Aux glaces polaires/Chapitre II
CHAPITRE II
Le voyageur qui aborde aujourd’hui le Canada aux ports d’Halifax, de Saint-Jean ou de Québec, s’il vient d’Europe ; aux ports de Victoria, de Vancouver ou de Prince-Rupert, s’il vient d’Asie ; et se laisse emporter de l’Atlantique au Pacifique par l’un des trois chemins de fer dont les bras d’acier relient ces océans, voit, dans sa course de 1.200 lieues accomplie en six jours, surgir, ici du sein des forêts, là des rives des lacs et des fleuves, plus loin des horizons de la prairie, une pléiade de villes magnifiques : Moncton, Rimouski, Lévis, Trois-Rivières, Nicolet, Saint-Hyacinthe, Montréal, Valleyfield, Ottawa, Pembroke, Kingston, Toronto, North-Bay, Sudbury, Saint-Boniface, Winnipeg, Calgary, Regina, Saskatoon, Prince-Albert, Battleford, Edmonton, Kamloops, New-Westminster ; et, de l’une à l’autre de ces villes, jaillir de toutes parts une floraison de villages, brillants d’avenir.
Ce que le voyageur ne remarque pas, tant elle s’est effacée déjà, c’est l’empreinte des races qui ont fait place à celles d’aujourd’hui.
Ce que rien ne lui apprendrait plus, c’est que la France trouva cette immensité uniquement peuplée de nations sauvages, comptant alors, les principales du moins, des millions d’individus, et réduites maintenant à des groupes chétifs, menés eux-mêmes par une décadence fatale à l’anéantissement complet.
Ces nations étaient, de l’Atlantique aux montagnes Rocheuses : Les Hurons-Iroquois, les Algonquins, les Sioux, les Pieds-Noirs ; et, des montagnes Rocheuses au Pacifique : les Tsimpianes, les Haïdas, les Kwakwilth, les Séliches, les Koutenays.
Pourquoi vont-elles mourir ?
Sans oser comparer nos vues bornées aux insondables desseins de Dieu qui appelle les peuples à la vie et les en retire, pour livrer la place qu’ils occupaient à d’autres peuples, destinés à grandir et à disparaître à leur tour, nous pouvons reconnaître que, lorsque la France se présenta, les Peaux-Rouges étaient affligés des premiers signes précurseurs de la fin des nations particulières, comme ils le seront de la fin du monde entier : surget gens contra gentem. Les tribus se faisaient une guerre sans quartier.
Champlain trouva l’Amérique dans les batailles, et dut se ranger lui-même, avec les Hurons et les Algonquins, contre les Iroquois armés par l’Angleterre et la Hollande. On sait quelles exterminations ces Iroquois portèrent dans les camps de leurs ennemis, avant de s’égorger entre eux.
La corruption de quelques libertins, injectant son venin au cœur de ces enfants de la nature, acheva de les tuer. L’Indien, l’Indienne se confièrent à ces tarés de notre race, et furent bientôt la proie de toutes les contagions honteuses, que propagèrent la malpropreté et la promiscuité.
La petite vérole, la scarlatine fauchèrent ensuite les pauvres débilités, si ignorants de toute hygiène qu’ils se jetaient à l’eau, ou se roulaient dans la neige, pour tempérer leur fièvre.
D’ailleurs, les Peaux-Rouges se virent trop brusquement saisis par la civilisation des races blanches, civilisation élaborée, petit à petit, par tant de siècles. Le sauvage de la prairie et de la forêt pouvait-il ne pas être submergé par cette marée qui se ruait sur lui ? Pouvait-il éluder la loi de tout organisme astreint à se transformer : s’adapter ou disparaître ? De s’adapter on ne lui donna pas le temps. Il n’eut qu’à disparaître[1].
À ceux qui survécurent jusqu’à ce dernier demi-siècle, restait du moins la liberté. Mais la race blanche, devenue gardienne de la rouge, lui mesura cette dernière source de sa vitalité.
Les États-Unis transportèrent tous les tronçons de tribus compris dans la confédération, dans une section de l’Oklahoma, qu’on appela le Territoire Indien.
Le gouvernement canadien agit plus humainement. Il laissa aux sauvages, vivant dans le voisinage des contrées colonisées par les Blancs, des terrains de leur choix, sous le nom de réserves. Ces réserves que nous regarderions, nous, européens, comme de vastes fiefs, semblent des prisons à ces antiques souverains de la liberté. Ils peuvent y vivre, protégés, nourris même au besoin, par l’État ; mais comme des détenus, condamnés à s’étioler toujours davantage, loin du soleil et de l’espace.
Il faut avoir vu, disait Mgr Taché, l’indomptable sauvage se dresser au milieu des immenses prairies ; se draper, avec complaisance, dans sa demi-nudité ; promener son regard de feu sur des horizons sans bornes ; humer une atmosphère de liberté qui ne se trouve nulle part ailleurs ; se complaire dans une sorte de royauté qui n’avait ni les embarras de la richesse, ni la responsabilité de la dignité ! Il faut avoir vu cet infatigable chasseur, élevant jusqu’à une sorte d’enthousiasme religieux les péripéties, les chances et les succès d’une chasse qui jamais n’a eu de pareille ! Oui, il faut avoir vu tout cela, et voir le sauvage d’aujourd’hui, traînant sa misère, privé de son incomparable indépendance, dans un état continuel de gêne et de demi-jeûne, ayant ajouté à ses vices les dégoûtantes conséquences de l’immoralité des blancs ! Il faut avoir vu tout cela, et l’avoir vu sous l’influence de la sympathie, pour comprendre tout ce que souffrent les sauvages d’aujourd’hui.
Depuis 1880, date de ces lignes de Mgr Taché, les sauvages n’ont pas fini de souffrir. Ils n’ont fait que s’acclimater, pour ainsi dire, à ces souffrances, qui les ont réduits à quelques groupements de familles, si petits et si étrangers les uns aux autres que les unions consanguines, auxquelles ils sont comme forcés désormais, ont commencé à rendre inévitable leur extinction définitive.
L’Église eût enrayé l’immolation du Peau-Rouge, si on l’eût écoutée. Elle en retarda du moins l’agonie. Sa pitié maternelle et sa charité divine veilleront toujours sur les bons, sur les convertis. Son apostolat continuera de disputer les autres à l’étreinte du protestantisme. Elle poursuit au fond de leur retraite les quelques centaines d’infidèles, qui refusèrent les pactes du gouvernement, et choisirent de reculer toujours plus loin dans leurs forêts, dernier refuge de leur indépendance et de leur paganisme. Divine Consolatrice, elle restera, jusqu’à la fin, pour endormir sur son cœur les derniers baptisés de ces fières tribus.
Le bienfait de la foi a donc été la compensation miséricordieuse accordée par Dieu aux dernières générations. Ce travail, entrepris au xviie siècle, sous la domination française, ralenti au xviiie, sous la persécution anglaise, s’est pleinement développé au xixe. Le xxe en verra l’achèvement. [2]
Nous devions ce salut de compassion aux anciennes nations trouvées par nos pères, dans le Bas-Canada et le Nord-Ouest : nations évangélisées par nos missionnaires, et dont les tristes débris étaient sur le chemin que nous avions à suivre, pour atteindre, plus loin, beaucoup plus loin, dans les régions polaires, les deux grandes familles indigènes, que nous n’avons pas encore nommées, et qui sont l’objet de notre ouvrage : la nation des Dénés et les Esquimaux.
Nous voilà transportés, avec les Dénés et les Esquimaux, à plus de 3.000 lieues de la France, parmi des sauvages découverts par les coureurs-des-bois, guides de la Compagnie du Nord-Ouest, vers 1780 ; par l’Église Catholique en 1844 ; et vivant encore maintenant dans l’état de nature, qui fut celui des Algonquins, Hurons et Iroquois, au xvie siècle.
Les Dénés et les Esquimaux ne sont point confinés dans des réserves. Personne ne leur a contesté encore l’immensité de leur pays, parce qu’il est trop froid, trop inculte, trop inabordable. Seuls, les commerçants de pelleteries et les missionnaires s’y coudoient, se conformant à la vie sauvage, sevrés de toutes les commodités, comme de tous les malaises, de la civilisation moderne. C’est pourquoi l’histoire des Dénés et des Esquimaux doit être, par elle-même, la plus simple et la plus intéressante du Nouveau-Monde.
