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Avec le Maréchal Joffre en Extrême-Orient/01

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AVEC LE MARÉCHAL JOFFRE
EN EXTRÊME-ORIENT


(Novembre 1921-Janvier 1922)



I

INDO-CHINE ET SIAM




C’est au printemps dernier que le principe d’une mission française officielle en Extrême-Orient fut admis par le Gouvernement : il convenait en effet de rendre au Japon la visite que le Prince héritier Hirohito venait de faire à la France et de resserrer nos liens d’amitié avec tous les pays d’Asie qui avaient participé à la victoire.

On demanda au vainqueur de la Marne d’accepter cette mission : l’autorité exceptionnelle qui s’attache à son nom, l’éclat des services qu’il a rendus à la cause de la liberté, le souvenir de ses campagnes coloniales en Extrême-Orient, le désignaient plus qu’un autre pour une telle ambassade.

Sans doute avait-il bien mérité le droit, comme le poète, de vivre dans sa maison le reste de son âge ; mais, lorsqu’on lui représenta les raisons qu’avait le Gouvernement de lui demander ce sacrifice à son repos, il accepta très vite de reprendre son bâton de pèlerin pour mettre une nouvelle fois le prestige de sa gloire au service de la France.

C’est dans ces conditions que le Maréchal s’embarquait à Marseille le 11 novembre 1921 à bord du Porthos, paquebot des Messageries maritimes, pour l’Indo-Chine, le Siam, le Japon et la Chine.


22 novembre.
Dans le golfe d’Aden. À bord du Porthos.

Voilà traversée la Mer Rouge. Par un sort favorable, la température a été clémente : brise fraîche et pluie.

À Port-Saïd, Ismaïlia et Djibouti, le Maréchal est descendu à terre : il a reçu l’accueil enthousiaste des colons et des indigènes. Déjà sans doute tout le long du Nil mystérieux, son nom est allé rejoindre, dans la mémoire des peuples africains, ceux de Bonaparte, de Lesseps et de Marchand.

Le prince héritier d’Éthiopie lui a envoyé au passage le salut de tout son empire : à Djibouti, un grand chef religieux lui a souhaité la bienvenue en lui disant : « Nous savons le contraste que faisaient avant la guerre les Colonies françaises et allemandes : à l’ombre du drapeau tricolore, les Musulmans vivaient en paix sous une direction juste et bienveillante, respectueuse de la loi du Prophète ; dans les colonies allemandes, au contraire, ils étaient courbés sous une main de fer sans pouvoir librement pratiquer leur religion ; et c’est pourquoi. Excellence, vous qui avez vaincu nos oppresseurs, nous vous saluons au nom de tous nos frères, comme le grand ami du monde musulman. »

Dans l’après-midi, après une pittoresque fête indigène, le Maréchal fit, en auto, la visite de la ville française, des jardins, de la gare, du chemin de fer franco-éthiopien, du marché et du village indigène ; la foule curieuse et rieuse des somalis bondissait autour des voitures comme une troupe de poulains.

Et durant cette promenade, nous songions que, vingt-cinq ans plus tôt, il n’y avait sur cette côte plate et brûlée que quelques huttes sauvages : maintenant, à la même place, voici une ville française, coquette, heureuse, aux maisons solides et confortables, aux larges boulevards bordés de lauriers roses en fleurs et de palmiers, éclairée à l’électricité, égayée de jardins, une population indigène nombreuse, paisible et gaie ; et tout cela dû à une poignée de Français qui ont su faire surgir l’eau souterraine, dresser aux travaux d’Occident les races indigènes, malgré le climat anémiant et la nature ingrate, avec la volonté de faire dominer dans cette partie du monde, sur les routes de Madagascar et de l’Indo-Chine, en face d’Aden anglais, le renom de la Patrie.


Mercredi 7 décembre.
À bord du Montcalm. Dans la mer de Chine.

Colombo, Pénang, Singapore : trois brèves escales qui furent un enchantement : la nature tropicale a une émouvante puissance de séduction : nous étions éblouis du spectacle de ces mille races confondues, de ces harmonies nouvelles de couleurs et de formes, baignées dans une lumière excessive et diffuse : dans ce cadre enchanteur, les villes anglaises apparaissent comme des parcs somptueux où s’abritent les bengalows blancs, sortes de temples épars dans la verdure.

Les trois Gouverneurs anglais ont tenu à recevoir le Maréchal et à lui rendre les plus grands honneurs : ce fut chaque fois un singulier mélange d’élégance, de cordialité et de cérémonie. Par une aimable pensée, ils avaient groupé autour de leur table tous les Français qui résident sur leur territoire, et ceux-ci, anciens combattants pour la plupart, rayonnaient de pouvoir contempler de près l’un des héros de leur patrie.

Hier soir, en rade de Singapore, le Maréchal est monté à bord du Montcalm, le croiseur cuirassé de notre division navale d’Extrême-Orient. Le Gouvernement l’a mis à sa disposition pour le transporter avec un caractère plus officiel en Indo-Chine, au Siam et au Japon.

Le pavillon de l’amiral Thomine, commandant la division navale, flotte au grand mât et celui du Maréchal au mât de misaine.


Saïgon, 9 décembre.

Saïgon a fait au Maréchal un émouvant accueil.

À l’arrivée du Montcalm à l’appontement Rigault de Genouilly, M. Long, le gouverneur général, monte à bord pour le saluer. Une foule considérable acclame le Maréchal qui se rend au magnifique palais du Gouvernement à travers les rues toutes pavoisées : les Marseillaise retentissent à tous les carrefours ; le Montcalm salue de 17 coups de canon, la terre répond, les cloches sonnent, les rues sont noires de monde.

