Aux glaces polaires/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 329-363).


Mission Notre-Dame de la Providence,
vue du Mackenzie (congelé)

CHAPITRE XIV


LES ESCLAVES




Non fecit taliter omni nationi. — Mission de Notre-Dame de la Providence, au fort Providence. — Le palais de Mgr Grandin. — « Plus heureux que le Schah de Perse ». — Le couvent des Sœurs Grises. — Cinquante ans de leur apostolat. — Le Père Lecorre. — « Oh ! qu’elle est belle, ma Bretagne ! » — Le Magnificat de l’expédition 1895. — Qu’est-ce qu’un lièvre ? — Mission du Sacré-Cœur, au fort Simpson. — Babel. — Le Père Brochu. — Hospice des Sœurs Grises. — Mission Saint-Raphaël, au fort des Liards. — Le fort des Poux. — La Bonne Femme Houle. — Le Père de Krangué. — Le champion mutilé. — Mission Saint-Paul au fort Nelson. — Le Père Lecomte. — Le Père Gourdon. — Mission Sainte-Anne, au fort Rivière-au-Foin. — Mort du Frère Hand. — Mission de N.-D. du Sacré-Cœur, au fort Wrigley.


La tribu des Esclaves peut redire l’exclamation d’Israël : « Non fecit taliter omni nationi. Dieu n’a fait pour aucune tribu dénée ce qu’il a fait pour nous ».

Ils eurent la fleur et le nombre des missionnaires : Nos Seigneurs Grandin, Faraud, Clut, Grouard ; les Pères Grollier, Gascon, Petitot, Genin, de Krangué, Lecorre, Ladet, Roure, Dupire, Gourdon, Audemard, Lecomte, Brochu, Ducot, Laity, Constant-Giroux, Gouy, Le Guen, Vacher, Frapsauce, Laperrière, Andurand, Bousso, Moisan, Bézannier.

Privilégiés de tant de travaux et de grâces, ont-ils répondu aux espérances ?

Oui, mais faiblement.

Mgr Grouard les caractérisait, en 1871, d’un jugement qu’il n’eut jamais à modifier :


Ces Esclaves n’ont pas de grands vices ; mais ils n’ont pas de grandes vertus non plus. Ils sont mous, lents et paresseux pour la prière, et diffèrent en cela des autres tribus montagnaises, où l’on trouve l’élan et la ferveur.


Leur nom français ou anglais, Esclaves, Slaves, leur vient des découvreurs qui remarquèrent leur apathie et servilité naturelles. Dans les idiomes dénés, ils sont « Ceux qu’on laisse vivre », sous-entendu : parce qu’ils ne valent pas la peine qu’on les extermine. Leur histoire ancienne tient sans doute en ces mots de dédain. Avant l’époque de la religion pacificatrice, ils furent chassés du Grand Lac des Esclaves, leur domaine, par les guerriers du Sud et de l’Est. Au nord, les Peaux-de-Lièvres et les Loucheux leur barrèrent les abords du cercle polaire. Il resta aux Esclaves l’espace central, immense, de l’Extrême-Nord, le cœur du vicariat du Mackenzie.



Mission Notre-Dame de la Providence (Fort Providence)

L’épanchement du Grand Lac des Esclaves sur le Nord constitue le Mackenzie proprement dit. Le fleuve géantNaotcha — commence donc sa marche par une source de 35 kilomètres de large. Une peuplade d’îles et d’îlots, les Îles Desmarais, sorties tout à coup du sein des eaux, forment à son lit une entrée triomphale.

À la tête et au milieu de cet archipel, paraît une île à la vaste verdure, et dont’les bords sont fréquentés par les migrations poissonneuses du lac et du Mackenzie. Là, fut établi le premier fort-de-traite pour les Esclaves, le fort de la Grande-Île (Big Island).

Là aussi, fut rencontré par le Père Grollier, le 14 août 1858, le premier groupe de la tribu. Le missionnaire appela la future paroisse : Mission du Saint et Immaculé Cœur de Marie.

Elle ne dura que trois ans.

En 18(31, Mgr Grandin, trouvant la Grande-Ile trop pauvre en terre et en bois, trop en butte aux inondations et aux tempêtes du Grand Lac, résolut de chercher plus loin. Il engagea son canot dans le dédale des Îles Desmarais ; traversa l’expansion du Mackenzie, dite le lac Castor ; sauta un rapide, long, bruyant, mais non périlleux ; et, avisant sur la rive droite un promontoire pourvu de hautes herbes accusant la fécondité du sol, et couvert d’une forêt à demi-calcinée, prête à servir de combustible et de pièces à construction, il aborda. C’était à 64 kilomètres en aval de la Grande-Île. En face, le soleil couchant mêlait son or aux chevelures des premières îles qui élargissaient le fleuve en un nouveau lac. Au pied du cap, un remous tranquille invitait les bateaux. Dans les parages du remous, des masses de poissons attendaient les filets. Monseigneur ne pouvait hésiter.

Comme il escaladait la grève, la barque de M. Ross, chef du district Mackenzie pour la Compagnie, le rejoignit.

Les formules de politesse échangées, le prélat ne s’exposa point à être supplanté. Étendant un bras sur le groupe de métis dont il faisait ses témoins, et l’autre sur le promontoire, il dit à M. Ross :

« — Je vous déclare, monsieur, que je prends possession de cette place, pour y fonder une mission. Je regarde comme une bonne fortune d’en prendre possession, en présence du premier magistrat du pays. »

Le bourgeois, qui avait convoité le même endroit pour l’établissement d’une église protestante, paraissait « peu enthousiaste ».

« — Monseigneur, dit-il, vous ne savez pas ce que vous faites. Comment vivrez-vous ici ? Vous ne pouvez pas tenir tête aux protestants ; vous n’êtes pas assez riches.

« — Monsieur, repartit l’évêque, les richesses ne suffisent pas ; dans ce pays, il faut surtout savoir s’en passer, en se sacrifiant.

« Le bourgeois parut surpris de cette réponse.

« — Fou de Kirby ! — c’était le nom de son ministre — fou de Kirby ! dit-il en anglais, à son commis, je lui avais dit cependant que c’était une excellente place. »


La nouvelle mission devait être la cellule-mère de l’Extrême-Nord ; l’évêché du vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, dont Mgr Taché travaillait la cause à Rome ; l’emplacement d’un orphelinat-hôpital, pour les petits et les destitués du désert ; la providence de la religion catholique ; c’est pourquoi Mgr Grandin la baptisa : Mission de la Providence.

Le 16 juillet 1915, le T. R. P. Belle, O.  M. I., assistant du supérieur général de la Congrégation des Oblats, et visiteur officiel du Mackenzie, voulut enrichir de la protection spéciale de Marie la chère mission, et changea le vocable en celui de Maison de Notre-Dame de la Providence.

La Compagnie de la Baie d’Hudson dut suivre les sauvages et le missionnaire, et se contenter de placer son fort de Big-Island à la suite de la forteresse de l’Église catholique.


C’était le soir du 6 août 1861, fête de la Transfiguration de Notre-Seigneur, que Mgr Grandin avait choisi le Thabor, où devait s’élever l’édifice de tant de vertus, de tant de mérites. Le lendemain, il célébra le saint sacrifice sous sa tente ; il planta une grande croix, construite durant la nuit, par le Frère Kearney ; et, remettant à l’eau son canot, il poursuivit sa course.


Le 9 juillet 1862, le Père Gascon et le Frère Boisramé vinrent commencer les travaux, au pied de la croix.

Le 12 août, Mgr Grandin et le Père Petitot trouvèrent les deux pionniers « sapant des arbres, arrachant des écorces de sapin, établissant une pêcherie, etc… La mission se composait d’une tente en toile, dressée sur la falaise, de la croix et d’un échafaudage ».

Le Père Gascon, dont la part était achevée à la Providence, partit, avec Mgr Grandin, pour le fort des Liards.

Trois semaines après, Mgr Grandin revenait, pour travailler lui-même, avec le Frère Boisramé, et permettre au Père Petitot de consacrer son temps à l’étude des langues sauvages.

Il y avait alors de fait : « une baraque de 22 pieds carrés, et une chapelle y attenant de 15 pieds sur 8. »

Tandis que le Frère Boisramé faisait les cheminées, les fenêtres, les toits de la baraque, Mgr Grandin, n’ayant même pas une truelle pour outil, pétrissait de ses mains des torchis et de la fange dont il bousillait et crépissait ensuite les murailles.


Deuxième bâtisse de la mission Providence,
dont le principal ouvrier fut Mgr Faraud

À force de travailler, ils réussirent à se donner le bonheur de « loger Notre-Seigneur », en la fête de la Toussaint[1].

Le 8 décembre suivant, le Père Petitot et le Frère Boisramé partaient pour le Grand Lac des Esclaves, laissant Mgr Grandin seul, à la Providence, avec un enfant de 13 ans (Baptiste Pépin) et deux sauvages engagés, « fort exigeants et paresseux ». Cette solitude dura huit mois, pendant lesquels l’évêque prépara le développement de la mission. Le temps que lui laissait le service des âmes, se passait à abattre des arbres, qu’il faisait équarrir par les engagés, et à les charrier ensuite lui-même sur la neige. Il n’y avait non plus d’autre blanchisseur ni raccommodeur de linge que lui. Au dégel, il bêcha et ensemença un petit jardin.

