Avec le Maréchal Joffre en Extrême-Orient/03

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III[1]

LA CORÉE ET LA CHINE




LA CORÉE

20 février.

Il faut treize heures pour traverser le détroit qui sépare Nippon de la Corée. La nuit où le Maréchal quittait Shimonoseki était si recueillie, si peuplée d’étoiles, qu’elle semblait être quelque voile funèbre étendu sur ce champ de bataille naval d’il y a dix-sept ans, devenu le cimetière dominé, comme d’un mausolée, par le double rocher de Tsou Shima ; et, comme pour prolonger ce souvenir qui accompagnait les voyageurs de cette calme nuit, lorsque le paquebot entra dans la baie de Fusan, l’air était si pur, les montagnes qui la fermaient si dorées, si désertes et si grandioses, qu’on pouvait croire, en abordant l’ancien « Empire du Matin Calme, » pénétrer dans quelque royaume des morts.

Cependant, sur les quais de la gare maritime, une foule nombreuse attendait la Mission : une foule surtout japonaise, semblable à toutes celles déjà rencontrées ; des enfants, encore et toujours, agitant leurs drapeaux et criant : « Banzaï, banzaï !… » des hommes, des femmes en kimonos ; et seulement, épars parmi ceux-ci, noyés dans la masse, quelques Coréens en longues blouses de toile blanche, coiffés de minuscules chapeaux hauts de forme, à bords plats, en sparterie, fumant de longues pipes minces, l’air absent.

De Fusan à Séoul, dix heures de chemin de fer. La voie court à travers de larges vallées toutes tapissées d’une herbe rase d’un jaune si chaud, qu’elles rappellent, avec l’éloignement des montagnes, le chevauchement de leurs lignes, les paysages des vieilles laques d’or de Kyoto. Ici cependant moins de grâce et de pittoresque, mais plus de grandeur austère et de simplicité : pas d’arbres, des lits de torrents desséchés, un sol nu et souvent écorché de rochers ; nulle trace du travail de l’homme, sauf le damier des rizières dans le fond des vallées, et de loin en loin, les villages coréens, semblables à ceux du Sénégal, écrasés sous leurs lourds toits de chaume sans cheminées qui les font ressembler à des carapaces de tortues serrées les unes contre les autres. Pour animer parfois ces solitudes, passent de blancs Coréens traînant sur leur dos, à l’aide de crochets primitifs, des charges d’un volume quadruple du leur ; et aussi des femmes pareilles à d’énormes tas de linge sale, portant sur leur tête d’invraisemblables fardeaux.

Et sur ces larges paysages monochromes de vieil or, la pureté sèche du ciel et de l’air : tandis qu’au Japon, toute chose baigne dans une brume transparente qui lui donne un aspect aérien, ici les plus lointains horizons gardent une précision qui les rapproche.


Séoul, 21 février.

Aux amateurs de pittoresque Séoul apporte tout d’abord une désillusion : de larges boulevards rectilignes, perpendiculaires les uns aux autres, bordés de boutiques basses et parcourus de tramways électriques ; çà et là, dans une sorte de désordre, d’orgueilleux bâtiments modernes : la poste, des écoles, des banques, des hôtels ; dans le ciel, l’inextricable réseau des câbles aériens de toutes les villes japonaises ; par endroits, les vestiges de quelque massive porte chinoise ou de pans de murs en gros blocs de granit, abattus pour permettre la percée d’un boulevard : en somme, toute l’ossature de la ville moderne que les Japonais rêvent de construire ici. Il faut s’élever sur l’une des hauteurs de la ville pour contempler l’aspect encore farouche des faubourgs étalés jusqu’aux collines pierreuses qu’escaladent les fameuses murailles.

C’est ainsi, du monticule où se dresse la fine cathédrale catholique, que le Maréchal a pu ce matin contempler la cité. Il avait déjà salué le Lieutenant Gouverneur, le docteur Mizuno, — le gouverneur, l’amiral Baron Saito, étant actuellement à Tokyo, — et le Général Commandant en chef les troupes de Corée ; il venait visiter l’École française groupée autour de l’église.

Un joli petit jardin naïf, tout en pente, qui regarde l’immense ville : à l’entrée, Monseigneur Mutel, l’évêque de Séoul, très grand, avec une admirable tête de beau missionnaire, entouré d’une douzaine de ses prêtres, attend le Maréchal ; et lorsque celui-ci pénètre dans le jardin, il ne peut s’empêcher de sourire : tout le long des allées montantes, de petites Coréennes alignées sous la surveillance de leurs maîtresses, des religieuses de Saint-Paul de Chartres, composent un spectacle étonnant et joyeux : elles portent des jupes un peu empesées et formant crinoline, de couleurs franches, vert d’eau, rose, jaune, bleu clair et des sortes de simples camisoles ; elles ont un front lisse et dégagé, les cheveux tirés en arrière et séparés par une raie médiane ; — et ainsi, elles ont l’air que nous avons vu, sur des daguerréotypes, à nos grand’mères au temps où elles étaient jeunes, où les jeunes filles s’appelaient Almaïde d’Outremont ou Clara d’Ellébeuse, jouaient au volant et chérissaient les oiseaux des Îles… L’illusion est étrange ; elle évoque un recul dans le temps bien plutôt qu’un spectacle exotique.

Le Maréchal s’avance au milieu de cette avenue enfantine, s’arrêtant parfois pour caresser une tête de fillette apeurée ou pour s’amuser des tableaux qu’on lui a ménagés : le jeu national coréen, une sorte de tremplin à bascule qui fait sauter aux enfants le double de leur hauteur ; une ronde accompagnée de cris gutturaux ; une séance de repassage coréen, fait à l’aide de bâtons ronds avec lesquels on frappe le linge pendant des heures entières. Il sourit, et cependant les fillettes le regardent un peu effrayées comme un bon géant venu elles ne savent d’où.

En quittant ce lieu naïf, visite au Consulat de France, où tous nos compatriotes sont réunis pour inaugurer une salle de cours de français que le zélé consul, M. Gallois, est tout heureux de pouvoir faire ouvrir par un académicien.

Après le déjeuner, offert par la municipalité, le Maréchal est allé au palais de l’ancien Empereur : dans les rues, une foule immense attendait son passage, telle, paraît-il, qu’il faut remonter au voyage du prince impérial du Japon pour retrouver le souvenir d’attroupements pareils. Très pittoresque cette foule : les Coréens en blanc avec leurs impayables cages à mouches sur la tête, dont les brides font, sous le menton, l’effet d’une longue barbiche : ils ont l’air d’étudiants de médecine en blouse d’hôpital déguisés pour quelque farce ; leurs femmes portent de coquets bonnets de police à oreillettes, avec un gland sur le devant ; d’autres ont sur la tête une sorte de manteau à manches ; quelques Japonais ici et là ; et tout ce monde regarde d’un air étonné le cortège qui passe ; à un coin de rue, un groupe de plus de mille enfants chante la Marseillaise.

