Avant l’amour/13

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Avant l’amour
La Nouvelle RevueTome 103 (p. 344-348).

XIII

Je m’éventai, le lendemain, brisée, fiévreuse, avec un cri de honte et de douleur :

— Qu’ai-je fait, mon Dieu ! qu’ai-je fait ?… Je n’aime pas Maxime !

Non, je ne l’aimais pas !… Ma courte folie de la veille, cette étreinte dans la nuit, ces baisers où je n’avais rien mis de mon âme, ne me laissaient que tristesse infinie, rancune et dégoût… J’avais trop présumé de mes forces en tentant sur moi-même une odieuse et vaine suggestion… Je ne pouvais aimer Maxime ; je ne voulais pas lui appartenir. Et pourtant mes paroles, mon attitude, je ne sais quel morne et bref délire semblaient m’avoir promise à lui…

J’imaginai ses pensées, ses vœux, la fièvre de sa nuit triomphante… Il fallait m’expliquer, m’excuser, le détromper ! Quelle humiliation !… Et surtout il fallait suspendre notre correspondance, rompre notre périlleuse intimité, oublier le mauvais rêve de ces dernières semaines. Certes, Maxime m’était cher et je souffrais de la souffrance même que j’allais lui infliger ; je mesurais la chute de l’espérance à la déception, après l’inutile supplice de Tantale imposé longtemps à son désir… Mais je ne pouvais me donner par pitié, par ennui, par dépit, par scrupule. Un instinct tout-puissant m’avertissait que je devais me garder pour l’amour… Hélas ! le sentiment que j’éprouvais n’avait ni la sérénité de l’amitié, ni la plénitude de la passion ; il oscillait de l’une à l’autre, misérablement mobile et indécis. Certaines taches me gâtaient le caractère de Maxime. Je ne pouvais le chérir avec une estime tout à fait rassurée et ses qualités même, intelligence, énergie, opiniâtre audace, m’inspiraient plus de crainte que de respect.

Je me décidai à écrire… Maxime ne répondit pas. De tristes jours coulèrent dans l’incertitude et l’attente… Puis le jeune homme annonça son départ pour Bruay. Le journal socialiste la Conquête l’envoyait étudier les causes et l’organisation d’une grève de mineurs… M. Gannerault accueillit cette nouvelle d’un air consterné. Il voyait déjà son fils coiffé du bonnet phrygien et plantant un drapeau rouge sur des barricades arrosées de sang bourgeois. Ma marraine s’émut de voir Maxime tourner au révolté, au révolutionnaire, et fréquenter les gens grossiers, mal vêtus, mal éduqués, qu’elle avait en horreur. Les chances du beau mariage rêvé devenaient problématiques. Mais les Gannerault commençaient à comprendre qu’il ne fallait pas discuter avec Maxime. C’était, disaient-ils amèrement, « une tête de fer ».

Maxime absent, les assiduités de Montauzat reprirent leur ancien caractère. Cependant, j’y crus remarquer une nuance de déférence et de vague compassion. La maison était plus morne que jamais. Mon tuteur souffrait de points au cœur, d’oppressions, de fréquents vertiges. Sa femme, devenue inquiète, voulut consulter un grand médecin. M. de Montauzat s’entremit avec la meilleure grâce du monde auprès du docteur Merbelet, son ami, qui consentit à soigner M. Gannerault dans des conditions toutes particulières… D’autre part, il me procura ma première élève, une gamine de douze ans, riche et prétentieuse, à qui j’enseignai les éléments de la musique, le solfège, un peu de piano…

— Vous semblez toute changée, mademoiselle Marianne, me dit-il un jour où le hasard nous réunit en tête-à-tête. Vous êtes pâle, silencieuse et soucieuse… Je suis certain que vous mourez d’ennui.

— Je ne m’ennuie pas, répondis-je. Mais n’ai-je pas le droit et le devoir d’être grave quand je pense à l’avenir ? J’ai dix-neuf ans. Je ne suis plus une petite fille.

— Et vous vous résignez sans trop de peine au dur métier de professeur ?

— Il le faut bien… Je ne me fais pas d’illusion sur mon talent.

— Et vous n’admettez l’hypothèse d’aucun événement qui puisse modifier votre destinée ?

— Quel événement ?

— Eh ! dit-il,… un héritage, un oncle d’Amérique qui tombe un matin dans vos bras, le prince Charmant qui passe, vous admire et vous épouse.

— Ne vous moquez pas de moi, dis-je tristement… Je suis rangée d’office dans la catégorie des vieilles filles, gouvernantes, professeurs, demoiselles de compagnie, etc.

Il se rapprocha de moi :

— Pauvre petite !

