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Aux Vieux de la vieille/02/02

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 21-43).

CHAPITRE ii.

1810. — 1811.

Bientôt nous rentrâmes en possession de notre belle caserne de Courbevoie. Cette fois, nous pouvions espérer un long repos : la guerre était glorieusement terminée. Nous avions imposé silence aux orgueilleux qui étaient venus nous chercher querelle sans motifs et qui pensaient que notre éloignement de leur frontière les mettrait à l’abri de notre ressentiment. Notre empereur leur apprit bientôt qu’il était plus facile de nous braver que de nous vaincre, et toute la honte resta de leur côté.

Après quinze jours d’inaction, quand on nous eut habillés à neuf, nous passâmes la revue de l’empereur aux Tuileries. On s’occupait alors des préparatifs pour la cérémonie funèbre du maréchal Lannes, dont les restes étaient déposés dans une salle de l’hôpital du Gros-Caillou sur un lit de parade, en grand uniforme de sa dignité. Cette solennité eut lieu avec toute la pompe due à son rang. Cent mille hommes formaient le convoi de cet illustre guerrier qui partit du Gros-Caillou pour se rendre au Panthéon. Je fus du nombre des sous-officiers qui portèrent le corps ; nous étions seize pour le descendre dans le caveau. Toute l’armée défila devant les restes du vaillant homme. La cérémonie finit seulement à minuit.

À la caserne, j’étudiais mon service de sous-officier ; je travaillais la théorie, je m’appliquais à écrire, et un jour, étant de garde à Saint-Cloud, je fis mon rapport, avec les noms de mes cinquante grenadiers très-correctement écrits. Je le portai à M. Belcour qui fut content de la netteté de mon écriture : — Continuez, me dit-il, vous voilà sauvé !… Combien il me rendit heureux !

Cependant j’étais toujours plus fort en pratique qu’en théorie ; je surpassais mes camarades pour le ton du commandement, et j’étais désigné comme ayant la plus forte voix. Quoi qu’il en soit, je me trouvais bien fier avec mon grade de sergent et mes quarante-trois sous par jour, surtout quand je comparais à cette position les malheurs de mon enfance.

J’avais des visites indispensables à rendre : je m’occupai de ma toilette. Il me fallait de rigueur des bas de soie pour porter dignement l’épée, et comme j’avais passé à Saint-Malo, je n’avais pas de mollets : je fus réduit à en prendre de faux. Je trouvai mon affaire au palais Royal ; je les payai dix-huit francs. De cette manière, je réussis à me faire une jambe passable.

Je fis mes visites officielles : je reçus force compliments sur ma belle tenue. Rentré à la caserne le soir à neuf heures et satisfait de ma journée, je trouvai une lettre de mon capitaine Renard qui m’invitait pour le dimanche à dîner, me disant que sa femme et sa fille désiraient me voir, pour me remercier d’avoir fait coucher mon capitaine dans un tonneau le soir de la bataille d’Austerlitz. Je me rendis à cette invitation et je me trouvai en compagnie de militaires de distinction, de bourgeois et de dames de haut parage. J’étais un peu confus au milieu de toutes ces autorités, parmi ces belles dames ornées de plumes et de bijoux. Je me sentais petit dans ce beau salon. Mon capitaine vint à mon secours, me présenta à madame Renard et aux autres dames, ainsi qu’à ses amis, et je ne me trouvai plus si isolé. Mais j’étais toujours timide et je regrettais ma pension où j’aurais été bien plus libre.

