Aux Vieux de la vieille/02/05

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 113-138).

CHAPITRE v.

Campagne de France.

Le petit quartier général recut l’ordre de se porter sur Metz. Nous séjournâmes assez longtemps dans cette ville. Toutes les troupes prirent aux environs leurs cantonnements d’hiver, et nous fûmes plus de deux mois dans l’inaction.

L’empereur retirait d’Espagne une bonne partie de ses troupes, un grand nombre d’officiers, et le corps des douze cents gendarmes à pied. Enfin il mettait tout en œuvre pour former une nouvelle armée.

À Paris, se trouvaient réunis les gardes d’honneur ; mais tout cela était bien jeune pour faire des soldats capables de tenir tête à trois grandes puissances, à toute la confédération du Rhin, à l’Europe entière conjurée contre nous, avec tous les souverains à la tête de leurs armées. Il y avait, proportionnellement, autant de soldats ennemis contre un Français que de souverains contre Napoléon, et cependant partout où ils se sont trouvés en présence de l’empereur, ils ont été constamment battus. Si l’énergie n’avait pas abandonné la plupart de ses généraux, les coalisés quoique plus forts en nombre auraient tous succombé sous lui et trouvé leur tombeau sur la terre de France ; mais les fatigues de la guerre les avait lassés ; la fortune et les honneurs les avaient peut-être aussi amollis, ils ne s’occupaient plus de rien et laissaient le soin de toutes les affaires retomber sur un seul homme. Il est vrai que l’empereur était à tout et partout la fois ; d’une activité infatigable, il voyait tout de ses yeux et supportait à lui seul le fardeau de l’État et celui de la guerre,

Cependant les colonnes ennemies remontaient le Rhin pour s’abattre sur la Champagne et la Lorraine, et pour venir s’établir à Saint-Dizier.

Le 27 janvier 1814, eut lieu dans cette dernière ville un combat mémorable ; ce n’était même pas seulement un combat, mais une bataille sérieuse et des plus acharnées.

La ville fut littéralement criblée par la fusillade et la mitraille. On pouvait aisément compter dans le bois des portes et des contrevents les milliers de trous qu’y avaient percés les balles. Les arbres de la place étaient également hachés ; toutes les maisons furent livrées au pillage et pas un habitant ne put rester dans cette malheureuse ville, qui fut à plusieurs reprises le théâtre de sanglants combats.

Je reviendrai plus tard sur Saint-Dizier, qui était le point central des marches et contre-marches des coalisés. C’est là qu’ils dirigeaient principalement leurs forces. Saint-Dizier était devenu leur quartier général. Cependant ils furent battus là comme ailleurs. Ils perdirent beaucoup de monde, et furent obligés de se retirer pour prendre position sur les hauteurs de Brienne, où l’empereur les poussait. Là, ils tournaient le dos à leur patrie, mais ils occupaient, en revanche, une position formidable. Ils pouvaient nous foudroyer, et les premiers efforts de nos troupes pour les aborder furent repoussés avec perte. Nos soldats ne pouvaient résister aux effets meurtriers de l’artillerie, qui arrêtait leur marche et les forçait de revenir à leur point de départ.

À force de manœuvrer ainsi, de piétiner toute une journée, les terres se détrempèrent, car le dégel commençait, et les troupes, pas plus que l’artillerie, ne pouvaient avancer. Le jour baissait déjà et nous n’avions encore obtenu aucun avantage, pas un seul pouce de terrain. Nos troupes fatiguaient d’ailleurs sur un sol effondré par les manœuvres. L’empereur, à cheval, près d’un enclos, avec tout son état-major, se préparait à tenter un dernier coup, lorsque le prince Berthier voit des cosaques sur notre droite, qui emmenaient une de nos pièces de canon dont ils venaient de s’emparer.

— À moi, grognard ! me dit-il, au galop !

Nous partons comme la foudre. Les quatre cosaques se sauvent, et les malheureux soldats du train ramènent leur piece.

De retour près de l’empereur : — Je veux, dit-il au prince, coucher cette nuit au château de Brienne. Il faut que ça finisse : mets-toi a la tête de mon état-major, et suis mon commandement. Il s’élance aussitôt, passe devant sa première ligne, et s’arrêtant au centre des régiments : « Soldats ! je suis votre colonel ; je marche à votre tête, je prends le commandement ; il faut que Brienne soit pris. »

L’air retentissait des cris de : vive l’empereur ! Mais la nuit arrivait, il n’y avait pas de temps à perdre. L’empereur se place au milieu de son armée ; il commande le mouvement en avant, « Que chacun, dit-il, fasse son devoir et Brienne est à nous.