À dix heures, dans la grande salle des fêtes du Palais, le Maréchal reçoit les corps et services du Gouvernement général : M. Long prononce un éloquent discours auquel le Maréchal répond par les paroles suivantes :

Vous avez, monsieur le Gouverneur général, exprimé dans les termes les meilleurs le sens de la visite que je viens faire en Indo-Chine : pendant la guerre, la France a admiré la généreuse manière dont ses fils d’Extrême-Orient ont participé à sa défense. Au front, sur mer, dans les services de ravitaillement, au moment des emprunts, celle que la France considère comme la plus belle et la plus évoluée de ses colonies a montré surabondamment son loyalisme et son patriotisme. Et c’est pour exprimer à l’Indo-Chine sa reconnaissance et son amour que le Gouvernement de la République m’a prié de lui apporter le salut et le baiser de la Mère Patrie.

Nulle tâche ne pouvait m’être plus agréable, mais laissez-moi vous dire avec quelle joie profonde je l’ai acceptée : en effet, j’ai laissé en Indo-Chine il y a plus de trente ans une partie de mon cœur : je suis venu l’y retrouver.

À ce moment, le Gouverneur général lui tend les bras et les deux hommes s’embrassent aux applaudissements de la foule.

L’après-midi est consacré à des visites officielles ou à des réceptions : au Gouvernement de la Cochinchine, les notables indigènes étaient venus des vingt provinces et formaient un groupe déférent et pittoresque. Leur délégué, M. Le-van-trung, membre du Conseil de gouvernement de l’Indo-Chine, prit la parole et salua le Maréchal en ces termes :

C’est toute la Cochinchine loyale et dévouée qui vient aujourd’hui, dans la joie, déposer devant vous l’offrande spontanée de son affection et de sa reconnaissance : elle connaît aujourd’hui la récompense de se sentir mieux connue de la France et elle se rend compte que de cette meilleure compréhension sortira pour elle un essor illimité.

Et c’est toujours, dehors, le long des rues, la foule innombrable et impassible des doux visages annamites.


Saïgon, 12 décembre.

Durant trois jours, Saïgon a fêté son illustre visiteur : elle a mis sa coquetterie à le faire sous les formes les plus diverses, comme pour lui donner en peu de temps une image fidèle de sa vie et de son luxe : cortèges au travers de rues pavoisées sous des arcs de triomphe innombrables, illuminations fantastiques, fanfares bruyantes, retraite aux flambeaux, bals, corso fleuri, revue lu long d’une voie triomphale qui rappelle les Champs-Élysées aux fêtes de la Victoire, courses de chevaux : partout le goût et le parfum de la France.

Au milieu de cette allégresse, le Maréchal passe simple et souriant : sitôt qu’il est en contact avec un groupement quelconque qui le salue et l’honore, il a le don singulier de rapprocher les distances : tout ce qui est officiel devient, avec lui, cordial et familier. À peine est-il entré quelque part, qu’il n’y a plus qu’affection et tendresse, et celui-là, hier soir, exprimait le sentiment de tous qui, poussant vers lui son enfant, disait : « Embrassez-le, monsieur le Maréchal, ça lui portera bonheur ! »

Demain matin, il part pour Pnom-Penh où il va saluer le vieux roi Sisowath, le fidèle ami de la France.


Pnom-Penh, 13 décembre.

Ce matin, dès notre entrée au Cambodge, une surprise nous attendait : la longue route que nous devions suivre sur plus de 100 kilomètres était transformée en voie triomphale ; elle était décorée sur toute sa longueur de drapeaux tricolores, et au pied de chacun d’eux, distants de 50 mètres environ, un indigène posté s’inclinait, les mains jointes, au passage du cortège : dans tous les villages, des arcs de triomphe. Autour des notables, toute une population pittoresque : des petites danseuses fardées et coiffées d’une tiare, des jeunes filles, une fleur de lotus à la main, des bonzes tout rasés et magnifiquement drapés dans leurs toges jaunes, des musiciens naïfs et bruyants ; enfin, suprême honneur, les autels des ancêtres sortis sur le pas des portes parés d’offrandes et embaumés d’encens. Puis, lorsqu’à Banam, le Maréchal monte à bord d’un vapeur pour remonter le Mékong jusqu’à Pnom-Penh, 50 chaloupes toutes pavoisées l’escortent sur deux files ; et lorsque, dans le soir qui vient, les toits polychromes de Pnom-Penh apparaissent au-dessus des arbres, il est salué par 100 pirogues montées par plusieurs milliers de rameurs qui entourent son bateau en poussant des hourras sauvages, tandis que sur les quais une foule immense acclame le Maréchal et la France.

Mais tout cela n’était qu’un prélude au spectacle de ce soir.

Il faisait nuit déjà, lorsque, après le débarquement, notre cortège d’autos s’était reformé au travers des rues illuminées et remplies de foule : ces rues, déjà, semblaient une avenue enchantée, telle était grande la profusion de ces lumières accrochées aux arbres et suspendues dans le ciel. Et soudain nous voici dans une cour close de murs barbares et jaunes, mais parée de jardins, au pied d’un temple fragile et somptueux duquel déborde, par une porte étroite, une chaude lumière blonde. Nous gravissons les marches nombreuses et subitement nous entrons dans un étincellement doux de verreries, de glaces, d’or et de soies répandues aux voûtes, aux colonnes et sur le sol : une sorte de nef d’église, bondée de seigneurs en costumes de féerie, alignés comme des fidèles en prière, tandis qu’une merveilleuse musique la remplit tout entière, une musique faite du bruit immense de la mer et du son des cloches : et partout diffuse, irréelle, l’étrange lumière qui semble jaillie de toutes ces richesses : nous avons tous la vision d’un palais enchanté.