Le vieux palais a l’aspect d’un groupe de pagodes toutes bariolées de dessins fantastiques qui annoncent déjà la Chine ; aussi la surprise est-elle grande, lorsqu’on pénètre dans le bâtiment central, qui est la demeure de l’ancien roi, d’entrer dans une simple maison meublée comme l’étaient nos salons de province sous le second Empire : les mêmes fauteuils sans style, mais prétentieux, les mêmes rideaux, le même truquage, les mêmes falbalas, les mêmes franges, les mêmes capitons.

Le Maréchal est conduit dans un grand salon où, derrière une table, debout, deux êtres immobiles, l’attendent. Lui, petit, cinquante ans peut-être, vieilli trop vite, ni blanc, ni blond, livide, une barbiche rare, un clin d’œil perpétuel de myope, vêtu, — ô dérision ! — d’un uniforme de général japonais, trop large pour lui si maigre : c’est le Prince Ri, l’ancien roi de Corée. Elle, une sorte de poupée fardée, vêtue comme une ancienne pensionnaire de chez nous, une couronne trop petite sur la tête : la Princesse. C’est la première fois que le couple auguste est autorisé à recevoir un étranger : le Prince sort d’une longue maladie et ne s’est levé que pour accueillir le Maréchal ; il lui exprime son plaisir de le voir, le félicite de son illustre renom qui est parvenu jusqu’à lui dans sa retraite ; il forme des vœux de santé, l’espoir d’une longue paix pour le monde et dit son regret d’être malade un tel jour et de ne pouvoir lui-même faire les honneurs de son palais : tout cela, avec effort, d’un ton morne, comme une leçon apprise. L’entretien dure depuis dix minutes à peine, lorsque les Japonais donnent le signal du départ : le Prince tend une main maigre et morte au Maréchal ; il reste à celui-ci de cette vision si brève l’impression pression d’avoir, quelques minutes, conversé avec un fantôme…

Au retour, dans le parc, l’on passe près d’une fontaine de Jouvence, célèbre depuis plus de mille ans : c’est l’eau que boit chaque jour le Prince Ri…


22 février.

Il y a trente-cinq ans, lorsqu’il rentrait d’Indo-Chine pour un congé en France, le Maréchal avait fait déjà le tour du monde : il n’était que simple capitaine et n’utilisait pas encore les grandes lignes de paquebots : plus modestement, — et plus économiquement, — il avait recours aux lignes de cabotage.

Ainsi, un jour, il visita Tchémulpo. C’était alors un tout petit port resserré entre une colline parallèle à la mer et de longs bancs de sable ; le commerce ne portait que sur un peu de riz et de poisson, et le village comptait à peine une cinquantaine de huttes de pêcheurs.

Or, Séoul est proche de Tchémulpo, et le Maréchal a tenté d’y retrouver ses souvenirs ; il y est allé ce matin, malgré la pluie, et l’a parcouru en automobile. Mais il n’a rien reconnu : c’est maintenant un grand port moderne, tout entier conquis sur la mer, magnifiquement outillé, avec des bassins de radoub, de larges quais, des écluses, des magasins ; il est devenu le second port de Corée ; en 1920, il exportait déjà pour 24 millions de yens et en importait pour 51 millions ; la ville elle-même a gravi la colline ; elle compte maintenant près de 50 000 habitants.

C’est avec un légitime orgueil que les Japonais font au Maréchal les honneurs de leur ville et du port ; et avec un étrange sourire, d’une hauteur, ils lui montrent, à l’horizon, la passe où, le 22 février 1904, il y a aujourd’hui juste dix-huit ans, le capitaine Roudnief qui commandait le Varyag, et le capitaine Biélaïef qui commandait le Koréïets, coulèrent leurs bâtiments devant toute l’escadre japonaise de l’amiral Uriu composée de quatorze navires.

Le soir, dîner offert par les colonies étrangères, suivi de danses : il y a ensemble des geishas japonaises et des keesangs coréennes ; celles-ci jolies selon le concept européen : grandes, fines, bien faites, le front pur, la taille courte, de longues jupes sombres jusqu’à terre, des corsages simples de taffetas blanc ou rose, elles ont toujours l’aimable apparence d’être nos jeunes grand’mères ressuscitées ; mais écrasées par le luxe des geishas, elles ont l’air de douces créatures craintives ; elles se tassent, accroupies dans un coin de la scène, la main dans la main, chantant seulement une chanson gutturale et triste : le contraste est vif entre leur simplicité timide et la complication artificielle de leurs sœurs japonaises.


LA CHINE


I. — EN MANDCHOURIE
23 février.

À neuf heures, départ de Séoul au milieu de la même curiosité de la foule. Long voyage vers le Nord, dans un paysage d’hiver : des arbres rares, encore de la neige au penchant des montagnes et, toujours répandue sur toutes choses, la merveilleuse couleur d’or vieux. À toutes les stations, les autorités locales, des officiers, des missionnaires, des enfants, des curieux où l’élément japonais diminue à mesure qu’on approche de la frontière, des Marseillaises : tout cela, très bien réglé et très discipliné ; jusqu’aux extrêmes limites de l’Empire du Soleil Levant, on sent une seule volonté qui ordonne et qui est obéie.

À dix heures du soir, en pleine nuit, sur un grand pont métallique et bruyant, le train franchit le Yalou, qui forme la frontière Nord : sur la rive septentrionale, le Maréchal est en Mandchourie. Alors, comme pour lui donner une première image du pays, une scène étourdissante se produit : à peine le train stoppé, son wagon est envahi soudain par une bande de grands hommes jaunes se bousculant pour l’approcher : ils sont dans les tenues les plus diverses, en chapeau haut de forme, en casquette de fourrure, en pelisse, en habit, en smoking, en veston ; quelques uniformes. Ce sont les Chinois envoyés par le Maître actuel de Moukden pour saluer le Maréchal ; certains le prennent par le bras, voulant l’emmener on ne sait où ; d’autres vont jusqu’à manifester le désir de l’embrasser ; cependant que le quai est couvert d’une foule turbulente, de soldats entraperçus dans l’ombre, de musiques et d’invraisemblables drapeaux : la confusion est à son comble, quand, par bénédiction, le train repart, sans avertissement, coupant court à cette sorte d’alerte ; il emmène malgré eux une partie de ces enthousiastes ; animés certes des meilleures intentions, on découvre vite qu’ils sont surtout désireux d’accaparer leur nouvel hôte, sous le nez des Japonais, impuissants à le soustraire à cette avalanche de sympathies un peu bien démonstratives.


Moukden, 24 février.

Six heures du matin. Le train stoppe dans l’immense gare déserte de Moukden ; il fait très froid.

À huit heures, le Maréchal descend de son wagon, accompagné par le sympathique consul de France à Harbin, M. Lépicié, venu à sa rencontre : très en ordre, des enfants japonais le saluent des derniers « Banzaï ! » qu’il devait entendre : il avance sur le quai interminable, et soudain une cacophonie épouvantable éclate à son approche : d’invraisemblables musiciens chinois en tunique amarante, à brandebourgs et à épaulettes, en pantalons noirs trop courts, en képis galonnés surmontés d’un plumet blanc, soufflent à cœur perdu dans de monstrueux ophicléides, serpents ou saxophones ; un chef de musique géant, plus empanaché encore, bat l’air de sa baguette sans regarder ses musiciens : par moments, on croit reconnaître la Marseillaise, ponctuée à chaque mesure de terribles coups de grosse caisse et de cymbales ; le crépitement des pétards chinois éclate de toutes parts ; on a l’impression de pénétrer dans une fête foraine. En bousculade, on entre au Yamato Hotel qui fait partie de la gare et est envahi aussitôt par une foule hétérogène en robe ou en vêtements européens.