À ces mots, tout s’ébranle, tout se met en mouvement.

L’empereur marchant à la tête de ses troupes avec son état-major, électrisait l’armée ; aussi chacun de ses soldats en valait quatre, ce jour-là. L’ardeur de nos troupes fut telle, que rien ne put les contenir. Elles passèrent au pas de course devant l’état-major de l’empereur ; le grand élan était donné, il nous fallait vaincre ou mourir. L’attaque fut vive et générale. Au pied de la montagne qui fait face au château est Ia grande rue de Brienne, qui longe à gauche une côte étendue. La pente du chemin qui borde le château est très-raide, et par conséquent, d’un accès difficile ; il fallait donc faire des efforts inouïs pour escalader cette hauteur et s’en emparer comme le voulait l’empereur. Tous les obstacles, toutes les difficultés durent céder devant l’intrépide valeur de nos soldats, sous la conduite du grand homme. C’est le 29 janvier, dans la soirée, que Brienne fut enlevé. L’obscurité de la nuit empêchait qu’on distinguât les combattants. Tandis que notre aile gauche prenait l’ennemi en flanc, l’aile droite, commandée par l’empereur en personne, se portait le long de la côte, en face la grande rue de Brienne. On marchait les uns sur les autres sans se voir, la baïonnette en avant. Mais le feu ayant pris, je ne sais comment, aux premières maisons, à la lueur de l’incendie, on put enfin se reconnaître. Le feu ne servit, du reste, qu’à éclairer, c’est-à-dire à favoriser le massacre, qui fut horrible.

Toutes les hauteurs furent enlevées à la baïonnette ; les Russes, entassés dans la grande rue de Brienne, furent chassés, tués ou mis en déroute sur tous les points. Nos troupes de gauche montèrent si rapidement qu’elles se heurtèrent dans l’état-major du général en chef Blücher qui fuyait. Blücher vit tomber à ses côtés un grand nombre de ses officiers qui, en se défendant, furent passés à la baïonnette. Nos soldats se battaient sans y voir à deux pas. Le général prussien fut lui-même sur le point d’étre pris. Il ne dut son salut qu’à l’épaisseur des ténèbres, à son sang-froid et à la vigueur de son cheval. Au nombre des prisonniers qui furent faits à Brienne se trouvait un neveu de M. e Hardemberg, chancelier de Prusse. Il raconta que le groupe que nous venions de rencontrer et de disperser sur la gauche se composait de l’état-major général prussien, et que Blücher lui-même en faisait partie. Nos cavaliers s’élancèrent de nouveau à sa poursuite. Entouré à plusieurs reprises par nos tirailleurs, le feld-maréchal se défendit vaillamment, et grâce à son énergie et à son intrépidité, il parvint à leur échapper.

Notre victoire était complète ; nous étions maîtres des hauteurs du château, et la ville de Brienne était en notre pouvoir. Mais l’empereur ne youlut pas s’en tenir là. Il se portait partout au milieu des ténèbres, et c’est à peine si nous pouvions le distinguer. Il fit faire un à gauche à son aile droite et, sans vouloir s’arrêter au château, il se mit à la poursuite des Prussiens en déroute. Il voulait gagner le village de Mézières, où il venait, la veille, d’établir son quartier général. Il faisait alors une nuit très-profonde. Dans ce moment, une bande de cosaques pillards rôdait entre le village et la ville, cherchant quelque occasion de butin. Le bruit causé par les pas des chevaux de l’empereur et de son escorte, les fit accourir. Ils se ruérent d’abord sur un des généraux de la suite de l’empereur, qui cria : Aux cosaques ! et se défendit. L’un des assailants, apercevant à quelques pas de là un cavalier à redingote grise qui marchait à peu près seul, quitta aussitôt ses camarades et courut sur lui. Le général Corbineau se jeta à la traverse, mais sans succès. Le colonel Gourgaud, qui causait en ce moment avec Napoléon, se mit en défense, et, d’un coup de pistolet tiré à bout portant, abattit le cosaque aux pieds de l’empereur. Au bruit de la détonation, nous arrivâmes en masse, et, tombant sur ces maraudeurs, nous les sabrions dans l’obscurité. Un petit nombre d’entre eux parvinrent à se sauver. Mais il était temps que nous nous arrêtions, tout le monde était harrassé de fatigue et tombait de besoin. Nous étions restés vingt-quatre heures sans débrider, sans manger, et nos pauvres chevaux avaient aussi grand besoin de repos et de nourriture.