Or, notre cortège étonné traverse la longue nef et atteint la place de l’autel : à droite, à gauche, dans le transept, des bonzes impassibles en robe jaune soufflent dans des conques marines ; de la voûte pendent en stalactites des pyramides de parasols blancs au-dessus d’un trône d’or où siège un vieillard immobile, entouré de personnages plus somptueux encore que ceux qui remplissent la nef.

À vrai dire, nous ne savons plus où nous sommes : est-ce quelque mystère religieux qui s’accomplit, ou un rêve enchanté, ou quelque recul dans un passé révolu ? Lui-même, le Maréchal, le réaliste formel, qui marche en tête de notre silencieux cortège, hésite à s’avancer ; il faut que le Roi se lève et vienne à lui pour rompre un peu ce charme.

Alors, petit à petit, nous reprenons pied dans le monde réel : c’est l’échange habituel de discours, de décorations : on parle de la guerre, du droit des peuples, de justice. Le Roi exprime sa reconnaissance au Gouvernement français.

C’est fini, le rêve est dissipé ; nous regardons maintenant le roi Sisowath avec les yeux de notre corps : c’est un vieillard vigoureux ; la tête nue, les cheveux drus et blancs séparés d’une raie, les yeux abrités derrière d’opaques lunettes noires, les sourcils étonnés et bienveillants, une large bouche qui sourit toujours ; il est vêtu d’une culotte et de bas noirs, d’une tunique de soie jaune ou or, barrée du grand cordon de la Légion d’honneur : il ne nous paraît plus maintenant qu’un homme courtois, endormi peut-être dans un faste puéril, incliné devant le grand soldat vainqueur, si sévère et si simple, au milieu de ces pierreries et de ces soies, dans son strict costume d’occidental.

Mais il nous reste de cet instant fugitif le souvenir enchanté d’un temple de féerie plein de lumière, de musique et d’or.


Angkor, 15 décembre 1921.

Arrivés au Bengalow en pleine nuit : le temple d’Angkor est en face de nous et nous le verrons demain matin dès que le jour sera levé.

Notre voyage depuis Pnom-Penh a eu le même caractère triomphal que le précédent : mais c’est sa dernière partie qui nous laissera le plus profond souvenir. Nous venions de traverser le Grand Lac, si large qu’il connaît, dit-on, toutes les colères et les aspects de la mer ; et nous étions montés sur un radeau fleuri traîné par un groupe de pirogues parées aussi de palmes et de fleurs. Alors le décor changea brusquement : au lieu de la monotone étendue d’eau du lac, nous pénétrions au milieu d’un immense verger surpris sans doute par un déluge ; à perte de vue, des cimes d’arbres aux grosses branches émergeaient de l’eau sombre et elles prenaient sur le crépuscule des teintes profondes d’eau-forte : un immense silence régnait partout, rythmé seulement par le bruit des rames et une nostalgique musique de hautbois et de cloches venue des pirogues. Ainsi nous avons navigué longtemps par un chemin sinueux au milieu des arbres noyés. Et tout cela, cette vision de cataclysme, le combat dans le ciel entre la lune et le soleil à la nuit tombante, cette musique primitive, ce silence de la nature nous reportaient vers les âges lointains d’une primitive humanité.

L’abordage se fit sans bruit à quelque port mystérieux : puis, nous reprîmes en auto notre course au travers des villages devinés dans une forêt de palmiers et de bananiers, vers la mystérieuse Angkor : elle nous semble, après ce long et merveilleux voyage, être une princesse lointaine, vers laquelle nous allons avec des cœurs d’amants.


17 décembre.

Depuis deux jours, nous sommes à Angkor, deux jours d’étonnement sans lassitude passés à visiter les ruines. C’est une surprenante combinaison de galeries couvertes, de bassins, de chaussées pavées, d’escaliers vertigineux, de pyramides et de tours : jamais, pour nous reposer, une surface calme comme celles auxquelles nous ont habitués la Grèce et L’Égypte : toujours au contraire des formes tourmentées, des labyrinthes, une profusion de détails, des silhouettes de flammes ou de monstres ; partout une écrasante impression de barbarie et de force.

Des proportions dont on demeure confondu : le temple d’Angkor, — Angkor-Vat, — couvre à lui seul 150 hectares ; et l’unité de son plan est si manifeste que notre visite se développe au travers des enceintes et des cours successives comme la lecture d’un long poème : malgré l’infinie complexité des détails, l’idée centrale et le but restent constamment visibles : l’esprit s’élève avec piété, dans cette longue ascension, vers la suprême et hautaine galerie où rêve le Bouddha.

Dans l’un de ces temples un charmant spectacle nous attendait. Nous cheminions parmi une végétation fantastique, entre les murs où courent de grimpantes racines escaladant les toits avec des aspects vivants de pieuvres ou de serpents. Une chaleur accablante ; une lumière si vive que les choses paraissaient décolorées ; l’impression de violer un mystère.