À dix heures, le Maréchal monte en automobile au milieu d’un désordre égal à celui de tout à l’heure, suivi d’une lamentable escorte de vieilles voitures battant la ferraille ; le cortège s’engage dans l’immense partie japonaise de la ville, aux larges avenues droites ; arrêt au joli bâtiment de la Banque Industrielle de Chine : les colonies étrangères alliées, les anciens combattants alliés s’y sont réunis aux quelques Français de Moukden pour saluer l’envoyé de la France.

Mais voici que l’assemblée s’écarte pour laisser passer un petit homme maigre et chafouin, habillé en général chinois : c’est le célèbre maréchal Tchang-Tso-Ling. Joffre va à sa rencontre et le fait asseoir à côté de lui sur un canapé recouvert d’une peau de tigre, insigne du commandement ; deux soldats chinois, le revolver en bandoulière, entrés derrière le maréchal chinois, viennent se placer debout derrière lui. Et pendant que les deux maréchaux s’entretiennent par l’intermédiaire d’un interprète, il est loisible de contempler cet homme singulier : une petite tête ronde et fine, tondue ras, des yeux verts, inquiets, souvent baissés ; une moustache noire, rare et tombante ; l’air sournois et rusé ; des mains délicates, aux ongles longs ; il semble mal à l’aise dans cet uniforme neuf sur lequel s’étalent trois gigantesques plaques : il forme une violente opposition avec Joffre, puissant, massif, au clair regard bleu dont émane un mélange de force et de douceur.

Parmi les spectateurs de l’entretien, on se conte l’aventure de ce singulier héros.

Il a cinquante-cinq ans environ ; il débuta comme vétérinaire de foire, ce qui est synonyme en Chine de baladin. La guerre sino-japonaise le trouve simple soldat ; il déserte ; on le recherche, et, sur le point d’être pris, il se réfugie chez des religieuses françaises auxquelles il déclare désirer se convertir au christianisme ; pendant six mois, le nouveau catéchumène édifie ses saintes protectrices ; puis un beau jour, sans crier gare, comptant bien que les autorités chinoises ont perdu sa trace, il se sauve et bat la campagne : il se fait chef de bande, tout petit chef de bande pour commencer, avec sept ou huit misérables ; mais dans cet étonnant pays, ce métier est plein d’avenir, lorsqu’on y apporte de l’audace ; bientôt la troupe s’augmente, et lorsqu’éclate la guerre russo-japonaise, le nouveau condottiere se trouve à la tête de trois cents soldats. Or, dans le moment, de telles bandes trouvaient facilement à s’employer contre les communications russes ; c’était là une occasion d’activité rémunératrice ; il accourt. À la fin de la guerre, il éprouve le besoin de rentrer dans une vie moins aventureuse ; comme il a fait preuve de qualités militaires, il devient capitaine dans l’armée régulière chinoise. Dès lors, sa fortune est rapide ; mettant à profit les changements de régime, son incontestable intelligence, son influence croissante, il parvient en peu d’années au sommet de la hiérarchie. Il est aujourd’hui maréchal, règne en maître indiscuté sur les trois provinces orientales qui forment la Mandchourie ; on l’appelle le Bouddha de la Guerre ; il possède une armée de 200 000 hommes à peu près nourris, équipés et armés. Il fait régner l’ordre sur tout son domaine par le moyen le plus efficace : la terreur ; on ne compte plus les têtes qu’il a fait couper, en commençant par ses plus intimes amis dont il se méfie d’abord.

Il y a trois semaines, il se rendit à Pékin et ordonna au Président du Conseil de quitter sur le champ ses fonctions ; après quoi, il en investit un de ses amis et regagna Moukden. Mais huit jours plus tard, Ou-Peï-Fou, son adversaire, somma à son tour le nouveau Président de déguerpir et Tchang-Tso-Ling de retirer de Pékin les 20 000 hommes qu’il y entretenait. On lui prête le dessein de proclamer bientôt l’indépendance de la Mandchourie et de la Mongolie[2]. Il va sans dire que, parmi tant d’avatars, le redoutable Maréchal n’a guère eu le temps de cultiver les belles-lettres ; il est resté illettré et sait tout juste signer son nom d’un pinceau malhabile.

L’entrevue est courte : le Chinois se lève bientôt ; deux soldats se précipitent sur lui pour l’enrouler dans une ample capote doublée d’une somptueuse soie écarlate : il emmène le Maréchal et le fait monter avec lui dans son célèbre automobile jaune blindé, garni sur l’avant d’une mitrailleuse braquée : un soldat veille sur le marchepied, le revolver au poing.

Alors commence à travers la ville une course à toute vitesse qui soulève derrière elle un nuage de noire poussière : les rues sont désertes, car chaque fois que le Maître sort, craignant d’être assassiné, il ne veut voir personne sur son chemin ! On aperçoit donc des visages craintifs collés aux fenêtres des boutiques fermées, et, dans les rues adjacentes, la foule maintenue par des barrages à cent mètres au moins ; formant la haie, de vingt mètres en vingt mètres, des soldats rendent les honneurs, transis sous la bise aigre. Sous ce ciel gris, dans ce dédale de rues chinoises, le long des murailles barbares trouées parfois de portes obscures, cette course sinistre ressemble à un enlèvement.

On fait halte en un lieu équivoque : des corridors sombres, interminables, d’étroits escaliers ; où est-on ? on arrive enfin en un vaste salon meublé à l’européenne ; les deux maréchaux s’asseyent et s’entretiennent à nouveau ; par les portes vitrées, on voit le va-et-vient de deux soldats armés ; Tchang-Tso-Ling fume tranquillement une fine cigarette ; il énumère les richesses de son pays, ses productions variées ; il expose son dessein de consolider l’ordre et de maintenir l’indépendance de la Mandchourie vis à vis de l’étranger. Il parle d’une voix douce et lente ; mais s’il donne un ordre à quelqu’un de sa suite, brusquement le ton change et devient dur.

Tchang-Tso-Ling a invité le Maréchal à déjeuner chez lui. Il habite une sorte de repaire qu’il s’est fait construire et qu’il ne quitte que rarement : les portes épaisses s’ouvrent discrètement pour laisser passer les voitures de ses hôtes ; une série de cours, garnies de soldats en faction ; tout au fond, une maison chinoise, sa demeure personnelle : elle est meublée de meubles chinois confondus avec toute une pacotille européenne. Il présente successivement sa femme, — il en a en réalité quatre ou cinq, — une petite femme sans beauté, vieille déjà, en jolie robe chinoise, à petits pieds qui ressemblent à des sabots de mule, une coiffure noire, stricte et lisse, un chignon serré, enroulé autour d’une guirlande de petites fleurs ; l’une de ses filles et son fils aîné, un général de vingt-deux ans auquel il a confié le commandement de sa garde ; le gouverneur de la province de Kirin et celui de la province de Hei Lou Kiang, un ancien lieutenant du temps passé qui a suivi la fortune de son maître, en généraux tous les deux, le dernier énorme avec une tête de poussah. On chuchote que ces deux puissants seigneurs sont sans doute venus saluer le Maréchal, mais aussi s’entendre avec Tchang-Tso-Ling sur la conduite à tenir en face des menaces d’Ou-Peï-Fou.