Je puis dire que nos soldats avaient fait ce jour-là des prodiges de force et de valeur ; ils s’étaient tous battus comme des lions. Un contre quatre, position affreuse, et nous avions remporté la victoire et fait essuyer à l’ennemi des pertes considérables. Notre petite armée avait joliment éclairci les rangs dans ces masses de Russes et de Prussiens que nous avions à combattre. De Brienne, l’empereur se dirigea sur Troyes, en passant sur la rive gauche de l’Aube, et nous y restâmes trois jours pour nous reposer. Le 1er février, nous retrouvâmes les alliés réunis à Champaubert. Là, encore, ils reçurent une bonne frottée ; toutefois, il nous fallut rétrograder et nous replier sur la rive droite de l’Aube, à deux lieues et demie au-dessus de Brienne, au village de la Rothière. La journée de la Rothière était la première bataille rangée de la campagne ; nous restâmes maîtres du champ de bataille, mais rien au-delà, et nous ne pûmes recommencer le lendemain, affaiblis et épuisés par les pertes que nous avions faites dans les dernières affaires. Notre petite armée comptait à peine quarante mille hommes contre cent soixante mille combattants que comptait l’ennemi. Cependant les coalisés ne purent encore pas ce jour-là se vanter de nous avoir battus ou fait reculer d’une semelle.

Le 14 février, eut lieu la célèbre bataille de Montmirail. L’empereur s’y trouvait en personne, et l’ennemi fut encore battu. Nouveau combat, le 12 février, à Château-Thierry, et, le 15, à Janvilliers. Le 17, nous arrivâmes à Nangis, après des marches forcées et des peines inouïes. Nous marchions toute la nuit par des chemins de traverse pour gagner les têtes de colonnes de l’ennemi, qui nous débordait de tous les côtés, et qui avait hâte d’arriver à Paris. Nous poussions devant nous des forces considérables sur Montereau ; c’est là que l’empereur, qui devinait bien le projet des alliés, avait placé en embuscade un corps d’armée pour les recevoir, leur barrer le passage et arrêter leur marche sur Paris. Ses ordres avaient été fidèlement exécutés ; mais il eut la douleur de voir l’ennemi, qu’il croyait tenir entre deux feux, lui échapper, par suite d’une trahison bien connue, dont les effets furent si désastreux pour l’armée et pour la France.

Dès le matin, l’empereur s’étonna de ne pas entendre le canon de son corps d’armée qui devait arrêter l’epnemi. Agité, inquiet, il part à la tête de sa vieille garde et de tout son état-major ; il s’élance au galop, et nous le suivions tous sur la route de Nangis, à gauche de celle de Paris. Arrivé sur une hauteur, également à gauche de cette route, et apercevant de cette position l’ennemi qui défilait tranquillement sur le pont de Montereau, l’empereur devint furieux ; ses yeux lançaient des éclairs.

« Pars, dit-il tout ému au maréchal Lefèvre ; prends tout mon état-major ; je garde près de moi Monthyon et deux autres officiers. Pars au galop ; va t’emparer du pont ; l’affaire est manquée, ils vont nous échapper. Je vole à ton secours avec ma vieille garde. » Et nous voilà partis comme la foudre. Parvenus au bas de la montagne à la suite de l’intrépide maréchal, nous arrivons sans obstacles à la tête du pont ; puis tournant à gauche par quatre de front, nous avançons ventre à terre sur le pont. L’arrière-garde ennemie n’était pas encore passée. Au milieu du pont, il existait une brèche assez large, mais qui ne fut point un obstacle pour nous. Telle était la rapidité de notre course, que nos chevaux la franchirent sans presque s’en douter. Nous volions. Moi, j’étais monté sur le beau cheval arabe que j’avais pris à la bataille de Hanau, et avec lequel, plus tard, de retour à Auxerre, on s’en souvient encore, je franchissais, avec tant d’aisance, les haies qui bordent les promenades de l’Arquebuse.

Un trait admirable, et qui mérite ici d’être rapporté, c’est celui d’un homme que j’aperçus couché plat ventre le long des parapets du pont de Montereau et qui glissait des pièces de bois pour fermer la brèche et nous faciliter le passage.

Le pont, qui est fort long, débouche, à gauche, sur une rue ou faubourg qui se trouyait encombré des équipages et de tout l’attirail de l’arrière-garde ennemie. À force de coups de sabre, nous parvînmes cependant à nous frayer un passage ; nous balayions comme une trombe tout ce qui se trouvait à notre portée, et ceux-là seuls échappaient à nos coups qui pouvaient se blottir sous les fourgons.

Jamais on ne vit plus d’élan et une pareille ardeur : l’écume sortait de la bouche du maréchal, dont le sabre ne se reposait guére.