Or, à l’instant où nous allions sortir de ces ruines, une troupe de danseuses royales envahit lentement une courte terrasse bordée de deux serpents de pierre dressant l’orgueilleuse palme de leurs sept têtes sacrées : sous le fard qui simplifie leurs traits, leur chair dense et brune a pris la couleur grise des pierres : elles semblent jaillies des ruines mêmes. Et les voilà qui renouvellent les gestes impossibles, les arabesques anguleuses des danseuses sacrées sculptées dans ces murs : elles sont vêtues comme elles et coiffées des mêmes tiares : elles composent au son d’une musique sourde et triste des figures paisibles de menuet : plutôt qu’une danse, se sont des mouvements de bras et de mains qui font songer à ceux des algues remuées par un courant paisible. Et cette apparition est si soudaine, si en harmonie avec ce cadre magnifique que, comme Wordsworth, il nous semble avoir besoin de toucher un arbre ou un mur pour nous assurer que ce n’est pas tout à fait un rêve.

Voilà comment Sisowath, habile et délicat metteur en scène, a voulu fêter ce matin d’une façon exquise la visite du Maréchal au Banteaï Kedai, en y envoyant un groupe de ses danseuses.

Cet après-midi, il a voulu lui donner un autre grandiose spectacle : la reconstitution des cortèges des rois Khmers, tels que les décrit un vieil auteur chinois qui séjourna ici vers 1300 et tels qu’on les retrouve sculptés sur les bas-reliefs du Bayon.

C’est sur la grandiose chaussée d’Angkor-Vat, dans la deuxième enceinte ; une immense et lente procession contourne les galeries dominées par les cinq tours du temple, dans une féerie de couleurs vives qui tranchent sur la teinte morne des pierres. D’abord une cohorte de cavaliers montés sur des poneys sans selles, plus de 50 étendards verts et rouges, des fanions brodés de monstres, des lanciers à pied porteurs de boucliers carrés, une musique, des mandarins à cheval, plus de 200 pavillons en forme de flammes décorés de dragons, de scolopendres ou d’aigles, des parasols rouges à cinq étages ; des éventails par centaines ; encore des orchestres monotones ; puis les Gouverneurs des provinces, les cinquante mandarins de la capitale, des porteurs de gongs, les eunuques et leur chef, le chef des brahmes, émacié, presque exsangue, suivi de prêtres à chignon. Puis les aides de camp et les ministres juchés sur des palanquins : le Prince président du Conseil de la famille royale, le premier Ministre, le Ministre du Palais, ceux de la Guerre, de la Marine et de la Justice ; alors le groupe royal : des licteurs, des pages, les pavillons royaux de couleur jaune, et dominant d’une hauteur d’homme toute cette foule disciplinée, tout en haut d’un trône porté par dix serviteurs, à l’ombre de quatre parasols à neuf étages, symbole de sa puissance, souriant derrière ses lunettes noires, les jambes croisées comme un Bouddha immobile, le roi Sisowath défile devant le Maréchal et le Gouverneur général et les salue de la main.

Nous songeons en les voyant à la description du vieil auteur chinois : « Quand le roi n’a pas son diadème d’or, il enroule autour de sa tête des guirlandes de fleurs odorantes de l’espèce du jasmin : sur le cou, il a près de trois livres de grosses perles ; aux poignets, aux chevilles et aux doigts, il porte des bracelets et des bagues d’or enchâssant des yeux de chat. »

Derrière lui, des pages, encore des parasols, des licteurs, des gardes intérieurs, des bayadères couchées sur des litières, des dames du palais roulées et suspendues dans des hamacs, les princesses royales, les concubines en palanquins, puis des danseuses et des chanteuses pêle-mêle dans d’innombrables charrettes à bœufs. Enfin, fermant le cortège, cinquante éléphants énormes surmontés de palanquins qui doublent leur taille ; par leur forme massive et leur sombre couleur, ils paraissaient le plus en harmonie, dans tout ce cortège bigarré, avec ce cadre de pierres usées et grises.

Le cortège a défilé pendant une heure à l’allure lente des bœufs, nous laissant éblouis de cette prodigalité asiatique de personnages, de couleurs et de formes.

Lorsqu’il fut terminé, le Roi et ses ministres se firent conduire auprès du temple d’où le Maréchal assistait à ce spectacle étonnant : celui-ci vint le saluer et le remercier ; alors, comme signe suprême d’hommage et d’amitié, sur un ordre de son royal ami, Marsi, la favorite frêle et parée d’invraisemblables bijoux, descendit de la chasse où on la portait, et vint s’incliner et tendre sa main fragile au Maréchal.

Ce soir, sur la terrasse du Bengalow, en face du temple qui silhouette ses tours, on causait : il y avait là autour du Maréchal, lord Northcliffe, depuis quelques jours en Indo-Chine, le Gouverneur général, M. Long, MM. Finot, directeur de l’École française d’Extrême-Orient, Batteur, conservateur d’Angkor, Baudoin, résident supérieur en Cochinchine, André Tudesq envoyé en mission par le Journal en Extrême-Orient.

Quelqu’un rappelle le souvenir d’un autre pèlerin d’Angkor venu ici au temps du roi Norodom. Alors, lord Northcliffe : « Il a eu tort d’écrire que votre Empire d’Indo-Chine manquerait de grandeur et de stabilité : je viens de beaucoup voyager, j’ai visité des colonies anglaises, hollandaises et américaines et nulle part je n’ai rencontré rien de comparable à l’œuvre de la France accomplie ici depuis soixante ans seulement. »


20 décembre.
À bord du Montcalm. Dans le Golfe de Siam.

Nous avons quitté Angkor hier matin en auto. Nous sommes venus coucher à Hatien. Ce matin nous avons réembarqué sur le Montcalm pour la traversée du Golfe de Siam. Nous serons demain matin vers dix heures aux bouches de la Ménam où un vaisseau siamois viendra prendre le Maréchal pour passer la barre et le conduire à Bangkok.


