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Aux Vieux de la vieille/02/06

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 139-154).

CHAPITRE vi.

Première Restauration.

Il fallut se résigner : je vendis deux de mes chevaux et ne gardai que mon petit arabe. Je parvins à placer mon domestique à la maison impériale d’Autriche pour conduire des chevaux de main, et je partis pour Auxerre, chef-lieu de mon département.

Je végétai dans cette ville toute l’année 1814 ; je ne connaissais personne, et comme nous étions suspects, il fallait sonder prudemment le terrain avant de s’engager dans une maison. Je finis par être invité chez M. Maret, avoué, rue Neuve. C’était un vrai patriote ; il m’offrit chez lui une généreuse hospitalité et je fus trés-bien accueilli dans cette maison. Il poursuivait un procès au nom de mon frère contre ma famille, qui nous avait dépouillés d’un peu de bien du côté de notre mère. C’est M. Leclerc, père du juge de paix actuel, qui avait entamé ce maudit procès, qui dura dix-sept ans. Je n’en avais d’abord pas eu connaissance et n’en fus instruit qu’à mon arrivée de l’armée. Je m’entendis alors avec M. Maret pour mener à fin cette interminable affaire. Le jour où ma cause fut appelée, mes batteries étaient prêtes. Je me présentai au tribunal en grande tenue militaire, et me posai là dans le plus profond silence. Mes adversaires me lançaient de temps en temps des regards de mépris et presque d’insulte. Je les entendais murmurer contre moi. Il était bien dur pour moi, vieux soldat, si peu habitué à souffrir injure, de me voir traiter de la sorte sans pouvoir me plaindre, sans pouvoir me défendre et me venger. Mon sang bouillait dans mes veines et j’eus bien de la peine à me contenir. Cependant, maître de moi, j’entendais tout et ne disais rien. Enfin, l’avocat de la partie adverse prit la parole, et s’adressant au tribunal :

« Messieurs, dit-il en me désignant du doigt, le voilà ce lion rugissant qui fait trembler ces pauvres malheureux par sa seule présence. Je l’ai vu, il y a deux ans, venir faire la jambe de soie et parader dans les rues d’Auxerre. » Oh ! alors je ne me possédais plus et je ne sais pas comment je n’ai pas éclaté. Heureusement, j’avais ma tabatière ; je me vengeai sur elle en fourrant dans mon gros nez les prises de tabac les unes sur les autres. Mais il était temps que ça finit, j’allais m’emporter quand l’orateur eut la bonne pensée de s’arréter. Après avoir repris mon sang-froid, je me levai et demandai au tribunal de vouloir bien remettre ma cause à huitaine, pour que je puisse produire mes lettres de service et me justifier des fausses accusations et des fades calomnies que venait de me jeter l’avocat. Ah ! si je l’avais tenu entre quatre-z-yeux !

Ma demande fut accordée.

Je rentrai chez moi ; je réunis de suite mes lettres de service et relevai sur une note, par ordre de dates, les différents pays et les villes les plus importantes que j’avais traversés pendant mes campagnes, aussi bien que les divers grades que j’avais successivement obtenus ; j’appuyai cette note, signée Coignet, de tous les brevets et certificats établissant l’authenticité de mes titres.

À la huitaine, mon procès fut appelé de nouveau ; j’arrivai de bonne heure à l’audience et je fus déposer mes lettres sur le bureau du président, puis je me retirai sans rien dire.

Le président Rémond compulsa le dossier que je venais de lui remettre et examina chaque pièce avec une soigneuse attention. Sa vérification achevée, il conféra un moment avec les juges qui siégeaient à ses côtés ; puis, s’adressant à l’avocat qui m’avait si violemment attaqué huit jours auparavant :

— X…, dit-il, aux époques que vous avez rappelées l’autre jour avec amertume et d’un ton accusateur contre votre adversaire, étiez-vous dans telle ville, assistiez-vous à telle bataille ?

— Non, monsieur le président, répondit piteusement l’avocat déconcerté.

— Eh bien ! reprit M. Rémond, le capitaine Coignet y était, lui. Voilà les preuves : elles sont claires et incontestables. Au temps où vous avez dit l’avoir vu ici, il était loin d’Auxerre, à combattre glorieusement dans les rangs de l’armée francaise, et vous l’avez injurié, Vous lui devez des excuses, d’autant mieux qu’il vous a écouté avec le calme et le sang-froid d’un homme réfléchi.