Après avoir traversé ce long faubourg, nous arrivâmes sur une belle chaussée qui conduit sur la route de Saint-Didier. Devant nous s’ouvrait une plaine immense. Le maréchal nous fit poursuivre notre charge, mais l’empereur avait tout prévu. Nous voyant engagés dans un péril certain, il avait fait poser les sacs à un bataillon de chasseurs à pied pour venir à notre secours, et ce bataillon nous sauva. Nous fûmes ramenés par une masse de cavalerie qui nous aurait enveloppés. Arrivés près de cette chaussée qui formait la redoute derrière laquelle s’étaient portés nos chasseurs, nous continuâmes notre retraite, toujours serrés de près, par les escadrons ennemis. Mais au moment où nous regagnions l’entrée du faubourg, les cavaliers qui nous poursuivaient en longeant la chaussée furent surpris par un feu de file qui, tombant sur cette masse compacte, joncha la terre de chevaux et d’hommes ; et nous pûmes atteindre le faubourg sans être inquiétés.

Tandis que nous exécutions cette brillante charge, l’empereur, avec sa vieille garde et son artillerie, montait la côte qui domine Montereau. Sur ce plateau élevé en face du pont, se dressait en demi cercle un mur garni de belles charmilles derrière lesquelles nos pièces étaient en batterie. De ce point, Napoléon foudroyait les colonnes ennemies qui s’allongeaient dans la plaine, car ce jour-là il fut à la fois général, soldat et canonnier, donnant des ordres à tout son monde et pointant lui-même les pièces de canon. Les vieux grognards voulurent le faire retirer : non, dit-il, le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu.

Que ne trouva-t-il à Montereau la mort glorieuse qu’il cherchait, après avoir été si cruellement trahi par un homme qu’il avait comblé de faveurs et élevé à la plus haute dignité de l’armée !

Il était indigné d’un tel abandon qui ouvrait à l’ennemi les portes de la capitale. Mais il était grand, et il pardonna.

Après avoir taillé en pièces tout ce qui se trouvait sur notre passage, nous repassâmes le pont avec notre brave maréchal Lefévre, et nous remontâmes la côte. Arrivés près de l’empereur :

— Votre rapidité dans cette charge, dit-il, me donne deux mille prisonniers ; je yous croyais tous pris.

— Vos chasseurs nous ont sauvés, lui répondit le maréchal.

J’étais si content de moi, que, mettant pied à terre, j’embrassai mon cheval. Je puis dire avec orgueil que j’ai fait ce jour-là une bonne journée. Je m’étais dilaté la rate. Grâce à la vigueur de mon cheval, j’avais pu sabrer à mon aise,

Le 21, il y eut un combat à Merry-sur-Seine ; le 28, à Sézanne ; le 5 mars, à Berry-au-Bac. Les Polonais eurent les honneurs de cette journée : c’est eux qui enfoncèrent et culbutèrent les cosaques. Le 7, bataille de Craonne. Elle fut terrible. Des hauteurs presque inaccessibles furent enlevées à la baïonnette par les chasseurs à pied de la vieille garde, et par les douze cents gendarmes à pied qui arrivaient d’Espagne ; ces derniers firent des prodiges de valeur. Le 13 mars, nous arrivâmes aux portes de Reims à la nuit. Une armée russe occupait la ville et s’y était retranchée au moyen de redoutes élevées sur la grande place avec du fumier et des tonnes pleines. Les portes de la ville étaient barricadées. Près de celle qui fait face à la route de Paris, et qui commande la ville, s’élève une terrasse très-élevée, où l’on avait construit un moulin à vent. L’empereur y établit son quartier général en plein air. Nous lui fîmes un bon feu. On ne voyait pas dix pas de soi. Il était si fatigué de la journée de Craonne qu’il demanda sa peau d’ours et s’allongea près du feu. Nous étions là tous, en silence, à le contempler, à le garder, et les Russes paraissaient bien tranquilles dans Reims, où nous nous proposions de leur souhaiter le bonjour le lendemain matin ; mais ils jugèrent prudent de prendre avance et de déloger la nuit même à 10 heures du soir. Ils firent une sortie sur leur droite par une forte brèche. La fusillade s’engagea vivement sur notre gauche.

L’empereur se leva précipitamment :

— Que se passe-t-il par là ?

— C’est un hourra, sire, lui répond son aide-de-camp.

— Où est le capitaine qui commande la batterie ?

— Le voilà, sire.

Le capitaine s’approche de |’empereur.

— Où sont tes pièces ?

— Sur la route.

— Fais-les venir.

— Je ne puis passer, l’artillerie de la ligne est devant moi.

— Il faut renverser toutes ces pièces dans les fossés : je veux, à minuit, être dans la ville. Tu entends ?… Si tu ne te fais pas tuer aux portes de Reims… Allez, nous dit-il, renversez tout dans les fossés.