22 décembre.

À Bangkok depuis hier matin. Le Maréchal était attendu à l’embarcadère royal par S. A. R. le Prince de Nakhon Sawan, chef d’État-major général de l’armée, cousin du Roi, l’une des personnalités les plus sympathiques et les plus en vue du royaume : une compagnie de la garde royale rendait les honneurs. Toute la mission est logée au Palais royal de Saranrom.

Ce soir a eu lieu la présentation de la mission au Roi, avec dîner de gala à la Cour.

Le Palais est une grande construction moderne qui allie curieusement une façade italienne avec une toiture siamoise ; à l’intérieur, les salons sont de style italien et décorés de meubles, de statues et de peintures occidentales ; ils étaient peuplés ce soir d’une foule de courtisans, de grands seigneurs, de chambellans et de dignitaires magnifiquement vêtus d’uniformes empruntés à toutes les cours d’Europe et à toutes les époques : nous sommes bien dans la dernière Cour du monde où se soit réfugié le pouvoir absolu.

Le Maréchal est introduit auprès du Roi : celui-ci est plutôt petit, un peu fort, quarante ans environ ; il est vêtu d’un uniforme moderne blanc barré du grand cordon de la Légion d’honneur : il s’avance la main tendue et souriant : quelques brèves paroles, puis il présente au Maréchal une frêle et jolie jeune femme, sa fiancée, la princesse Laksami Lavan.

Au milieu d’une haie de courtisans inclinés, le Roi et son hôte se rendent dans la grande salle du trône où est dressée une table luxueusement servie, de près de 200 couverts : au-dessus du Roi pend un parasol à neuf étages ; insigne du pouvoir : aux murs les répliques des tableaux de Versailles représentant des ambassadeurs siamois en longue robe et chapeaux coniques agenouillés jusqu’à terre devant Louis XIV, Napoléon III et Victoria.


À la fin du diner, le Roi prend la parole :

Nous sommes heureux, dit-il, de constater que nos relations internationales et surtout celles avec la France sont devenues de plus en plus amicales et cordiales : il est du reste tout naturel que ces relations d’amitié existent avec la France, puisque le premier ambassadeur que le Siam ait envoyé à l’étranger fut accrédité auprès du Gouvernement français. Plus tard les arts et les sciences de la France ont contribué à augmenter et à développer la prospérité du Siam ; à une époque plus récente, la France est devenue notre voisine, ce qui a été une occasion de resserrer les relations d’amitié entre les deux pays. Enfin, lors des événements mémorables qui se sont passés il y a quelques années, lorsque la grande guerre a bouleversé le monde, le Siam s’est rendu clairement compte des immenses difficultés que la France avait à combattre et de l’implacable ambition de ses ennemis. Je ne veux pas m’étendre sur ce point, puisque la guerre est terminée, mais je ne puis m’empêcher de dire : Je suis heureux qu’il ait été permis au Siam de contribuer au triomphe définitif du droit et de la justice.

Le Maréchal se lève à son tour et, après avoir remercié le Roi de son accueil, il ajoute :

J’apporte à Votre. Majesté et à son peuple le salut de la France, de la France reconnaissante pour la noble décision prise par le Gouvernement siamois au cours de la Grande Guerre et qui le rangeait du côté des défenseurs de la justice et du droit.

Cependant la mission dont le Gouvernement de la République m’a chargé n’a pas pour but d’entretenir le monde dans le souvenir et l’idée de la guerre ; tout au contraire, je dois dire et montrer que la France est désormais aussi ardente pour les œuvres de paix quelle s’est révélée tenace et résolue dans la tache de guerre qui lui a été imposée.

Cette mission m’est parfaitement agréable et aisée à remplir au Siam, en raison du traditionnel attachement de votre Royaume à la cause de la paix, en raison aussi des liens d’amitié qui l’unissent étroitement à la France et dont votre magnifique accueil vient de me fournir le plus sûr et le plus précieux témoignage.


23 décembre.

Le Maréchal a visité ce matin la ville royale enfermée comme une citadelle dans un mur bastionné et crénelé : une série de palais, de pagodes, de jardins et de cours, et surtout des sortes de cloches énormes surmontées de flèches qui sont des tombeaux.

Tout est d’une richesse étonnante et pittoresque. Extérieurement les murs, les frêles colonnes des pagodes sont recouverts d’une mosaïque de verroterie et de porcelaines de couleurs, bien en harmonie avec les tuiles vernies et polychromes des toits. À l’intérieur, même luxe ; les murs sont tapissés de soies ou de fresques à fond d’or ; les portes sont en laque incrustée de nacre ; les pièces se succèdent remplies de divinités et d’arbres fleuris d’or ou d’argent, de trônes d’ivoire ou d’autels en métaux précieux. Au sommet de l’un d’eux trône le célèbre Bouddha d’émeraude, palladium de la couronne.

Le Maréchal a assisté ce soir à la représentation d’un vaudeville français très bien joué par les membres de l’Alliance française. Le Roi a honoré la fête de sa présence : il avait à sa droite sa fiancée, derrière lui deux dames d’honneur et le jeune prince Phya Prasiddhi Sabhakar, aide de camp général. Le Roi, qui s’occupe lui-même de théâtre, semblait s’intéresser à la pièce : en tout cas il a donné par sa présence une marque précieuse de sympathie à l’Alliance : à l’issue de la fête, tous les princes qui ne faisaient pas encore partie de ce groupement s’y sont fait inscrire.


24 décembre.

Le Maréchal a visité ce matin le camp d’aviation de Don Muong : tous les avions sont français ; les pilotes se sont livrés sous les yeux du Maréchal à une série très réussie d’acrobaties aériennes.