Aussitôt M. X… se dirige vers moi, vient me serrer la main ; il renouvela ses démonstrations au sortir de l’audience et, me prenant par dessous le bras, il voulait m’emmener dîner chez lui. Je remerciai négativement.

Cependant mon procès n’en finissait pas, et je ne m’ennuyais pas qu’un peu de voir une affaire qui durait depuis dix-sept ans, se prolonger à ce point que je n’en apercevais pas encore le terme. Pauvres plaideurs ! il leur arrive assez souvent de se ruiner avant que de pouvoir terminer leurs différends.

Jamais mon procès ne finira, me disais-je, si je n’ai pas recours à quelque grand moyen. L’idée m’était déjà venue de faire à ce sujet un voyage à Paris. Je résolus enfin de mettre mon projet à exécution. Je pars donc et vais trouver Cambacérès pour lui conter mon affaire. Le chancelier me recut avec beaucoup de bonté. Je lui exposai que durant que j’étais sous les drapeaux, on m’avait dépouillé d’un peu de bien provenant de ma mère et qu’un procès engagé à ce sujet, durait depuis dix-sept ans.

« Je ne suis plus ministre de la justice, me dit-il, mais je vais vous donner une lettre pour mon successeur ; vous la lui porterez vous-même. »

Il dicta aussitôt cette lettre, et en me la remettant : « Allez, dit-il, mon brave capitaine, j’espère qu’avec cela, votre procès sera bientôt terminé. »

J’arrive chez le ministre de la justice et lui présente la lettre. Le ministre en avait à peine achevé la lecture qu’il en dicta deux autres à son secrétaire : l’une pour le président du tribunal d’Auxerre, l’autre, pour le procureur du roi.

— Allez, me dit le ministre, portez-leur ces lettres, et justice vous sera bientôt rendue. À quel corps apparteniez-vous ?

— À l’état-major de l’empereur.

— Avez-vous été en Russie ?

— Oui, monsieur le ministre.

— C’est bien, partez pour votre département.

Comme j’étais content, en quittant Paris, de la bonne idée qui m’était venue d’y faire une démarche !

Dès mon retour à Auxerre, je fus trouver le procureur du roi, et lui remis la lettre du ministre. Il était encore matin. Je trouve un petit homme enveloppé dans une robe de chambre et faisant des grimaces comme un chat pris dans un piège. C’était un vieillard : il souffrait tellement de la goutte qu’il ne pouvait bouger.

À peine avait-il décacheté la lettre, que son médecin arrive ; il lui trouve le pied enflé :

— Il faut, dit le docteur, vous mettre tout de suite les sangsues.

— Combien ? dit le vieux magistrat.

— Autant qu’il y a d’avoués à Auxerre.

Cette réponse était d’autant plus malicieuse, que le procureur passait pour faire trembler tous les avoués. Il lut enfin la lettre du ministre et me promit de hâter la solution de mon affaire.

Je me rendis ensuite chez M. Rémond, le président. Ce bon vieillard me recut affablement.

— Voilà, lui dis-je, une lettre du ministre de la justice pour vous.

— Voyons, voyons, me dit-il. Puis après une lecture assez rapide, il ajouta : Vous connaissez donc le ministre ?

— Je connais le grand chancelier, M. Cambacérès ; j’étais souvent envoyé auprès de lui par l’empereur pour porter des dépêches.

— Votre affaire sera terminée sous peu.

— Il est temps, en effet, que ça finisse, après dix-sept ans de débats.

— C’est vrai, dit-il.

Rassuré par ces promesses, je pris un peu patience ; je m’attendais que le tribunal ne tarderait pas à me rendre justice.