Et nous voilà tous partis.

Arrivés près des pièces et des caissons, au lieu de les renverser, nous les portâmes à bras, aidés des canonniers et des soldats du train, sur le côté de la route. Tout cela fut fait en une minute, et les seize pièces passèrent sous les regards de l’empereur, qui nous regardait faire sans rien dire et le dos tourné à son feu. Les canons furent immédiatement mis en batterie, à droite de la route, dans une belle place, en face la porte. La nuit était très-obscure, et le malheur voulut qu’on n’aperçût pas deux de nos pièces qui se trouvaient déjà braquées non loin de la porte, en cas de sortie et de surprise de la part des Russes. On ne voyait rien du tout.

Les seize pièces en batterie lachèrent leur bordée : tout fut mis en pièces : chevaux, canonniers, tous furent moulus. Les portes volèrent en poussière, et les abords de la ville furent complètement rasés. Les boulets labouraient les rues, et les obus tombaient au milieu de la route sur les redoutes de l’ennemi. Pendant ce ravage, l’empereur donnait à ses régiments de cuirassiers l’ordre de se tenir prêts pour entrer en ville, leur indiquant les rues que devait occuper chaque escadron.

Lorsque tout fut renversé et la brèche ouverte, on cessa le feu ; puis à un signal donné par l’empereur, les cuirassiers, qui s’étaient portés en bataille derrière les pièces, s’élancent comme la foudre et se répandent dans la ville comme un torrent. Leur charge fut si impétueuse qu’ils traversèrent la ville entière sans rencontrer le moindre obstacle. Les habitants, renfermés dans leurs maisons, en entendant ce tonnerre de cavaliers, reconnurent sans peine que c’était l’armée française. Aussitôt, dans toutes les rues, on plaça des lumières aux fenêtres, et il faisait si clair à minuit qu’on eût pu ramasser une aiguille tombée dans la rue. L’empereur, à la tête de son état-major, entrait à minuit dans Reims, et les Russes fuyaient en pleine déroute. Nos cuirassiers les sabrèrent à discrétion, et leur hourra leur coûta cher.

Si l’empereur avait été secondé dans toutes les provinces comme il le fut en Champagne, les alliés étaient perdus. Cette affaire les avait déconcertés : ils se sauvaient à la débandade sur tous les points. Mais que pouvions-nous faire un contre dix ? Nous n’avions plus pour nous que la bravoure : il fallut succomber sous le nombre. Après bien des marches et contre-marches, nous arrivâmes, le 26 mars, dans cette ville de Saint-Dizier, ravagée tour à tour par toutes les armées ; de là, nous partîmes, je crois, pour Doulevant, la tristesse dans l’âme. L’armée était dans le deuil à notre départ pour Fontainebleau, qui devait être le terme de notre malheureuse campagne. Là, nous voulûmes encore, avec l’empereur, tenter un dernier effort et marcher sur Paris avec la vieille garde ; mais il était trop tard : l’ennemi commençait à nous envahir ; on voyait les bataillons russes cerner la forêt, et, d’ailleurs, Paris s’était rendu la veille sans résistance. Il fallait done rétrograder et revenir à Fontainebleau. Sous la pression des événements et sur les instances des principaux chefs de l’armée, de ces hommes qu’il avait formés lui-même, qu’il avait élevés aux plus hautes dignités, enrichis et nourris sous sa tente, l’empereur fut contraint de signer cette fameuse abdication que tout le monde connaît.

Je désirais vivement le suivre : le comte Monthyon alla le trouver et lui parla de moi. « Je ne puis le prendre, dit l’empereur, il ne fait pas partie de ma garde. Si ma signature pouvait lui servir, je le nommerais chef de bataillon, et même écuyer ; mais il est trop tard. » Le général me rendit compte des bonnes intentions de mon empereur.

Il lui fut accordé six cents hommes pour former sa garde. Il fit prendre les armes et demanda des hommes de bonne volonté. Tous sortirent aussitôt des rangs, et il fut forcé de les faire rentrer.

« Je vais les choisir, dit-il, que personne ne bouge. » Et, passant devant chaque compagnie, il désignait lui-même les hommes qui devaient le suivre. Ce choix fut assez long à faire.

Lorsqu’il eut parcouru tous les rangs : « Voyez si j’ai mon compte, dit-il au général qui l’accompagnait.

— Il vous en faut encore vingt, répond le général Drouot.