Dans la salle à manger à l’européenne, on se serre autour de la table ; et voici une nouvelle surprise : un vrai repas chinois dont voilà la composition telle qu’elle est annoncée sur les menus :


Pigeon et hirondelles. — Nageoires. — Crevettes. — Poisson d’argent. — Asperges et poisson awabi. — Œufs conservés. — Canard à pièce (?). — Poule. — Jambon et fleur de légumes. — Riz au sucre. — Thé d’abricot.


Tout cela fade et gélatineux. Pendant tout le repas, une musique terrible sévit sans répit. Tchang-Tso-Ling préside avec dignité, assis sur une peau de tigre : derrière lui, l’homme au revolver ne le quitte pas des yeux.

Après ce pittoresque repas, le Maréchal prend congé de son hôte pour se rendre à la mission catholique française et y visiter Mgr Blois et ses Pères : on parle du célèbre touchoun, qui a toujours témoigné aux religieux et religieuses françaises une grande reconnaissance depuis qu’il a trouvé chez eux asile aux jours sombres de son aventureuse carrière : à l’heure qu’il est, il fait encore tout son possible pour leur rendre service.

Le dîner devait encore dépasser le déjeuner en fantaisie ; il était théoriquement offert par le Gouverneur civil, mais présidé en fait par Tchang-Tso-Ling. Dans une grande salle banale, autour d’une gigantesque table où la moitié des places restent vides, toute une collection étrange de Chinois en uniforme ou en habit, tous fort gênés d’avoir à se servir de fourchettes plutôt que de leurs habituelles baguettes : aucun ordre de préséance ; chacun s’asseoit où il veut, au petit bonheur ; le menu ressemble à celui du déjeuner ; des gens se lèvent à tout moment de table, sortent, reviennent ; d’autres disparaissent pour ne plus reparaître ; les mets arrivent pêle-mêle ; au milieu de ce désordre, deux ou trois discours ; et puis brusquement, sans avis, au plein milieu du repas, tout le monde part !

L’heure du départ du train approche en effet et l’on se précipite à toute vitesse vers la gare ; Tchang-Tso-Ling a dû prendre au dernier moment la décision d’accompagner son hôte jusqu’à son wagon, car les rues sont pleines de monde : cependant, par précaution, son automobile blindé avec sa mitrailleuse et ses soldats armés sur les marchepieds est encadré par deux autres voitures chargées d’autres soldats ; le cortège fend la foule à toute allure ; d’ailleurs Tchang-Tso-Ling ne s’attarde pas et s’évanouit dans la nuit sans qu’on sache comment.

Enfin le train s’ébranle ; c’est un train spécial que le gouvernement de Pékin a envoyé jusqu’à Moukden ; le wagon du Maréchal est celui même de l’ancien Empereur, et celui des officiers de sa suite, l’ancien wagon des Eunuques de la Cour !


II. — PÉKIN
26 février.

Un grand soleil joyeux pour cette première journée. Du vaste hôtel moderne où est logée la mission française, on aperçoit le mur des Légations, ses meurtrières et ses bastions, au delà du glacis. Il est midi ; le Maréchal, accompagné de M. de Fleuriau, notre ministre en Chine, va rendre visite au Président de la République chinoise. On longe les hautes murailles, peintes en ronge pompéien de la Ville Interdite, couronnées de tuiles jaunes, des portes massives, des ponts de marbre, un lac immense avec une île surmontée d’un pavillon ; et voici l’ancien palais de l’Impératrice, devenu la Présidence de la République.

Dans un salon chinois, le président, M. Shu Che Chang, accueille le Maréchal ; il est de taille égale à celle de Joffre, il est en habit barré par le grand cordon de la Légion d’honneur : une figure calme, intelligente et bienveillante de vieux lettré. Il exprime sa reconnaissance à la France de lui avoir envoyé un tel représentant, et forme des vœux de prospérité pour notre pays ; il présente ses ministres et en particulier celui des Affaires étrangères, le docteur Yen, qui assure depuis les derniers événements la Présidence du Conseil. Puis on passe à table : encore des ailerons de requin, des nids d’hirondelles et des pousses de bambous ; mais une tendre musique ancienne berce les convives. À la fin, des toasts où l’on célèbre la longue amitié franco-chinoise et la décision du Gouvernement chinois de se ranger du côté des Alliés contre l’Allemagne…


27 février.

Avant d’aller déjeuner à la légation du Japon, le Maréchal a parcouru Pékin. Rien ne peut donner une idée du pittoresque de cette cité balayée par le vent mongol, de cet étonnant mélange de lèpre, de vermine, d’ordures, de délabrement, de ruines, de richesses et de splendeurs incroyables : on croit entrer dans un monde nouveau et paradoxal. Au milieu de cette ville immense comme Paris, l’automobile du Maréchal circule sans que quiconque y fasse attention. Alors le spectacle prodigieux de la rue se déroule devant lui. Des rues poudreuses, pleines de fondrières, semées de terrains vagues ; de profondes ornières dans les trottoirs ; un aspect général de campement, et soudain la silhouette aperçue d’un palais ou d’un temple ; des rues qui grouillent d’une humanité vieillotte et enfantine : des coolies ruisselants de sueur, traînant dans leurs pousse-pousses de gros Chinois à lunettes, des élégantes au visage comme nacré sous les fards, des mandchoues à la coiffure compliquée surmontée d’une sorte de large éventail déployé ; — d’autres coolies nu-jambes portant sur l’épaule, comme le long fléau d’une balance, une perche à laquelle pendent des corbeilles ou des seaux. Un Chinois passe qui traîne un cheval boiteux et promène dans une cage son oiseau favori. Voici un magasin où s’empilent d’énormes cercueils. Un vagabond, malgré le froid, rapièce une loque bleue, — tout son vêtement ; un carrosse de mariage européen en panne sur un trottoir ; de gros hommes à califourchon sur de petits ânes au trot ; la boutique d’un marchand de friture sur les marches d’une admirable pagode dorée ; des femmes aux jambes boudinées dans des pantalons ouatés ; un arc de triomphe destiné au Maréchal et qui n’est pas terminé. Plus loin, un portique de bois supportant un beau fronton sculpté et peint de fines couleurs, sans autre raison d’être là que d’encombrer la circulation ; une porte étroite comme un trou noir dans une haute muraille, et, au sortir, un campement de chameaux portant entre leurs bosses de minuscules sacs de charbon, à côté d’un humble petit cheval aux yeux bridés écrasé sous une charge si grande qu’il disparaît et que cette masse semble marcher toute seule. Sur les toits, des touffes d’herbes poussées au hasard des vents ; aux carrefours des arrêts brusques, des discussions : on repart, on s’arrête, on recule, on passe sur un trottoir, on se dépasse à droite ou à gauche. Un catafalque géant, rouge, bariolé de grands caractères jaunes, encadré par toute une procession d’hommes et d’enfants en vert portant des parasols ou des monstres découpés. Partout des loques qui pendent, mêlées aux innombrables annonces écrites sur des banderoles verticales ; partout la confusion, une gueuserie, une pouillerie sans nom ; et sur tout cela, une couleur grise, uniforme, qui est celle du sol, des briques, de la misère, des ruines…

Et puis, c’est la campagne de Pékin, si plate et nue qu’elle semble sous ce soleil d’hiver un stoppe morne.