Cependant, je me casai dans une maison appartenant a M. Lesseré, où sont maintenant établis ses beaux magasins, sur la place des Fontaines. Ce logement était alors bien modeste, mais le prix rachetait un peu cela : je ne payais rien. Je louai une sangle, un matelas et je me fis là une espèce de lit de camp. Je fus assez heureux pour rencontrer encore dans ce vieux bâtiment une petite écurie pour loger mon cheval. Ma vie, mes habitudes se trouvaient complètement changées ; chaque dimanche j’allais, sans manquer, à la messe, dans la crainte de me voir privé de ma modique demi-solde. Il fallait, de plus, aller trouver, chaque semaine, le général commandant le département et faire aussi des visites assidues à M. le préfet. Comme c’était amusant ! Ajoutez à cela que, réduit à une maigre paie de soixante-treize francs par mois, on ne tarda pas à nous rogner encore les ongles au moyen d’une retenue de deux et demi pour cent sur le traitement fixe et autant sur la croix d’honneur. Ce ne fut pas tout : à chaque trimestre on augmentait le chiffre de nos retenues. On arriva ainsi successivement à nous rogner jusqu’à cent vingt-cing francs par an sur notre légion d’honneur, indépendamment des deux et demi qui continuaient à nous être déduits sur le traitement de demi-solde, de manière que notre pension se trouvait réduite non plus à la moitié, mais au tiers de son chiffre normal. Bon gré mal gré, il fallait se serrer le ventre, et cette vie dura près de sept ans. C’était plus que suffisant pour paraître long. On réclama de toutes parts, mais nos plaintes furent inutiles. Le brave général Foy, du haut de la tribune, leur criait : « Messieurs les émigrés, laissez donc ramasser à ces pauvres légionnaires la mie de pain qui tombe de votre table. » Tl n’en fallut pas moins subir notre triste sort.

Un jour, le général commandant le département fit appeler tous les officiers en demi-solde. Il nous demanda s’il s’en trouvait parmi nous quelques-uns de bonne volonté pour conduire des déserteurs à Sarrelouis. Voyant que personne ne se présentait, je pris la parole :

— C’est moi, dis-je, qui me charge de les conduire. Je ne demande avec moi que deux officiers. Je ferai le voyage, mais à condition que j’irai à cheval, et que les rations pour mon cheval me seront comptées,

— Cela suffit, me dit le général.

On m’adjoignit deux officiers : MM. Bazin et Guyard, et je me mis en route pour Sarrelouis.

De retour, lorsqu’il s’agit de me payer, on ne voulut pas me tenir compte de mes rations. Je réclamai ; on me répondit que le gouvernement ne connaissait pas d’homme à cheval pour conduire des conscrits et j’en fus pour mes frais. Allons, me dis-je, voilà que j’ai encore trayaillé cette fois pour le roi de Prusse. Il faut convenir que la bonne volonté dont j’avais fait preuve en cette circonstance, se trouvait bien mal récompensée.

Cependant mon malheureux procès n’était toujours pas terminé. Je me rends chez M. Maret pour voir où en étaient les choses et pour le prier d’en finir.

« Je vous promets, me dit-il, que je vais frapper le dernier coup. Il va être plaidé à fond sous peu de jours ; prenez patience. Nos adversaires demandent encore du temps ; ils ne sont pas prêts. »

La peste ! quand on a le malheur de plaider : il faut que l’on se fasse du mauvais sang et beaucoup en dépensant encore beaucoup d’argent. On dirait que les hommes de loi s’entendent entre eux pour prolonger à plaisir les tortures et les dépenses de leurs pauvres clients. En attendant la fin de ce maudit procès et pour me distraire, j’allais me promener au café Milon. Là, on apprenait les nouvelles ; je trouvais des groupes de vieux habitués qui parlaient politique et qui m’abordaient pour me faire jaser. J’avais beau leur dire que je ne savais rien du tout. — Vous ne voulez pas parler, disaient-ils, vous avez peur de vous compromettre.

Il paraît, me dit un jour en m’abordant un gros papa, il paraît qu’il est passé récemment à Auxerre un capucin déguisé et un autre grand personnage que le préfet voulait faire arrêter.

— J’ignorais la chose.

— Bah ! vous faites l’ignorant ; mais vous ne l’êtes pas.

— Il a gardé son cheval, dit un autre, parce qu’il attend la capote-grise. On dit qu’il revient.

J’ignorais complètement les projets de Napoléon, et je m’étonnais beaucoup de les entendre raisonner de la sorte à une époque où il était si imprudent de parler et si aisé de se compromettre.