Le domaine principal des Dénés et des Esquimaux est la région qui fut longtemps connue sous le nom d’Athabaska-Mackenzie. Quelques mots de description sont ici indispensables.
Un coup d’œil jeté sur l’ensemble de la carte murale montre le Canada découpé en pièces géographiques, alignées de l’Atlantique au Pacifique : neuf provinces, dont sept se dédoubleraient en des espaces suffisants à plusieurs royaumes.
Les provinces du premier groupe : Nouvelle-Écosse, Île du Prince-Édouard, Nouveau-Brunswick, Québec et Ontario, suivent les rives du Saint-Laurent, golfe et fleuve, puis les courbes des Grands Lacs Ontario, Érié, Huron et Supérieur, pour s’arrêter au méridien le plus occidental de la baie d’Hudson. Les milliers de rivières qui baignent les gracieuses Laurentides, les collines odorantes, les bois pleins de chansons, les champs épanouis, le firmament qui mire son azur dans les lacs de cristal, l’harmonie infinie des paysages font de ces provinces de l’Est canadien, à notre sens, l’un des plus pittoresques et des plus agréables Édens que l’on puisse souhaiter.
De l’Ontario aux montagnes Rocheuses, se juxtaposent, séparées par le droit méridien conventionnel, le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta : les trois provinces de la prairie (the prairie provinces). La prairie, qui constitue leur partie sud, s’y déroule, dans un horizon sans fin, pendant les trois jours que la vapeur met à la parcourir, sur ses 500 lieues de large. Elle a pourtant ses rivières, ses ruisseaux et ses lacs, ses coulées profondes, et, de loin en loin, ses îlots boisés ; mais son niveau général donne au regard l’impression d’une plaine continue. Les géologues la considèrent comme le fond desséché de deux mers, rentrées, l’une dans l’océan Glacial, l’autre dans la baie d’Hudson. Le charbon, trouvé dès les premières couches du sol, atteste que des forêts l’ont couverte depuis ; et les chaussées de castors, qui la zèbrent en tous sens, rappellent qu’elle fut ensuite marécageuse. Aujourd’hui, la terre féconde émerge partout, n’implorant que le soc de la charrue et le grain du semeur.
Des montagnes Rocheuses à l’océan Pacifique, nous traversons la Colombie Britannique, « océan pétrifié de montagnes », « Suisse du Canada », réservoir d’incalculables richesses poissonneuses, minérales et forestières.
Quant aux noms d’Athabaska et de Mackenzie, on les chercherait en vain sur les cartes récentes du Canada. Ils ne sont conservés que par la Compagnie de la Baie d’Hudson, pour désigner ses districts de fourrures, et par l’Église Catholique, pour désigner ses vicariats apostoliques.
Un seul vicariat réunit d’abord les deux territoires : le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Il exista, comme tel, pendant 40 ans, de 1862 à 1901, sous Mgr Faraud et Mgr Grouard, son successeur. En 1901, il fut scindé, à cause de son immensité et des progrès de l’évangélisation.
L’Athabaska, au sud, resta à Mgr Grouard ; le Mackenzie, au nord, échut à Mgr Breynat.
Le vicariat d’Athabaska comprend la partie nord de la province de l’Alberta, du 55e degré de latitude au 60e, et l’angle nord-ouest de la province de la Saskatchewan, dans lequel se prolonge et finit le lac Athabaska. Si l’on décompte la partie du bassin de la rivière la Paix, comprise entre le fort Vermillon et les montagnes Rocheuses, et dont les grasses prairies, à l’humus profond, se voient envahies par un flot de population blanche, l’on remarque que les trois quarts du vicariat d’Athabaska font corps avec la partie boisée du vicariat du Mackenzie. La lisière sud des bois de l’Athabaska donne asile à quelques franges de la tribu des Cris, de la famille Algonquine, et à quelques rares colons de race blanche. Quant à l’intérieur de la forêt, il est encore, comme à l’origine, le terrain vague et libre des sauvages Dénés. Là, commence le champ arctique, exclusivement exploité par le commerce des fourrures et l’apostolat des âmes.
Le vicariat du Mackenzie se partage, avec le vicariat du Keewatin, son parallèle, l’espace géographique désigné par Les territoires du Nord-Ouest (North-West Territories). Il prend le versant de l’océan Glacial, et laisse au Keewatin le versant de la baie d’Hudson.
En 1901, date de sa séparation d’avec le vicariat d’Athabaska, le vicariat du Mackenzie traversait les montagnes Rocheuses et englobait le Youkon.
Mais le Youkon s’érigea à son tour en préfecture indépendante en 1908, et en vicariat apostolique en 1917.
Le vicariat actuel du Mackenzie s’enferme donc entre les montagnes Rocheuses et le versant de la baie d’Hudson, de l’ouest à l’est ; et entre le 60e degré de latitude et l’océan Glacial, du sud au nord. Sa largeur du sud, qui est la plus étroite, est assise, à la fois, sur les provinces de la Colombie Britannique, de l’Alberta et de la Saskatchewan. Au nord, il s’agrège chaque année de nouveaux territoires, à mesure qu’ils se découvrent et se précisent. Le pôle nord est la limite de sa juridiction. Son étendue continentale est coupée, vers les deux tiers de sa superficie, par le cercle polaire.
Jusqu’au cercle polaire se continuent les forêts vierges de l’Athabaska : forêts, non pas de chênes, de hêtres, de frênes, de noyers, d’érables, ou de pins (les moins frileuses de ces espèces ne dépassent guère le 55e degré de latitude nord), mais de cyprès, de sapins (épinettes en langage du pays), de trembles, de liards, de bouleaux, de saules. « Le bouleau et l’épinette sont les pionniers de la végétation du côté de la mer Glaciale ».
Passé le cercle polaire, ces arbres, qui étaient allés s’amaigrissant insensiblement, se rabougrissent tout à fait, et s’effacent bientôt, pour laisser aux vents de l’océan Arctique une large zone complètement nue, éternellement glacée, appelée par les Français la Terre Stérile, et par les Anglais The Barren Land. Sur le seuil de cette vaste avenue de la mer polaire, l’on peut écrire : ubi nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat : Ici est le séjour du chaos et de l’horreur éternelle. C’est la patrie des Esquimaux ; c’est la tombe de leurs premiers missionnaires, les Pères Rouvière et Le Roux, qu’ils ont massacrés en 1913.
Les Dénés habitent les bois de l’Athabaska et du Mackenzie, les Esquimaux les déserts de la Terre Stérile.
À laquelle des races humaines appartiennent les Dénés et les Esquimaux ?
L’ancienne classification de l’humanité en cinq races diverses les rangeait dans la rouge ; mais l’anthropologie rattachait naguère tous les rameaux de l’espèce humaine à trois troncs : le tronc blanc ou caucasique (Japhet), le tronc jaune ou mongolique (Sem), le tronc noir ou éthiopien (Cham).
C’est indubitablement au tronc jaune, mongolique, sémitique qu’il faut rapporter tous nos Peaux-Rouges.
L’honneur d’avoir mis cette vérité en évidence revient à un humble missionnaire du Mackenzie, le Père Petitot. Les circonstances en furent presque théâtrales.
C’était en 1875, époque de la poussée rationaliste qui s’efforcait de submerger dans la négation et le sarcasme l’autorité des Livres Saints, touchant l’unité de la création de l’homme. Le fait des migrations Scandinaves qui colonisèrent le Groenland, le Labrador et Terre-Neuve, aux ixe et xe siècles, n’était pas établi alors ; la facilité du passage de l’Asie à l’Amérique, par les archipels du détroit de Berhing, paraissait plus que douteuse ; et les relations suivies — de communications et de langage — entre les tribus du Kamtchatka, en Sibérie, et les tribus de l’Alaska, en Amérique, étaient inconnues. L’immigration des peuples indigènes pouvait donc être aisément donnée pour impraticable. La science n’avait qu’à l’affirmer en quelques discours sonores ; et c’en était fait de la foi. Si, en effet, les Peaux-Rouges n’ont pu émigrer d’un autre continent, ils sont autochtones. S’ils sont autochtones, la révélation de l’unité de notre espèce est un mensonge, et la Bible s’écroule ainsi tout entière sur les ruines de sa première page !