— Eh bien ! dit l’empereur, je vais les faire sortir. Et il désigna les officiers et sous-officiers qui étaient restés dans les rangs, puis rentra dans son palais. Il désigna le général Drouot pour conduire sa garde à Louis XVIII, à Paris. Enfin, lorsque tous ses préparatifs furent terminés et ses équipages prêts a partir, il donna l’ordre, pour la dernière fois, de prendre les armes.

À ce moment solennel, voilà que tous ces vieux guerriers s’avancent tristement et en silence, et vont se ranger dans cette grande cour du Cheval-Blanc, naguère si tumultueuse et si brillante. L’émotion commengçait à nous gagner tous, nous, que les fatigues et les combats avaient rendus si durs et si insensibles ; chacun se retrouvait un cœur et le sentait battre. Bientôt, l’empereur descend le magnifique escalier, accompagné de tout son état-major, et se présente devant ses vieux grognards :

« Que l’on m’apporte mon aigle ! » dit-il d’une voix forte, mais qui trahissait l’émotion.

Et, la prenant dans ses bras, la serrant sur son cœur, il lui donna le baiser d’adieu.

Combien cette scène était triste et touchante ! À cette vue, l’armée entière éclate en sanglots, et l’on n’entendait plus que des gémissements sortir de tous les rangs, de toutes les bouches. Je puis dire que je versai des larmes bien amères à la vue de mon cher empereur qu’il me fallait quitter, et qui allait partir en exilé pour l’île d’Elbe. Ce n’étaient que cris de désespoir dans toute l’armée. La pensée de nous voir livrés à la discrétion du nouveau gouvernement ajoutait encore à notre accablement.

Si Paris avait pu tenir seulement vingt-quatre heures, la France était sauvée ; mais dans ces temps de cruelles épreuves, les faubouriens ne faisaient pas encore de barricades ; c’est dans nos guerres civiles qu’on a appris à les élever avec tant d’ardeur et à les défendre avec tant d’acharnement.

Il fallut prendre la cocarde blanche ; mais je conservai la mienne comme une relique du grand homme.

Tous ses maréchaux et généraux vinrent faire leur soumission à Louis XVIII, et nous, vieux débris de la grande armée, nous reçûmes l’ordre de sortir de Paris. Mais avant de partir, nous étions douze gaillards, officiers de toutes armes, bien résolus à faire parler de nous. Tous les jours, nous nous réunissions aux Tuileries, cherchant à rencontrer nos amis, les officiers alliés. Fiers de se voir maîtres du terrain, ils ne perdaient jamais une occasion de nous faire des insultes. Ce fut au café Véry, au Palais-Royal, que nous les trouvâmes pour la première fois.

Nous venions d’arriver, lorsqu’un groupe d’officiers russes entra dans la salle.

— Je voudrais bien, dit le plus fanfaron de la troupe, s’adressant au garçon, et après nous avoir toisés de l’œil quelques instants, je voudrais bien que tu nous servisses un grand bol de punch, mais je tiens à le boire dans un vase où jamais Français n’ait trempé les lèvres.

Le rouge nous monta au visage à tous. Le colonel des grenadiers à cheval, qui était avec nous, sort précipitamment sans rien dire. Il revient bientôt avec un pot de nuit à la main et va hardiment le poser sur la table occupée par les Russes. Puis versant leur punch dans ce bol improvisé :

— Vous voilà servis à souhait, dit-il ; jamais Français n’a bu là dedans ; mais, vous, vous y boirez, ou bien nous verrons.

Révoltés à la vue du vase et de l’audacieuse proposition du colonel, les Russes se lèvent tous, tirent leurs sabres et s’avancent sur nous. Mais, nous, rangés dans un coin, nous nous armons de tabourets, et il leur fallut capituler.

Cette querelle ne pouvait être vidée que par les armes, et on partit pour le bois de Boulogne. L’affaire ne dura pas longtemps et, sur dix-huit qu’ils étaient, nous laissâmes douze russes sur le carreau. Les six autres craignant le sort de leurs camarades se mirent à nos genoux en nous suppliant de les épargner. Nous leur fîmes grâce de la vie, mais ils payèrent le punch.

Cette vie dura une bonne quinzaine, et il ne se passait guère de jours sans que l’on en descendit quelques-uns. Aussi, Constantin, frère de l’empereur de Russie, effrayé de cette mortalité qui se déclarait dans les chefs de l’armée, alla trouver son frère, et lui rapporta qu’il manquait plus de deux cents officiers à l’appel.

« Je ne les ai pas comptés en arrivant, je ne les compterai pas en partant, » répondit froidement Alexandre.

Si on nous avait laissés encore un mois à Paris, je crois que la plus grande partie des officiers alliés auraient passé l’arme à gauche. Mais le gouvernement jugea prudent de nous renvoyer planter des choux dans nos départements, avec une petite demi-solde de soixante-treize francs par mois et un domestique.

