Avant l’amour/14

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Avant l’amour
La Nouvelle RevueTome 103 (p. 348-355).

XIV

Maxime, loin de moi, voyageait au noir pays des mines. Il nous écrivait rarement, mais, presque chaque jour, la Conquête publiait un fragment de ses Impressions. Je me plaisais à retrouver dans ces lignes le souvenir de nos entretiens des Yvelines et Maxime révolté, Maxime menaçant me rendait plus cher le tendre Maxime que j’avais si mal récompensé. Je saluai en lui une gloire et une force, l’espoir d’un revendicateur.

— Pourquoi ne l’ai-je pas aimé ? me disais-je pendant que M. et Mme Gannerault, épouvantés, voyaient leur fils compromis dans des émeutes, envoyé à « la Nouvelle » ou à l’échafaud. Nous avons les mêmes intérêts et les mêmes haines. Il me reprochait les préjugés imposés par l’éducation. Il verra comment mon esprit s’en est affranchi. Ah ! si Maxime est sincère, quelle belle tâche nous ferions à nous deux ! Je jetterais avec joie, derrière nous, tout le fatras de fausses croyances et de fausses pudeurs dont la loi du monde m’affuble encore !

L’absence poétisa Maxime. Je souhaitai le revoir. Le printemps naissait, ardent et précoce, et, comme la sève aux marronniers, le désir de l’amour me remontait à l’âme. Le soleil de mars qui rend fou, dit le peuple, me baisa et me brûla de ses rayons. L’azur frais, les bourgeons neufs, l’odeur amère des premières feuilles, l’air où la dernière neige errait, tout me fut douceur et délice. Autour de moi soufflait un vent d’hyménée. Mes compagnes, l’une après l’autre, revêtaient la robe nuptiale et le voile blanc. Je les accompagnais à l’autel, quêteuse vêtue de bleu ou de rose, admirée, fêtée, souriante, avec une nostalgie mortelle dans le cœur. Qu’avais-je de moins que mes sœurs plus heureuses ? Un peu de cet argent qui déshonore jusqu’à l’amour. Et cette pensée seule me retenait au bord de l’envie, car je connaissais les petits mystères de ces mariages bourgeois. Certes, pensais-je en écoutant les fadaises de mes cavaliers, si j’avais cent mille livres de dot, je pourrais choisir à mon gré parmi les mieux cravatés de ces ingénieurs. Tous ces gens, hommes et femmes, sont à l’encan. Mais que diraient-ils, si, tout à coup, ils devinaient les réflexions de l’innocente Marianne, cette naïve jeune personne dont les rêves ne semblent peuplés que de princes Charmants et d’oiseaux bleus ? Ah ! si j’aimais Maxime, j’irais avec lui, dans la misère, dans la révolte, vers l’amour connu.

Ainsi, entre des jours de colère, l’ennui secouait sa cendre sur mes dix-neuf ans. Je comptais avec désespoir les jours inutiles de ma jeunesse, et la nuit, baignée de larmes, brûlée de fièvre, j’embrassais le vide et les ténèbres, je me pleurais moi-même comme la fille de Jephté. L’aube me trouvait blême et défaillante, sans forces pour le jour.

Et ce sera ainsi toute la vie !

Viennent donc les temps promis par Maxime, où le règne de l’amour remplacera le règne de l’argent ! Mais dans ces temps, où seras-tu, pauvre Marianne ? Jamais tu ne t’affranchiras du joug. Car si tu l’acceptes, ce joug, c’est la vie médiocre, mais assurée, et si tu le brises, si tu te déclasses, c’est le mépris des gens comme il faut, c’est la misère. Beau risque à courir, s’il ne paye pas la certitude de l’amour !

Maxime revint.

J’appréhendais et je souhaitais l’occasion d’un tête-à-tête. Par un jour bleu d’avril, dans le salon parfumé des premiers lilas, je me trouvai seule, enfin, avec celui en qui je mettais mes espérances. J’étais assise sur le canapé, les deux mains tendues vers lui, et il me regardait sans paraître comprendre.

— C’est bien toi, Marianne, qui me tend la main ?