Cette conclusion venait d’être formulée dans la salle des Cerfs du palais ducal de Nancy, au mois de juillet 1875, en l’Assemblée internationale des savants « américanistes » de l’univers. Le baron de Rosny, professeur de langue japonaise, présentait, en une brillante conférence, ce fruit désiré des travaux du Congrès ; et il répétait, triomphant, avec Voltaire, « qu’on peut citer partout et toujours », disait-il : « Du moment que Dieu a pu créer des mouches en Amérique, pourquoi n’aurait-il pas pu y créer des hommes ? »
La joie des libres-penseurs et l’humiliation des catholiques étaient à leur comble. À ce moment, le Père Petitot, qui se trouvait dans l’assemblée, avec le Père Grouard, se lève, invoque son titre de missionnaire des Dénés et des Esquimaux du Cercle polaire, parmi lesquels il vient de passer quinze années, et demande modestement qu’on veuille bien suspendre jusqu’au lendemain la conclusion du débat. Les applaudissements firent comprendre au Comité qu’il devait accepter la requête du missionnaire.
Quelle nuit pour le Père Petitot, et pour les novices de Nancy, qu’il constitua ses secrétaires ! On s’en souvient encore dans la congrégation des Oblats de Marie Immaculée.
Le lendemain, il était prêt.
Il parla, au milieu de la sympathie croissante de l’auditoire ; mais il ne put finir. Le jour suivant, il poursuivit sa thèse, devant une salle que sa réputation faisait déjà déborder. Les libres-penseurs semblaient cloués dans leur silence, et la foule applaudissait toujours. Aucune des nombreuses célébrités de la science, venues de tous les points du globe, ne fut en état de répondre au Père Petitot. Le Comité, sentant le terrain manquer à la cause de l’impiété, voulut interrompre l’orateur, dans son troisième discours ; mais l’assistance protesta, et force fut à M. de Rosny d’enregistrer cette proposition, dûment prouvée, et désormais inattaquable :
Il est établi, par la communauté de leurs croyances, de leurs usages, de leurs coutumes, de leurs langues, de leurs armes, avec les races asiatiques et océaniennes ; par leurs souvenirs d’autres terres, dont ils décrivent les animaux inconnus aux leurs, que les Esquimaux, les Dénés et les autres Peaux-Rouges sont incontestablement d’origine asiatique.
Ce fut, pour la libre-pensée, un échec sensible.
Le Père Petitot, venu tout simplement en France pour faire imprimer ses dictionnaires Déné et Esquimau, se vit, à sa grande confusion, mis en renommée par cette victoire, ainsi que par d’autres travaux auxquels l’invita ensuite la Société de Géographie ; il fut nommé membre des Sociétés d’Anthropologie et de Philologie ; reçut une médaille d’argent, en récompense d’une carte de ses découvertes polaires, tracée de sa main, que la Société de Géographie s’engageait à faire graver à ses frais, et retourna à ses sauvages de Good-Hope, portant à la boutonnière de sa pauvre soutane le ruban violet d’officier d’Académie.
Depuis 1875, l’origine asiatique des Peaux-Rouges s’est de plus en plus confirmée. Les Dénés et les Esquimaux ne sont pas loin d’être déclarés les frères des Chinois et Japonais, tandis que les autres familles se rattacheraient plutôt aux branches tartaro-finnoises du même tronc mongolique.
La conversion des Dénés est un fait presque accompli. Celle des Esquimaux n’en est encore qu’à la semence des martyrs.
La différence entre les caractères de ces deux familles est singulièrement profonde. Séparons-les, dès maintenant. Un chapitre sera consacré aux Esquimaux. Aux Dénés et à leurs missionnaires revient la plus grande part.
Les Dénés de l’Athabaska-Mackenzie se partagent en huit grandes tribus : les Montagnais, les Mangeurs de Caribous, les Castors, les Couteaux-Jaunes, les Plats-Côtés-de-Chiens, les Esclaves, les Peaux-de-Lièvres, les Loucheux. Les trois premières occupent principalement l’Athabaska, et les cinq autres le Mackenzie[3].
Les Indiens de ces tribus ont conservé les traits physiques que nous ont décrits les premiers explorateurs. Mieux préservés, par leur éloignement et leur rude climat, de la contamination blanche, ils demeurent les moins dégénérés des Peaux-Rouges, les moins affligés de la scrofule, du rachitisme, des difformités qui dévorent les restes des nations Algonquines.
On peut les peindre bien découplés, dépassant la moyenne de notre taille, la tête plutôt conique, les pommettes saillantes, les yeux brun foncé et d’un luisant huileux, les cheveux noirs jusque dans la vieillesse, ce qui n’empêche pas les vétérans de la vie, à couronne d’ébène, de commencer leurs discours par ces mots : « Tu vois, les hivers ont neigé sur ma tête ; j’ai les cheveux tout blancs… » Cette chevelure drue, épaisse, défiant notre calvitie pitoyable, est la gloire naturelle de l’Indien : c’est pourquoi le scalp de l’ennemi fut, de tout temps, le beau trophée de guerre. Et cependant, comme ils la négligent sur leurs personnes ! Abandonnée à sa croissance, elle tombe, à la gauloise, sur les oreilles et le cou jusqu’aux épaules, qu’elle ne dépasse guère, tant chez l’homme que chez la femme. Est-il besoin de mentionner qu’elle est, dès le bas-âge, le château-fort de la vermine ? Le Déné pur sang est un imberbe. Les dents blanches et richement émaillées forment une armature qui s’usera sur les durs aliments séchés, mais qui ne pâtira ni ne s’ébrèchera jamais.
Les hommes marchent, les jambes arquées, à la manière bancale, la pointe des pieds projetée en dedans. Cette tournure est le résultat voulu d’une pratique, plus facile à décrire par la parole que par la plume, à laquelle on les a soumis, petits garçons : elle donne aux membres inférieurs une élasticité infatigable pour les courses à la raquette, et une souplesse toute féline pour traquer les fauves.
Les vêtements primitifs étaient des peaux de renne, d’orignal, ou de lièvre. Les hommes s’affublaient de blouses velues, arrondies par le bas, échancrées par les côtés. Les jambes s’engageaient, jusqu’à mi-hauteur seulement, dans des tubes appelés mitasses, que retenaient des lanières assujetties à la ceinture. Une sorte de pagne sauvegardait la décence. Le reste des membres était laissé aux morsures du climat. Nos habits européens n’eurent point de sitôt raison de la coupe ancestrale : il est encore des sauvages qui s’empressent de faire sauter, le fond des pantalons neufs qu’ils achètent, pour n’en garder que les jambes, en guise de mitasses.
Les femmes portaient la même blouse que les hommes, mais très longue. La femme dénée, modèle de modestie, trouverait honteusement sauvages certaines modes de la dernière civilisation.
À l’arrivée des commerçants, les Dénés, comme les autres Indiens, abandonnèrent peu à peu leurs habits légers, chauds et imperméables pour nos lourdes étoffes tissées. Progrès déplorable. Un sauvage ne sait ni laver ni rapiécer. Ses hardes, déchirées à la première course à travers le bois, son lainage, empâté de sueur et de graisse, ne le défendent plus contre le rhumatisme, les congestions, les inflammations meurtrières.
Ce n’est pas pourtant que la vanité ait oublié tout à fait ce coin désolé de son empire, et que notre Indien ne tienne à faire toilette aux grandes occasions. La femme ajoutera une ligne de perles et de verroteries à la bordure de sa robe. L’homme fera l’emplette d’une chemise, qu’il passera simplement sur celles qu’il portait déjà : et les pavillons nouveaux de battre avec les vieux, par-dessus le pantalon, aux vents du ciel. Tel est le sort de tout habit qu’il ne quittera plus son maître qu’avec les années, en tombant de lui-même jusqu’au dernier lambeau.
Les sauvages les plus voisins des forts-de-traite se rangent, d’ailleurs, peu à peu, aux soins de l’hygiène et de la propreté. La tenue de quelques-uns est déjà irréprochable.
Une seule pièce de l’ancien complet a survécu partout, tant chez le missionnaire et la religieuse que chez l’Indien : le mocassin. Chaussure molle et reposante, faite en peau chamoisée d’orignal ou de renne, cousue de nerfs (fibres d’aponévrose), le mocassin, que retiennent quelques tours de deux souples lanières de peau, enveloppe chaudement le pied.