Enfin, le 18 août 1863, à 3 heures du matin, lui arrivèrent deux valeureux compagnons : le Père Grouard et le Frère Alexis.

Mgr Grandin raconte la vie intime de la communauté ainsi formée, durant l’hiver 1863-1864 :


Nous n’avons encore dans tout mon palais ni lit, ni chaise nous couchons au grenier, dans un lit aussi grand que le grenier lui-même : nous y sommes quatre à l’aise. Si nous manquons de quelque chose, ce n’est certes pas de pauvreté. Bien des objets que nous attendions de Saint-Boniface ne nous sont point arrivés. Nous manquons par conséquent d’outils pour travailler, de papier pour écrire, d’hosties pour dire la sainte messe (nous tâcherons d’en faire), et moi d’habillements pour me vêtir. Entre tous, nous n’avons ni montre ni horloge ; nous sommes tous réglementaires ; nous mangeons quand nous avons faim, nous mesurons nos oraisons et nos méditations à l’horloge dé notre ferveur, ou plutôt de ma ferveur, car c’est moi qui donne le signal : aussi, jugez comme tout se fait bien. Notre grand embarras est pour nous lever. Si le frère voit les étoiles, il est assez sûr de son coup ; mais les étoiles sont souvent voilées, et encore, quand elles paraissent, faut-il ouvrir les yeux pour les voir, et même sortir, ce qui n’est pas commode quand on couche au grenier et qu’il faut descendre par une mauvaise échelle. Nous nous levons, je pense, assez régulièrement entre deux et six heures ; nous ne brûlons qu’une chandelle à la sainte messe ; nous employons l’huile de poisson dans nos longues veillées : nous espérons ainsi avoir de la chandelle pour tout l’hiver.


« — Jamais, répète Mgr Grouard dans ses conversations, à soixante ans de distance bientôt, jamais de notre vie nous n’avons eu tant de plaisir qu’en cet hiver de la Providence. Il fallait nous voir grimper à notre grenier, avec notre échelle en bouts de cordes, et aller, à quatre pattes, chercher, l’un par-dessus l’autre, notre place, sur la natte de peau, étendue entre le toit de terre et le plafond. Nous y dormions tous quatre, en rang, Mgr Grandin, le Frère Alexis, Baptiste Pépin, petit serviteur de Monseigneur, et moi… Quelquefois le pied, la jambe, et encore plus, d’un maladroit passait à travers le plafond : c’était une planche ou des perches qui dégringolaient — nous n’avions pas de clous. — Ah ! là, on s’en donnait de rire ! On mangeait du chien, du corbeau, du foutreau, des fois rien du tout : mais pas un de nous, je vous le promets, n’aurait changé de place avec le Schah de Perse… »


Les journées de ce même hiver 1863-1864 se passèrent dans un redoublement d’activité. Il s’agissait de construire, à l’aide d’une scie de long, d’une hache et de chevilles de bois, l’orphelinat-hôpital des Sœurs Grises. Toujours sur le même ton, Mgr Grouard rappelle le fervet opus :

« — Mgr Grandin abattait les arbres, dans une île, et les charriait avec les chiens sur le Mackenzie : c’était sa part ; je sciais en long les billots avec le Frère Alexis : c’était la nôtre ; puis, tous, avec le coup de main des engagés que nous prêtait la Compagnie, nous élevions la bâtisse. Quand le corps du couvent fut debout, nous, les bâtisseurs, en étions stupéfaits ! Pensez-y donc : une maison à un étage, dans ce fond du Nord ! Et les sauvages, quand ils virent l’escalier du dehors qui menait à l’étage, ce qu’ils en furent effrayés ! Après de longues hésitations, ils se décidaient à monter sur leurs mains et leurs genoux. Monter allait encore bien : mais descendre ! Réflexion faite, ils descendaient sur le fond… de leur pantalon, ceux qui en avaient. Ils prenaient le vertige là-haut. Et nous, à monter et descendre cela avec nos pieds seulement, nous grandissions dans leur estime d’au moins cent coudées ! »


Les Sœurs Grises — Sœurs de la Charité de l’Hôpital général de Montréal — arrivèrent à leur maison du Nord, le 28 août 1867.


Couvent de N.-D. de la Providence

Le 30 novembre, le Père Grouard écrivait à Mgr Taché :


Permettez-moi de vous dire ce que j’ai à l’idée, touchant la venue de ces bonnes chrétiennes à la Providence. Sans mentir, je ne suis pas sûr de ne point faire un rêve, quand je vois ce couvent et les sœurs logées dedans. Je n’en reviens pas de la sainte audace, de la divine folie qu’ont eue ceux qui ont donné l’impulsion, et ceux qui ont exécuté l’entreprise. Jamais je n’avais cru la chose faisable ; et, bien que je susse que Monseigneur Faraud était allé les chercher au lac la Biche, je n’osais compter sur la réalisation de ce projet. Encore à présent, bien qu’il y ait trois mois qu’elles sont ici, en personne, je me frotte les yeux pour me convaincre que je suis bien éveillé, et je crains d’être sous l’impression d’une illusion qui me captive. Quand j’y réfléchis, je crois que, si j’étais athée, je serais forcé de reconnaître un Dieu ; si je me défiais de la Providence, je serais forcé de me jeter entre les bras de la souveraine bonté, en voyant le courage et le dévouement de ces quelques femmes. Car vraiment leur venue est un martyre dans le sens propre du mot, un témoignage irrécusable de notre sainte foi et de toutes les vérités de la religion.

Un couvent de religieuses sur les bords du Mackenzie ! Encore une fois, Monseigneur, je n’en reviens pas. C’est la fin du monde, ou plutôt c’est une création, une ère nouvelle pour nos pays barbares !


La création a subsisté ; elle s’est multipliée — plus de cinquante ans le proclament aujourd’hui ; — et les pays abordés, en 1867, par les Sœurs Grises, ont cessé d’être barbares.

Cinquante ans de la même bonté souriante, du même dévouement sans calcul, passant du cœur de celles qui tombent au cœur de celles qui arrivent, ont sauvé de la mort,’ dans leur berceau de neige, des légions de petits enfants : grâce aux Sœurs Grises, ils furent baptisés, enseignés, élevés, ils ont vu Dieu. Cinquante ans de baume et de tendresse, versés sur toutes les plaies des corps et des âmes, ont changé les solitudes de glace, où la barbarie condamnait à mourir les malades, les délaissés, les vieillards, en asiles du bonheur. Cinquante ans d’isolement volontaire, de pauvreté, d’abnégation totale, ont formé à la Congrégation des Sœurs de la Charité sa parure apostolique la plus belle. Cinquante ans de mérites continus sont descendus de l’Extrême-Nord, en fontaines de grâces, en afflux de vocations religieuses, sur Montréal, sur Ottawa, sur Québec, sur Saint-Hyacinthe, sur Nicolet, maisons-mères des Sœurs Grises, pépinières vivaces, immortelles, plantées par la Vénérable d’Youville, la Canadienne et la Charitable du xviiie siècle. Quelle fierté pour le Canada d’avoir donné — de donner toujours — aux membres souffrants du Christ de telles puretés, de telles vaillances ! Quelle gloire attend ces vierges-missionnaires dans les parvis réservés du Ciel, où fleuriront les pieds qui portent au pays des rapides et des glaces, avec la même foi, avec le même amour qu’au pays des fleurs et du soleil, l’Évangile de la paix, l’Évangile de la charité ! Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona !


L’Oblat qui demeura le plus longtemps à la mission de la Providence — ange tutélaire des Sœurs Grises et de leurs orphelins — fut le Père Lecorre. Il y reçut l’onction sacerdotale des mains de Mgr Clut, en 1870 ; il y prononça ses vœux de religion, en 1876 ; il y remplit, de 1876 à 1901, la charge de supérieur. Il est maintenant à Saint-Albert, maison de retraite pour nos vétérans, sevré du monde par une cécité, qu’il contracta dans les neiges du Nord, mais jouissant encore des vives qualités de son âme, et les consacrant toujours à l’apostolat, par les œuvres en prose et en vers qu’il ne se lasse pas d’écrire. À ses orphelins de la Providence, il conserve le meilleur de ses pensées et de ses prières.

Les vicariats d’Athabaska-Mackenzie doivent au Père
R. P. Lecorre.
Lecorre, quêteur éloquent et recruteur entraînant, outre les ressources d’aumônes considérables, une phalange d’ouvriers, dont il sera difficile de trouver les pareils, lorsqu’ils seront tombés. Le tiers des pères de l’Extrême-Nord et la moitié des frères convers sont de ses conquêtes. Ainsi les Frères Lecreff, Louis et Jean-Marie Beaudet, Josso, Corfmat, Barbier, Carrour, Hémon, Lorfeuvre, Leborgne, Rio, pour ne nommer que des frères. Arrivés de leur village, imberbes jouvenceaux, ils sont devenus des patriarches à barbe grise, et les piliers de base de nos missions. Nous les retrouverons.

C’est en Bretagne, de préférence, où « le sol est dur et le cœur est fort », que le Père Lecorre, Breton de Vannes lui-même, tendait ses appâts. Et les petits Bretons de mordre à belles dents de foi et d’enthousiasme. Sitôt pris, sitôt emmenés par le maître-pêcheur, et jetés aux fleuves et aux lacs polaires.