Ses yeux, dont l’éclat grisâtre me déplaisait si fort, exprimaient une bizarre tendresse…

— Pauvre petite ! Vous accepterez de mourir sans avoir vécu ! C’est de l’héroïsme, cela… Mais, dites, vous pouvez bien me confier vos pensées,… puisque je suis un ami,… un vieil ami,… êtes-vous bien sûre que ce petit cœur ne battra jamais ?… Voyons, si vous rencontriez un homme,… un homme sérieux, intelligent, ayant une grande expérience et que cet homme vous fit comprendre…

Sa main molle et pâle, appuyée sur mon épaule, tremblait un peu… Son visage penchait vers le mien…

— Vous êtes si mignonne !… si mignonne !… On ne peut pas s’empêcher de vous aimer… Pauvre petite Marianne !… Heureusement que vous avez des amis…

Je tournai la tête. Un baiser frôla ma tempe. Je me mis à pleurer.

— Marianne ! Marianne ! Qu’avez-vous !… Je veux vous consoler… Écoutez, ma jolie petite amie… Je vous aime bien, bien, bien… Mais pourquoi pleurez-vous ?… Je vous ai fait de la peine.

Ses mains pressaient mes mains, frémissaient sur mes bras, sur mes épaules. Et la voix fade, la voix d’eau tiède coulait dans mon oreille, intarissablement… J’essuyai mes yeux ; je m’excusai. L’arrivée de ma marraine fit diversion.

Depuis quelques mois, la maison résonnait des louanges de Montauzat. Ses flatteries avaient séduit la vanité de ma marraine ; ses prévenances endormirent les scrupules de mon tuteur. Il était l’excellent ami, l’homme indispensable. Moi-même je me reprochais de l’avoir jugé trop sévèrement…

— Peut-être ai-je subi l’influence d’une répulsion toute physique. Peut-être la malveillance jalouse de Maxime a-t-elle faussement interprété les attitudes et les paroles de Montauzat…

Et considérant le présent, l’avenir, les fatalités acharnées sur moi, la défection de Rambert, les dangereuses tentations que suscitait la présence de Maxime, ma folie, enfin, et ma faiblesse, je songeais :

— Allons, Marianne, ma fille, renonce aux chimères ; rentre dans le rang. Combats le bon combat pour le mariage. Un mariage de raison… avec Montauzat !… Ça ne te sourit guère ? Rappelle-toi le soir de l’Opéra… Le mariage qui t’assure la liberté, l’aisance, la sécurité, vaut mieux, pour ton bonheur même, qu’une chute stupide, sans amour…

— Mais l’amour, s’il traverse ma vie, s’il vient à moi à l’heure où, lasse de l’avoir cherché, je me reposerai dans la médiocrité, sur les débris de mon rêve !…

— L’amour !… invention des poètes, éternelle duperie !

— Mais je me vendrai comme toutes ces filles avides de mariage que j’ai raillées et méprisées si longtemps.

— Regarde-toi ! ta fraîcheur, ta jeunesse seront à peine payées par la fortune de Montauzat. Ton corps, qui appelle un corps jeune et vigoureux, se résignera à l’embrassement d’un libertin fatigué… Tu ne devras rien à ton mari — pas même la reconnaissance…

Ainsi dialoguaient mon cœur et cet égoïsme hypocrite qu’on appelle souvent le bon sens. Le prestige du mariage m’aveugla… Où était alors la fière, la tendre, la chaste Marianne qu’avait créée Rambert et que Rambert avait tuée ?… Je me soumis aux tristes nécessités du rôle que je jouais ; je fus la « demoiselle à marier », prête à toutes les compromissions, à toutes les comédies, à toutes les résignations… Ah ! l’horrible époque où sombrèrent peu à peu mes rêves et mes beaux orgueils d’adolescente !… Le sang me monte aux joues quand je remue ces souvenirs…

Et tant de calculs avilissants, tant d’humiliations subies, tant de révoltes comprimées ne devaient servir à rien !… Ma pudeur se réveilla le jour où Montauzat voulut baiser mes lèvres. Il devina mes invincibles répugnances et pressentit un piège tendu… Quinze jours après, nous apprîmes son mariage avec une héritière de l’Amérique du Sud. Je n’eus pas à me consoler… Il me sembla que l’air et le soleil rentraient dans la maison. Je détestai ma lâcheté, soulevée tout à coup d’une étrange allégresse…

— Qu’il se marie !… Peu m’importe ! Ce dénouement, m’épargnant un suprême dégoût, complète mon éducation sentimentale… Mes derniers préjugés sont tombés. Au gré de mon désir, hardiment, je disposerai de moi-même.