Aux hommes de bonne volonté/05

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Éditions nouvelles (p. 33-36).

Le Chemin de Croix
du Prolétariat

À Maurice MATHY

J’ai souffert ce soir l’heure du Mont des Oliviers, comme disait Michaël Schacherl, l’heure noire du découragement où l’apôtre socialiste, désespérant de lui et du peuple des travailleurs, sent son âme triste jusqu’à la mort. J’avais lu de mauvaises nouvelles, venues de partout : la noire réaction met ses griffes sur le prolétariat mondial. Est-ce la bête qui se démène avant de mourir ?

On a beau dire : « il ne faut pas s’en faire ». On n’a pas présidé soi-même à sa naissance et il y a des gens qui ne peuvent se taire. Ils sont ainsi bâtis : ils se consolent en songeant qu’on courait plus de risques il y a trois siècles, où l’on coupait les langues qui criaient la Vérité, où l’on rouait, brûlait, pendait, noyait les hommes auxquels manquait une âme de valet. Pour être gens de bien ne faut-il pas faire comme ses voisins ?

Chose singulière ! les intellectuels sont entrés dans la mêlée depuis six ans. Seuls les grands poètes s’étaient occupés de politique autrefois. Aujourd’hui les meilleurs écrivains de tous les pays clament leur réprobation du grand Crime qu’on ne peut plus arrêter. C’est un signe des temps.

Le prolétariat mondial continue son douloureux chemin de croix. La période que nous traversons est vraiment intéressante : nos petits-fils regretteront peut-être de n’avoir pas vécu de nos jours. Grand merci ! Ils se rendront compte que la chute des cités orientales, que les grandes invasions romaines et barbares, que le déluge d’Asie lui-même n’est rien à côté de ce bouleversement spirituel et sanglant du début du XXe siècle.

Que d’horreurs et d’injustices encore à l’heure où j’écris ces lignes. L’attentat mondial contre la Russie continue. En France, une bonne cinquantaine de militants de tout premier ordre sont poursuivis ou arrêtés ; on y époussette de vieilles lois oubliées : c’est là, après la mort de douze cent mille généreux Français, le couronnement de l’assassinat de Jaurès. La graisseuse Hollande fait la traque aux Idées. Savons-nous au juste ce qui s’est passé en Allemagne ? Le prolétariat anglais lutte, en vain, dirait-on, pour de grandes réformes ouvrières. L’Irlande dégoutte de sang. La libre Amérique est devenue un bagne : Debs — qui après-demain peut-être aurait été président des États : signe des temps encore ! — Debs est en prison et y va mourir. On assassine les grévistes en Espagne (Rebera Rovira est incarcéré) et en Italie. L’Orient bouge, par places… Seuls quelques pays du Nord, pays de rêve et d’évangile, et notre petit pays — si mal situé cependant ! — jouissent d’un calme relatif.

Et en Hongrie ? Hier encore, on frissonnait lorsqu’on parlait de l’invasion de la Belgique. Avant-hier, c’était l’œuvre de la « civilisation » européenne en Orient et en Afrique qui nous arrachait des cris de stupeur et de pitié. Aujourd’hui, c’est la Hongrie, nom tout aussi terrible que les forteresses célèbres de Russie et d’Espagne : S. S. Pierre et Paul, Schlusselburg, Boutyrki, Koutomara, Montjuich, sinistres cathédrales du prolétariat !

Tout un pays est devenu lui-même un bagne ! Il y a là-bas, en Hongrie, environ 40,000 femmes et hommes qui pourrissent et saignent dans les prisons et les camps de concentration, en attendant d’être pendus ou — les femmes — d’être violées.

Quel bilan ! Deux milliers de pendus, trois milliers d’assassinés, des tués à coups de fouets, des enterrés vivants !… On brûla les seins aux femmes avec des cigares, on leur enfonça des aiguilles sous les ongles ! On crève les yeux, on mutile les sexes !…

Tous ces gens s’étaient insurgés contre le gouvernement, qui avait fait la guerre. Les intellectuels — écrivains, professeurs — se sont mêlés au peuple et ont subi son sort. Les nouvelles qui nous arrivent de là-bas sont plutôt rares. Les journalistes socialistes sont morts, en prison ou en fuite : leurs bureaux de rédaction sont détruits.

Faudra-t-il que nous jetions encore une fois notre cri désespéré d’hier : « La Paix ! Vivre !… » ? Car on ne vit plus : on court… au gouffre économique ou à la Révolution.

La haute politique mondiale — qui a fait la guerre pour la civilisation — assiste impuissante ou impassible à ce second massacre des innocents. Vienne, refuge des « rescapés » de Hongrie, Vienne se meurt. Le prolétariat paie la faute d’avoir fait la guerre, ni plus ni moins ! On l’a assassiné pour mieux le ligotter. Lorsqu’il s’est ressaisi, il était trop tard : il avait perdu tout son sang. On le vainc facilement aujourd’hui. Qu’il s’en souvienne !

Il y a dix ans, une population de cent millions de civilisés râlait sous le knout et s’empoisonnait d’alcool, denrée nationale et politique ! Les bagnes étaient pleins de martyrs — les intellectuels d’Europe durent protester à maintes reprises —, on rencontrait à chaque carrefour l’immobile loque de chair d’un pendu. Il y a dix ans un vagabond, un va-nu-pieds, qui avait appris à lire et à écrire tout seul, Maxime Gorki, l’Amer, chantait l’hymne de la révolution :

« Sur les blanches plaines de la mer, le vent assemble les nuages. Entre les nuages et la mer, l’Annonciateur des tempêtes plane fièrement, semblable à un éclair noir… La tempête ! Elle grondera bientôt, la tempête ?… »

L’Annonciateur est venu, la tempête gronde. Un peuple de cent millions d’âmes ressuscite sur des cadavres et des ruines fumantes. Mais sont-ils encore cent millions, les moujiks ? Est-ce cela vraiment que veulent les grands hommes politiques du monde ?

Non ! non ! des remèdes ! ou bien faut-il souhaiter que la terre se désorbite et aille se perdre dans les infinis glacés, loin des soleils, pour y mourir !