On passa dans la salle à manger et je fus placé entre deux belles dames qui ne paraissaient pas fâchées d’être éloignées de leurs maris. Elles me mirent à mon aise en s’occupant de moi. Au second service, la gaîté était déjà sur tous les visages. Quand on en fut au vin de Champagne, on ne se contint plus. Il fallut que mes chefs se missent à causer de leurs campagnes et de leurs victoires. Les dames leur disaient : Et vos conquêtes auprès des étrangères, vous n’en parlez pas ? — Eh bien ! leur répond notre commandant, je vais vous satisfaire : je suis garçon ! Et il se mit à faire le portrait des dames de Berlin et de Vienne, tout en ménageant les convenances. Il fut fort applaudi. Quant à moi, je fus attaqué par les deux dames qui étaient mes voisines, et pressé de conter à mon tour. Je m’en défendis en disant : Faites-moi grâce : mes chefs connaissent mon histoire. — Eh bien, reprit le capitaine, je vais parler pour lui, et vous verrez que c’est un bon soldat. Il est le premier qui ait été décoré au dôme des Invalides. Il nous a empêché de mourir de faim en Pologne, c’est lui qui découvrait toutes les cachettes des Polonais, etc., etc.

Je fus comblé d’amitiés par tout le monde. Le feu me monta à la figure. J’avais un mouchoir blanc que je prenais pour m’essuyer le front à chaque instant et que je remettais ensuite dans ma poche. Comme ma serviette était fine, je m’en servis par distraction comme de mouchoir et la mis de même dans ma poche. L’heure de rentrer au quartier arrivée, je me lève pour prendre congé ; le capitaine me dit : — Vous partez, sergent ? — Oui, capitaine, je suis de garde demain. — Mais, me dit-il, vous emportez votre serviette. — Je fouille dans ma poche et je m’aperçois de ma bévue. Heureusement je ne perdis pas contenance, et je répondis assez lestement : Mon capitaine, je me croyais encore en pays ennemi, et Vous savez que si on ne prend rien, on croit avoir oublié quelque chose. — Très-bien, me dit-il ; restez : Je vais envoyer mon domestique à la caserne, et vous passerez la soirée avec nous. Tenez, ajouta-t-il en me montrant sa fille, voici votre dénonciateur.

Je rentrai à la caserne des Capucines, près la place Vendôme, et le lendemain matin je reçus une lettre de madame ***, qui me priait de passer chez elle à onze heures du matin. Voilà mon imagination en travail. Je cherche de suite un camarade pour prendre la garde à ma place ; je me mets sur mon trente-et-un, je monte en cabriolet, et je me fais conduire à l’adresse indiquée.

Comment raconter ce qui m’advint alors ? Les mœurs des belles dames de l’Empire étaient moins sévères que celles des belles dames d’aujourd’hui, et la garde avait droit à leurs plus charmantes faveurs… Quand je rentrai à la caserne, j’étais hors de moi : je tremblais sur mes jambes comme un homme ivre.

Mais je parle de mes jambes ! Que d’embarras elles me causèrent. Je voulus une fois profiter d’une permission de vingt-quatre heures et consacrer tout ce temps à ma précieuse conquête. Elle applaudit à ce projet. Son époux était absent, et la nuit même on était libre ! Me voilà pris ! Je n’avais pas songé à mes faux mollets. Comment les ôter en présence d’une si belle dame et trahir les artifices de ma grande tenue ? Je déployai là plus d’adresse et de ruse que dans le cours d’une longue campagne. Mais j’avais si peur d’être découvert et bafoué que je résolus de ne plus m’exposer une seconde fois à un semblable embarras.

J’abandonnai toutes mes beautés postiches. Il fallut bien qu’on me prit tel que la nature m’avait fait. D’ailleurs, la tâche était au dessus de mes forces. On nous a fait dire que nous mourions sans nous rendre : ceci est bon sur un champ de bataille ; mais à Paris, en pleine paix, je n’avais pas envie de mourir ; et l’ennemi était si terrible que je fus forcé de mettre bas les armes. Je profitai pour cela de quelques plaisanteries sur mon orthographe dont je faisais bon marché, mais qui me servirent de prétexte ; et malgré les instances qu’on fit pour me ramener, je restai vertueux et inébranlabie.

Une fois débarrassé de ma belle conquête, je me remis à travailler avec tant d’ardeur que je restai six mois sans sortir de la caserne autrement que pour monter ma garde, et toujours mon école de bataillon en poche, pour apprendre les manœuvres qui concernaient mon grade. Je parvins ainsi à triompher de toutes les difficultés. Vers ce temps, l’empereur donna l’ordre de faire manœuvrer les sous-officiers et caporaux de la garde au moyen de perches représentant les sections : on nommait cela l’exercice à la perche, et c’était une manière de donner un peu de repos aux vieux grognards.