Caravanes sur caravanes sautaient les rapides de l’Athabaska, traversaient les grands lacs, et descendaient le Mackenzie, en chantant des airs bretons. La terre de leur mission en vue, ils lançaient à leurs amis qui, en agitant leur mouchoir, les attendaient sur la grève :

Nous venons encor
Du pays d’Arvor…

C’est toujours leurs délices, en fendant les « flots harmonieux » des soirs tranquilles, de répéter aux échos sauvages, à la cadence des rames, les strophes de leur poète :

Oh ! qu’elle est belle, ma Bretagne !
Sous son ciel gris, il faut la voir :
Elle est plus belle que l’Espagne,
Qui ne s’éveille que le soir !
Elle est plus belle que Venise,
Qui mire son front dans les eaux…

La dernière des expéditions conduites par le Père Lecorre sur le Grand Lac des Esclaves, en juillet 1895, oublia toutefois ses chansons, ou mieux elle acheva ses 38 heures d’épouvante par un cantique plus beau que les chants de Bretagne, par le Magnificat des actions de grâces, comme après les miracles de Lourdes.

Il y avait avec le Père Lecorre cinq Bretons, aspirants Oblats : le Père Vacher, les Frères Corfmat, Rio, Barbier, Le Moël ; deux Bretonnes, postulantes Sœurs Grises du Canada — aujourd’hui Sœurs Didace et Denise ; — quatre orphelines trouvées en chemin et cinq rameurs indiens. L’embarcation était le scow, radeau grossier, sans voile et sans quille, que nous savons. Toutes les pièces de ravitaillement de l’orphelinat de la Providence, pour l’année suivante, formaient la cargaison.

Jusqu’aux Îles Brûlées, lieu du premier campement sur le Grand Lac, depuis le fort Résolution, tout allait au mieux.

Dès trois heures du matin, raconte le Père Lecorre, notre guide Alphonse Mandeville nous donna l’éveil ; une brise favorable s’était levée dans la nuit et on partit gaiment à la voile, pointant vers l’ile aux Morts, nord-ouest. Déjà elle apparaissait à l’horizon ; une demi-heure du train dont nous filions, et nous allions allumer un bon feu pour nous réchauffer, un feu du Père Vacher.

Mais la brise fraîchissait de plus en plus et changeait de direc- tion. Notre bateau dérivait insensiblement vers le large, sous l’effort du vent de côté ; les lames devenaient houleuses. Nous commencions à être anxieux, car nous voyions la terre, au lieu de se rapprocher, s’éloigner insensiblement. Le soleil se couvrait de gros nuages, et la tempête se déchaînait.

Plus de soleil, bientôt plus de terre ; une espèce de brume nous enferme dans un cercle infranchissable. Alors nos gens de s’écrier :

Malheur à nous ! Nous sommes perdus !

Je ne le sentais que trop ; mais je craignais de le dire, pour ne décourager personne :

Si on essayait du côté de terre, à force de rame ?

Inutile, père, la rame ne peut rien contre cette bourrasque ! Regarde ces montagnes de vagues ! Dans quelques instants, si Dieu ne nous sauve, nous allons être engloutis !

Oh ! quel morne silence succède à ces paroles ! Les pleurs des quatre petites filles font seuls écho aux mugissements du lac déchaîné ; notre bateau, disloqué par ces furieux assauts, menace à chaque moment de s’entr’ouvrir.

Notre suprême espoir est en Dieu et en sa sainte Mère. Nous récitons le chapelet, et faisons vœu de réciter un rosaire devant Notre-Dame de Lourdes. Pour ma part, je fais vœu de faire, par l’entremise de mon frère Joseph, un pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray ; et, le chapelet en main, je continue à prier tout le jour, toute la nuit, car notre bateau file, ballotté d’une façon affreuse. Le Père Vacher est bien malade du mal de mer, ainsi que nos filles et nos enfants. Cela fait diversion en quelque sorte à leurs angoisses. Quant à moi, je suis, par instants, comme au désespoir de nous voir mourir, au moment d’arriver au port. Alphonse tient toujours le gouvernail, aidé par un des nôtres ; mais il est épuisé de fatigue. J’ai une petite boussole ; je la pose près de lui afin qu’il puisse toujours diriger vers le nord-ouest. Oh ! quelle nuit d’anxiété ! Au matin, la brume de tempête se dégage peu à peu, mais le vent souffle toujours avec violence, et nos regards ont beau fouiller l’horizon dans tous les sens : pas de trace d’île ou de continent. On pompe avec activité, car l’embarcation fait eau continuellement. Nos hommes sont transis de froid… Je n’avais pas dormi beaucoup depuis plusieurs nuits : la fatigue et l’angoisse finirent par m’accabler, et je m’assoupis quelques instants. Il me semblait longer de vertes allées ! La terre était belle !… Puis je revenais à la triste réalité… Pas de terre… Où étions-nous ?… Enfin, vers midi, quelqu’un distingua comme un rivage derrière un rideau de brume. Comme tous les yeux se fixèrent sur ce point !… Que d’opinions contradictoires !… Et cependant c’était bien la terre, le salut. Marie avait exaucé nos vœux. À six heures du soir, nous récitions encore en commun le chapelet ; mais, cette fois, devant un bon feu ; et toutes les branches d’alentour étaient chamarrées d’étoffes, pour y sécher… Comme nous nous étions écartés de notre chemin ! Nous avions traversé le lac dans toute sa largeur, et c’est vraiment providentiel que nous ayons pu échapper à la mort, vu la fragilité de notre embarcation, dont quelques clous de deux pouces retenaient seulement les principales pièces…

Le mardi, 16, fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, nous arrivâmes à la Providence.

Coïncidence remarquable, nos bonnes sœurs, voyant la tempête, avaient allumé un cierge devant Notre-Dame de Lourdes, le jour même où nous pensions périr !


Nous glisserons vite sur les longues épreuves des missionnaires et des Sœurs Grises, à la Providence. Cette petite lettre seulement, comme par spécimen, de Mgr Faraud à Mgr Taché, le 12 novembre 1869 :


…Trois fois, dans deux mois, la mission a été menacée d’être détruite par le feu : la première et la seconde on n’avait eu guère que l’effroi ; mais la troisième a failli nous mettre tous, non pas sur la rue, mais sur la grève. Avant qu’on eût le temps de s’en apercevoir, 1,800 planches ou madriers en pile, à 30 mètres de la maison, étaient en feu, et un vent violent projetait la flamme sur la couverture et la maison elle-même. C’est un vrai miracle qu’elle n’ait pas été réduite en cendres.

La perte de toutes ces planches ramassées avec beaucoup de peines et de dépenses, durant deux hivers, pour achever la maison et commencer la chapelle, nous jeta en arrière pour plusieurs années.

Au feu est venue se joindre la disette. Durant tout l’été, nous avons vécu au jour le jour, attendant le poisson, d’un repas à l’autre. Le bon Frère Boisramé a réellement été le sauveur. Comme le poisson est excessivement rare ici, en été, il a constamment tenu de 18 à 20 rets à l’eau ; et, à force de courir la nuit et le jour, il a, comme il dit, sauvé la nation…


À remarquer que les rets du Frère Boisramé étaient tendus dans le remous, au pied de la mission. Depuis, le remous s’est épuisé, et il fallut retourner, chaque année, à la Grande-Île, au bord du Grand Lac des Esclaves, à 64 kilomètres de la Providence, pour la pêche des 25,000 poissons nécessaires.

Sur les accidents de ces pêches lointaines et sur leurs conséquences le lecteur est renseigné.

Deux fois, entre les autres, le poisson manqua : la première, en 1885 ; la seconde, en 1904.

En 1885, on dut prendre 3,000 lièvres pour ne pas mourir, et 8.000, en 1904. Une telle montagne de peaux fut jetée au Mackenzie, le dégel venu, que le fleuve en était couvert.


Huit mille lièvres en un hiver, allez-vous dire ! Et des lièvres ! Mais quelle Capoue de délices est donc ce Mackenzie !

Considérez.

L’on entend par lièvre, au Mackenzie, un animal qui, gris l’été et blanc l’hiver, ne ressemble au lièvre des gras tirés de l’Europe que par ses formes organiques. Il a en propre la petitesse, la maigreur extrême, l’insipidité de la chair, si l’on peut appeler chair deux filasses de fibres
Notre lièvre du Nord
sèches collées au derme autant qu’aux os. Rossinante de lièvre, il pèse une plume. Écorché, bouilli, il fournit un ragoût raccorni, odorant le sapin, et dont un chien de France se détournerait. Manger du lièvre signifie, chez nous, misère vivante.

Et béni soit cependant notre lièvre ! Si minime soit-elle, sa valeur nutritive empêche de succomber. Huit mille lièvres ont sauvé la vie à cent personnes. Et même serait-il impossible de mourir de faim, au Mackenzie, s’il y avait toujours des lièvres.

Mais le lièvre n’est pas toujours là. Il ne rôde dans les bois que par époques. Chaque sept ans, il disparaît. Est-ce qu’il se cache pour mourir ? Émigre-t-il ? Les deux, dit-on. Ce que l’on sait, c’est que de millions d’individus il passe au dépeuplement complet, et qu’alors le chasseur ne peut plus se risquer au loin ; que pour trois ou quatre ans il n’y aura plus de lièvres ; et qu’après ce laps ils reviendront, peu à peu, jusqu’au nombre d’autrefois, pour disparaître encore tout à coup.