Ainsi on arrive au Palais d’Été, adossé au Wan Cheou Chan, la montagne des 10 000 ans de longévité ; et le Maréchal contemple le lac des Lotus tout gelé, les balustrades de marbre, les ponts qui enjambent comme des arcs-en-ciel les bras d’une rivière, les pagodes fameuses, le massif central avec ses toits jaunes, verts, rouges en tuiles vernissées, le long duquel grimpe le double escalier en losange ; et il parcourt les pavillons de l’Empereur et de l’Impératrice, vides de leurs richesses et comme abandonnés dans le désarroi d’une fuite précipitée.

Le même soir, dîner aux Affaires étrangères, suivi de bal : à peine une demi-douzaine de jeunes Chinoises modernisées : filles ou femmes de diplomates, elles ont abandonné les fards et les coiffures traditionnels ; elles ont seulement gardé leurs strictes robes de soie à col montant ; et ainsi elles ont simplement l’air de vouloir donner une leçon de modestie à nos belles décolletées européennes.


28 février.

Revue militaire au Si Yuan, au pied du Palais d’Été. Belle tenue des troupes ; elles défilent correctement à un pas mécanique et lent, au son de Sambre-et-Meuse : les drapeaux énormes sont la seule note pittoresque ; des ombres passent sur le terrain : ce sont celles des avions chinois et d’un Caudron monté par deux Français, apportant le salut de l’aviation française au vainqueur de la Marne.

L’après-midi, à la Présidence, thé offert en l’honneur du Maréchal avec représentation de théâtre chinois. Le plus grand acteur actuel de la Chine, le célèbre Mei Lang Fang, joue un rôle de déesse. Il a vingt-cinq ans : or, nulle femme ne saurait avoir plus de grâce, d’esprit, de subtilité d’expression, ni de poésie que cet homme ; l’illusion est charmante. Mince, gainé dans une robe merveilleuse de jeune Chinoise de potiche, il danse en chantant dans des nuages symboliques, en s’accompagnant de longues écharpes ; et il répand des fleurs sur un groupe de sages assis à ses pieds et comme plongés dans le renoncement et l’oubli.


2 mars.

Après-midi consacré aux œuvres françaises de Pékin. D’abord, visite de l’hôpital Saint-Michel, sorte de coquette maison de santé admirablement organisée et très achalandée. Le directeur, le docteur Bussière, est, grâce à sa science et à son dévouement, l’un des meilleurs agents de l’influence française à Pékin ; il est d’ailleurs aidé dans sa tâche par des sœurs de Saint-Vincent de Paul françaises et indigènes. L’hôpital peut recevoir des pensionnaires à des prix modiques, grâce à une combinaison de subventions de l’État et du Gouvernement général de l’Indo-Chine.

Au sortir de l’hôpital, le Maréchal se rend au Pétang pour y faire visite à Mgr Jarlin, le vicaire apostolique de Pékin. Le Pétang est la célèbre concession française catholique où les missionnaires, les religieuses et les chrétiens chinois, défendus par Paul Henry et une poignée de marins français et italiens, subirent le mémorable siège qui dura du 15 juin au 16 août 1900.

Mgr Jarlin, la rosette de la Légion d’honneur sur sa soutane, reçoit le Maréchal au milieu de ses missionnaires lazaristes. Il lui adresse un très simple compliment de bienvenue ; il évoque la grande mémoire de Mgr Favier, les journées tragiques de 1900, celles de septembre 1914, le sacrifice de tous ceux qui sont morts pour la France : et tout cela, d’une voix chaude, avec tant d’âme et un accent de sincérité si profond que le Maréchal ému essuie une larme. Puis, l’évêque conduit son hôte jusqu’au monument de l’enseigne Henry, élevé au lieu même où l’héroïque officier tomba mortellement blessé dans les bras de la sœur Louise. La sœur Louise est là ; c’est une sœur toute petite, déjà vieille, et si humble qu’il faut la pousser pour la présenter au Maréchal. Ensuite, Mgr Jarlin présente ses 1800 orphelins chinois que ses sœurs de Saint-Vincent de Paul trouvent le moyen d’élever sans aucune subvention dans leur maison de Jentzetang ; on passe près du terrible trou de mine boxer qui fit explosion le 12 août 1900 à sept heures du matin, faisant 136 victimes : il a 7 mètres de profondeur et 40 de diamètre ! Puis on arrive au cimetière où le Maréchal inaugure devant quelques marins du Peïho et un détachement de la garde de la Légation de France, une plaque à la mémoire des officiers, officiers, mariniers et marins morts à Pékin en 1900.

Lorsque le Maréchal quitte le Pétang, il est déjà tard. Et c’est à la course, pour ainsi dire, qu’il parcourt l’hôpital général chinois dirigé par les admirables Filles de la Charité, et le Collège français du Nantang dirigé par les Frères Maristes : il y a là 1200 jeunes Chinois que les Frères conduisent jusqu’au baccalauréat ; à peine un dixième de ces élèves sont catholiques, mais tous sont élevés dans l’amour de la France ; et la plupart des anciens élèves occupent des situations en vue dans l’État, dans les banques, l’industrie, les chemins de fer.

Malheureusement, il faut abréger ces réconfortantes visites, car le soir même, le Maréchal est l’hôte du Ministre de France à la Légation où un grand dîner officiel, suivi d’une réception, est donné en son honneur.


3 mars.

C’est avant-hier qu’a dû commencer en France la discussion devant le Sénat du projet du Gouvernement concernant le renflouement de la Banque Industrielle de Chine. On imaginera difficilement en France avec quelle passion cette discussion est suivie ici par tous les milieux : il n’y a pas de jour où l’on n’en parle au Maréchal ; déjà, en Indo-Chine, au Japon, il avait pu constater l’importance de la question ; mais c’est ici qu’elle apparaît le mieux dégagée de toutes les préoccupations politiques et de toutes les querelles de personnes dont son étude a été trop souvent obscurcie.

Que ce soit à bord des paquebots où il a pris passage, dans les grands centres, aux escales de la côte d’Extrême-Orient, aux réceptions officielles, partout où il s’est trouvé en contact avec les groupes financiers, commerciaux ou industriels français, chinois, étrangers, le Maréchal a pu constater le même accord unanime sur la nécessité de relever la Banque.