Le logement du Déné est son moindre souci. Il peut tenir à la belle étoile par des températures extrêmes. Lorsqu’il veut s’abriter, quelques branchages, jetés sur des saules penchés, lui servent de maison. Ou bien il applique des peaux de renne, d’orignal, de phoque, sur des perches disposées en large cercle à la base et se rencontrant en faisceau au sommet : c’est la loge, la résidence régulière. Le lit consistera en une simple toison de bœuf musqué, d’élan ou de loup. Le foyer tiendra en quelques tisons allumés au milieu de la loge. Pour mobilier : un chaudron, quelques tasses en zinc ou en écorce de bouleau, dans lesquelles on boit le thé — nectar du sauvage —, un fusil, une hache, deux pipes : l’une pour l’homme, l’autre pour la femme.
En un quart d’heure, la maison sera pliée, empaquetée sur le canot si c’est l’été, sur le traîneau si c’est l’hiver. Un autre quart d’heure la rebâtira pour le campement du soir.
C’est dans ce palais mobile que naquit le roi des forêts glacées ; là qu’il se repose entre ses chasses ; là qu’il fait sa prière à Dieu ; là qu’il lui rendra son âme, sans regretter ni une richesse, ni un bien-être qu’il n’aura point soupçonnés, et qui auront coûté tant de sang et de larmes à ses frères inconnus, les autres mortels.
La langue des Dénés[4], inépuisable en mots concrets, à peu près dépourvue d’expressions abstraites, représente assez fidèlement l’état psychologique de ces hommes des bois, qui ne connurent, avant les missionnaires, que des nécessités grossièrement sensibles. Les sens, la vue et l’ouïe surtout, la mémoire des lieux et des personnes semblent absorber les forces de l’âme et alourdir l’essor des facultés supérieures vers les pensées élevées et les sentiments exquis. Un sauvage apercevra l’objet invisible aux plus perçants de nos regards. Il orientera sa marche sur les constellations de la nuit, sur les teintes du feuillage, sur la forme des bancs de neige martelés par les vents. Il connaîtra, avant ses douze ans, l’anatomie détaillée des animaux et des plantes, et nommera chacune de leurs fibres. Il n’oubliera jamais ce qu’il aura une fois remarqué. Il se guidera, vieillard, dans les dédales d’une forêt, où il n’aura passé qu’au hasard, dans son enfance. Mais la flamme de son intelligence, parmi tant
d’organes en éveil, paraît dormir sous la cendre d’une ignorance séculaire. Non que cette noble faculté soit absente ni impuissante. La logique parfaite qui a bâti sa langue est là pour le prouver. Mais de quelle laborieuse éducation le développement complet de ces esprits sera-t-il le fruit ? L’abstraction pure, si simple qu’elle nous paraisse, comme le nom d’une vertu, comme un coup d’œil d’ensemble sur les explications d’une vérité, leur échappe presque toujours. Même le sens de ces familières comparaisons, avec lesquelles nous commençons à instruire les enfants de nos pays, leur est souvent un mystère. Racontez à un Indien de culture moyenne les paraboles, limpides et suaves, que Notre-Seigneur daigna proposer à notre entendement : vous constaterez combien il ressemble encore aux Juifs « lents à comprendre ». Lorsque vous aurez fini de lui expliquer l’histoire de la brebis perdue, attendez-vous à cette question : « Cette brebis-là, ou mieux ce renne-là, était-il bien gras ?… Est-ce que l’homme l’a mangé, après l’avoir attrapé ? » Le Père Roure, missionnaire des Plats-Côtés-de-Chiens, avait longuement exposé l’histoire de Lazare et du mauvais riche à une sauvagesse, qu’il estimait des plus éveillées. L’image du catéchisme de la Bonne Presse avait même servi d’illustration :
— Voyons ! As-tu compris comme il faut ?
— Ah ! oui, père, j’ai bien compris, répondit-elle en montrant tour à tour, de la main, le personnage du ciel et celui de l’enfer : Lazare, c’est moi ; le riche, c’est toi. Ton hangar est plein de provisions, et moi souvent je n’ai rien à manger !
Cherchera-t-on ensuite le sens poétique, artistique, chez le sauvage ?
Pour lui, beauté égale utilité : Une belle forêt sera une futaie de troncs à demi-calcinés par l’incendie, parmi lesquels son traîneau pourra facilement passer, et qu’il abattra, à peu d’effort, pour se chauffer. Un alignement de cuissots de rennes, nombreux, entrelardés, serait une décoration sans pareille dans son église.
Le sauvage est un positif.
Sans la négliger tout à fait, les missionnaires laissèrent au second plan la formation artistique de l’Indien. Ils s’appliquèrent à approfondir les idiomes sauvages, afin de bouleverser leur génie matériel et de les forcer à exprimer à l’âme païenne la réalité des vertus, des mystères et des commandements de notre sainte religion. Après quoi, ils se mirent à enseigner. Ils y réussirent. Ce fut une tâche de géants.
Nous appelons les Dénés, d’après la propre dénomination que toutes les tribus de la nation se donnent elles-mêmes.
Déné veut dire l’homme, l’homme par excellence.
Les voisins des Dénés, Esquimaux au nord, Cris au sud, recourent, pour se qualifier, aux expressions correspondantes de leurs langues.
Tous animent ces mots : Déné, Innoït, Eniwok, de l’orgueil d’une race qui se croit la seule humaine, et qui méprise ce qui n’est pas elle-même, apportant ce naïf tribut de confirmation au phénomène, consigné sans exception par l’histoire, que tout peuple, ancien ou moderne, grand ou petit, blanc, noir ou jaune, s’estima toujours le premier des peuples.
Dans quel état l’Évangile trouva-t-il les Dénés, ces hommes supérieurs, ces uniques raisonnables, lorsque sa lumière se projeta sur leurs déserts ?
Ils étaient assis dans les ténèbres de la mort.
Ils étaient ce que nous fûmes dans les Germains, qui sacrifiaient à Thor et Friga ; dans les anthropophages de Bretagne et d’Irlande ; dans les Druides, prêtres des immolations humaines ; dans les Gaulois, adorateurs de Bellone et de Mars, et qui buvaient le sang dans le crâne de leurs ennemis. Ils étaient ce que nous serions encore bientôt, si leurs conditions de vie redevenaient les nôtres. « Laissez une paroisse sans prêtre pendant vingt ans, disait le saint curé Vianney ; on y adorera les bêtes. » Après une moins longue absence, Moïse ne trouva-t-il pas son peuple aux pieds du Veau d’Or ? La seule différence de notre retour au paganisme des sauvages d’avec la barbarie de nos aïeux serait que nous finirions comme les sauvages, tandis que nous commencions avec nos aïeux, s’il est vrai que « le barbare est le premier élément de la civilisation », et que « le sauvage en est le dernier déchet »[5].
Tous les peuples que n’a point illuminés la Révélation divine, ou qui en ont dédaigné les bienfaits, sont idolâtres. Le démon ne fait que revêtir des formes adaptées aux passions de ses esclaves, pour décevoir les raisons livrées à elles-mêmes et corrompre les cœurs qui ne sont point à Dieu. S’il rencontre des instincts féroces, il les met en action dans des sacrifices sanglants et des pratiques de vengeance belliqueuse : ce fut le cas des Algonquins de la prairie. Si, au contraire, la nation sauvage, tombée sous sa puissance, possède une âme naturellement religieuse, de tempérament pacifique, il la rassure touchant la débonnaireté du vrai Dieu qu’elle cherche, et exploite sa faiblesse en lui découvrant des génies appliqués à sa perte, et dont il lui importe d’apaiser la méchanceté, en les honorant : ce fut le cas des Dénés du Nord.
Les Dénés avaient eu leur temps de guerre contre les Algonquins et les Esquimaux. Puis, ils s’étaient entretués de tribu à tribu. Trop décimés enfin, ils avaient renoncé aux combats ouverts, et étaient devenus les poltrons fuyards, que nous trouvâmes.