À la suite de nos fredaines contre les Anglais, les Russes et les Autrichiens, mon frère, qui en était informé, me fit garder les arrêts. « Ne sors plus, me dit-il, tu serais arrêté. » Je le lui promis. Cependant je pensais souvent à mes anciens maîtres, qui s’étaient montrés si bons pour moi, et je grillais d’avoir de leurs nouvelles. Or, un jour que j’étais sorti avec l’agrément de mon frére, et que je me rendais au faubourg Saint-Antoine, arrivé auprès de la Bastille, un grand bel homme qui passait là, vêtu d’une blouse, m’arrête tout-à-coup en m’abordant : — Voilà, me dit-il, un monsieur qui doit connaître Coulommiers, ou je me trompe fort.

— Vous ne vous trompez pas, répondis-je aussitôt, en toisant mon homme de mes plus grands yeux ; j’ai connu beaucoup, à Coulommiers, M. Potier.

— C’est donc bien vous, monsieur Coignet ?

— Oui, c’est bien moi, monsieur Moirot, car je crois vous remettre à mon tour. Mais, M. et madame Potier, comment vont-ils[1] ?

— À merveille. Ils vous croient bien perdu, et il y a longtemps, car nous parlons souvent de vous.

— Cependant me voilà, et, comme vous voyez, gaillard et bien portant.

— Mais vous avez donc la croix ?

— Oui, mon ami, et, de plus, le grade de capitaine. Il y a bien longtemps que nous ne nous étions vus. Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

— Très-volontiers : je n’en reviens pas de surprise et de joie de vous retrouver, mon cher monsieur Coignet ; nous vous croyions tous si bien mort ! Mais, où restez-vous donc ?

— Chez mon frère, marché d’Aguesseau.

— Moi, je décharge mes farines chez le boulanger du coin du marché.

— C’est mon frère qui l’approvisionne.

— Vous savez maintenant mon adresse : il faut me faire l’amitié de venir dîner avec moi dès ce soir, nous causerons.

— J’accepte avec le plus grand plaisir.

J’arrivai de bonne heure au rendez-vous, et Moirot m’apprit qu’il n’était plus chez M. Potier ; il était établi à son compte. Il avait gagné dans cette maison soixante mille franes, et grace à sa bonne conduite, il avait obtenu d’épouser une cousine de M. Potier.

En nous quittant, il me serrait les mains avec émotion : — Ah ! que demain je vais faire des heureux, me dit-il, en leur apprenant que je vous ai vu !

À peine de retour à Coulommiers, il vole au moulin des Prés.

— Qu’y a-t-il donc d’extraordinaire, Moirot, que vous courez si vite ? lui dit en l’apercevant de loin M. Potier.

— Ah ! monsieur, j’ai retrouvé M. Coignet, l’enfant perdu.

— Comment ? que dites-vous ?

— Oui, M. Coignet ; il n’est pas mort, mais très-vivant, décoré et capitaine.

— Vous vous trompez : il ne savait ni lire ni écrire, il lui a été impossible d’occuper aucun grade. C’est sans doute quelqu’autre Coignet que vous aurez pris pour le nôtre.

— C’est bien lui-même : j’ai reconnu tout de suite son gros nez, sa stature et sa voix. C’est un beau militaire. Il m’a dit qu’il avait trois chevaux et un domestique. Il désire bien vous voir. Il vous a tenu parole, car il a gagné le fusil d’argent qu’il vous avait promis de rapporter en partant de chez vous.

— Mais c’est incroyable : tout cela m’étonne et me surpasse, et il faudrait que je le visse pour y croire. Et M. Potier, à son tour, s’en va faire part de cette bonne nouvelle à madame Potier, qui ne fut pas la moins surprise et la moins heureuse en apprenant que Jean Coignet, son fidéle domestique, était retrouvé, et que, décoré et officier, il avait un domestique et trois chevaux à sa disposition. « Il faut le faire venir, ce cher enfant, dit-elle à son mari. »

Mais les troupes alliées occupaient toujours Paris, et il fallait un permis spécial du préfet de police pour que je pusse sortir. Avec l’intervention du procureur du roi, à qui il fit part de ses intentions, M. Potier obtint tout ce qu’il demandait, et dès le lendemain son fils arrivait me chercher à Paris. J’éprouvai beaucoup de joie de revoir ce jeune homme, qui me dit :