— Maxime… Tu es irrité contre moi ?

— Pardieu ! Est-il bien généreux, ma chère amie, de dire à l’homme qui vous aime : « Va-t’en, oublie-moi ! » à la minute précise où l’oubli lui est devenu impossible ? J’ai suivi tes conseils pourtant. Je suis parti.

— Et tu m’as oubliée ?

— J’ai essayé, pendant que tu flirtais avec Montauzat.

Je baissai la tête. Maxime s’assit près de moi

— Folle ! dit-il, folle et infortunée qui cherches dans les images l’amour que je lui offrais. Sois sincère ! Tu as voulu te faire épouser ?

— Oui, répondis-je accablée. Je ne peux plus mentir. Pense ce qu’il te plaira. J’ai été folle comme tu dis… et bien malheureuse.

— Et tu n’aimes plus Rambert ?

— Oh ! non !

— Et personne ne t’aime ?

— Personne.

— Marianne… — sa voix se nuança de tendresse — pendant ces mauvais jours, as-tu quelquefois souhaité me voir ?

Je levai les yeux. Et tout à coup, presque malgré moi :

— Ah je n’ai que toi au monde, je n’ai que toi… Aime-moi ! Apprends-moi à t’aimer… Oh ! cher Maxime !

J’étais dans ses bras, sous ses lèvres, et la chaîne distendue se resserra dans un baiser.


Dès lors, je me consacrai à Maxime. Je l’encourageai au travail, et rapportait de son voyage un peu d’argent, quelque notoriété, une ambition immense. Ses Souvenirs d’un diplomate publiés dans la Conquête, sous un transparent pseudonyme, avaient ému la presse officieuse. On accusait le mystérieux Pradès d’exciter les sentiments internationalistes par la révélation et la défiguration des petits mystères de la politique extérieure. Les mots de lèse-patrie, de crime social, furent prononcés sans que Maxime s’en émût. Il soutenait un candidat communiste, le tanneur Guillemin, fort honnête homme qu’embarrassaient un peu les procédés violents de son cornac. En lisant les articles de Maxime où il affichait l’orgueil de sa pauvreté et de son désintéressement, j’oubliais les singulières théories qu’il avait mises en pratique. Et considérant son dévouement, sa persévérance, son amour que mes caprices n’avaient point découragé, je me persuadais que les défauts de Maxime n’étaient que l’excès magnifique de ses rares qualités.

Je ne lui disais point que je l’aimais. Cet aveu me semblait prématuré encore ; mais, confiante, je me laissais conduire vers l’amour. Nous avions convenu de dérober à tous le secret de nos cœurs et de préparer lentement les Gannerault à un événement qui susciterait leur colère. Je n’ignorais pas que Mme Gannerault n’abandonnait point ses anciennes espérances et je me souciais peu d’être traitée en intruse. D’autre part, je voulais que la rupture, commencée — disait Maxime — au grand désespoir de Mme de Charny, s’achevât avec tous les ménagements que l’honneur commande… Des mois, des années passeraient peut-être avant que Maxime pût m’épouser.

Quel mystère, quelle prudence nous apportâmes dans nos rendez-vous ! Il fallait choisir les jours où Mme Gannerault s’absentait, éloigner la servante à l’affût de tous les prétextes pour rejoindre dans le square de l’Observatoire un municipal qui la courtisait. Un ruban attaché au balcon signifiait que la place était libre. Maxime apparaissait à l’angle du trottoir, sous les marronniers. Je reconnaissais sa haute taille, sa démarche, le balancement de sa canne et derrière le rideau soulevé, je pensais avec une émotion souvent mélancolique : « Voilà celui que j’ai fait maître de ma destinée, de qui dépendront désormais mes peines et mes joies ! » Le jeune homme entrait sous la voûte. Son pas, dans l’escalier, devenait plus rapide, il franchissait les dernières marches d’un seul bond. Et avant que le timbre retentit, dans l’entre-bâillement de la porte, je lui souriais, furtive silhouette, avec un baiser muet au bout des doigts.