Leur imagination leur forge sans cesse des ennemis qui les poursuivent. Tous les missionnaires du Mackenzie ont assisté à ces scènes de folles paniques, qui seraient des plus risibles, si elles n’inspiraient la compassion. Le Père prêchera paisiblement, au milieu d’un camp sauvage ; tout à coup un cri retentira dans la feuillée : dénédjéré ! Séance tenante, les Indiens se précipitent sur les loges, les abattent s’embarquent, et tous les bras poussent au large les pirogues. Qu’est-ce donc ? Une femme, un enfant, quelque idiot a cru entendre le déclic d’un chien de fusil, ou bien il aura remarqué une herbe froissée. La peur l’empoigne. Il jette l’alarme : « dénédjéré ! ennaslini ! C’est l’ennemi ! » Rien ne retiendrait le camp emporté par l’épouvante : ni l’assurance donnée par le missionnaire que tout est sauf, ni la considération qu’ils se trouvent à des centaines de lieues de toute habitation.
Quel est cet ennemi, ce dénédjéré (littéralement l’homme mauvais, inimicus homo) ? Personne ne pourrait le dire ; personne ne l’a jamais vu, bien que chacun affirme l’avoir rencontré un jour. Mais il est là, nul n’en saurait douter ; et il n’y a de salut que dans la fuite. « Et voyez l’astuce de cet ennemi, font-ils remarquer ; il ne vient jamais l’hiver, le lâche ! parce que sur la neige nous verrions ses traces, mais seulement l’été ! »
Pauvres cerveaux, affaiblis par les privations, par l’isolement, par les anciennes défaites, et, dit le missionnaire, par le démon qui multiplie leurs frayeurs, afin d’accréditer ses ministres, les sorciers, qui se donnent la puissance et le privilège d’évincer l’ennemi, le dénédjéré !
Le sorcier, dont le prestige universel n’a pas encore reçu le coup fatal, centralisait jadis le culte des Dénés envers les esprits supérieurs.
Les esprits supérieurs étaient répartis selon le système manichéen : le bon et les mauvais. Du Puissant bon, Yédariénéson, venait tout le bien ; des Puissants mauvais, Yédariéslini, venaient tous les maux ; et l’homme n’était que l’enjeu irresponsable de la lutte qu’ils se livraient, lutte dont les mauvais esprits sortaient ordinairement vainqueurs.
Le Puissant bon et juste, qui ne se dégageait pas des formes palpables de l’univers, était « Celui par qui la terre avait été faite, Néoltsini ». Certaines tribus, comme les Peaux-de-Lièvres et les Loucheux crurent à la trinité de cet esprit, presque à la manière des Égyptiens : « Le Père, assis au zénith ; la Mère, au nadir ; le Fils, parcourant le ciel de l’un à l’autre. »
Un jour, en s’y promenant, racontent les Peaux-de-Lièvres, ce Fils aperçut la terre. Alors, étant retourné vers son Père, il lui dit, en chantant (et ce chant est conservé parmi les Peaux-de-Lièvres) : « Ô mon Père, assis en haut, allume donc le feu céleste, car sur cette petite île (la terre, que les Indiens croient être une île ronde), mes beaux-frères sont depuis longtemps malheureux. Vois-le donc, ô mon Père ! Alors, descends vers nous, te dit l’homme qui fait pitié ! »
La vieille sorcière K’atchoti, à qui le Père Petitot demandait si les Dénés avaient ouï dire que le Fils de Dieu fût venu sur la terre, répondit :
Oui, longtemps avant l’arrivée des Blancs, ma mère me disait qu’une étoile avait paru dans l’ouest-sud-ouest, et que plusieurs de notre nation s’y étaient transportés. Depuis ce temps-là, nous sommes tous séparés. Les Montagnais ont gagné le Sud ; leurs flèches sont petites et mal faites. Les Loucheux se sont dirigés vers le Nord ; leurs femmes sont maladroites. Mais nous, les hommes véritables, nous sommes demeurés dans les montagnes Rocheuses, et il y a fort peu de temps que nous sommes arrivés sur le bord du Mackenzie.
Toutes les légendes indiennes n’ont pas cette pureté. Mais à chaque pas de leurs récits apparaît la trace des traditions primitives. Les Mangeurs de Caribous racontaient ainsi à Mgr Breynat la révolte et la punition des anges :
Le corbeau était le plus beau des oiseaux. Il avait la plus belle voix, et son chant charmait la terre. Mais l’orgueil vint dans son esprit, et cela irrita tellement les autres oiseaux qu’ils se précipitèrent sur lui, le prirent par le cou, et, le tenant de la sorte, le plongèrent dans le charbon. Le corbeau, à demi-étranglé, essayait de crier. C’est depuis ce temps-là qu’il est noir et qu’il fait cro-a, cro-a.
Parmi les incohérences et les obscurités du paganisme, les missionnaires furent cependant heureux de découvrir parfois des clartés sur l’au-delà, entretenues par le bon sens naturel, qui est le regard ingénu et profond de toute âme neuve et droite :
J’examinais un jour la main d’un vieillard, privée de son pouce, raconte Mgr Taché. S’étant aperçu de mon attention, il me dit, d’un ton de conviction qui me toucha : « J’étais, un jour, à la chasse, en hiver, loin de ma loge. Il faisait froid. Je marchais. Tout à coup, j’aperçois des caribous (rennes). Je les approche ; je les tire ; mon fusil crève et m’emporte le pouce. Déjà beaucoup de mon sang n’était plus. En vain je m’efforçai d’en tarir la source. Impossible. Alors j’eus peur de mourir. Mais me souvenant de Celui que tu nommes Dieu, et que je ne connaissais pas bien, je lui dis : « Mon Grand Père (Settsié), on dit que tu peux tout ; regarde-moi, et, puisque tu es le Puissant, soulage-moi. » Tout à coup, plus de sang, ce qui me permit de mettre ma mitaine. Je regagnai ma loge, où je m’écrasai de faiblesse, en entrant. Je compris alors quelle est la force du Puissant. Depuis ce moment, j’ai toujours désiré de le connaître. C’est pourquoi, ayant appris que tu étais ici, je suis venu de bien loin, pour que tu m’enseignes à servir Celui qui m’a sauvé, et qui, seul, nous fait vivre tous. »
Mais ces sentiments de piété envers le vrai Dieu, s’ils naissaient dans les âmes païennes, ne tardaient pas d’ordinaire à y être étouffés par l’obsédante terreur des esprits mauvais, et c’est devant le sorcier que s’inclinaient bientôt toutes les pensées, toutes les espérances.
« À quoi bon, disait le sorcier, vous occuper d’un esprit dont le devoir est de vous faire du bien ? Laissez-le, et employez vos prières et vos forces à vous rendre propices les puissants mauvais. »
Ces esprits néfastes, l’Indien les voyait par légions : ils remplissaient l’air, soufflaient dans les tempêtes, grondaient
Un sorcier esquimau
qui s’est entaillé la poitrine dans les rapides, soulevaient les lacs, hurlaient dans les orages, éventaient les chasseurs, dispersaient les poissons, causaient toutes les maladies, frappaient les jeunes gens « que la vie n’avait pas encore usés ». Affolés par la crainte de déplaire à tant de génies malfaisants, les Dénés se prenaient dans un réseau de superstitions, et ne se confiaient plus qu’au charme du sorcier, « l’homme de médecine ».
Le sorcier entre-t-il en communication directe avec les démons ? Plusieurs missionnaires penchent à le croire. Aucun ne l’affirmerait. Il est cependant des faits que ni la prestidigitation ni le charlatanisme n’ont encore expliqués.
La sorcellerie dénée se diversifie selon son objet. La magie noire, qui est la principale, apaise les esprits ; l’opérative exécute des prestiges amusants ou terrifiants ; l’inquisitive retrouve les choses perdues, révèle les allées et venues des absents, hâte l’arrivée des barques, etc. ; la maléfactive jette des sorts sur les ennemis. « Les magiciens, pour le cérémonial de cette dernière, se dépouillent de leurs vêtements, entourent leur tête et toutes leurs articulations de liens et de franges en poils de porc-épic, placent des cornes sur leur front, quelquefois une queue à leur dos, et, se tenant accroupis dans la posture d’un animal, ils chantent, hurlent, roulent les yeux, maudissent, commandent à leurs fétiches, et se démènent d’une manière hideuse et bestiale ».
La jonglerie la plus fréquente est la curative. Elle procède soit par succion, soit par incantation, soit par insufflation[6].
