmes pour Schœnbrünn. Napoléon régla ses comptes avec l’empereur d’Autriche, la paix fut signée, nous eûmes quelques centaines de millions pour payer les frais de la guerre, et l’évacuation de Vienne commença. Alors nous reçûmes l’ordre de revenir à Paris, où nous attendait, comme toujours, l’enthousiasme du peuple parisien. Nous revenions couverts de nouveaux lauriers, mais, hélas ! beaucoup d’entre nous manquaient à l’appel.

À l’entrée de Paris, la foule était immense sur notre passage ; toute la population était sur pied. On nous fit passer sous des arcs-de-triomphe et on nous mena aux Champs-Élysées où la ville nous offrit un festin. Mais la pluie qui tombait à flots nous gêna beaucoup et gâta tout le plaisir que nous aurions pu prendre.