Avec cent hommes on faisait les grandes manœuvres, comme si le régiment eût été complet. L’empereur vint un jour, nous fit former le carré, et après une manœuvre d’une heure manifesta son contentement. Il donna l’ordre d’exercer les sergents et caporaux à commander chacun à son tour. Quand vint le mien, je fus dans la joie de pouvoir montrer à mes supérieurs les progrès que j’avais faits, et j’eus le bonheur de faire ma pose sans faute.

Si l’empereur était satisfait de nous, nous ne l’étions pas autant de lui. Le bruit courait dans la garde qu’il divorçait avec l’impératrice pour prendre une princesse autrichienne en paiement des frais de la guerre et pour avoir un héritier de son trône.

On nous dit que le prince Berthier allait porter à Vienne le portrait de Napoléon et demander la main de l’Autrichienne et l’épouser par procuration. Le mariage eut lieu, en effet, le 14 mars 1810, et notre nouvelle impératrice se mit en route pour la France le 15. Toute sa famille la conduisit jusqu’à Saint-Polten, où elle lui fit ses adieux. Comme elle témoignait quelques regrets de l’abandon de son chien et de sa perruche, des ordres furent donnés de suite, et elle fut bien surprise, en arrivant à Saint-Cloud, de retrouver son oiseau et son chien favoris. La princesse arriva le 27 à Compiègne, où elle était attendue par l’empereur. De Compiègne, ils vinrent à Saint-Cloud, où nous les vîmes tout à l’aise ; puis de Saint-Cloud ils se rendirent à Paris pour le mariage religieux. Il fut célébré le 5 avril aux Tuileries. On ne peut se faire idée des préparatifs qui avaient été faits pour cette solennité. La chapelle nuptiale se trouvait aux Tuileries, dans le pavillon de Flore. On y arrivait par la grande galerie du bord de l’eau. Cette galerie avait été garnie, dans toute son immense longueur, d’un triple rang de banquettes à l’usage des dames ; les hommes formaient un quatrième rang par derrière. Cinquante sous-officiers décorés, pris dans les grenadiers de la garde, étaient placés de distance en distance dans de petites enceintes entourées d’une grille de fer. Nous étions commandés par le général Dorsenne. Lorsqu’il nous eut disposés de place en place, il prévint les dames tout autour de nous de nous considérer comme leurs chevaliers et de s’adresser à nous pour tous les rafraichissements dont elles auraient besoin. Chacun de nous avait, de cette manière, à s’oceuper de quarante-huit dames environ. Dans l’épaisseur du mur, on avait pratiqué de grandes niches ; c’est là que nous trouvions de quoi satisfaire à toutes les demandes. Quant aux costumes, toutes les dames étaient en robes décolletées, les bras nus, avec des colliers, des bracelets, des boucles d’oreilles, des diamants et des bijoux de toutes sortes. Que de choses on pouvait voir dans cette brillante réunion. Je puis dire que je n’avais jamais détaillé de si près toutes les belles dames de Paris. Quand je dis belles, j’en flatte au moins la moitié. Les hommes étaient habillés à la française, tous avec le même costume : culotte courte, habit noir avec boutons d’acier découpés en diamants.