Les classifications de la sorcellerie ne sont point dues aux observations du missionnaire. Il entend, avec douleur, le tam-tam et les vociférations ; mais s’il apparaît soudain parmi les énergumènes, s’il franchit seulement une certaine limite du voisinage, le chaman se déclare paralysé, et la conjuration s’arrête. Les détails connus proviennent des divulgations faites par des sorciers convertis. L’un de ces sorciers, homme de remarquable intelligence, devenu fervent chrétien, dévoila ainsi quelques-uns des longs mystères de la jonglerie curative :
Lorsque le médecin se propose de guérir un malade, il s’y dispose par un jeûne absolu, ne buvant, ni ne mangeant durant trois ou quatre jours. Alors, il se fait préparer un chounsh, ou loge de médecine. Pendant qu’on la dresse, il demeure assis dans sa tente, et il sait pourtant tout ce qui se passe au dehors. Il sait dans quelle partie de la forêt on a coupé les perches qui serviront à la dresser et quelle est la nature des arbustes qui les ont fournies. Le chounsh ayant été construit loin du camp, et les perches qui le composent liées avec trois cordes, le sorcier, quoi qu’il n’en ait pas été informé, dit : « Tout est prêt » ; et, se levant aussitôt, il se dirige vers la loge de médecine, l’ébranle par trois fois, en fait trois fois le tour, et enfin y pénètre et s’y couche, en observant toujours son jeûne. Après y avoir fait un somme plus ou moins long, il procède à la médecine. Celui qui, à cause de ses péchés, est malade, se rend alors auprès du médecin, accompagné d’un autre vieux pécheur, sain de corps. Il s’assied dans la loge et se confesse au jongleur, qui le sonde à plusieurs reprises, en tâchant de lui arracher la connaissance de tous ses crimes. Après quoi, il fait descendre l’esprit You-anzé sur le malade, et, pour cela, il chante en s’accompagnant du tambour. Les chants de médecine, dont il y a une grande variété, se composent de trois ou quatre notes tristes répétées à satiété, avec accompagnement de contorsions et d’insufflations. Plusieurs y mêlent de vieux mots qui n’ont aucune signification dans la langue actuelle, mais qui sont réputés blasphèmes ; tel est, entre autres, le mot soshlouz. Lorsque le jongleur connaît que l’esprit est descendu sur le malade, il s’approche de lui avec son génie familier, et, tous deux, font des passes au malade pour l’endormir, et, l’esprit entrant en lui, il s’endort. Alors le You-anzé arrache le péché et le jette au loin, et en même temps la maladie quitte le moribond. L’esprit, le prenant, le replace sur la terre afin qu’il y vive, et, en l’y replaçant, il pousse un grand cri qui éveille le sauvage parfaitement guéri. C’est ainsi que nos ancêtres guérissaient les malades. Les sorciers d’aujourd’hui ne sont que des hommes sans puissance.
Le missionnaire qui vient de rapporter ce discours, ajoute :
« En dépit de ce dernier aveu, il est peu d’actes de la vie des sauvages, encore infidèles, qui ne subissent l’influence de la sorcellerie, tant cette croyance est enracinée chez eux. »
La pierre de touche de la valeur morale des sociétés humaines a été, de tous temps, l’attitude de la force devant la faiblesse. La faiblesse c’est la femme, c’est l’enfant, c’est le vieillard. Que furent la femme, l’enfant et le vieillard, chez les Dénés ?
Contraste étrange ! Ces sauvages pacifiques, timides jusqu’à la lâcheté, en présence de l’étranger, ne connaissaient que la dureté, et souvent la cruauté, vis-à-vis des êtres sans défense de leurs foyers.
La femme dénée gisait, il y a soixante ans, dans l’avilissement complet. Aucune joie ne venait jamais toucher son cœur, dans sa longue carrière de souffre-douleur. Esclave de l’homme, il la prenait comme épouse, la prêtait, l’échangeait, la rejetait, la vendait, selon son plaisir. Les coups pleuvaient constamment, avec les injures, sur ses épaules. Une flèche, une balle pouvait la frapper, au gré de son tyran. Si la vie lui était accordée, aucun droit ne lui était reconnu. L’homme allait à la chasse, tuait la bête, et son rôle était fini. Tous les travaux, depuis le dépeçage du gibier jusqu’à l’apprêt du campement, restaient le lot de la femme. Avant que les Blancs eussent appris aux sauvages à se servir de chiens, la femme était attelée au traîneau, pendant que l’homme vagabondait à côté. Quand les chiens viennent à mourir, on l’attelle encore. La pauvre créature ne se croyait pas même une âme, et son humiliation lui était devenue si naturelle qu’elle ne pouvait croire que Dieu s’occupât d’elle, ni que la religion prêchée par le missionnaire fût pour elle, aussi bien que pour les hommes.
En 1856, le Père Grandin consolait une Montagnaise, baptisée, qui se désolait d’avoir perdu son fils :
— Pour rendre ton cœur plus fort, je te préparerai tous les jours pour faire ta première communion, lors du passage du grand prêtre (Mgr Taché).
Comme la sauvagesse le regardait toute ébahie, le Père Grandin répéta sa promesse.
— Me comprends-tu ?
— Non.
— Je te dis que je vais t’instruire sur la sainte Eucharistie, pour que tu puisses communier, lors de la visite de Mgr Taché, le grand Chef de la prière.
— Je ne comprends pas, je ne comprends pas !
Déconcerté, le missionnaire appela une femme métisse parlant français et montagnais :
— Viens donc à mon secours. Ma grand’mère me comprend pour tout, excepté pour une chose : je lui dis que je la préparerai pour sa première communion, et elle me dit toujours qu’elle ne me comprend pas.
Après les explications de l’interprète, la grand’mère reprit :
— Ah ! oui, je comprenais ! Mais je supposais que mon petit-fils, l’homme de la prière, se trompait, en me disant ce qu’il ne voulait pas dire. Qui aurait pu supposer qu’une pauvre vieille sauvagesse pût être admise à la sainte communion ?
Un sauvage du lac Athabaska vint un jour trouver le même missionnaire, après une instruction qui l’avait touché :
— Père, je comprends maintenant que les femmes ont une âme comme nous.
— Mais je n’en ai pas parlé.
— Oh ! Père, lorsque tu nous as dit que le Fils de Dieu avait pris une mère parmi les femmes de la terre, j’ai bien compris que les femmes ont une âme et un ciel, comme les hommes !
La Très Sainte Vierge Marie, prêchée par la religion catholique fut donc la divine main qui refit à la femme, méprisée du paganisme, cette auréole de vénération et de respectueuse affection, que nous ne trouvons jamais trop belle au front de nos mères chrétiennes. La sauvagesse, enfin réhabilitée, bénit, dans la forêt, Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme Le bénissent les femmes de notre civilisation, qui n’ont point oublié quelles tristes choses elles seraient encore, s’il n’était venu lever l’anathème originel : « Je multiplierai tes douleurs », et les replacer, par la prédication de ses apôtres, sur le trône de leur dignité humaine.
L’enfant, chez les Dénés païens, partagea le sort de sa mère.
Louis Veuillot écrivait, en 1866 :
Le genre humain est doué d’une sorte de goût à tuer les enfants… Il n’y a guère que le christianisme qui combatte efficacement cette singulière coutume ; et là où le christianisme baisse, la coutume, vaincue par lui, reprend son meurtrier empire… Quand il n’y aura plus de christianisme, comment le progrès fera-t-il pour conserver les hommes ?
Les Dénés respectèrent, à tout le moins, les lois de la nature, et ne mirent pas à « tuer les enfants » les raffinements que l’on connaît ailleurs. Ils les laissèrent naître.
Les garçons étaient ordinairement les bienvenus, sauf les infirmes, en qualité de futurs chasseurs. Dès que le petit avait tué son premier oiseau, son premier lièvre, on lui faisait des fêtes. Au premier renne, ou au premier orignal, l’autorité paternelle n’avait plus qu’à décliner. Le fils, meilleur chasseur que son père, devenait le maître de la loge, et réglait tout à sa volonté.
Mais malheur aux petites filles ! Aujourd’hui encore, les mères se diront fières de leurs garçons, et les présenteront à tout venant : « C’est un dénéyou, celui-ci ! un petit homme ! » Quant à leurs filles, elles n’en parlent que le moins possible.