Qu’adviendrait-il des missionnaires, des Sœurs de Charité, des orphelins, des malades et des vieillards recueillis, si, la même année, le renne, le poisson et le lièvre venaient à manquer ensemble ?

Question d’angoisse que l’on n’ose se formuler là-bas. L’on sait, par la foi, et par l’histoire, que saint Joseph, lui, ne manquerait pas. Il suffit.



Mission du Sacré-Cœur (Fort Simpson)

Le voyageur descendant le Mackenzie, à deux jours de rames du fort Providence, aperçoit, au bout d’une droite avenue, une île qui se confond avec le continent et ressemble au chevet d’une croix immense, dont les bras seraient le fleuve lui-même tournant à droite et la rivière des Liards arrivant sur la gauche. Un fort-de-traite et deux missions, l’une catholique et l’autre protestante, dominent le chevet : c’est le fort Simpson.

Le fort Simpson est géographiquement, et fut longtemps, en importance commerciale, le vrai centre du Mackenzie.


La chronique de la mission du Sacré-Cœur pourrait s’écrire avec les larmes de ses missionnaires. De la plume et des lèvres de tous, ail sujet de Simpson, tomba, comme s’il ne s’en fût trouvé d’autre, l’expression : Babylone du Nord. Non qu’ils fissent allusion, ces apôtres déguenillés du pauvre pays, à des jardins suspendus, à de flamboyants palais, à de sacrilèges festins nocturnes, ni même à des débauches… royales : ils voulaient dire seulement que le fort Simpson était le lieu où le démon de la cupidité, du mensonge, de la discorde, du fanatisme et de la mollesse semblait avoir établi sa capitale du Nord.

Jusqu’en 1886, date du premier steamer de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le fort Simpson, chef-lieu du district, marqua le ralliement général des barges commerçantes ; et chaque année s’y refaisait la Babel dont parlait Mgr Grandin, en 1861 :


On trouve là des Anglais, des Norvégiens, des Orcadiens, des métis français, anglais et autres. Parmi les sauvages, on reconnaît des Sauteux, des Maskégons, des Cris, des Montagnais, des Esclaves, des Plats-Côtés-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Peaux-de-Lièvres, des Sékanais, et même des Esquimaux. La France est représentée par ses missionnaires. Vous concevez quelle confusion il y a là pendant plusieurs jours ; c’est réellement la Tour de Babel. À mon arrivée, ce tumulte n’existait pas encore ; il n’y avait guère que les Esclaves : c’est le nom que l’on donne aux sauvages qui fréquentent ce poste.


Le Père Grollier aborda au fort Simpson, le 16 août 1858, traquant Hunter, l’archidiacre.

Le bourgeois força le prêtre à partir le 21, un samedi soir, malgré les instances des sauvages qui réclamaient la faveur de passer le dimanche avec le priant français. Par
R. P. Moisan.
contre, le ministre eut les coudées franches. Ainsi commença la lutte.


De 1858 à 1876, le missionnaire catholique n’eût même d’autre pied-à-terre, au fort Simpson, que la tente qu’il plantait, pour la plier bientôt ; tandis que le ministre anglican et son évêque, dotés de terrain, de maison, de temple, régnaient sans ombrage.

Venant du fort Providence ou du fort des Liards, le Père Gascon, 4 ans, le Père Grouard, 9 ans, le Père de Krangué, 21 ans, donnèrent successivement la mission de passage, au fort Simpson.

À la longue cependant, le protestantisme, qui mettait onze mois à défaire l’ouvrage que le prêtre faisait dans le seul mois de sa visite, gagna quelques adeptes et s’étendit. Lorsqu’en 1894, il fut possible de placer au fort Simpson un missionnaire résident, la moitié de la population suivait le ministre, et l’autre n’avait plus guère de catholique que le nom.

Ce brave missionnaire, le premier à rester fixé sur la Croix, fut le Père Laurent Brochu. Dieu sait combien il travailla, dans cette aridité. En dix ans de prières, de patience, d’efforts de tous genres, il ramena au Bon Pasteur le grand nombre des prodigues.

Il fut seul d’abord. En 1896, le Père Vacher lui arriva, comme élève dans la langue esclave, et comme assistant. Tous deux s’encouragèrent à l’œuvre de longanimité[2].

Le Père Andurand, secondé du Père Moisan, finit de reprendre toute la tribu.


Le grand événement de grâce pour la mission du Sacré-Cœur a été la fondation de l’hospice des Sœurs Grises, en 1910. Tous les infirmes et vieillards du bas-Mackenzie, c’est-à-dire depuis le fort Simpson jusqu’à l’océan polaire, y sont conviés. Déjà l’hôpital, élevé par les Pères Andurand et Moisan, et qui n’a point son pareil en hauteur et en beauté dans les édifices du Nord, se voit débordé.

Or, c’est là le coup d’audace le plus saintement téméraire qui ait été osé, sans doute, par un vicaire apostolique. Un mot et un fait l’indiqueront.

Le poisson ne séjourne pas dans le fleuve Mackenzie, sauf au pied des rapides qui l’arrêtent, et dans certaines expansions où le fleuve se ralentit et devient lin lac : ce qui place la pêcherie voisine du fort Simpson à la Grande-Île, bord du Grand Lac des Esclaves, soit à 320 kilomètres.

Dès le deuxième automne de la fondation de l’hospice, le 20 octobre 1917, le bateau de pèche, qui revenait chargé de 9,500 poissons, se bloqua dans la glace, à 160 kilomètres du fort Simpson. Il eut pu se bloquer — et il s’y bloquera certainement un jour — à la Grande-Île même, ou au lac Castor, comme il en arriva tant de fois aux bateaux de la mission de la Providence. Calculons alors, sans compter les déprédations du glouton (carcajou), des loups, des voleurs, calculons les fatigues, les lenteurs, les pertes, les dépenses des voyages en traîneaux à chiens que représente cette distance chaque fois doublée, et ces masses qu’il faut transporter, à raison de 200 pièces seulement par traîneau. Si la mission de la Providence a trouvé tant de déboires dans ses pêches, à 64 kilomètres de ses foyers, qu’en sera-t-il de la mission du Sacré-Cœur, péchant sa subsistance à 320 kilomètres ?

Folie de la passion des âmes ! Folie de la Croix !

Mais, haut les cœurs et l’espérance ! Saint Joseph veillera sur Simpson, comme il veilla sur la Providence, sur Résolution. Il veillera, aidant le Sacré-Cœur. Le Père Grollier l’a promis :

— J’ai dédié le fort Simpson, centre de tout le district, au Sacré-Cœur de Jésus, foyer de son ineffable amour pour les hommes, tout en lui demandant asile, dans son Cœur divin, pour les pauvres Indiens du pays.



Mission Saint-Raphael (Fort Mes Liards)

Au fort Simpson, laissons le Mackenzie poursuivre sa marche à l’océan Glacial, et remontons, non à la vapeur — la vapeur n’a pu l’escalader encore, — mais en pirogue d’écorce ou en courte barge, cette rivière, aussi large que le Mackenzie dont elle est l’affluent, et qui descend du sud-ouest : la rivière des Liards. Une sauvage beauté la pare dans ses détours, ses rapides, ses montagnes Nahanès et Rocheuses, dont elle s’approche et s’éloigne tour à tour, sa grande vue, ses chenaux, ses îles. Elle roule sur de longs espaces avec une telle vitesse que l’on entend les cailloux s’entrechoquer sur les hauts-fonds, et qu’à l’étiage, des amas de ces cailloux émergent, alignés comme par les cantonniers de nos routes nationales. Ces courants précipités ne se laissent vaincre que par le halage. Une journée de rapides exige même un redoublement de cette corvée, qui consiste à tirer l’esquif, à force d’épaule et de jarret, du haut d’une grève horriblement enchevêtrée, et prête à*vous lâcher cent fois dans l’abîme, avec ses pans de terre et ses rochers déboulants.

Si notre voyage s’est heureusement accompli, nous avons peiné plus que la semaine entière pour nous mettre en perspective du fort des Liards. Le voici, à 350 kilomètres du fort Simpson, sur la rive droite, en belle terre noire, fertile, et adossé à une forêt qui n’attend que la pioche et la charrue pour se convertir en champs aussi féconds que les prairies, de la rivière la Paix.

La région abonde, en liards : peupliers balsamiques.

Un de ces peupliers-liards eut sa célébrité, à l’origine du fort des Liards…

Comme il était large et isolé, les sauvages le prenaient pour pivot de leurs danses. La danse finie, la neige était noire de poux, autour du liard : c’est pourquoi le fort des Liards s’appela aussi le fort des Poux[3]. L’archidiacre Hunter passa un mois au fort des Liards, en 1858, au désespoir du Père Grollier. Mais il n’eut aucune emprise sur les sauvages. Le Père Grollier avait eu le temps d’instruire plusieurs de ceux-ci, qui s’étaient trouvés, avec les barges, au fort Simpson, et de les styler au combat.