Le cortége impérial partit du château par le grand escalier du Louvre, et, après avoir traversé la grande galerie, arriva à la chapelle des Tuileries. Les femmes des grands dignitaires portaient la queue de la robe de la nouvelle impératrice, Tout le monde était debout dans le silence le plus religieux. Le cortège marchait lentement, escorté par tous les hauts dignitaires de la nouvelle cour. Dès qu’il eut défilé, le général Dorsenne nous réunit et nous conduisit à la chapelle, où nous vîmes toute la cérémonie. À droite de l’autel, l’empereur était à genoux sur un coussin brodé d’abeilles ; l’impératrice près de lui. Après avoir reçu la bénédiction et placé sa couronne sur la tête de son épouse, il se releva, se mit dans un fauteuil, et la messe commença. Pour comprendre l’effet d’une pareille cérémonie, il faut se rappeler la toute-puissance d’un empereur comme Napoléon, qui, après avoir tout fait plier sous son génie, avait forcé le pape d’assister à son mariage. La messe dite, le général nous fit signe de sortir et d’aller reprendre nos postes. Nous vîmes une seconde fois défiler le cortège. Qu’elle était belle Marie-Louise en costume impérial et le diadème sur la tête ! Comme le front de l’empereur rayonnait de joie ! Nous autres, au milieu de cette ivresse générale, nous pensions au deuil de la Malmaison et à la douleur de la pauvre délaissée. Elle resta, du moins, l’idole de tous les braves.

Après les fêtes, l’empereur partit avee Marie-Louise pour Compiègne, où ils séjournèrent jusqu’au 27. Ils allèrent de là visiter la Belgique et les départements du Nord. Le 1er juin ils étaient de retour à Paris. La ville leur offrit un bal et un souper. Je me trouvais de la fête, commandant un piquet de vingt hommes rangés autour de la table du festin, dans l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville. La table formait un fer à cheval ; tout le service était en or, et le repas uniquement composé de viandes froides.

Le maître des cérémonies annonça le cortége : l’empereur parut, suivi de l’impératrice et de cinq têtes couronnées. Je fis présenter les armes, puis je reçus l’ordre de faire mettre l’arme au pied et de me placer devant mon peloton en face de l’empereur, qui occupait le milieu du fer à cheval, face à la porte d’entrée. Le premier il s’assit ; et sur un signe de sa main, tous les hôtes prirent place. Derrière chaque roi ou reine se tenaient trois valets de pied à un pas de distance. Il fallait voir avec quel ordre et quelle précision tout le service se faisait. Un convive s’essuyait-il la bouche avec sa serviette, vite elle disparaissait, et une main empressée en glissait une autre. Pas une parole ne s’échangeait. D’un signe de tête on acceptait ou on refusait. Il ne fut permis de rompre le silence que lorsque l’empereur eut adressé la parole à son voisin. Il faut avouer que si c’était imposant, ce n’était pas gai. Ce fut de même le souverain maître qui donna le signal de se lever de table et de passer au salon. Comme je restais immobile devant ce beau service, le général maître de cérémonie me vint prendre par le bras.

— Sergent, me dit-il, venez avec moi, je vais vous faire goûter du vin de l’empereur. Asseyez-vous là, votre peloton aura son tour. — Je trouvai le vin bon, et mes grenadiers furent de mon avis.

Cette fête fut suivie de plusieurs autres, et notamment du fameux bal donné par l’ambassadeur d’Autriche, et qui se termina par un incendie. La première émotion de ce lugubre événement passée, l’empereur partit pour Saint-Cloud. Il aimait ce beau parc rempli de gibier de toutes sortes, entre autres de gazelles, que chaque soir il allait visiter avec Marie-Louise, dans le parterre de la porte du haut. Je m’y trouvais un soir, par hasard, En les apercevant, je voulus me retirer ; l’empereur me fit signe de rester. Je me mis, par discrétion, sur le côté, et voilà que je vis arriver des gazelles qui se mirent à galoper et à bondir autour de leurs majestés. Ces petits animaux sont très-friands de tabac : l’empereur avait toujours sa petite boîte à la main pour les satisfaire. L’un d’eux ne trouvant pas, apparemment, sa majesté assez prompte, baisse brusquement la tête jusque sous la robe de Marie-Louise et me fait voir, vous savez !… du linge bien blanc !

Napoléon, furieux, ne se possédait plus. Je me retirai au plus vite, feignant de n’avoir rien vu. Le souvenir de cette jolie scène me fait encore plaisir.