Aux temps païens, la mort attendait, au seuil de la vie, les petites filles naissant au delà du nombre requis pour les besoins de la race et des travaux. Condamnées d’avance, elles étaient exécutées sur-le-champ. La mère elle-même se chargeait de les étouffer, car l’homme se fût trop avili, à si vulgaire besogne. Si l’enfant était épargnée, son martyre commençait avec son existence. Elle grandissait et se préparait à son rôle d’épouse et de mère, en partageant, avec les chiens, la nourriture et les coups. Durant les famines, lorsque les parents se décidaient à manger leurs enfants, c’est par les filles qu’ils commençaient. L’homme désignait à la femme la victime du jour, en lui remettant le couteau.
Pour l’orphelin, quel que fût son sexe, il était jeté aux loups, abandonné dans les bois ; ou bien, si quelque parent le laissait suivre le campement, sa condition était si misérable qu’il eût préféré la mort.
Un spectacle qui n’a point fini de s’offrir péniblement à nous, lorsque nous visitons les sauvages christianisés, nous révèle, par la résistance des abus à tant d’efforts du missionnaire, quelle dut être, autrefois, l’infortune des vieillards.
Qu’ils sont loin encore, nos convertis, de savoir la chaude tendresse qui enveloppe, au meilleur coin du foyer familial, les derniers jours de nos grands-pères à l’indulgent sourire et de nos grand’mères au long chapelet !
Leur place, aux patriarches des tribus dénées, c’est la dernière, à l’entrée de la loge, sur le passage des gens, des chiens et de la bise. Si on les écoute avec une apparente attention, c’est parce que ce qu’ils vont dire sera peut-être leur parole suprême, et que, selon l’ancienne croyance, les volontés d’un mourant sont sacrées. Mais, en dehors de cet égard, la dérision accueille souvent les réflexions des vieillards. Un missionnaire du Grand Lac des Esclaves prêtait dernièrement l’oreille à une conversation tenue par des jeunes gens, au sujet de la chasse. Le père de l’un d’eux, qui avait été le plus adroit chasseur de la région, voulut intervenir en faveur de son fils. Mais celui-ci le rabroua vivement :
— Toi, ferme ta… bouche (le mot était aussi grossier que possible). Tu es trop vieux, pour être capable de discuter avec des jeunes gens !
Une famille sera à table — c’est-à-dire à terre — mains et bouches pleines, le grand-père surviendra :
— Berullé, pas de viande pour toi !
Ils lui donneront cependant les restes du repas ; et le vieux, qui se souvient d’avoir traité son propre père plus durement encore, s’en trouvera heureux. Que de fois n’entendra-t-il pas aussi un souhait de cette nature :
— Tu ferais bien mieux de mourir, que de nous embarrasser ! Que peut-on faire de toi ?
L’Évangile a dû créer, pour ainsi dire, dans ces cœurs sauvages, l’amour conjugal, l’amour maternel, l’amour filial.
La mort, non par meurtre brutal, mais par abandon, était jadis la destinée du vieillard. Il le savait, et, le jour arrivé, il se soumettait sans récriminer.
Peut-être serait-il injuste toutefois d’accuser toujours les Dénés nomades de cruauté voulue, à l’endroit des vieillards impotents. Pour juger ces actes, il faut avoir vu les Indiens du Nord dans la réalité de leur misère. Les vivres sont épuisés depuis longtemps. Le renne et l’orignal fuient toujours. La faim torture le camp. Il est nécessaire de partir afin de rejoindre le gibier errant. Que faire alors du pauvre perclus, que l’on ne peut porter ? Toute la famille va-t-elle se condamner à mourir avec lui, ou bien l’abandonnera-t-elle à son sort fatal ? Seul, le christianisme pouvait trancher, en faveur des faibles et des petits, ce poignant problème, en envoyant au vieillard, au malade, à l’orphelin le missionnaire et la sœur de charité.
Le jour où il ne pouvait plus suivre la caravane, le vieillard était prévenu. On lui faisait un petit feu ; on lui laissait les dernières provisions ; et chacun de lui toucher la main, en lui recommandant de se glisser sous un tas de bois, préparé à cet effet, quand il se sentirait mourir, afin que ses restes ne fussent pas dévorés par les bêtes de la forêt :
— Lorsque nous repasserons, dans les lunes de l’été, nous ensevelirons tes os, et ton esprit sera en paix.
C’était l’adieu.
Bien peu, sans doute, survécurent à cette épreuve. Nous ne savons qu’un fait, arrivé vers l’année 1900, pour nous dire quelque chose de la longue lutte que devaient soutenir ces abandonnés, contre la mort.
Deux jeunes gens, d’une tribu des montagnes Rocheuses, qui avaient refusé le baptême, vivaient avec leur mère chrétienne. Un automne, ils lui annoncèrent que sa fin était venue. Ils lui préparèrent un feu ; lui laissèrent un peu de viande desséchée, ainsi qu’un grelot de collier de chien et un tambourin, qu’elle avait demandés comme dernière faveur ; et, s’éloignant, lui promirent qu’ils reviendraient lorsque les neiges seraient fondues, pour lui rendre les derniers devoirs.
Sept mois après, ils revinrent en effet.
Leur canot amarré, ils s’avancent dans la forêt, avec les prostrations et les lamentations d’usage, dans le rite païen des funérailles. Comme ils abordent le « tas de bois », quelle n’est pas leur stupeur d’entendre s’en échapper un gémissement, tout faible, presque imperceptible. Un squelette, à peine respirant, se dégage peu à peu… Leur mère ! Ils veulent fuir. Mais, de ses mains décharnées, elle les supplie de l’écouter. Haletante, et comme si elle en demandait pardon, elle leur raconte comment il se fait qu’elle vive encore… Elle avait ménagé, et ménagé, sa petite provision ; après cela, elle avait mangé des racines, puis des écorces, puis ses mocassins, enfin sa robe. Longtemps elle avait réussi à conserver le feu, pour éloigner les loups, qui hurlaient tout autour. Afin de ne dépenser ses forces que le moins possible, elle allait, marchant doucement sur ses mains et ses genoux, chercher des branches mortes. Avec les lanières de ses mocassins, elle s’attelait au petit fagot et le traînait, dans la neige, jusqu’au foyer… Un jour, il n’y eut plus de branches mortes, et le feu s’éteignit. Les loups accoururent. Elle les empêcha encore quelque temps de la mordre, en agitant sa clochette et en frappant son tambourin… À la fin, n’ayant plus rien à manger, elle s’était mise sous les troncs d’arbres, pour mourir…
Les jeunes gens ne purent se défendre d’un mouvement de pitié. Ils firent un brancard, portèrent leur mère au canot, et la conduisirent, à 300 kilomètres de là, chez de braves chrétiens, Boniface et Madeleine Laferté, qui nous ont eux-mêmes raconté ce trait.
La vieille Indienne vécut encore deux ans dans leur maisonnette, revit le missionnaire, reçut le saint Viatique, et mourut tout heureuse.
Tel était le peuple sauvage que la Croix vint aborder, en 1844, et sur lequel elle rayonne aujourd’hui.
Quel fut le chemin de cette Croix pour les missionnaires, appelés par Dieu à l’honneur de la planter dans les glaces les plus lointaines ? Quels furent ces apôtres, évêques, prêtres, frères convers et religieuses ? Quelles déceptions et quelles consolations les accompagnèrent ?
C’est ce que voudrait raconter le reste de ce livre.
- ↑ Ainsi, pour apporter un exemple, l’estomac indien, accoutumé à son alimentation très simple et toute naturelle, ne put résister à nos préparations culinaires épicées, factices, indigestes. Que dire alors de l’eau-de-vie ? En présence de l’eau-de-feu, comme il l’appelle lui-même avec la justesse qu’il met toujours à caractériser son objet, le sauvage ne résiste à aucune intempérance, à aucune sollicitation de cruauté ou d’immoralité. Pour acheter l’eau-de-feu, que lui apportaient à volonté les Compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest, au temps de leur rivalité surtout, il dépeupla ses terrains de chasse, tuant à outrance les bisons, les orignaux, les rennes, les chevreuils, dont les commerçants prenaient la chair pour se nourrir, et les animaux à fourrures qu’ils demandaient pour s’enrichir. La passion de l’eau-de-feu, plus que toute autre, dirons-nous, a miné la race peau-rouge et réduit ses victimes et leurs enfants à une misère sans remède. Le gouvernement canadien, lorsqu’il prit possession des Pays d’en Haut, défendit l’importation de l’alcool parmi les Indiens. Mais trop tard. Le mal était irréparable.