Une femme surtout, fameuse dans le Nord, la « bonne femme Houle », que le Père Grollier vit aussi, se chargea du gros de l’ouvrage. Sa qualité de métisse française, sa force musculaire, son aspect de maritorne la faisaient redouter des Blancs et des Peaux-Rouges. Avec ses habits de peau et sa dague fichée à sa ceinture, elle terrorisait les hommes et menait ses maris, en virago. La Compagnie l’avait engagée de longtemps pour son principal bully, sur le trajet du fort des Liards au fort Simpson. Debout à l’avant de la barge, elle émettait ses ordres et tançait l’équipage. Païenne, elle se souvint d’avoir entendu, toute petite ; certaines paroles de son grand-père, touchant une religion qui serait un jour prêchée par des hommes à robe noire, et elle n’eut pas plus tôt appris que M. Thibault avait apporté la Bonne Nouvelle, au Portage la Loche, qu’elle prit congé de la Compagnie, afin d’aller à la Rivière-Rouge voir ce qui en était. Elle revint de Saint-Boniface, instruite, baptisée, et déterminée à mettre au service de Dieu la force et le prestige qu’elle, avait autrefois abandonnés au service du démon. Elle était devenue le modèle de la fidélité conjugale et de la tendresse maternelle. Mais sa dague brillait toujours à son flanc.

Que pouvait Hunter, devant une telle puissance ? Plus tard, lorsque Kirby arriva, pour, détruire l’œuvre du Père Gascon, il la trouva à son tour devant lui, debout et armée. La « bonne femme » s’en prit surtout, unguibus et rostro, au onzième commandement que le malvenu apportait : « Marie, ne la prie point ». Elle trouva pour plaider la cause de la Sainte Vierge des lumières et des élans qui étonnaient les missionnaires.


En 1860, arriva le Père Gascon, premier missionnaire du fort des Liards.

La bonne femme Houle lui servit d’interprète et de sacristain.

En 1863, elle prit le Père. Grouard, son « vénérable fils », sous sa protection, et se fit son institutrice en langue Esclave, en même temps que son vicaire du dehors. Elle aimait à lui expliquer les us et coutumes de la tribu. Ainsi, comme le père lui manifestait quelque surprise de trouver beaucoup de femmes sans nez :

— C’est qu’elles n’ont pas été sages, au gré de leurs maris, dit-elle. On leur coupe le nez afin de les corriger.

De fait, à peu de temps de là, comme le Père Grouard faisait sa méditation du soir, sous sa tente, il entendit des
RR. PP.
Bézannier, Andurand. Le Guen.
cris de bataille. Comme il sortait pour s’informer, il vit arriver, implorant de lui refuge et secours, une femme dont le nez et la lèvre supérieure pendaient sur le menton, ne tenant plus qu’à un fil de chair.


Il venait autrefois au fort des Liards, outre les Esclaves, qui sont la population principale, deux tribus dénées des montagnes Rocheuses : les Nahanès et les Gens de la Montagne, ces derniers dits également, mais comme par antiphrase, les Mauvais-Monde[4].

Au regret des missionnaires, Nahanès et Mauvais-Monde ont maintenant disparu, « détruits par les maladies et la famine ».

De quelle dégradation et avec quel empressement ces sauvages vinrent à l’envoyé de Dieu, le Père Grouard l’a écrit, au lendemain de sa visite apostolique de 1867 :


Je fis une quarantaine de baptêmes, au fort des Liards. Plusieurs nouveaux sauvages se présentèrent à moi, et Dieu sait s’ils avaient besoin d’entendre la bonne nouvelle ! Aussi était-ce évidemment la grâce qui me les amenait, car en entrant dans la maison où je logeais, après m’avoir touché la main, ils n’avaient rien de plus pressé que de me dire :

Je veux me confesser.

Ils savaient par ouï-dire qu’on se confessait au prêtre. Ai-je besoin de dire qu’ils ne connaissaient pas les formules ? Aussi s’adressaient-ils sans respect humain à la vieille femme (Houle) de l’interprète du fort, chez qui je demeurais :

Dis donc au père que j’ai fait telle et telle chose.

Plusieurs, désireux de se décharger la conscience au plus vite, faisaient entendre ces étranges paroles : « Dis donc au père que j’ai mangé tant de personnes ». Et cela en public… Les accusations de ces sauvages font assez connaître l’état affreux d’où nous sommes appelés à les tirer…


Quant aux Esclaves, que Mgr Grouard qualifiait encore, en 1890, de « peuple revêche, difficile à convertir et prompt à retourner à ses mauvaises habitudes », ils sont aujourd’hui environ 300, tous catholiques[5].


Les missionnaires ambulants de Saint-Raphaël (nom de la mission du fort des Liards, imposé par Mgr Grandin) furent les Pères Gascon (3 ans) et Grouard (9 ans).

En 1871, la résidence fut inaugurée par le Père de Krangué[6] . Il y demeura, seul ou avec un assistant, 22 années. Les voyages continuels du Père de Ivrangué à ses dessertes, depuis le fort Nelson jusqu’aux forts Simpson et Wrigley, les privations, particulièrement pénibles à son tempérament, le réduisirent à un état de souffrances qu’il répugnerait de décrire…

Au printemps 1893, revenant du fort Good-Hope, et en route lui-même pour l’est du Canada, où il portait sa santé ruinée, Mgr Clut le trouva, presque dans les affres de la mort, au fort Simpson. Il le prit avec lui. Le chemin de croix de ces deux invalides de l’apostolat devait finir à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Mgr Clut y arriva seul. Le Père de Krangué était tombé en route, dans les bras de son évêque :


Arrivé à Calgary, écrit celui-ci, la faiblesse extrême du cher père ne lui permit pas d’aller plus loin. Je restai avec lui, à l’hôpital des Sœurs Grises, où nous nous faisions soigner tous deux. Je lui donnai le saint Viatique et l’Extrême-Onction. Il fut bien édifiant pendant sa maladie ; et il l’a été jusqu’à son dernier soupir. Il désirait cependant beaucoup guérir, afin de retourner à ses missions ; mais lorsqu’on lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir, il fit généreusement le sacrifice de sa vie.



R. P. Ladet.
Après le Père de Krangué, le missionnaire qui occupa le plus longtemps le poste de Saint-Raphaël fut le Père Le Guen. Il quitta le fort des Liards en 1915, pour prendre la direction de la mission de Notre-Dame de la Providence[7].

Les Pères Ladet, Lecomte, Gourdon, Gouy, Vacher, Moisan et Bézannier se partagèrent le reste des années et des voyages.


De ces preux, le Père Moisan n’est pas le moins fier ; fierté obligée, qui lui garde jusqu’à cette heure le titre de champion mutilé du Mackenzie. Mgr Breynat ne perdit qu’un orteil, au lac Athabaska : le Père Moisan en laissa deux, au fort des Liards. Ce fut le jour de sa fête, en la saint François-Xavier, 3 décembre 1906, qu’il se les gela.

Comme la rivière la Paix, la rivière des Liards est presque dépourvue de poissons ; et la mission ne peut s’approvisionner qu’au lac Beauvais ! situé à 40 kilomètres du fort, à travers le bois. Le Père Moisan rentrait avec la dernière charge du poisson d’automne, trottant à la suite du traîneau, quand, à une lieue de la mission, il cala dans un marais. Il faisait très froid, et l’eau se congela sur ses pieds. Il eut beau hâter sa coursé, deux orteils du pied droit, « le gros et le voisin », étaient perdus.

Après un mois de souffrances et de soins inutiles, le Père Gouy les coupa, avec son couteau de poche.



Mission Saint-Paul (Fort Nelson)

À quelque 80 kilomètres de remonte depuis le fort des Liards, se rencontre, sur la droite dé la rivière des Liards, son principal affluent : la rivière Nelson.

Elle descend du sud, et coule tout entière dans le territoire de la Colombie Britannique.

Le fort Nelson est établi sur sa gauche, 160 kilomètres en amont, à l’abouchement de plusieurs petites rivières.

Ces 240 kilomètres qui séparent la mission Saint-Raphaël de la mission Saint-Paul, sa succursale, ne peuvent se franchir que péniblement. La rivière Nelson, quoique plus étroite et moins rapide que la rivière des Liards, déconcerte les canots par ses replis continuels. L’hiver, sa vallée emprisonne des neiges épaisses, molles, adhérentes, que le piéton doit souvent fouler deux fois pour les rendre praticables à son attelage.

Les grèves de la Nelson, hautes, fortement boisées, de terre noire aussi friable que fertile, se transforment sans cesse, attaquées qu’elles sont par les crues brutales de la saison chaude. Elles se laissent détacher par bastions et déposer telles quelles,’avec leur végétation, au milieu du cours d’eau. D’autres îles se créent par les alluvions qui s’arrêtent à des amas de grands arbres échoués sur des récifs. Ces îles seront couvertes de sapins et de liards, que les bois qui les supportent apparaîtront encore. Une crue plus puissante enlèvera le tout pour l’ajouter à quelque promontoire, ou le distribuer en débris à des îles plus tenaces. L’on dirait qu’en cette sauvagerie la nature n’a pas encore fondé ses bases.

Le fort Nelson remplaça le fort Halkett, en 1867.[8]


En 1868. le Père Grouard vint commencer, au fort Nelson, la mission Saint-Paul.

Il y trouva, avec les Esclaves, et en nombre presque égal, des Sékanais.