Déjeuné au Palais de Bang-Pa-Jn, le Versailles siamois, qui contient une pure merveille : un pavillon chinois rempli d’admirables meubles, soies et porcelaines ; mais pourquoi, grand Dieu, au milieu de l’étang, ce pavillon siamois supporté par ces arcades de style renaissance italienne !

Long retour en chaloupe à vapeur sur la Ménam bordée de cases indigènes sur pilotis ou de villages flottants.


25 décembre.

Dîner chez le prince de Nakhon Sawan. Après le repas, réception dans ses jardins féeriquement illuminés et danses siamoises. Ce sont les mêmes costumes, les mêmes gestes lents, les mêmes poses, la même étonnante souplesse que celles des petites danseuses de Sisowath : mais ici nous comprenons mieux les scénarios des danses et la musique nous semble moins monotone et mieux liée à l’action. Exquise chose que cette fête nocturne dans ce parc enchanté.


26 décembre.

Revue et défilé des troupes de la garnison de Bangkok sur le Paman Ground.


28 décembre.
À bord du Montcalm.

Nous avons rejoint cet après-midi notre vaisseau amiral qui fait route maintenant sur Tourane. La fin du séjour au Siam a été aussi heureuse que son commencement : le but recherché en y envoyant le Maréchal en ambassadeur extraordinaire semble avoir été pleinement atteint.

Il convient de reporter une grande partie du mérite de cette réussite à la volonté du Roi de fêter le Maréchal avec des honneurs royaux et de manifester hautement ses sentiments d’amitié à l’égard de notre pays : à son exemple, tous les princes et les hauts dignitaires de l’État ont rivalisé pour recevoir et honorer l’envoyé de la France.

Mais c’est hier soir que le Roi nous a donné la plus grande marque de sympathie : il a consenti en effet à venir à la Légation de France prendre part au dîner qu’offrait notre ministre, M. Pila, au Maréchal et à la Colonie française. C’était la première fois qu’un roi de Siam venait dans une Légation.

Il y a tout lieu d’espérer que le voyage du maréchal Joffre marquera une date mémorable dans les relations franco-siamoises, pour le plus grand profit de l’Indo-Chine française.


1er janvier 1922.

Après trois jours de mer, débarqués cet après-midi à Tourane, un joli port dans un cirque de montagnes boisées ; de Tourane à Hué, quelques heures de chemin de fer par une route pittoresque.


3 janvier. Hué.

Demain matin, départ pour le Tonkin après deux courtes journées passées dans la capitale de l’Annam.

La ville a joyeusement fêté le Maréchal et l’Empereur a multiplié à son égard les marques d’honneur et de respect, en le recevant magnifiquement dans son palais rouge et or, et en venant lui rendre visite chez le Résident supérieur, M. Pasquier.

Sa Majesté Kai Dinh est un homme jeune, intelligent et fin : très élégant, il est vêtu de robes magnifiques et coiffé d’un turban jaune qui couronne un visage strictement rasé et impassible ; l’émotion qu’il ressentait sans doute à recevoir cet hôte de marque se trahissait seulement par le mouvement de ses mains, de belles mains d’artiste chargées de bagues. Il a su exprimer son plaisir que le Maréchal ait été choisi comme messager de la France auprès de lui, en rappelant que le capitaine Joffre avait combattu autrefois les ennemis de son père, l’empereur Dong Khanh ; il a parlé en termes heureux de la « Grande France, son pays suzerain, » assurant le Maréchal qu’il travaille de toutes ses forces à éviter tout malentendu entre son Gouvernement et les représentants de la France protectrice : il prétend d’ailleurs se rendre parfaitement compte que cette entente peut seule assurer à son peuple le bien-être et le progrès. Il disait cela simplement, lentement, avec réflexion, pendant que le Maréchal, penché vers lui, l’écoutait avec un bienveillant respect ; et ces deux hommes formaient un groupe plein de contrastes : l’Empereur délicat et paré de soies et de bijoux comme une idole, et le Français rude et massif dans son simple costume blanc colonial semblait être la puissante ébauche d’une statue de marbre ; un enfant d’une douzaine d’années, charmant sous son turban orange, tournait autour d’eux : c’était le jeune prince héritier, Son Altesse Impériale Vinh Thuy.

En gage d’admiration, l’Empereur a remis ce matin au Maréchal un précieux cadeau : un bâton de commandement en argent, en or et en jade, ou sceptre de bonheur, choisi spécialemens dans le trésor impérial : c’est, a-t-il dit, le seul objet qu’il ait jugé digne de l’Illustre Soldat, puisque c’est celui qu’autrefois les empereurs d’Annam donnaient à leurs généraux victorieux.

Ce soir, Sa Majesté a donné en l’honneur du Maréchal un grand dîner officiel, suivi d’une fête de nuit dans son palais, des danses d’enfants aux épaules parées de lanternes. La timide petite Impératrice assistait à ces fêtes, touchante avec son sourire triste : son père Ho Dac Trung, ministre de l’Instruction publique et des Rites, un grand vieillard à la barbe rare, assistait l’Empereur ainsi que les trois autres « Colonnes de l’Empire. » Parmi celles-ci, la figure la plus attachante est peut-être celle du ministre de l’Intérieur et des Finances, S. E. Nguyen Huu Bai : maigre, petit, le regard extraordinairement vif, une grande bouche aux lèvres minces et moqueuses, il fait songer à quelque Voltaire asiatique ; parlant remarquablement le français, il se vante d’appartenir à une famille catholique depuis plus de trois cents ans : il passe à l’heure qu’il est pour l’un des plus puissants maîtres de l’Annam.