C’est qu’en effet, la création de cet établissement répondait bien à un besoin réel, tant parmi nos compatriotes que dans les milieux indigènes. La Banque avait été la première à trouver et à mettre en œuvre une formule souple et pratique de coopération financière entre Chinois et Européens. Fondée avec la participation du Gouvernement chinois qui possède un tiers de ses actions, elle se proposait de faciliter la création d’entreprises industrielles et commerciales sino-françaises, où la France fournirait des capitaux, une direction technique, du matériel, et où la Chine apporterait les ressources de son épargne, de sa main-d’œuvre, et de ses richesses naturelles pour le plus grand bien de son développement économique[3]. Les liens ainsi noués devaient être particulièrement étroits avec les banques chinoises, institution millénaire, aujourd’hui en pleine évolution, qui s’initie avec une sûreté et une rapidité surprenantes aux méthodes modernes.

En même temps qu’elle s’associait aux éléments indigènes, la Banque Industrielle introduisait sur les marchés d’Extrême-Orient des méthodes nouvelles, et s’ingéniait à rendre à sa clientèle des services qu’on ne pouvait attendre des institutions déjà établies, à qui leurs statuts, leurs traditions ou leur situation acquise, rendaient difficile de prendre de telles initiatives. Elle a été la première à ouvrir à ses clients des comptes, non seulement en monnaies locales, mais dans toutes les monnaies dans lesquelles s’opèrent toutes les transactions de change d’Extrême-Orient : livres sterling, dollars-or, francs, roubles, lires italiennes, marks allemands, etc. ; elle a créé des services de livrets d’épargne en monnaies locales et étrangères, qui lui ont amené une clientèle considérable de petits déposants, tandis que, par d’autres facilités, elle recevait des dépôts d’administrations publiques, telles que les douanes maritimes chinoises, les postes chinoises, les municipalités des concessions françaises, etc. ; les missions catholiques étaient au nombre de ses meilleurs clients. On a souvent représenté la Banque comme destinée à faire échec aux autres banques, et en particulier à la Banque de l’Indo-Chine : il ne faut pas connaître la situation réelle de l’Extrême-Orient pour parler de concurrence dans le domaine des affaires de change, d’avances, de dépôts, qui sont communes à toutes les banques. L’Indo-Chine française, le Siam, les Possessions britanniques et néerlandaises, la Chine, les Philippines, le Japon se développent avec une rapidité inouie ; ces réservoirs de la population asiatique deviennent de jour en jour des centres de production et de consommation plus importants ; le volume des affaires y augmente dans des proportions telles que chacun peut y prospérer sans nuire au voisin. C’est ce qui a été répété bien des fois au Maréchal lorsqu’il était en Indo-Chine, et par les personnalités les plus diverses : « Il y a place pour tout le monde ; il y a place en Cochinchine et au Tonkin pour la Banque de l’Indo-Chine et pour la Banque Industrielle de Chine. Il y aurait même place pour d’autres banques ! »

Si la Banque Industrielle a traversé la crise que l’on sait, c’est que sa direction, à Paris, a perdu de vue les principes qui avaient présidé à sa fondation : au lieu de suivre la route toute tracée où levait la moisson semée à l’origine, elle a voulu s’engager dans des affaires tout à fait étrangères à son but. Les dépôts et les bénéfices récoltés de Singapore à Yokohama ont été ainsi immobilisés dans des affaires purement métropolitaines, où ils ont été partie engloutis, partie compromis. Mais l’organisme créé en Chine et en Indo-Chine est demeuré sain ; il conserve ses moyens d’action, la sympathie de son ancienne clientèle, l’appui des administrations françaises et chinoises.

Aussi, la conviction du Maréchal est-elle formelle : la France, en accordant à la Banque l’appui qui lui est nécessaire, ne fera que défendre ses intérêts bien compris, tandis qu’en la laissant tomber, elle compromettrait gravement son renom et sa gloire, car, qu’on le veuille ou non, la Banque industrielle de Chine est aux yeux de tous les Orientaux, devenue : « The French Bank, » la Banque française.

Souhaitons que ce soit compris, ces jours-ci, à Paris !


4 mars.

La venue de Joffre était attendue avec impatience à Tien-Tsin où de grands préparatifs avaient été faits pour le recevoir.

Ayant quitté Pékin ce matin par train spécial, le Maréchal arrivait vers dix heures. Par les rues des concessions, bordées de jolies maisons, il est conduit au Recreation Ground, où doit avoir lieu la revue des troupes alliées. Accompagné du colonel Pasquier, commandant le Corps Français d’occupation, il passe devant elles, et remet quelques décorations ; puis le défilé commence. Les Américains d’abord, stricts et rigides, dans des uniformes tout neufs ; la compagnie anglaise de siks, l’arme à la main, farouches, suivant un gigantesque joueur de grosse caisse à demi couvert d’une peau de tigre et jonglant avec ses tampons ; les quatre compagnies franco-annamites encadrant le fier drapeau du 16e colonial, souples, élastiques ; les Japonais frappant le sol à chaque pas, piaffant ; la police chinoise, correcte, gantée de blanc ; enfin, notre glorieux 75. Et toujours l’ombre errante du Caudron français, volant bas, plane sur tout ce spectacle militaire.

Après la revue, le cortège se rend par le Cours Joffre au Jardin Français, où, au milieu d’une foule incroyable, a lieu la pose de la première pierre du monument de la Victoire.

Ensuite le Maréchal se dirige, sous des arcs de triomphe, vers la réception organisée au magnifique Cercle Français, à l’entrée de la rue de France. Alors défilent devant lui plus d’un millier de personnes : le Conseil municipal de la Concession française, la Chambre de commerce française, une délégation d’officiers chinois envoyés par le supertouchoun Ou-Peï-Fou, la Chambre de commerce chinoise, les anciens combattants alliés, une jeune Alsacienne en costume, les élèves de l’École municipale française, la colonie française, les colonies alliées… Parfois un discours ; ainsi le consul d’Angleterre, d’une voix chaude, s’écrie : « M. le maréchal Joffre est un grand Français ; mais il est encore autre chose ; il est une grande figure dans l’histoire du monde, et j’exprime le sentiment de tous ceux qui sont ici, quand je dis que nous regardons le Maréchal avec le même respect que si nous étions Français nous-mêmes. Ce jour demeurera pour jamais dans notre souvenir et nous serons tous fiers de pouvoir dire à nos enfants et aux enfants de nos enfants : à Tien Tsin, le 4 mars 1922, j’ai vu le maréchal Joffre, je lui ai parlé, je lui ai serré la main ! »

Et le défilé continue jusqu’au moment où, dans l’enthousiasme général, la musique attaque la Marseillaise, reprise, en chœur ardent, par les mille bouches de l’assemblée.