Les Sékanais, tribu dénée encore, s’irradient sur les deux versants des montagnes Rocheuses, et tombent, selon leurs zones de chasse, sur les missions de la Colombie, ou sur les missions du Mackenzie. Les Sékanais, nobles de caractère, respectueux, généreux, eussent fait de beaux chrétiens, s’il se fût trouvé un missionnaire de leur langue, sœur de la langue castor, à leur service. Les rares familles qui prirent contact avec le prêtre, aux forts des rivières la Paix et Nelson, se firent instruire par interprètes, et reçurent le baptême.

Il reste, au fort Nelson, environ 250 sauvages, convertis et assez fidèles.

Ils coûtèrent une rude rançon d’ouvriers et d’ouvrage.


D’abord, à peine avaient-ils été touchés par les Pères Grouard et de Krangué, qu’un prophète se leva parmi eux. Il ne réclamait même pas trois lignes d’un honnête homme, celui-là, pour le faire pendre : il lui suffit d’un dessin pour métamorphoser le Père Lacombe en suppôt de Belzébuth ;


Voyez cette image, disait le sorcier à ses ouailles, en montrant le catéchisme symbolique du célèbre missionnaire des-Cris et des Pieds-Noirs, voyez ces hommes — il mettait le doigt sur Luther, Calvin et autres ejusdem farinae — : ils sont habillés de couleurs variées, ils sont beaux : donc ils iront dans la terre d’en-haut (le ciel), où tout est beau. Voyez maintenant ces hommes tout noirs — désignant le prêtre, la robe-noire — : Ne ressemblent-ils pas, avec leur triste couleur, à nos corbeaux malfaisants ? Ils s’en vont au feu d’en-bas, je vous le dis ; et avec eux rôtiront tous les Esclaves et tous les Sékanais qui les suivront. Allons donc, mes amis, au priant Anglais, qui est habillé à la manière des beaux bourgeois de l’image, et n’écoutons plus le priant Français, qui est tout noir.


Le harangueur souleva, en quelques dithyrambes de cette sorte, tous les Indiens, qui demandèrent un ministre protestant.

Le commis, M. Brass, trouvant belle l’occasion de faire instruire en anglais ses propres enfants, accepta d’être le porte-parole des sauvages, et fit parvenir la requête aux quartiers anglicans.

Le Père de Krangué apprit ces nouvelles, au fort des Liards, l’été 1878 :


Ne sachant à quel saint me vouer, dit-il à Monseigneur Taché, j’eus un matin une bonne distraction, en faisant ma prière : l’idée de faire courir la nouvelle qu’en automne je monterais au fort Nelson, et que j’y ferais l’école, en anglais et en français, à tous ceux qui se présenteraient chez moi. Cependant, pouvant à peine bégayer quelques mots d’anglais, j’étais assez embarrassé de mon ignorance. Mais le bon Dieu qui m’avait envoyé la distraction l’a menée à bonne fin. Le, Père Lecomte, devenu mon socius, connaissant les principes de la langue anglaise, a bien voulu prendre ma place et accepter de faire l’école annoncée. M. Brass a été très heureux de ma proposition, il a laissé ministre et maître d’école dans leur cure, et m’a promis, en me serrant fortement la main, que mon confrère passerait un bon hiver dans son fort. Grâces en soient rendues à Dieu, le loup hurle encore hors de la bergerie.

J’ai confiance dans le patronage de saint Paul et dans le zèle actif du Père Lecomte. J’espère que le visionnaire deviendra aveugle et que les aveugles commenceront à voir.


Si l’on cherchait dans la galerie des jeunes saints, honorés par l’Église, le modèle que retraça la vie du Père Lecomte, il faudrait s’arrêter devant saint Jean Berchmans.

D’Henri Lecomte, comme de Jean Berchmans, le portrait tiendrait en ce cadre : « Ange à la prière, homme au travail. enfant en récréation. »

Il ne savait que prier, travailler et sourire.

Il y a près de trente ans qu’il n’est plus, et rien qu’à le nommer, en présence des sauvages, des commerçants, des missionnaires qui le connurent, les fronts de tous s’éclairent aussitôt de ce rayon qui doit flotter encore sur le front des voyants, au lendemain d’une apparition.

Une conférence de Mgr Faraud, au grand séminaire de Laval, en 1874, lui avait révélé sa vocation à l’apostolat. Il eut à vaincre de grandes oppositions, dont la moindre n’était pas celle de son Ordinaire ; mais il partit sur-le-champ. Ayant fait son noviciat à Lachine, près de Montréal, et prononcé ses vœux perpétuels au lac la Biche, il fut ordonné prêtre par Mgr Clut, à la Providence, le 28 octobre 1877. En 1878, il était donné comme socius au Père de Krangué, au fort des Liards.

Socius (compagnon), il le fut à la façon du Nord. Il se rendit au fort Nelson, où il demeura dix ans, ne quittant sa solitude que pour aller se réconforter, une ou deux fois par an, au fort des Liards.

Ces dix années furent les principales de la courte vie du Père Lecomte. Il y assura la conversion des Indiens du fort Nelson, qu’il trouva presque tous païens. Il y acquit ses infirmités fatales.

En 1880, le Père de Krangué pouvait déjà dire aux supérieurs :


À Saint-Paul (fort Nelson), le troupeau s’améliore peu à peu, grâce à Dieu et aussi au zèle du R. P. Lecomte, qui y met tout le sien, soit à l’étude des langues, soit dans l’exercice du saint ministère. Il est aimé et désiré de tous les sauvages. Il est plein de zèle pour les âmes, ardent au travail, confrère gentil que c’est un plaisir, religieux exemplaire, et pieux comme un ange… Il vit de peu, et est toujours content.


Le Père Lecomte ne tarda pas à posséder à fond la langue esclave. Il la parlait avec une aisance que lui enviaient les sauvages. Il composa même un dictionnaire esclave fort apprécié. Il savait l’anglais et le prononçait comme pas-un dans le Nord, et les commis protestants se faisaient fête d’aller entendre ses sermons dans leur langue, aux grandes occasions. Ces occasions étaient surtout Pâques et Noël. Comme il, n’y avait pas d’harmonium, le missionnaire jouait les airs sur sa guitare de France, et, de sa voix d’or, chantait les cantiques en français, en anglais et en esclave. Les solennités de la guitare et des chants étaient impatiemment attendues de tout Nelson.

Pour payer tant de plaisir, il fallait beaucoup de souffrances. Elles arrivèrent.

À la fin de 1880, le Père Lecomte écrivit à Mgr Clut :


… Il faut que je vous dise qu’il m’est advenu, le 9 novembre dernier, un malheur, dont je crains que les conséquences soient funestes à toute ma vie. Je me suis fait avec ma hache une plaie profonde dans le genou, à la même jambe que j’avais assez gravement blessée devant vous, sur le Grand Lac des Esclaves, en 1877. Me voilà frappé depuis presque deux mois, et je ne fais que commencer à marcher. Mon genou reste enflé et sans force, ce qui me fait croire que les nerfs et l’os ont été gravement lésés. Je ne puis plier la jambe qu’un tout petit peu, ce qui est fort gênant pour faire les génuflexions, au saint autel. C’en est fait, je pense, de mon agilité d’autrefois. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite !


L’hiver 1885-1886, le Père de Krangué tomba gravement malade, au fort des Liards. Croyant sa fin venue, il envoya deux sauvages prier le Père Lecomte de venir l’administrer.

Afin d’éviter les sinuosités de la rivière Nelson et d’aller plus vite, les sauvages proposèrent au Père Lecomte de le conduire en ligne droite, à travers la forêt. Les voyageurs partirent, portant leurs provisions, leurs couvertures, une hache et un fusil. La marche, croyaient-ils, ne pouvait dépasser six ou sept jours.

En deux jours, ils se trouvèrent au bord de la petite rivière Caribou, comme s’y attendaient les guides : tout allait donc à souhait, malgré la neige et les broussailles. Ils traversèrent la glace, continuèrent, et, quatre jours après, se retrouvèrent au même endroit de la même rivière. Par une inexplicable aberration, ils avaient décrit un cercle.

Se reconnaître égaré, et si près du point de départ, au moment où l’on croit toucher le but, quelle déception ! Et les provisions s’achevaient.

Retourner au fort Nelson ? Impossible : le Père de Krangué mourant là-bas, au fort des Liards, attendait, il soupirait, il comptait sans doute les minutes !…

Les Indiens promirent d’être courageux, ils refirent la direction, et la marche reprit. Mais les malheureux s’affaiblissaient à chaque pas.

Un soir, il ne resta plus, pour le souper, que les entrailles d’un lièvre, de la chair et de la peau duquel les trois hommes avaient déjeuné et dîné déjà. Plus une bouchée pour le lendemain. Tandis que les jeunes gens mettaient le reste de leurs forces à préparer le campement dans la neige, le père, excellent tireur, s’éloigna avec le fusil et les deux dernières charges de plomb. Il aperçut un lièvre, le troisième que l’on voyait du voyage. Il ajusta l’animal, qui ne bougeait pas, et lâcha le coup. Rien. Le deuxième coup partit, et le lièvre détala. La peur de manquer avait halluciné le chasseur. Mais, aux détonations, les hurrah des sauvages avaient répondu ; et déjà ils débouchaient du fourré, l’œil enflammé de joie, pour se jeter sur le repas enfin trouvé… Désappointement ! Désolation !