- ↑ Fervents chrétiens avant tout, les découvreurs français du Canada firent aller de pair la colonisation et l’évangélisation des indigènes. François Ier, sur le rapport de Jacques Cartier, voulut « convertir les sauvages à la foi, et établir ses sujets au milieu d’eux ». Champlain, que sa grande âme de catholique et de patriote a fait appeler « le véritable fondateur de la Nouvelle-France », réalisa le désir de Jacques Cartier et du roi de France, en obtenant les premiers missionnaires. Après lui, tous les explorateurs seront accompagnés, sinon précédés, par le prêtre.
Les Récollets arrivèrent en 1615, les Jésuites en 1625, les Sulpiciens en 1657. En 1659, le vicariat apostolique de Québec, plus vaste que l’Europe, fut érigé. Deux cent soixante ans plus tard, le 2 avril 1918, S. Ex. Mgr Stagni, quatrième nonce apostolique au Canada, pouvait écrire, en sa lettre d’adieu à S. Em. le cardinal Bégin, archevêque de Québec, et aux 43 archevêques et évêques de la Puissance du Canada et de Terre-Neuve :
« Votre nation, dont l’univers entier vante la culture intellectuelle et les progrès matériels, s’est acquis une réputation plus invincible encore dans le domaine religieux. La hiérarchie catholique, laquelle n’y remonte même pas à trois siècles, se pare chaque jour d’une gloire et d’un éclat nouveau, tant par le nombre que par l’éminence des vertus de ses membres. »
On ne pouvait, en moins de mots, ni avec plus d’autorité, exprimer la rapidité du jeune continent à passer de l’état primitif à l’état d’une nation complètement européenne, au commerce mondial et au catholicisme florissant.
- ↑ Trois autres grandes tribus dénées se trouvent dans la Colombie Britannique : les Porteurs, les Chilcotines, les Babines. Ils ont été évangélisés, eux aussi, par les Oblats de Marie Immaculée. Le R. P. Morice, O. M. I., en a longuement et savamment traité en divers ouvrages : Au Pays de l’Ours Noir, Essai sur l’Origine des Dénés, Histoire de l’Église catholique dans l’Ouest Canadien (4 vol.), etc…
Les divisions les plus considérables — en nombre, mais non en qualité — de la race dénée sont « dans le sud des États-Unis, où elles sont connues sous le nom de Navajos et d’Apaches. Ces tribus ont dû être séparées de celles de l’Extrême-Nord, à l’époque des guerres générales entre les Indiens. »
Outre les tribus que nous avons énumérées, il y a, dans le Mackenzie, les Sékanais, les Mauvais-Monde, les Gens de la Montagne, etc. Nous les rencontrerons plus tard ; mais ce ne sont que des fragments, distincts de nom plus que de réalité, des tribus sus-mentionnées.
- ↑ Nous transcrivons quelques observations du Père Petitot :
« Chaque tribu dénée parle son dialecte ; mais la souche mère n’a point été trouvée en Amérique. Les dialectes sont à cette souche perdue ce que sont à notre latin le français, l’italien, l’espagnol, le provençal.
« Les langues dénées rentrent évidemment par leur caractère général dans les idiomes américains dont la tendance est d’accumuler une multitude d’idées dans un seul mot. C’est ce que de Humboldt a appelé agglutination, et Duponceau polysynthétisme. Le Déné, en effet, n’analyse point ses impressions, il les groupe en idées complexes. Il n’a point du tout conscience d’une analyse logique. La synthèse gouverne tellement toutes les formes du langage qu’elle se reflète même dans son écriture : toutes les lettres ne présentent qu’une enfilade de caractères placés à la suite les uns des autres, sans solution de continuité. Le discours revêt même cette forme, et les idées les plus incompatibles y sont liées entre elles sans aucune transition. C’est comme le jeu d’une navette qui ne s’arrête pas pour tisser une étoffe multicolore… Même agglutination dans les mots que dans les phrases, agglutination qui comporte des élisions très embarrassantes lorsqu’il s’agit de distinguer la racine de ce qui n’est qu’accidentel.
« La langue des Dénés présente cependant cette particularité qu’elle est, en partie, monosyllabique ou inorganique, comme l’est par exemple le chinois, et probablement toute langue primitive. Tous les mots racines ne sont que des monosyllabes. J’en ai déjà réuni 745 (en 1867), dont 233 sont dépouillés de toute particule. De ces monosyllabes dériveront tous les autres mots.
« Comme dans la langue chinoise encore, le ton, l’inflexion de la voix changeront du tout au tout la signification de certains mots
dénés, qui s’écrivent de la même manière. La prononciation de ces mots et d’une infinité d’autres exige une grande délicatesse d’articulation, une grande précision dans l’intonation et dans l’observance de la quantité prosodique.« Cette prononciation comporte, en outre, presque toutes les difficultés des langues connues. Elle a des chuintantes, des clappantes, des dentales et des hiatus qui ont fait le désespoir de bien des gens.
« Chose remarquable aussi, il y a peu d’emploi des labiales : le jeu des lèvres est presque nul. Un Déné, les lèvres légèrement entr’ouvertes et sans desserrer les dents, parlera avec une vélocité étonnante et fera entendre les sons les plus heurtés. »
Les langues du Nord, comme les autres, furent apprises par les premiers missionnaires, au seul moyen de leurs observations personnelles. Ils en ont rédigé les dictionnaires et les grammaires. Parmi les maîtres en langues dénées, il faut citer Mgr Grouard, Mgr Breynat, les Pères Petitot, Laurent Legoff et Morice.
Un ministre protestant, M. Evans, inventa, pour l’écriture du langage, un système de caractères syllabiques, hiéroglyphiques, qui fut universellement adopté.
Spécimen d’écriture Syllabique
AVE MARIA EN LANGUE MONTAGNAISE
ᔭᒅᐅᑨ ᓀᑌᑲᔨ ᒪᖋᐠᓭᐣᐯᔭᕱᔰ
ᓀᑪ ᔦᓂᒋᒉᐟ, ᒪᖋ, ᐅᕱᔪ ᓂᐅᔆᐟᓯᓂ ᓀᖍᐠᔦᓂᖊᙆᕳᐤᐠ ᓀᐟᘛᔦᖍᐠ ᐯ ᐅᔆᐥᐊᐠ, ᐅᑌᔆᔪ ᐟᓭᑷ ᓇᒉᐟᓭᐣ ᕍᓀᑌᑊ ᕬ ᓭᓱᐢ ᓀ ᐟᗴᐠᖊ ᔦᑌᖋᒉᑎ ᐁᑎᓂ ᔨᐠ ᕍᐠᑌᑊ.
ᑌᑲᔦ ᒪᖋ, ᔦᑕᑎᔨ ᐸᐠ ᓀᐠᕄ, ᓄᐟᗯᑌ ᑯᕊ, ᓄᖍᔭᓀᔆᕱ ᑦᑲᓂ ᕬ ᑪ ᑦᕃᖍᓂᑌ ᐅᑪᘗᐠ.
— ᐅᕱᔭ ᐁᑯᐠᑌᑊ ᓂᑌ.
Traduction littérale
Par toi je laisse aller mon esprit (à la joie) Marie, très-bien Celui qui-a-fait-la-terre t’aime, ton cœur près-de il est, toutes femmes par dessus tu-es grande, et Jésus, il-a-été dans-ton-sein, Lui seul est grand.
Sainte Marie, Le-Puissant sa mère tu es, nous-sommes-mauvais, quand même pour nous prie maintenant et quand nous-mourrons à la veille.
Très bien c’est ainsi si c’était.
- ↑ Monsabré, Gouttes de vérité.
- ↑ Au sujet de cette dernière méthode, le Père Le Guen, missionnaire
de la Tribu des Esclaves, reçut un jour cette réplique d’un sorcier
du Fort-des-Liards qu’il essayait de convertir :
« Tu nous défends de souffler sur les malades. Et toi donc ! Est-ce que tu ne souffles pas sur les enfants, quand tu les baptises ; et sur les grandes personnes aussi ? »