Je ne disais rien, mais j’avoue que je prenais plaisir à entendre parler sur ce chapitre-là. Le bruit même de ces nouvelles qui se colportaient de bouche en bouche, fit luire dans mon esprit une joie secrète et quelques lueurs d’espérance. Quand je rentrai chez moi, j’étais tout ému, tout plein de la pensée et du désir de revoir mon empereur. De ce moment-là je ne cessai même pas d’avoir en moi comme un vague pressentiment de son retour ; et, dans cette prévision, je pressais M. Maret de faire vider mon procès. À cette occasion, je lui dis quelque chose des bruits qui circulaient.

— Vous serez bientôt satisfait, me dit-il. Je me contentai de sourire. M. Maret s’en apercut et il ajouta : Je vous vois vous réjouir d’avance, vieux grognard ; vous voilà prêt, je gage, à monter à cheval. S’il revenait, partiriez-vous de bon cœur ?

Je ne répondis que par quelques exclamations très-affirmatives. J’eus un moment le cœur ému et j’éprouvais un saisissement qui me coupait la parole.

À la suite de cette scène, mon avocat me dit :

— Je vais faire en sorte de terminer votre affaire le plus promptement possible. Restez-nous à dîner, j’ai besoin de quelques notes, et nous allons voir cela ensemble dans mon cabinet. Le mardi suivant, mon procès fut appelé et plaidé à fond. Mais le délibéré fut encore remis à quinzaine. Du reste, pendant cette quinzaine là, je devais avoir de grandes distractions, comme on va voir.

Il se préparait dans la politique une grande tempête, joyeuse pour les uns, triste pour les autres. J’ignore ce qui se passait à Paris, mais on débitait dans les rues d’Auxerre que l’empereur était débarqué à Cannes avec ses vieux grognards, qu’il marchait sur Grenoble et de là sur Lyon. À cette nouvelle, tout le monde tut dans la consternation. Moi, j’entendais tout et ne disais toujours rien, quand un beau matin arrive à Auxerre le 14e régiment de ligne, ayant à sa tête le maréchal Ney, qui avait mission d’aller arrêter l’empereur. Tous ces bruits ne me parurent pas d’abord bien fondés. Mais en voyant le maréchal se rendre à la Préfecture, et en lisant la proclamation publiée dans la ville par le commissaire de police, où il était dit que l’ordre venait d’être donné par le gouvernement d’arrêter Bonaparte, tous mes doutes se dissipèrent ; je compris que l’affaire devenait sérieuse et que les bruits qui circulaient pourraient bien être vrais. Mais je ne pouvais me faire à cette idée que le maréchal Ney, l’un des meilleurs amis de Napoléon, et le plus brave de ses généraux, celui qu’il avait surnommé le Lion de l’armée, pût jamais se résoudre à mettre la main sur l’empereur et à en faire son prisonnier : je rêvais à cela jour et nuit ; et mon anxiété fut très-grande jusqu’au moment où j’appris qu’à la vue de l’empereur, le 14e avait mis les shakos au bout des baïonnettes, en poussant des cris répétés de : Vive l’empereur ! puis que, faisant demi-tour, il avait formé immédiatement l’avant-garde de son armée.

Le maréchal avait suivi la même impulsion irrésistible et repris sa haute place auprès de Napoléon.

Peu de jours après cette rencontre et cette conversion, le 14e de ligne, c’est-à-dire l’avant-garde de l’armée impériale, rentrait à Auxerre et s’installait à l’Hôtel-de-Ville. Partout la cocarde blanche disparaissait ; on la remplaçait par la cocarde tricolore. Ce pauvre commissaire de police, qui avait fait l’avant-veille tant de zèle pour publier l’arrestation de Bonaparte, fut forcé de publier aux flambeaux une nouvelle proclamation qui se terminait par le cri de : Vive l’empereur ! À Auxerre, on rit beaucoup de cette petite aventure.

Enfin, après un an de souffrance, de compression et de silence forcé je pouvais donc me dilater la rate ; j’en usai tout à mon aise.

Le lendemain, la population se porta toute entière sur la route de Saint-Bris au-devant de Napoléon, dont la voiture marchait, escortée par un bataillon de sept cents vieux officiers. La boule de neige avait grossi, et les troupes arrivaient de toutes parts pour se joindre à l’escorte impériale.

L’empereur passa la revue du 14e, formé en carré, sur la place Saint-Étienne. Après la revue, il fit former le cercle aux officiers, et m’apercevant, il m’appela auprés de lui :

— Te voilà, grognard ? me dit-il.

— Oui, sire.