Marie-Louise était de première force au billard : elle y battait tous les hommes ; elle ne craignait pas de s’allonger sur le billard, quand il le fallait, pour donner son coup de queue, et cela de la façon la plus gracieuse ; souvent elle faisait applaudir son adresse.

Au mois de septembre 1810, il se fit de grands préparatifs pour aller à Fontainebleau : l’époque de la chasse arrivait, et le premier bataillon dont je faisais partie eut l’ordre de se mettre en route, pour faire le service de cette nouvelle résidence. La cour arriva avec les équipages de chasse, et le jour de l’ouverture, M. Belcour, notre adjudant-major, commanda douze sous-officiers et caporaux qui se rendirent dans la forêt aux endroits désignés. On nous plaça par quatre à des carrefours où se trouvait servi un repas sous une tente, pour le déjeûner des chasseurs.

Quand la chasse commença, Marie-Louise, la première, lança des faucons qui firent merveille. Elle les choisissait sur une espèce de cerceau porté par un garde, et autour duquel ils étaient posés. Aussitôt lâché, l’oiseau partait comme la foudre et rapportait sa victime à Marie-Louise. Cet exercice dura une heure, puis les calèches se rendirent au galop à un enclos rempli de lapins. L’empereur commença le feu. Sur son invitation, toute la suite se mit de la partie, et quand l’enclos fut couvert de victimes, il fit appeler les gardes et notre adjudant-major, et ordonna une distribution du gibier abattu. Nous mangeâmes du gibier tué par l’empereur.

Le lendemain on chassa le sanglier : cette chasse dura quinze jours. La manière dont elle se pratiquait est fort curieuse. Quand l’animal était forcé, deux grands chiens s’élançaient sur lui, le saisissaient chacun par une oreille, se collaient à ses flancs et le maintenaient tellement serré entre eux que le sanglier était arrêté net. Les gardes arrivaient avec un baillon, le muselaient sans qu’il pût se défendre, lui retenaient les quatre pieds dans un nœud coulant et faisaient lâcher prise aux chiens qui repartaient sur la bande. Quant aux prisonniers, on les portait à la voiture qui leur était destinée, on ouvrait une porte par derrière, on les débarrassait de leurs entraves et ils tombaient dans Ja caisse profonde de cette voiture. On en prit ainsi cinquante, au grand amusement de l’empereur, qui avait fait préparer un enclos près de la route de Paris pour déposer ces animaux vivants, ainsi que deux loups faits prisonniers de la même manière. Cet enclos était une rotonde dans l’intérieur de laquelle on avait disposé des gradins en amphithéâtre pour la cour. On faisait reculer les voitures contenant les sangliers jusque dans l’intérieur, et c’était plaisir de les voir tomber sur le sable et s’élancer, furieux, contre les palissades. L’empereur s’arma d’une carabine et commença le massacre, en gardant les loups pour la fin ; puis il permit aux officiers de sa cour de s’exercer et de terminer la fête. Les sangliers furent partagés à la garde, à l’exception de trois des plus gros qu’il se réserva.

Nous reçûmes de nouvelles instructions pour la chasse au cerf. Les gardes eurent l’ordre d’aller reconnaître le gîte des cerfs et leur âge, d’en dresser un rapport ; cette reconnaissance étant faite, et tous les préparatifs terminés, l’empereur fixa le rendez-vous. Cinquante-deux chiens furent divisés en quatre relais de treize chaque, sans compter les limiers. Chacun prit son poste, la cour déjeûna, les calèches arrivèrent, et le lancer commença. L’empereur se portait au galop aux points de passage, attendait le cerf, et s’il le manquait partait comme la foudre pour se trouver à un autre point. On sait ce qu’est une semblable chasse.