L’un d’eux devint fou, cette nuit-là. Furieux par intervalles, il voulait tuer le missionnaire. Il fallut marcher trois jours encore, sans manger, et avec la nouvelle corvée de se défendre contre l’insensé.

La dernière journée — la dix-huitième — le Père Lecomte dit à ses compagnons :

— Maintenant je reconnais les lieux ; restez ici ; j’irai tout seul, bien vite, au fort des Liards, et je vous enverrai aussitôt du secours.

Il arriva sur le soir, « titubant comme un mort qui sortirait d’un sépulcre », ramassa ses énergies pour indiquer où se trouvaient les deux autres affamés, et tomba évanoui, sur le seuil de la mission.

Le Père de Krangué, qui allait beaucoup mieux, prit soin de son pauvre ami.

Cette épreuve abrégea la vie du Père Lecomte, dont la santé du reste n’égala jamais le courage.

Le coup qui devait être mortel arriva au printemps 1888.

Le fort Nelson avait jeûné tout l’hiver. Le pays abondait en orignaux, comme toujours ; mais il était impossible de les approcher, à cause du bruit que faisait en craquant la neige, encroûtée par la gelée, après les chauds passages du chinouk. Le Père Lecomte et Boniface Laferté, son hôte, n’avaient vécu que d’écureuils.

À l’époque où les ours sortent de leur retraite d’engourdissement hivernal, le père avait à soutenir, par surcroît, une famille de désespérés, venue des montagnes Rocheuses. Il prit sa carabine et s’en fut demander à la forêt la nourriture de ces affamés. Il tua heureusement un ours, le mit en quartiers, et s’en chargea le dos. Comme il se hâtait d’arriver, il fit un faux pas, qui provoqua la rupture d’un vaisseau, dans la poitrine. Il rentra, en crachant le sang. La blessure ne guérit jamais. À tout effort violent, elle se rouvrait. Elle dégénéra en tumeur, dans la région du cœur.


Durant les quatre années qui lui restèrent à lutter contre la mort, le Père Lecomte continua à évangéliser les Esclaves, non plus à Nelson, mais au fort des Liards, au fort Simpson, au fort Wrigley, voyageant plus que jamais.

Au fort des Liards, il eut à goûter d’une autre amertume : une maison, qu’il finissait à peine de construire de ses mains d’habile charpentier prit feu, et brûla tout entière, sous ses yeux, en une demi-heure.


En 1892, le jeune missionnaire dut rendre les armes. Il ne pouvait plus supporter >que le riz, et à la Providence où il se trouvait alors, on lui dit qu’on n’en avait plus. Le moindre bruit lui déchirait la tête, et il lui fallait, pour trouver un docteur et un remède, faire 1,600 kilomètres, dans le vacarme des barges, des rapides, des grincements de rames, des imprécations de bateliers, des cahots de charrettes. Il les fit, en un mois de tortures, qui n’effacèrent pas un instant son sourire de résignation et d’affabilité.

À Saint-Albert, il y avait des médecins, des Sœurs de Charité, les tendresses de Mgr Grandin ; mais il était trop tard. Le 16 septembre 1892, le Père Lecomte mourut, comme mourraient les anges s’ils pouvaient mourir.

La veine des souffrances ne devait pas tarir de sitôt, à la mission Saint-Paul, après le départ du Père Lecomte.

En février 1890, le Père Gourdon monta de Saint-Raphaël pour le remplacer. Il perdit tous ses chiens, en route, dans la neige extraordinairement profonde.

Au petit jour du 7 juin suivant — fête du Sacré-Cœur — cette neige, grossie de la neige fondue dans les montagnes, envahit la mission, juchée cependant à une hauteur où l’eau n’avait jamais atteint. Le Père Gourdon, éveillé par le clapotis du Hot contre son lit, n’eut que le temps de dire la sainte messe, de saisir son fusil et de grimper dans un sapin. De là-haut, à 20 mètres de terre, il vit partir, à la débandade, tout le bois de chauffage qu’il avait amassé brassée par brassée, son traîneau, tout ce qui n’était pas sa maison. Entre temps, il tirait pour appeler. Le commis, réfugié lui-même dans sa barque, vint le délivrer.

L’eau baissée, le missionnaire rangea son logis, et, n’attendant plus les sauvages, après ce déluge, il descendit au fort des Liards, quitte à revenir à l’automne.

Il était à prendre le soleil, devant la mission Saint-Raphaël, l’après-diner du 16 juillet, lorsqu’il aperçut, au large de la rivière des Liards, une petite caisse qui flottait. II lança un sauvageon à sa poursuite, et il ne tarda pas à reconnaître, dans l’épave rapportée ; le tabernacle de la mission Saint-Paul. Il comprit : l’inondation avait repris, au fort Nelson, avec les pluies, et sa maison s’en était allée. Il ne fut pas long à équiper un canot et à remonter au fort Nelson. Il trouva sa route jalonnée de ses meubles : à la cime d’un arbre, sa soutane de travail ; sur une pointe de rocher, son ostensoir et sa cloche ; ailleurs trois de ses chandeliers et deux pièces de son poêle. Au fort Nelson, plus rien ; ni maison, ni chapelle, à peine quelques ruines méconnaissables. Des sauvages jouaient à la main avec la relique de la vraie Croix, qu’ils avaient ramassée on ne sait où…


Le missionnaire à qui fut donnée la consolation de parfaire la conversion du fort Nelson — consolation achetée par douze années de voyages, de travaux, d’ennuis de toutes espèces, — fut le Père Le Guen.

Il remit au Père Moisan, en 1909, toute la population baptisée, à l’exception d’un seul homme.


Mission Sainte-Anne (Fort Rivière-au-Foin)

La mission Sainte-Anne nous ramène, pour la dernière fois, au Grand Lac des Esclaves. Elle est sise à l’embouchure de la Rivière-au-Foin, venant de l’ouest, et futur port naturel des navires du Grand Lac.


Indiens de la tribu des Esclaves (Rivière-au-Foin)

Le Père Gascon arriva, le 3 juillet 1869, à la Rivière-au-Foin, pour fonder la mission Sainte-Anne. Il avait pour le seconder le Frère Hand, son compagnon depuis quatre ans, à la mission Saint-Joseph.

Les deux ouvriers, aidés de quelques sauvages, bâtirent une chapelle.[9]

Le 23 août, de grand matin, le frère Hand se leva, fit sa prière, sa méditation, et, en attendant l’heure de la messe, alla visiter les rets pour y prendre les vivres de la journée. À six heures, le Père Gascon entendit des cris :

— Le frère se noie !

Il avait disparu, et son canot flottait, renversé, à l’endroit d’un filet, sur le lac tranquille.

On découvrit son corps, le lendemain.

Le Père Gascon remarqua la figure ensanglantée, sans se demander pourquoi. Il
R. P. Bousso.
crut que le frère avait simplement chaviré, bien que, marin dans l’âme, il eût fait plusieurs fois, par des gros temps, la traversée du Grand Lac des Esclaves, en canot d’écorce. Les Indiens présents à l’ensevelissement cachèrent la vérité qu’ils savaient ; mais ils la révélèrent plus tard au Père Gourdon. C’était un sauvage, qui, en tirant des canards, avait blessé le frère assez grièvement pour le jeter à l’eau.


Le Père Gascon tâcha de tenir encore quelques mois, à la Rivière-au-Foin ; mais le vide laissé par son collaborateur bien-aimé ne put se combler, et le missionnaire regagna la mission Saint-Joseph, pour la Noël.


La mission Sainte-Anne ne reçut que de rares visites, jusqu’en 1878. Alors vint l’abandon presque complet, faute de missionnaires, faute aussi de docilité de la part de ces Esclaves.

En 1893, le révérend Marsh vint s’établir, à la demande des sauvages eux-mêmes ; et, lorsque, l’année suivante, Mgr Grouard s’arrêta pour leur donner la mission, ils refusèrent de lui toucher la main, et lui tournèrent le dos.


En 1900, la mission fut reprise par le Père Gourdon. Il y arriva avec le Frère Rio, le 26 mars. Il ne trouva, de tout le camp, que trois vieilles femmes métisses demeurées fidèles à leur baptême. Tous les autres étaient devenus protestants. Il est vrai qu’ils continuaient à dire leur chapelet, au temple, pendant que le ministre leur parlait en anglais.


Voilà vingt ans que le missionnaire, qui n’a plus quitté la mission, cherche à regagner, pouce par pouce, le terrain perdu. Les Pères Gourdon, Gouy, Brochu, Frapsauce, Dupire, Vacher, Bousso se sont consumés à cette tâche.

Aux dernières nouvelles, la population se répartissait en 81 catholiques et 42 protestants.

L’épée de Damoclès suspendue encore, et toujours, sur le cœur du Père Bousso, c’est le plaidoyer de l’Esclave pour sa pauvreté ; c’est la simonie à rebours de l’Indien :

— Si tu ne me donnes pas du thé, du tabac, des habits, je serai obligé d’aller en chercher chez le ministre. Il m’en offre tant que j’en veux, lui !…



Mission de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Fort Wrigley)

La mission Notre-Dame du Sacré-Cœur, extrémité septentrionale de la tribu des Esclaves, nous transporte à 220 kilomètres au nord du fort Simpson :

« — Le poste du fort Wrigley est situé sur la rive droite du Mackenzie, au pied des hautes collines qui nous ferment l’horizon du côté du nord et de l’est. En face, une île jetée au milieu de la rivière ne nous laisse voir qu’un petit chenal, faible portion du Mackenzie ; sur l’autre rive, de hautes collines encore nous empêchent d’apercevoir les montagnes Rocheuses, qui se dressent en arrière dans leur majestueuse blancheur ; au sud seulement, en amont de la rivière, le regard s’étend à perte de vue.