Nous nous réfugions dans ma chambre, dont Maxime aimait la tapisserie gris bleu, les meubles simples et les mousselines voilant le lit tout blanc. Dans un angle, une vierge de faux ivoire étendait ses mains bienveillantes sur un bénitier garni de velours bleu. Des flots de rubans, de minuscules tambourins, puérils trophées des cotillons, ornaient le cadre de la glace. Une seule rose trempait dans un vase de cristal. Aucun parfum évaporé, flottant sur la toilette, aucun vêtement d’intimité oublié sur les fauteuils. Le jour égal et comme assoupi, le silence, les blancheurs de l’alcôve et de la fenêtre, éternisaient dans cette petite chambre le souvenir et l’espoir du sommeil. Elle gardait le charme froid de la virginité et, parmi les nuances neutres, les sièges rigides, près du lit étroit, l’amour se sentait mal à l’aise.

Contre le fauteuil où j’étais assise, Maxime se plaçait sur un tabouret bas, presque à mes genoux, le front à la hauteur de mes lèvres. Tendres ou railleuses nos confidences se répondaient. Un jour vint pourtant où, comme Paolo et Françoise, nous ne lûmes pas plus avant au livre de nos cœurs. L’âme de l’été errait dans l’air avec l’odeur des jeunes roses ; et Maxime, enivré par le crépuscule couleur perle, par la solitude, par le silence, laissa sa bouche s’égarer. Baiser délicieux aux lèvres qui s’aiment, prélude éternel de la suprême possession, baiser qui trouva sans forces ma jeunesse affamée d’amour. Pourquoi me laissa-t-il triste infiniment, oui, infiniment triste et déçue ? Maxime vit ma mélancolie qu’il prit pour le trouble des premières voluptés et tendrement :

— Je le sens, dit-il, maintenant, tu m’aimes !

J’étais presque étendue sur ses genoux. Ma tête reposait sur son cœur et ses paroles glissaient avec ses baisers sur les ondes de ma chevelure.

— Tu m’aimes ! tu m’aimes ! Oh ! Marianne, tu es à moi ! Laissons s’achever le rêve. Savourons la félicité tout entière. Marianne… à moi !

Ses yeux se noyaient dans une langueur inconnue. Je le sentais brûler et frémir, et plus augmentait sa fièvre, plus se glaçait mon sang, plus grondait en moi un instinct de révolte, le désir de fuir, d’être loin, d’être seule. Ma torpeur le trompa. Éperdu, il ne mesura plus sa hardiesse. Mais déjà je me dérobais, je m’arrachais à lui, convulsée et frissonnante ; je fondais en pleurs, réfugiée sous les mousselines du lit.

— Enfant ! enfant ! murmura-t-il, à genoux, son bras pressant mes épaules. Ne pleure plus ! n’aie pas peur ! Je n’exige rien de toi… Oui, j’ai perdu la tête. Je me suis montré trop ambitieux et trop avide possesseur de celle que j’aime… Va ! calme-toi ! Je reconnais que j’ai eu tort.

Doucement, il me releva. Ses baisers séchèrent mes yeux. Je tremblais comme un oiseau pris au filet, mais peu à peu rassurée, je m’efforçais de sourire.

— Tu m’aimes pourtant ? dit Maxime. Je ne te fais pas horreur ?… Ah ! j’ai oublié que tu étais une jeune fille. Il faut que tu t’apprivoises, que tu t’habitues à moi.

— J’ai honte… Oh ! j’ai honte !

— Chérie ! tu perds la raison. Est-ce que nous devons garder des scrupules et des préjugés quand nous sommes seuls ensemble ? Qui sait quand nous serons époux ! Et ce serait si délicieux d’être amants !

— Il me semble que je ne pourrais jamais, que je t’aimerais moins si…

— Tu m’aimerais bien davantage ! Ah ! petite bête romanesque ! L’amour, mignonne, est un instinct auquel nous avons ajouté un sentiment ; mais si beau, si pur que soit le sentiment, sans l’instinct il s’égare ; il périt ; il se consume lui-même. Ce trouble que tu as ressenti, Marianne, et dont tu t’es épouvantée, c’est le triomphe du désir sur tes pudeurs et tes ignorances.

Je me taisais.