Ces fêtes nous ont permis de goûter le charme exquis de cette Cour : nous l’avons vue sous un ciel nuancé et animé de nuages qui nous a troublé comme un souvenir de France après l’implacable azur de la Cochinchine et du Siam : les couleurs retrouvaient ainsi leurs valeurs.

On traverse la rivière des Parfums et le pont des Eaux d’Or pour arriver au Palais enclos dans son enceinte sacrée : il est composé de salles mystérieuses aux nombreuses colonnes toutes décorées d’une laque rouge et d’or, de cours pavées embellies de brûle-parfums, d’urnes funéraires ou de vases bleus où sommeillent des arbres nains de jardins contournés et précieux. Tous les figurants de ce palais, les mandarins et les princes en belles robes cuivre ou rouges, ont conservé les vieux costumes, en sorte que rien de moderne ou d’étranger ne heurte l’harmonie de ce cadre précieux.

Le Maréchal a visité les tombeaux royaux de Tu-Duc, de Thien-Tri et de Minh-Mang : cette promenade dans un paysage exquis de coteaux et de bois laisse un parfum délicat de mélancolie et de beauté. On sait qu’en Annam, chaque Empereur choisit, de son vivant, le lieu où il sera enterré. Tous ont recherché des sites ravissants ou grandioses où ils ont fait construire de véritables cités composées de jardins, de pagodes, d’étangs, de palais endormis dans le silence, où leurs femmes et leurs serviteurs se cloîtrent après leur mort pour s’y consacrer au culte de leur mémoire.


4 janvier.

360 kilomètres d’auto de Hué à Vinh par l’excellente et magnifique route mandarine toute décorée : dans les villages, on ralentit un peu pour admirer les arcs de triomphe et les beaux meubles de pagodes amenés le long des routes ; les enfants des écoles agitent de petits drapeaux tricolores en criant : « Vive le maréchal Joffre ! »


5 janvier.

Par une touchante pensée, une halte a été prévue à Ba-Dinh sur la route de Vinh à Hanoï. C’est un groupe de trois villages célèbres par le siège qui en fut fait en janvier 1887 et auquel a pris part le capitaine du génie Joffre, chargé des travaux de siège.

La cérémonie a été très simple : nous arrivons à Ba-Dinh par une longue chaussée élevée au milieu d’une immense plaine inondée : tel se présentait le champ de bataille, il y a trente-cinq ans, au futur Maréchal. À la porte de la Pagode, toutes les autorités françaises et indigènes sont groupées : il y a là plus de 200 Annamites décorés de la croix de guerre, des missionnaires, des montagnards sauvages, les Muongs, venus de plus de 80 kilomètres, enfin, deux ou trois vieux indigènes décorés de la médaille militaire : ce sont les seuls survivants de cette époque lointaine qu’on ait pu retrouver ; l’un d’eux est un ancien sapeur du Maréchal cité à l’ordre de l’armée sur le même ordre du jour que son illustre capitaine.

Un dialogue s’engage : « Reconnais-tu ton capitaine ? — Oui, mais il avait de la barbe et il était rouge. » Puis un joli discours du résident supérieur, Pasquier, qui s’excuse de troubler le silencieux colloque qui s’établit sans doute entre le jeune capitaine de Ba-Dinh et le premier maréchal de France, et c’est tout : le cortège d’autos se reforme qui nous ramènera coucher à Thanh-Iloa.


Hanoï, 7 janvier.

Le Maréchal est arrivé hier après-midi à Hanoï par la gare monumentale somptueusement décorée. Une foule énorme l’attendait pour l’acclamer sur tout son passage jusqu’au Gouvernement général ; il est clair qu’Hanoï n’a pas voulu être distancé dans l’enthousiasme par sa rivale Saïgon.

Les fêtes sont ici les répliques de celles de Saïgon : cortèges, illuminations, réceptions des corps et services, des délégations indigènes, des anciens combattants, revue des troupes, dîners officiels, bal… Mais au milieu de toutes ces manifestations, le Maréchal a trouvé le temps de faire ce soir une visite que son cœur attendait depuis longtemps.

Une chambre sombre encombrée de livres d’études et du triste mobilier des cellules de moines ; dans un coin, une statue de la Vierge toute fleurie. C’est là qu’achève de mourir, d’une lente maladie, le père Lecornu, curé de la cathédrale d’Hanoï, ancien capitaine du génie sous les ordres de Joffre. Une amitié solide les unit toujours, malgré le temps, l’éloignement, la différence des destinées et des croyances.

Le Maréchal entre dans l’humble pièce et va vers le lit : il contemple sous les linges la tête fine et noble de son ami, le fier profil au front haut, au nez long et mince : « Eh bien ! Lecornu, ça ne va pas ? » Le prêtre saisit la main robuste de ses longues mains décharnées et la porte à ses lèvres : « Monsieur le Maréchal, laissez-moi embrasser cette main qui a sauvé la France. » La voix est si faible qu’il faut se pencher pour l’entendre.

— Je ne puis m’habituer à dire « Père Lecornu. » J’aime mieux Lecornu tout court. Le malade répond :

— Appelez-moi « Fils, » et je serai honoré.

Alors commence la plus naïve et touchante conversation : ils parlent de leurs amis, de l’ancienne popote, des arbres que le Maréchal voulait élaguer, du potager et de la maison qu’on voulait exhausser, de la gaîté surtout qui régnait partout : « Vous étiez si avenant ! dit le Père. Toutes les fois que vous passiez sous ma fenêtre, vous chantiez. » Et le voilà qui essaie de chantonner le refrain d’autrefois…

Maintenant le Père Lecornu a revu son ami, il peut mourir[1].