Puis le Maréchal se rend, au fond d’un jardin chinois, tout gris et mort, désolé par le rude hiver, à la résidence du Gouverneur civil Tsa Joui, dont il est l’hôte pour le déjeuner. On le conduit dans la salle de théâtre où les tables sont dressées ; et, pendant le repas, une représentation a lieu ; la représentation d’une pièce acrobatique d’une incroyable fantaisie : il s’agit de deux personnages qui se cherchent dans la nuit pour se battre : masques, costumes, couleurs, gestes, jeu, inventions, attitudes, tout donne l’impression du cauchemar et de l’impossible réalisé ; mais surtout, durant toute la pièce, un obsédant tintamarre de castagnettes, de tambours, de cymbales, de flûtes aigres, sorte de musique d’exorcisme, produit sur les spectateurs un ébranlement nerveux qui augmente encore l’effet hallucinant de ce spectacle étrange.

À 4 heures, le Maréchal prend congé du Gouverneur, et par la concession italienne, regagne le train qui le ramène à Pékin. Au jour déclinant, Tien Tsin s’illumine splendidement ; et de longues réjouissances prolongent très tard l’allégresse que la visite de Joffre a suscitée dans la cité lointaine.


6 mars.

Une réunion d’une extrême simplicité groupait ce matin la colonie française de Pékin autour du Maréchal et de notre ministre plénipotentiaire dans la cour de la Légation de France.

M. de Fleuriau prend la parole.


Nous vous prions, monsieur le Maréchal, de poser la première pierre du monument qui va être élevé ici à la mémoire des Français de Chine morts pour la Patrie. Mgr Jarlin vous a dit, l’autre jour, comment en 1914, à l’appel de la mobilisation, tous ces Français, missionnaires, commerçants, ingénieurs, employés, étaient accourus à Pékin de tous les coins de la Chine. De ceux-là, beaucoup ne sont pas revenus, et c’est à leur souvenir que nous consacrons un monument dans cette Légation, qui est le centre des Français de Chine.

Sous sa forme très simple, il sera le témoignage de l’union de tous les Français de Chine, dans le respect que nous gardons à nos glorieux morts et dans le dévouement que nous vouons tous à notre patrie. Nous sommes heureux de pouvoir associer votre nom à ce double témoignage parce que beaucoup de nos morts ont servi sous vos ordres et aussi parce que vous personnifiez à nos yeux le dévouement à la Patrie. Nous respectons et aimons en vous le patriote, dans toute l’acception de ce mot qui fut jadis inventé en l’honneur d’un de vos illustres prédécesseurs, le maréchal Vauban. Et votre présence trop brève au milieu de nous est pour chacun de nous dans sa modeste sphère une leçon vivante et un encouragement à imiter votre exemple et à nous consacrer comme vous à bien aimer et à bien servir la Patrie.

Voilà pourquoi, monsieur le Maréchal, nous, Français de Chine, tenons tant à associer votre nom à ce petit monument dont je vous demande maintenant de poser la première pierre.


Alors, accompagné du Ministre et des anciens combattants, le Maréchal scelle le bloc d’un peu de ciment, tandis que, comme soulevé par le souffle de la Marseillaise, le drapeau du 16e colonial s’enfle et flotte sur l’humble monument.

L’après-midi, Joffre a fait au Président de la République et aux Ministres ses visites d’adieu : il a pu juger de l’heureux effet produit par le vote du Sénat, favorable au renflouement de la Banque Industrielle de Chine, que l’on vient d’apprendre.


III. — SHANGHAÏ
9 mars.

Hier soir, dans la nuit, la mission française a débarqué à Shanghaï. Une foule française ardente l’attendait, et lorsque le Maréchal parut, une sorte de délire la secoua. C’est qu’ici la France est étrangement vivante : toutes les émotions, toutes les passions de la métropole agitent l’industrieuse colonie ; à côté de la Concession Internationale, elle a pu, grâce à sa clairvoyance et à l’habileté de ses consuls, conserver son autonomie et accroître son domaine ; si bien, qu’en 1914, M. Kahn, alors consul général, malgré des difficultés de tous ordres, négociait un agrandissement considérable de notre Concession qui s’étend aujourd’hui sur plus de 1 000 hectares de superficie. Tandis qu’en 1900, le nombre des maisons chinoises de la Concession n’était que de 4 000, il atteint aujourd’hui 15 000 ; celui des maisons françaises a cru de 700 en 20 ans ; la population est passée de 92 000 en 1900 à 170 000 en 1921, et le Conseil municipal gère actuellement avec succès un budget de recettes annuelles de plus d’un million et demi de taëls ! Alors, il était naturel que la venue d’un Français illustre, qui porte avec lui une partie de la gloire de la Patrie, émût si profondément cette poignée vibrante de 500 Français, fiers de lui montrer de quelle façon, loin du pays natal, ils ont su travailler à sa grandeur.

Aujourd’hui, c’est donc une visite triomphale de la Concession et des principales œuvres françaises que M. Wilden, notre Consul général, propose au Maréchal. Des boulevards merveilleux, de coquettes ou somptueuses villas, une voirie impeccable, une police de rue parfaite assurée par des Annamites en salacco : tout ici respire l’aisance et la joie.

Et voici maintenant l’Université française de « l’Aurore. » Ce sont les Jésuites qui la dirigent et le directeur est le R. P. Henry, le frère de l’héroïque enseigne tombé au Pétang en 1900 ; elle est en pleine prospérité et dispense le savoir français à plus d’un millier de jeunes Chinois, Voici l’École franco-chinoise de Commerce et d’Industrie : celle-ci a déjà son histoire : fondée et organisée par les Allemands, elle a été réouverte après la guerre et marche actuellement sous une direction franco-chinoise ; la salle des machines dont le fonds est allemand commence à recevoir de nouvelles machines offertes par des maisons françaises : c’est là d’excellente propagande ! Voici l’École Municipale franco-chinoise dirigée par les Frères Maristes : ici encore, pleine prospérité ; les locaux sont devenus trop petits, et l’Hôte de Shanghaï doit poser la première pierre d’une nouvelle annexe.

Et le soir, c’est, au ravissant Cercle Sportif Français, rendez-vous de tout le Shanghaï élégant, que la riche colonie française recevait le Maréchal. Au champagne, le président de la Chambre de commerce, dans un toast, fait un rapprochement heureux : « Il y a vingt-deux ans, dit-il, un autre Maréchal passait ici une revue ; il était arrogant et dur ; il n’avait gagné aucune victoire ; c’était un Allemand, le maréchal de Waldersee. Aujourd’hui, voici que notre bonne fortune nous amène un autre maréchal, celui-là un vrai vainqueur, simple et bon ; et cette fois, c’est un Français ! c’est vous, monsieur le Maréchal ! »


10 mars.

Après un déjeuner offert par les Gouverneurs civil et militaire chinois de Shanghaï, le Maréchal a été reçu par la Municipalité française de la Concession. Tout le Conseil est assemblé en séance. Le Président, M. le consul-adjoint de Laprade, prononce un beau discours émouvant. Il raconte de quelle manière dramatique Shanghaï apprit la bataille de la Marne par un télégramme de notre ambassadeur en Russie, M. Paléologue, la reconnaissance des Français et des Alliés, la manifestation populaire qui le soir même donnait le nom de Joffre à une rue baptisée depuis longtemps du nom d’un médecin allemand. Il termine en priant le Maréchal d’accepter un don de 100 000 francs pour les régions dévastées françaises.

