Avec le feu/06

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 117-120).

CHAPITRE VI

Un paysage hante, intense comme l’opium.
STÉPHANE MALLARMÉ


C’est un triste paysage d’idylle que le boulevard de Clichy à l’heure où des prostituées sexagénaires y descendent pour « travailler », pour vivre encore un peu, et se payer du tabac à priser. Que les migraines du printemps y flottent avec la fragrance des primes rosés, que l’été y sème ses pollens, que l’automne y charrie ses rouilles et ses chrysanthèmes, on y respire mal — on pense que Pantin est trop près de Paris. Pourtant l’amour s’y pavane, et nuls bosquets de myrtes n’ont de plus chaudes ombres.

Ce n’est point aux cafés, aux boîtes à musique, aux moulins galants, aux auberges du ciel et du néant que la vie en mal d’aventures poursuit ses desseins. Plutôt tendrait-elle a s’y abolir. Mais sous les frondaisons fripées, à la flamme des gaz, aux senteurs de l’asphalte et du ruisseau, sur les bancs où l’ivresse des soirs laborieux alterne avec les bégaiements de l’instinct premier, l’amour triomphe ingénument. Et c’est pour exprimer tant de fièvres, d’élans et de lassitudes que le jet d’eau de la place Pigalle monte vers le ciel d’étoiles.


D’aspect mélancolique à l’ordinaire, le site s’exalte périodiquement aux fêtes foraines ; des baraques, des tentes et des carrousels y poussent comme un camp d’invasion ; la mêlée des orgues et des fanfares y clame les ritournelles de la foule avec une furie guerrière ; la vie y tourne et tourbillonne simplement, éperdument comme une danse enfantine ; et l’âme nègre des cohues s’épanouit en jeux bigarrés, s’épanche lascive, coule dans la joie des promiscuités tièdes et des frôlements.


Mais quand les neiges de janvier papillonnent, quand les tramways se perdent dans la brume de quatre heures, avec leurs impériales vides comme des bancs de square, et leurs cochers empaquetés cornant un « la » trop bas, une agonie s’y dissout dans l’air ; les arbres excoriés, souffrants, se suivent en sémaphores de détresse ; au long de l’avenue on se sent pris d’un immense besoin d’aimer, comme le voyageur des steppes succombe à l’impérieux sommeil.

Ailleurs, sur le boulevard Sébastopol, par exemple, on subirait le roulement des fardiers avec des nerfs robustes, on communierait à l’âme carthaginoise du quartier, les drogueries de la rue des Lombards tonifieraient la faiblesse du cœur. Sur les quais on humerait du passé ; un peu d’exotisme passerait sous les ponts, en aval, au soleil tombant, quand le fleuve roule des moires de goudron avec des pétroles d’azur. Sur les trottoirs de la Madeleine voisins du marché aux fleurs, on s’émotionnerait d’un rythme de talons secs, on devinerait la passante.

En province, les pavés sont rudes, le parler traînant ; on a le temps ; sans impatience on se prépare à vivre ou l’on attend la mort. À Paris, on est arrivé. Et ce n’est que cela.

Si la rue point spécialisée permet alors l’arrêt, l’isolement, l’inquiétude attentive, on subira la tentation d’un grand trésor de civilisation et de barbarie. Qu’en retiendra-t-on ? — Le goût de l’amour, de la révolte ou du néant : se disperser !

Un jour viendra où l’on regardera la foule comme pour s’y reconnaître ; on y perdra le sentiment douloureux de la personnalité ; on s’abandonnera au bain dissolvant de la vie collective pour vivre du peuple et de la ville immensément.

Ce boulevard où le cimetière Montmartre s’ouvre en pleine cité, comme un jardin sans rien d’attristant, offrait sa marge nette et son théâtre d’ombres aux imaginations sentimentales de Robert. Des illustrations coloriées y passaient, qui précisaient pour lui le sens des philosophies et des algèbres. En s’y asseyant avec Mariette, il y découvrait la beauté des bancs usés par trop de haltes et de fatigues anonymes ; en y côtoyant la détresse, la prostitution et l’ivrognerie, il y surprenait les secrets des métropoles, l’aimantation de la misère et les plus nobles ferveurs de la volupté souffrante.