« Le fort Wrigley n’est pas sans charme pour une âme méditative ou pour un poète : la première de ses qualités, sous ce rapport, c’est la solitude parfaite dont on y jouit, le calme ; rien n’en trouble le silence, si ce n’est le bruit d’un rapide qui se trouve juste au-dessus de la mission…

« À la tête de ce rapide se trouve une source d’eau pétrifiante, et, dans l’île d’en face, une source d’eau chaude. »

Cette description est du Père
R. P. Gouy.
Gouy, premier résident du fort Wrigley, en 1897. Il convient de la compléter, en disant qu’en 1910 la mission changea de rive, avec le fort, transporté un peu en aval ; et que, devant elle, le large Mackenzie s’étale pour contourner bientôt le légendaire Rocher-qui-trempe-à-l’eau, muraille conique de 500 pieds, lézardée par les siècles, et qui, adossée comme pour les contenir à des gradins de montagnes entassées, plonge droit sur le fleuve.

La misère et la mort n’évolueront nulle part en un théâtre de plus imposante beauté.


Il y avait, au fort Wrigley, lorsque le Père Ducot vint le visiter, du fort Norman, en 1881, quelques 300 Indiens : il en demeurait 70, en 1915. La famine, les épidémies emportent le reste.

Bientôt le silence du désert planera de nouveau sur Wrigley.



  1. Mgr Grandin consigna ainsi, sur le registre des baptêmes, l’heureux événement :

    Le premier novembre 1862, nous, soussigné, avons eu la consolation de bénir et de dédier à la divine Providence, en présence du R. P. Petitot, m. O. M. I., et du F. Boisramé O. M. I. et d’un bon nombre de sauvages réunis, une petite chapelle en bois attenant à la maison qu’habitent les missionnaires. Daigne le Divin Sauveur qui va maintenant partager leur pauvreté les consoler et les fortifier dans les nombreuses épreuves qu’ils ont encore à supporter. Depuis quatre mois qu’ils sont ici, ils ont dû sans exception travailler de leurs mains, du matin au soir, souffrant avec cela de la chaleur, des moustiques, d’une nourriture peu substantielle, et, plus tard, des pluies d’automne et des premiers froids de l’hiver. Aujourd’hui ils n’ont cessé de souffrir ; mais leurs souffrances auront un adoucissement dans la présence de Jésus-Christ qui veut bien habiter en personne sous leur pauvre toit.

    (Signé) : Vital J., Êv. de Satala, O. M. I. ;

    E. Petitot, prêtre, O. M. I. ; Boisramé.
  2. Le Père Brochu ne borna pas son zèle au fort Simpson. Il alla du fort Nelson au fort Wrigley. En 1895, il écrit d’un séjour au fort des Liards :

    — Le Père Gourdon me fit l’accueil le plus fraternel, en m’ouvrant ses grands bras d’Hercule pour me presser sur son cœur d’Oblat. Je puis dire que j’ai passé un bien bon hiver avec un tel frère ! Mon temps a été tout consacré à la visite des sauvages à domicile. C’était bien le meilleur moyen d’instruire ces pauvres gens et de leur faire un peu de bien… Je fus amplement dédommagé de mes fatigues par le succès. Des adultes encore infidèles ont été baptisés. Des sauvages qui se tenaient loin de la mission se sont rapprochés, en venant faire leurs dévotions le jour de Noël. Nous en comptions 30 à la messe de minuit et 40 au jour de l’an. D’autres enfin, qu’on avait dû excommunier par suite de leur inconduite, eurent le courage de s’arracher, les uns un œil, et d’autres une main, pour se ranger enfin sous l’étendard du Christ. »

    Du désert du fort Simpson, le Père Brochu passa à celui, plus ingrat encore, de la Rivière-au-Foin, pour lutter contre le même ennemi. Mais deux années de ces nouvelles misères attaquèrent tellement sa santé qu’il fut forcé de retourner à la province de Québec, sa patrie. Le souvenir de son dévouement et de son aimable commerce reste en bénédiction dans la tribu des Esclaves, comme dans le cœur des missionnaires du Mackenzie.

  3. Renseignement de Boniface Laferté, qui vit ce liard, ces danses et ces poux.

    La danse des Dénés ne rencontra que peu d’opposition chez les missionnaires. Ils se contentèrent de la détourner de sa signification rituelle païenne. C’eût été trop entreprendre que d’abolir ce divertissement qui passionne les sauvages, au temps de leurs fêtes et de leurs réunions générales, et qui, durant des jours et des nuits, harasse les exécutants et les induit au lourd sommeil, bien plus qu’au relâchement des mœurs. Les hommes dansent ensemble, les femmes aussi ; et, si le mélange des âges et des conditions se fait, on y reste aux antipodes de certaines danses raffinées et dégoûtantes de notre civilisation. Au plus, se tiendront-ils par la main pour former le cercle. Cette description d’un missionnaire est parfaite :

    « Mais quelle danse ! Qu’on se figure une foule de tout âge et de tout sexe, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, trottinant en cercle autour d’un grand feu, les uns à côté des autres, le corps voûté et leur couverture placée sur la tête ou drapée autour du corps. Ils sautent lourdement, en accompagnant leur mouvement rotatoire de convulsions d’épileptiques ; en même temps, ils hurlent des ah ! ah ! des eh ! eh ! et des eyia ! egia ! egia-a ! à fendre la tête, aspirant violemment ces syllabes, comme si la respiration leur manquait tout à coup. Dans ces mouvements, ils imitent les gestes et les allures de l’ours, qui joue un grand rôle dans leurs légendes… Toutes ces noires et fantastiques figures, qui tourbillonnent dans une demi-obscurité, passent et repassent devant le feu comme des ombres chinoises ; leurs cris lugubres, qui vont toujours crescendo, sont répétés par les échos et ajoutent au caractère sauvage de cette danse. »

  4. « Je n’ai jamais vu de meilleur monde que ces Mauvais-Monde, » dit Mgr Grouard.
  5. Le protestantisme ne déserta la partie, au fort des Liards, qu’après de longues tentatives. Le dernier ministre fut M. Marsh. Il disparut en 1892. Le Père Gourdon, le voyant inoccupé, et sachant qu’il avait des daviers, s’en fut, un jour, lui demander de lui extraire une vilaine molaire. Le révérend arracha la dent avec succès. « C’est tout ce qu’il arracha au catholicisme », observe le Père Gourdon, sans préjudice de sa reconnaissance pour le service rendu. Comme le révérend désirait garder la dent, en souvenir du fort des Liards, et en fiche de consolation, le missionnaire la lui donna.
  6. Nouëi de Krangué, de la Noblesse bretonne.
  7. Le Père Le Guen fut le seul missionnaire et le premier Blanc à visiter un camp considérable d’Esclaves, placé au milieu d’un triangle que formeraient les forts Providence, Simpson et Liard : le camp du Grand Lac la Truite. À part quelques hommes qui eurent l’occasion de voir le prêtre, aux forts-de-traites, la totalité de ces familles n’avaient jamais eu l’idée de ce qu’était l’homme de la prière. Le Père Le Guen s’y trouva, en décembre 1902. Il instruisit ces affamés de la vérité. La cheferesse, Monique, — le sceptre était en quenouille, chez ces gens — l’édifia beaucoup. Avant de la baptiser, le 8 décembre, il lui rappelait les souffrances de Notre-Seigneur, en lui montrant sa croix de missionnaire. Comme il parlait, Monique, accroupie à côté de lui, lui frappait les genoux de ses vieilles mains ridées, en répétant : « Eh ! Eh ! Eh !… Est-il possible ! Est-il possible ! Et elle pleurait sur la croix, « pour Jésus qui faisait pitié ».

    Combien de ces âmes, — qui seraient bientôt si belles ! — perdues encore sur l’immensité du vicariat du Mackenzie, et qui soupirent après un missionnaire qui ne viendra jamais, si les ouvriers ne se multiplient… Operarii autem pauci !

  8. Nous avons parlé, au chapitre XII, de la visite que fit le Père Gascon au fort Halkett, en 1862.

    À mi-chemin à peu près, du fort des Liards au fort Nelson, sur la rive droite de la Nelson, des broussailles recèlent les débris d’un fort, le Vieux Fort, de la Compagnie du Nord-Ouest. Il fut détruit par les Esclaves et les Mauvais-Monde, qui firent croire au bourgeois qu’ils avaient tué des orignaux à son intention. Le bourgeois les acheta, sur leur parole, et les envoya quérir par ses engagés. Les sauvages se ruèrent alors sur le fort sans défense, massacrèrent le commis, sa femme, ses enfants, pillèrent le butin et brûlèrent les édifices. Les engagés eurent le même sort à mesure qu’ils rentrèrent. Le fort ne fut jamais relevé.

  9. L’hiver précédent, le Frère Boisramé avait mis debout une petite baraque, à l’endroit que lui avait montré le Père Gascon.