« Papa et maman m’envoient vous chercher : voilà la permission du préfet de police : nous partons demain matin pour Coulommiers, domestique, chevaux, tout enfin. J’emmène tout, papa le veut. » Mon frère voulut le retenir au moins jusqu’après déjeûner : impossible. Dès quatre heures, il était sur pied et nous pressait de partir. « Nous avons quinze grandes lieues à faire, répétait-il, et on nous attend de bonne heure. Nous marchions bon train, et j’arrive avec ma petite livrée, car mon domestique portait la livrée d’ordonnance, cœur haut, fortune basse ; mais il fallait bien paraître. Je mets pied à terre à la porte du moulin ; moi, vieux grognard, j’éprouvais un saisissement de cœur à la vue de tout ce que je reconnaissais. Mes membres tremblaient, et je cours chez mes bons maîtres leur sauter au cou et les revoir enfin. Madame Potier était au lit. Je demandai la permission de la voir. — Entrez, me cria-t-elle tout émue, entrez tout de suite. Malheureux enfant ! Pourquoi ne nous avoir pas donné de vos nouvelles et demandé de l’argent ?

— J’ai eu grand tort, madame, mais vous voyez qu’en ce moment je ne manque de rien. Je suis votre ouvrage. Je vous dois mon existence, ma fortune ; c’est vous et M. Potier qui avez fait de moi un homme.

— Vous avez bien souffert ?

— Tout ce qu’un homme peut endurer, je l’ai enduré.

— Je suis heureuse de vous voir sous un pareil uniforme. Vous avez un beau grade ?

— Capitaine à l’état-major général de l’empereur et le premier décoré de la légion-d’honneur. Vous voyez que vous m’avez porté bonheur.

— C’est vous, c’est votre bon courage qui vous a sauvé. Mon mari se fait une fête de vous présenter à nos amis.

M. Potier m’accueillit, de son côté, comme un bon père. Il voulut voir mes chevaux. Après les avoir tous passés en revue : — En voilà un, dit-il, qui est bien. beau, il a dû vous coûter cher.

— Il ne m’a rien coûté du tout, qu’un coup de sabre que j’ai donné à un officier bavarois à la bataille de Hanau. Mais je vous conterai cette histoire-là en dînant.

— C’est cela. Après dîner, nous irons voir mes enfants ; puis demain nous monterons à cheval avec votre domestique, car vous avez changé de rôle. Ce n’est plus notre petit Jean d’autrefois, c’est le beau capitaine. Que de plaisir je me réserve en vous présentant à mes amis ; ils ne vont pas vous reconnaître.

En effet, arrivés chez ces gros fermiers et reçus partout à bras ouverts : — Je viens, disait M. Potier, vous demander à dîner pour moi et mon escorte. Je vous présente un capitaine qui est venu me voir. — Soyez tous les bienvenus, répondait-on ; et comme j’étais militaire, on me parlait le plus souvent des ravages qu’avait faits l’ennemi en envahissant les environs de Paris. Jusqu’au dîner, M. Potier ne disait rien de moi : ce n’est qu’après le premier service qu’il demandait à nos hôtes s’ils ne reconnaissaient pas l’officier qu’il avait amené. Chacun me regardait avec de grands yeux, mais personne ne me reconnaissait.

— Vous l’avez cependant vu chez moi pendant dix ans, reprenait M. Potier. C’est l’enfant perdu que j’ai ramené de la foire d’Entrains, il y a vingt ans. C’est lui que je vous présente aujourd’hui. Il n’a pas perdu son temps, comme vous voyez. Il m’ayait dit en partant : Je veux un fusil d’argent. Il a rempli sa promesse, car il en a gagné un la première fois qu’il a été au feu, et vous le voyez avec la croix d’honneur et le grade de capitaine, attaché à la personne du grand homme… aujourd’hui déchu. Voilà mon fidèle domestique d’il y a quinze ans, buvons à sa santé.

Et nous buvions, et j’étais partout comblé de prévenances et d’amitiés. Il me fallut leur conter mon histoire, et plus d’une fois ; nous passions des heures, des journées entières, moi à leur raconter, eux à m’écouter, aussi contents, aussi heureux les uns que les autres, car c’étaient des jours de bonheur que je passais ainsi au milieu de toutes ces vieilles connaissances qui m’avaient vu jadis portant le sac de trois cent vingt-cinq et maniant la charrue.

Après avoir fait ainsi chez tous les gros fermiers et meuniers des environs une promenade que je ne puis comparer qu’à celle du bœuf gras à l’époque du carnaval, je fis mes adieux à tous les amis de M. Potier. J’embrassai mes bienfaiteurs et je revins à Paris où je reçus l’ordre de partir immédiatement pour mon département.

  1. Ce M. Moirot avait été, en méme temps que moi, au service de M. Potier. Le personnel domestique était nombreux dans cette maison, mais moi, j’avais l’autorité sur tous les autres.