Après la chasse, la cour rentra à Paris, et nous à Courbevoie. L’adjudant-major annonça au général Dorsenne que l’empereur m’avait nommé instructeur des deux régiments de grenadiers, et je fus installé de suite dans mes fonctions. Le matin, je faisais manœuvrer les consignés le balai à la main et l’après-midi avec le fusil. Il y avait une carrière de sable près de la grille de la caserne : quand j’avais beaucoup d’hommes punis, je les mettais à la carrière ; ils aimaient mieux cet ouvrage que l’exercice. Les uns tiraient du sable, les autres menaient la brouette et le tombereau ; tout ce travail servait à niveler et à sabler la cour. On grognait bien un peu, mais l’ouvrage se faisait tout de même. Je trouvais tous ces vieux soldats assez dociles pour des hommes qui sortaient des régiments avec des galons de sergent, souvent de sergent-major, et venaient chez nous en qualité de simples grenadiers. Cela était dur, mais j’avais le ton nécessaire pour leur en imposer, et j’étais d’ailleurs bien secondé par les adjudants-majors.

Le pavillon des officiers donnait sur la cour, et ils suivaient des yeux tous nos ouvrages. Un jour ils me firent appeler pour me montrer le plan d’un vaste parterre qu’ils voulaient faire exécuter par les consignés, avec la promesse de payer la bouteille à chacun de ceux qui travailleraient bien. Je devais diriger les travaux. Chacun se mit à l’œuvre, on marqua l’emplacement des massifs et des arbres, on dessina deux quinconces sur le devant de la caserne pour planter de beaux acacias. Dès le lendemain, je mis à l’œuvre mes consignés. Les officiers firent venir une tonne de petit vin de Surène, et on fit la distribution à raison d’une bouteille par homme. J’étais le directeur en chef des travaux ; les adjudants fournissaient les plans et surveillaient l’exécution. Je divisai mon monde, je désignai à chacun son travail, et fis tout marcher de front. C’est ainsi que s’exécutèrent toutes ces belles plantations que j’ai revues, il y a dix ans, grandes et magnifiques.

Je reçus force compliments de tout le monde, et on eut l’idée de faire choix de moi pour tenir la pension des sous-officiers ; je fus nommé par le conseil.

J’avais à servir cinquante-quatre sous-officiers.

Le conseil mit à ma disposition un char à bancs et un soldat du train pour aller chercher les provisions à Paris, plus quatre hommes de corvée par compagnie et un caporal. Je partais pour Paris avec tout ce détachement à deux heures du matin, muni de la note de mon chef de cuisine ; je faisais la provision, et j’étais revenu pour présider au repas du matin, à neuf heures, Le dimanche, l’inspection du réfectoire était passée par notre colonel ou par le général Dorsenne. Il faisait bon à être en règle avec ce dernier ; chacun tremblait à son approche, et il ne ménageait pas ceux qui étaient en défaut. Modeste de tenue, il pouvait rivaliser avec Murat, même l’effacer en bravoure.

J’étais toujours prêt à le recevoir, et toujours prévenu, jamais surpris. Une fois, cependant, je faillis recevoir une verte réprimande : nous avions fait quelques économies sur la nourriture de la semaine, et l’on avait décidé que l’on achèterait de l’eau de vie avec la somme économisée. Mais pour ne pas éveiller l’attention du général Dorsenne, je portai sur mon compte : Légumes coulantes…… tant. Précisément l’infatigable général tomba sur ce passage. — Qu’est cela, s’écria-t-il, légumes coulantes ? Je balbutiai et finis par avouer notre peccadille. D’abord il voulut se fâcher ; puis en voyant ma confusion, en songeant au singulier stratagème que nous avions imaginé, il se prit à rire. — Cette fois, je vous pardonne, dit-il, mais je n’entends pas qu’on économise sur la nourriture pour acheter des liqueurs.

Tout roulait sur moi : l’exercice des consignés, la surveillance de mon réfectoire, et cinquante vélites à faire manœuvrer. Toutes mes heures étaient prises ; mais, bien secondé par les deux adjudants-majors, je menais à fin toute cette besogne avec facilité. Je puis dire que je me sentais fier d’être arrivé où j’en étais, et de me trouver en évidence parmi des hommes plus instruits que moi et que je finis par surpasser en pratique à force de travail ; je justifiais ainsi la bonne opinion de mon capitaine.