Hanoï, 9 janvier.

Le Maréchal a voulu faire à Sontay un pèlerinage à la mémoire de l’amiral Courbet, sous les ordres duquel il s’est trouvé à Formose en 1886. Il s’est fait expliquer sur place les grandes lignes du combat livré par le grand Amiral contre les Pavillons noirs ; il a visité son poste de commandement et la citadelle. Enfin, au cours d’une réception des autorités françaises et indigènes, il a su dire avec sa manière simple et profonde, qu’en admirant l’œuvre coloniale française, sa pensée se reportait vers ceux qui furent les ouvriers de la première heure et en particulier vers le grand Chef qui nous a donné définitivement le Tonkin et auquel il a voué un culte affectueux.

Ce soir, le Maréchal et le Gouverneur général ont assisté à un bien curieux spectacle.

Une association fondée par des Annamites lettrés et qui s’intitule « l’Association pour la formation intellectuelle et morale des Annamites, l’A/fima, » a résolu de célébrer le tricentenaire de Molière en jouant les principales pièces du grand comique, traduites en annamite. On joue le Bourgeois gentilhomme. Or il faut faire une attention particulière pour s’apercevoir que nous n’étions pas à Paris, tant le décor, les costumes et le jeu des acteurs auraient pu donner illusion, et cependant aucune supercherie : M. Jourdain est un Annamite authentique très connu ; M. Phan Van Duyêt, ses partenaires également ; les costumes ont été faits à Hanoï et la plupart des acteurs ne sont jamais allés en France.

C’est sans doute un exemple de la merveilleuse faculté d’assimilation de la race annamite ; mais en constatant la joie du nombreux public indigène, et avec quelle sûreté il applaudissait et riait aux passages qui auraient suscité la joie d’un public français, nous voyions dans cette soirée la preuve la plus éclatante de l’universalité du génie de Molière, et nous nous réjouissons de le voir, d’une manière aussi imprévue, collaborer à l’œuvre d’union poursuivie par la France en Indo-Chine.


12 janvier.

Le Maréchal s’est embarqué hier sur le Montcalm, qui l’a rejoint en baie d’Along : il fait route vers le Japon.

Voilà, donc terminée cette longue randonnée à travers les quatre pays de l’Union indo-chinoise, dont nul récit ne peut donner la fidèle et pittoresque image : les rois rivalisant de pompe pour l’honorer, ou faisant, comme Sa Majesté Sisavong, roi de Louang Prabang, un voyage de deux mois pour venir le saluer ; les villes en fête pavoisées et illuminées avec une magnificence inouie ; les routes, les voies ferrées décorées de drapeaux et d’arcs de triomphe sur plusieurs milliers de kilomètres, parées de meubles et des autels les plus vénérés ; les populations groupées autour de leurs mandarins, accourues de plusieurs lieues à la ronde : tels ce chef Moï, hautain et farouche, que nous avons vu à Hué ou ces montagnards Muongs descendus à Ba-Dinh ; les associations de toute nature se disputant l’honneur de le recevoir ; les enfants des innombrables écoles d’Annam et du Tonkin l’acclamant ou défilant gaiement devant lui ; la multitude des touchantes adresses qu’il a reçues : tout cela, répété à l’infini sous le ciel implacable de Cochinchine ou du Cambodge, aussi bien que sous ceux plus cléments de l’Annam et du Tonkin, donne à ce voyage de trois semaines un aspect triomphal.

Sans doute, ces manifestations avaient pour but de fêter le grand Soldat venu remercier l’Indo-Chine de son loyalisme pendant la guerre : mais, à considérer leur ampleur et leur spontanéité joyeuse, on sentait profondément que les indigènes avaient saisi avec bonheur cette occasion nouvelle de célébrer la Victoire et de prouver combien leur sort personnel leur avait paru dépendre de celui des combats livrés en Europe.

Nous venons ainsi de recueillir une preuve éclatante des progrès de notre œuvre d’association poursuivie en Indo-Chine. Mais, par un contre-coup heureux, ces fêtes ont certainement contribué encore à affermir cette politique généreuse. On peut dire, en effet, qu’il n’est pas aujourd’hui un seul indigène, si reculé soit-il, si défendu contre toute influence par la brousse et la distance, qui n’ait entendu leur écho dans sa solitude : le nom de Joffre vole sur tout cet immense pays. Ceux qui ont pu le voir ont été sans doute saisis de son aspect : il est vieux et ils respectent l’âge, comme un signe de sagesse ; il est grand, robuste et fort, et ils respectent la force et la puissance physiques. Et voilà qu’une légende se crée déjà dans leurs âmes naïves et superstitieuses : « Le Génie de la guerre est venu nous voir, disent-ils, il est venu de cette France lointaine qui nous apporte l’instruction, le progrès et la richesse. »

Qu’on mesure dès lors l’importance de cette visite en songeant que notre action dans cette Indo-Chine lointaine est tout entière fondée sur la seule puissance de notre prestige, puisque, appuyée seulement par un nombre dérisoire de baïonnettes, quelques milliers de Français poursuivent la plus belle et la plus généreuse des tâches dans cette France d’Asie qui donne dès maintenant l’image d’un royaume de paix.


André d’Arçais.

  1. Le Maréchal a appris la mort du Père Lecornu par un radio reçu en mer le 12 janvier, c’est-à-dire cinq jours après leur dernière rencontre.