— Quel grade avais-tu à mon état-major ?

— Vaguemestre du grand quartier général.

— Eh bien, je te nomme fourrier du palais et vaguemestre général du grand quartier général. Es-tu monté ?

— Oui, sire.

— Eh bien ! je compte sur toi. Va-t’en trouver Monthyon à Paris.

Ce beau cercle d’officiers, groupés autour de l’empereur, le bras tendu et l’épée nue, semblait former comme une couronne au-dessus de sa tête. Il prit la parole en ces termes :

« Officiers et soldats, nous marchons sur Paris ; nous n’avons rien à craindre : il ne reste aux Bourbons qu’un soldat : c’est la duchesse d’Angoulême. »

Et après avoir donné ses ordres en quelques mots, suivant son habitude, il rentra à la Préfecture.

Je le suivis, et en arrivant, la première personne que je rencontrai, ce fut le maréchal Bertrand. Il me fit beaucoup d’accueil. Puis vint la visite de corps ; partout je retrouvais des connaissances, entre autres le colonel du 14e, qui me salua d’un : « Bonjour, mon brave capitaine. Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? Je suis une des cinquante recrues que vous instruisiez dans le temps à Courbevoie. Et il me présenta à ses officiers : Je vous ai souvent parlé du brave instructeur Coignet, Messieurs, eh bien ! le voilà devant vous. Et tous vinrent me serrer la main. Leur chef avait fait un chemin brillant et rapide.

La gendarmerie toute entière avait disparu de la ville à l’approche de l’empereur, et la plupart des autorités locales hésitaient encore à lui faire visite. Napoléon s’irrita à la vue de ces hésitations et les envoya chercher à domicile. Il y eut même quelque émotion dans la ville à cette occasion,

Le lendemain, je partis pour Joigny d’où je m’embarquai sur un bateau, pour gagner Sens, avec une dizaine d’autres officiers. L’Yonne était couverte de barques remplies de troupes. Quelques-unes même furent submergées. À Sens, nous quittâmes le bateau, qui marchait lentement, pour prendre les pataches jusqu’à Paris.

En arrivant dans la grande ville, j’allai d’abord chez mon frère ; puis après avoir rafistolé un peu ma toilette, je me rendis chez le général Monthyon, qui me félicita de mon arrivée et du nouveau grade que l’empereur venait de me donner. De là, je montai aux Tuileries, où le général Bertrand, en quittant Auxerre, m’avait donné rendez-vous. Le général Drouot me reconnut en entrant, et s’écria en m’apercevant :

« Voilà encore un des vieux grognards de Moscou ! »

Tous les généraux présents me complimentèrent. Le maréchal arrive :

— Déjà, capitaine ?

— Oui, général.

— Mais vous avez donc pris la poste ?

Et il avertit de mon arrivée l’empereur, qui me donna immédiatement un ordre à porter chez Cambacérès.

Je demandai et obtins de suite une permission de six jours pour venir à Auxerre régler mes affaires et notamment ce maudit procès qui me pesait tant au cœur.

À cette époque, on se promenait beaucoup à l’Arquebuse. Le lendemain de mon arrivée, qui était un dimanche, je me revêts de mon grand uniforme, et me voilà parti pour me rendre sur la promenade. J’avais fait à peine un tour ou deux que je me vois accosté par le capitaine et le lieutenant de la gendarmerie. Nous n’étions pas en très-bons termes avec le capitaine.

— Eh bien ! me dit-il, en m’abordant d’un air un peu inquiet, quelles nouvelles à Paris ? — Rien, lui dis-je, rien. Puis me rappelant que lors du passage de l’empereur à Auxerre il avait été question de lui et de sa conduite en ma présence, j’ajoutai en me retournant :

— Ah ! si, j’ai appris que dans quinze jours vous auriez votre retraite. Mon homme, qui comprenait très-bien le pourquoi, se retira aussitôt, sans m’interroger davantage ; il était un peu confus, et je continuai ma promenade.

Le lendemain je fus voir mon avoué, qui me dit : « Votre affaire est suspendue comme bien d’autres. » En effet, le brusque changement qui venait de s’opérer dans le gouvernement, avait tout interrompu, et je dus encore m’en retourner sans avoir pu rien terminer.

Je réglai à la hâte mes autres petites affaires et repris aussitôt la route de Paris.