La fin de 1810 arriva ; 1811 nous promettait bien des choses nouvelles. Le 20 mars au matin, il arriva à la caserne un courrier qui nous apprit la délivrance de l’impératrice, sans nous en dire davantage. Le premier coup de canon des Invalides se fit alors entendre : tout le monde était silencieux, comptant les coups. Au vingt-deuxième, un immense cri de : Vive l’empereur ! poussé par tous les vieux grognards ivres de joie, retentit dans la caserne : notre empereur avait un héritier. Il fut baptisé, le 9 juin, à Notre-Dame. Napoléon donna à cette occasion des fêtes magnifiques qui durèrent plusieurs jours. Tous les princes de la confédération du Rhin étaient à Paris. L’archiduc Charles fut le parrain de l’enfant : c’est l’époque de la plus grande splendeur de la cour de France : les étrangers arrivaient de toutes les parties du monde, L’empereur leur donna en spectacle une revue de sa façon. Cent mille hommes de toutes armes furent réunis sur la place du Carrousel. Les régiments d’infanterie arrivaient par la rue de Rivoli et venaient se mettre en bataille sur cette belle place qui longe l’hôtel Cambacérès. L’infanterie de la garde était sur deux lignes devant les Tuileries, et pour débarrasser la place, on la fit mettre en colonnes serrées par divisions au fond de la cour des Tuileries.

À midi précis, l’empereur monte à cheval, passe sa garde en revue, revient se poster en face du cadran, et faisant appeler notre adjudant-major Belcour :

— As-tu, lui dit-il, un sous-officier qui soit assez fort pour répéter mon commandement ? Mouton ne peut répéter aujourd’hui.

— Oui, sire.

— A-t-il une forte voix ?

— Oui, sire.

— Amène-le, et qu’il répète mot pour mot après moi.

Alors M. Belcour s’approche de moi et me met au fait. Le général, le colonel, les chefs de bataillon m’entourent, me pressent de recommandations. — Ne vous trompez pas, me disent-ils, ne faites pas attention que c’est l’empereur qui vous commande ; ayez de l’aplomb.

M. Belcour me présente à l’empereur :

— Quel est ce sous-officier ? dit l’empereur.

— C’est le petit grognard que vous avez entendu commander à la chasse dans la forêt de Fontainebleau.

— Mets-toi à ma gauche, me dit Napoléon, et tu répéteras mon commandement.

La tâche n’était pas difficile, je m’en acquittai on ne peut mieux. Après que l’empereur avait fait son commandement, je me retournais et je le répétais, puis je me remettais face à lui et j’attendais. Il ne s’agissait que de ménager ma voix suivant la distance et de la déployer assez pour la porter du pavillon de l’Horloge à la place du Carrousel.

Toutes les croisées des Tuileries étaient garnies de nombreux spectateurs. Les étrangers paraissaient bien étonnés de voir un sous-officier avec son fusil répéter les paroles de l’empereur, et s’amusaient beaucoup des tours et demi-tours que je faisais après chaque commandement. Chaque régiment passait sous l’arc-de-triomphe, venait se ranger en bataille devant l’empereur, qui le passait en revue, puis revenait à sa place pour le faire manœuvrer et le faire mettre en colonnes serrées devant la garde. Cette manœuvre d’infanterie dura deux heures, et j’eus l’honneur de voir défiler devant moi la garde qui fermait la marche. Je fus alors renvoyé par l’empereur et remplacé par un général de cavalerie ; il était temps, j’étais en nage. Tous mes chefs vinrent me féliciter ; mon capitame, surtout, était enthousiasmé : C’est pourtant moi, disait-il, qui l’ai forcé d’être caporal : c’est mon ouvrage. Quand nous fûmes de retour à Courbevoie, nous continuâmes la fête à table avec les gratifications de l’empereur : un litre de vin par homme, vingt-cinq sous aux soldats, quarante-trois sous aux sous-officiers, trente-trois aux caporaux, et de la gaîté sur tous les visages.

C’est ainsi qu’on fêtait la naissance d’un enfant promis à de si hautes destinées, et qui devait tomber si jeune du faîte des grandeurs dans un tombeau sur la terre étrangère.