À peine rentré chez lui, le Maréchal recevait une lettre du Consul général du Portugal : « Profondément ému des larmes que j’ai vues couler tout à l’heure de vos yeux, je vous demande de vouloir bien accepter ce chèque de 40 000 francs pour aider à soulager vos pauvres et chers Français. Au Sauveur de l’Humanité, au plus grand soldat du monde, je serre affectueusement la main. »


11 mars.

Aujourd’hui, le Maréchal a visité, à la limite de la Concession, le grand établissement de jésuites français de Zikawei : il tenait à donner cette marque de sympathie à ceux qui ont tant contribué au développement de notre influence en Chine.

Il a parcouru le collège Saint-Ignace où les 400 jeunes élèves chinois lui ont rendu les honneurs militaires ; il a visité les 500 orphelins qu’entretiennent les Pères ; surtout, il s’est intéressé au célèbre observatoire météorologique que dirige depuis 1895 le R. P. Froc, celui qu’on a surnommé le « père des typhons. » Il faut avoir navigué dans les mers de Chine pour savoir la place que cet établissement tient dans les préoccupations des marins et la confiance qu’ils ont en lui. « Pendant la mauvaise saison, disait M. Brieux en 1913, nul navire de guerre ou de commerce, à quelque nation qu’il appartienne, ne quitte un port d’Extrême-Orient avant d’avoir demandé télégraphiquement à l’observatoire de Zikawei s’il peut partir sans danger. » Actuellement le réseau d’information s’étend jusqu’aux Philippines et aux Mariannes ; 16 stations ou sémaphores transmettent aux marins les avis journaliers émis par le Père Froc. Celui-ci, du haut de son observatoire, veille sans cesse sur ses amis du large. Sous sa robe de jésuite, le Père Froc est un marin français qui a bien mérité de la marine de tous les pays.

Le soir, toute la Concession flamboie ; l’Hôtel de Ville, le Consulat, les écoles, les maisons particulières, des pylônes, des arcs de triomphe, tout est illuminé : une foule énorme de Chinois curieux, encombre les rues macadamisées. Lentement, l’automobile du Maréchal parvient au Cercle Sportif où 400 anciens combattants alliés ont tenu à le recevoir. C’est un joyeux repas, égayé par la Madelon et Tipperary.

Et voici qu’à la fin, un officier français se lève : « Merci, monsieur le Maréchal, pour nos deux provinces que vous avez contribué à nous rendre et pour la gloire que vous nous avez donnée. » Puis un colonel anglais : « Je vous vois pour la deuxième fois ; la première fois, j’étais encore plus ému qu’aujourd’hui ; c’était à Neuve-Chapelle, et vous m’avez remis la Légion d’honneur. Merci pour cette fois où je n’ai pas osé ouvrir la bouche et merci pour aujourd’hui où votre gloire vient nous visiter. » — Un Américain : « Merci, parce que vous nous avez montré en 1917 ce que nous devions faire, et le faisant, nous avons suivi la juste roule. » — Un Belge : « Nous sommes peu nombreux et les indigènes nous confondent avec les Français : nous en sommes fiers : merci pour tout ce que vous avez fait pour nos deux patries. » — Un Tchèque : « C’est du jour où vous avez arrêté l’Allemand sur la Marne que mon pays a vu naître l’aurore de la liberté. Merci ! » — Un Italien : « Merci pour avoir défendu ce qui est plus précieux encore que la liberté : la Justice ! » — Un Polonais : « Merci pour ma patrie reconstituée ! » — Un Danois : « J’ai servi pendant toute la guerre dans l’armée anglaise ; merci pour vos victoires qui nous ont rendu le Schleswig ! » Enfin un jeune colonel russe aux yeux ardents : « Nous sommes ici trois officiers russes. Si cette réunion avait un autre caractère, nous n’aurions que le droit de baisser la tête ; mais ce ne sont que des camarades de bataille ; alors, songeant à la dernière poignée de Russes fidèles qui se sont battus jusqu’au bout en France, je vous crie, à vous le grand patriote : Merci pour eux, de leur avoir montré leur devoir ! »

Comme une longue litanie, comme un psaume où des peuples chanteraient les versets, l’hommage montait vers le grand soldat impassible : alors, dans une sorte d’explosion immense, éclatent une formidable Marseillaise et les cris innombrables de : « Vive la France éternelle ! Vive la France pour toujours ! »


12 mars.

Et voici arrivé le jour du départ. À midi, le Maréchal aura quitté la Chine pour rentrer en France ; il a préféré, sur la sollicitation de ses amis américains, traverser les États-Unis plutôt que de refaire encore le long voyage par Suez : ainsi, pour la deuxième fois, il aura accompli le tour du monde.

Sa mission officielle est terminée ; certes, il est trop tôt pour en juger l’effet : mais dès maintenant on sait que, partout où il est passé, son renom, sa gloire ont profité à la Patrie ; surtout sa simplicité, son attachement profond à la paix, ses vertus de grand citoyen ont fait tomber tout le long de sa route bien des légendes, bien des préjugés qui s’établissaient contre nous…

Qu’il soit donc remercié pour avoir, cette fois encore, si bien servi la France !


André d’Arçais.
  1. Voyez la Revue des 1er avril et 15 mai.
  2. On sait que, depuis le voyage du maréchal Joffre en Chine, la situation s’est aggravée : Ou-Peï-Fou et Tchang-Tso-Ling en sont venus aux mains ; dans une bataille livrée aux environs de Pékin, ce dernier a été défait et a dû se retirer à Moukden. Après de sanglantes exécutions, il a déclaré l’indépendance des riches provinces sur lesquelles il règne et s’est proclamé roi de Mandchourie.
  3. Il peut être intéressant de rappeler quelques-unes des principales concessions de travaux publics que la banque avait obtenues.

    Dès 1913, elle signait un contrat d’emprunt de 150 millions, dont une partie devait être affectée à l’amélioration du port de Pukow, sur le Yang-Tzé, et dont l’autre moitié devait être utilisée pour l’installation des tramways électriques de Pékin, la réfection du système d’égouts et d’éclairage de la capitale, c’est-à-dire, en somme, le monopole des travaux d’édilité de la ville ; cet emprunt lui reconnaissait, d’ailleurs, un gage de premier ordre sur les revenus de l’alcool et du tabac, gage ardemment convoité par les Américains et les Japonais.

    Au début de 1914, non seulement elle réussissait à évincer la maison allemande Arnhold Rharberg, pour la concession du chemin de fer de Yunnanfou à la mer, mais encore elle obtenait la concession des lignes Yunnanfou-Suifou ; Suifou-Chungking ; Chungking-Chentou, ainsi que celle de Nanning-Longtchou, qui, assurant le raccordement avec nos lignes d’Indo-Chine, était énergiquement refusée depuis plusieurs années par le Gouvernement chinois.

    En outre, elle avait participé à la création du plus bel et du plus utile de tous les Hôtels d’Extrême-Orient, l’hôtel de Pékin, qui, d’ailleurs, continue d’être une excellente affaire.