— Tu as peur des mots ! ajouta le tentateur avec un léger dédain. Toi, si vaillante, tu t’effares parce que les voiles de la chimère sont tombés, parce que tu te trouves femme aux bras d’un homme ? Et tu songes peut-être, avec tristesse, que cet homme n’est ni ton mari, ni ton fiancé. Mais pourquoi nous arrêter devant les barrières des superstitions ? Tu m’aimes — puisque tu es dans mes bras — et je t’aime… Et pendant que nous languirons dans l’attente, des êtres jeunes comme nous, libres comme nous, goûteront des ivresses dont nous nous serons privés ! Si tu savais, si tu voulais, Marianne !

— Tais-toi, Maxime ! J’ai peur de te croire. Je ne veux pas t’écouter.

— Bah ! dit-il, le temps, la nature, l’amour te persuaderont plus vite que tu ne penses. Ne crains rien de moi. Je ne veux te tenir que de toi-même… mais je te veux et je t’aurai.

On ne respire pas impunément un air pernicieux. Maxime avait fait ce perfide calcul de m’abandonner à moi-même en multipliant les suggestions et les ivresses qui me jetteraient, vaincue, dans ses bras. Il sauvait ainsi sa responsabilité, oubliant que ses étranges conseils aidaient puissamment ceux de la nature. Et peu à peu, de baisers en baisers, notre liaison dévia, changeant de caractère, à mesure que s’abolissaient ma confiance et le respect de mon amant. Proclamant le droit au plaisir, raillant les préjugés dont la pudeur se fortifie, Maxime n’était ni assez pur, ni assez noble, pour me chérir sans me dépraver. Ses leçons portaient leurs fruits et une terreur me prenait quand je me sentais devenir pareille à lui, inconsciente, orgueilleuse et cynique. Certes il m’avait aimée autrement sous les saules des Yvelines, au bord du ruisseau, dans les bois d’automne violacés par le soir. Il avait subi l’inévitable crise sentimentale ; mais l’irritante volupté de la lutte et de la conquête, la certitude de la possession, tout ce que les caresses incomplètes ont de trouble et de douloureux, exaspéraient en lui une sensualité sans tendresse. Convaincue que la brutale énergie réussirait où avait échoué la douceur, il me traita comme ces femmes qui aiment à s’humilier et adorent la main qui les frappe. Ses sarcasmes le vengèrent de mes refus. Pourtant un lien subsistait entre nous ; le souvenir des baisers m’attachait à lui et je m’efforçais d’aimer Maxime pour n’être point obligée de me mépriser tout à fait.

— Il faut bien que je l’aime, puisque je lui ai tant donné de moi-même !

Hélas ! plus se resserrait l’équivoque intimité, mieux je sentais qu’il me serait difficile de me donner tout entière, sans que cet abandon revêtit l’aspect d’un sacrifice. Loin de Maxime, par les nuits orageuses, l’obsession de l’amour tendait mes bras vers lui, ouvrait ma bouche à sa bouche invisible, domptait mes répugnances et pliait ma volonté. « Il a raison, me disais-je. Pourquoi attendre ? »

— Es-tu sûre d’aimer ? répondait mon cœur. Hélas ! quand le jeune homme me reprenait dans ses bras, quand je m’étais enivrée à l’enivrer, quand j’appelais le vertige, ma factice et brève ardeur tombait d’un coup. Je comprenais que Maxime n’en était que le prétexte et l’occasion et que sur ces lèvres familières mon rêve baisait un inconnu. Cependant Maxime me suppliait. Il défaillait presque de désir et d’impatience. À ses prières, une volonté mystérieuse opposait mes pleurs et mes remords. Alors éclataient des scènes où nous nous renvoyions l’un à l’autre les plus blessantes accusations. Je ne pouvais lui pardonner l’humiliation où j’étais réduite ; je l’accusais de me dépraver. Il jurait de se venger de mes dédains par un acte de violence. Mais il me connaissait trop bien pour compromettre les joies qu’il escomptait. Il pensait que son heure viendrait, que je perdrais la tête un jour ou l’autre, mon consentement assurant à ses rancunes un double triomphe et de moins périlleux plaisirs.