Je placerai ici un charmant souvenir de l’enfance du jeune prince qui était notre idole à tous. Me trouvant un jour en grande tenue dans la cour de Saint-Cloud, je fis rencontre de l’enfant porté par sa nourrice et accompagné du maréchal Duroc. L’enfant, en m’apercevant, tendit ses bras vers moi, comme pour prendre mon plumet. Le maréchal me fit signe d’approcher : le jeune prince saisit aussitôt mes plumes, les arracha, et de rire aux éclats. — Laisse-le faire, disait le maréchal ; je laissais bien faire, mais le plumet fut sacrifié et moi très-sot. Les dames d’honneur et la nourrice étaient folles de joie à voir la mine que je faisais. Enfin le maréchal me dit : — Laisse-lui ton plumet, je te le ferai remplacer, et se tournant vers la dame qui le portait : Mettez l’enfant sur les bras de ce sergent, qu’il le porte un peu. C’était, ma foi, bien une autre affaire. J’allonge les bras pour recevoir ce précieux fardeau :

— Eh bien, est-il lourd ? me dit Duroc.

— Mais, oui, général.

— Allons, tu es assez fort pour le porter, marche un peu.

Je fis un tour sur la terrasse : l’enfant continuait à arracher mes plumes et ne faisait guère attention à mon embarras, tandis que ses longues draperies me traînaient dans les jambes : j’avais une frayeur terrible de tomber, et que de joie pourtant à tenir dans mes bras un tel enfant.

Quand je le remis à la dame d’honneur, elle me remercia. Le maréchal me dit : — Tu viendras chez moi dans une heure, je te ferai appeler. J’y allai, et il me remit un bon pour acheter un beau plumet chez le fournisseur.

— Tu n’as que celui-ci ? dit-il.

— Oui, général,

— Eh bien, je vais te faire un bon pour deux, tu en auras un pour le dimanche.

Mes officiers, en me revoyant sans plumet, me demandèrent ce que j’en avais fait. C’est le roi de Rome qui me l’a pris, leur dis-je. Je leur fis mon histoire, et leur montrai le bon du maréchal Duroc.

— Heureux mortel ! me dirent-ils.

De pareils souvenirs ne s’oublient jamais’!

Le lendemain de ces fêtes, je repris mes pénibles travaux. Je poussai mes cinquante vélites et mes consignés : tout marchait de front. Tout en veillant à la propreté de la caserne et en ayant soin du réfectoire, je ne négligeais pas mon instruction, et les leçons d’écriture allaient leur train. Gouverneur en petit de la caserne, je tiens, me disais-je, mon bâton de maréchal ; je serai, sur mes vieux jours, le vétéran du quartier ; je ne me doutais pas que je n’étais alors qu’à la moitié de ma carrière : je n’avais encore cueilli que les roses.

Sur ces entrefaites, il m’arriva de la ligne une foule de grenadiers pour compléter nos régiments, et pour qu’on püt, en réformant les vieux grognards, former deux compagnies nouvelles.

Dès ce moment, l’empereur préparait son armée par de grandes manœuvres à la campagne qui ne devait pas tarder à s’ouvrir.

Le théâtre de ces grands mouvements était la plaine Saint-Denis. Il multipliait aussi les revues aux Tuileries, examinant tous les détails d’un œil sévère, se faisant tout montrer, tout expliquer, gourmandant les uns, complimentant les autres ; il se faisait ouvrir les fourgons d’ambulance et montait lui-même sur les roues, pour s’assurer qu’ils étaient bien remplis de charpie. C’étaient les dames de Paris qui faisaient cette charpie et les bandes.

L’activité régnait partout.

L’empereur hâtait ses préparatifs : de toutes parts arrivaient les courriers ; tous les jours on en voyait plusieurs mettre pied à terre aux Tuileries. Les régiments d'infanterie et de cavalerie se formaient au complet.

L'orage grondait dans le Nord ; chacun sentait l’approche d’une commotion imminente.