Avec le feu/07

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 121-143).

CHAPITRE VII


L’heure du danger passe, battant avec son aile le tocsin dans les cloches.
CIOSUÈ CARDUCCI


Dans son atelier de la rue Tholozé, Brandal, assis sur un mauvais tabouret, fumait sa pipe près du poêle ronflant et salivait avec adresse contre le tuyau rouge.

Robert, couché sur une paillasse de maïs, lisait et prenait des notes.

— Qu’est-ce que tu penses de mes ramasseuses de galets ? demanda Brandal.

— Faudra voir.

— C’est tout vu : je les ai dans l’œil.

— Attaque la toile.

— Tu te figures peut-être que je vais me mettre à peindre tout bêtement le sujet.

— Pourquoi pas ?

— Non, je cherche d’abord la déformation.

— J’aurais aimé la peinture rien que pour l’odeur de l’essence.

— Moi, je peins au pétrole.

— Comment vas-tu composer ton tableau ?

— Quand j’aurai trouvé mes angles expressifs, ça ira tout seul. On ne peut pas casser des ramasseuses de cailloux comme des glaneuses. La grève monte suivant une pente de trente degrés sur le plan d’horizon. La meilleure inclinaison sera sans doute de caler les jambes des femmes parallèlement à la ligne méridienne. Tu vois d’ici ces saillies des fesses maigres sous le cotillon.

— Des croupes de haridelles.

— Justement. Et, pour bien préciser l’analogie, j’ai au premier plan un cheval blanc au cuir pelé, les os perçant le cuir, une rosse tombée sur les genoux, les galets ruisselant de son bât trop chargé. On n’emploie pour ces charrois que des rebuts : des chevaux hors d’usage et des femmes hors sexe.

— Vieilles ?

— Vingt ans ou soixante : elles sont toutes pareilles sous la hotte, rongées par le sel et l’alcool, édentées, cliques. De Fécamp à Saint-Valéry, il faut voir ça.

— À quoi sert le galet qu’elles ramassent ?

— À des usages industriels. C’est du silex presque pur avec des traces de manganèse. Il y a de grands navires de fer, des anglais et des allemands, qui viennent charger ces cailloux dans la belle saison. C’est le commerce du pays : les femmes y gagnent des sous et des courbatures.

— Et les hommes ?

Ils servent l’État ; ils sont à Terre-Neuve ; d’autres vont au hareng sur les bancs d’Écosse. Aux premiers froids, la côte, où villégiaturaient des Parisiens blagueurs et casinotiers, prend un autre aspect : les morutiers sont de retour ; le cidre et l’eau-de-vie coulent dans les caboulots ; c’est la ribote abrutissante et consolante. Au printemps, quand les hommes repartent, les femmes sont grosses.

— Je vois ton tableau : une humanité déchue, condamnée aux déprimants travaux, aux reproductions ; et par contraste la mer, le bel élément libre, stérile et dévorateur, tout le rêve et toute la mort.

— Si tu veux.

Brandal prépara sa palette, posa quelques touches divisées.

— Qu’est-ce que tu lis ?

— L’Indicateur.

Un sourire discret erra sur la bouche de Brandal, une coloration monta à ses pommettes, mais il continua de couvrir sa toile.

— Pas de blagues ! dit-il après un silence. Le moment n’est pas encore venu.


On frappa à la porte.

— Attends ! dit Robert.

Il tira un mince feuillet de sa poche et le jeta au feu.

— Tu peux ouvrir.

Meyrargues entra, engoncé dans son pardessus d’astrakan.

— Bonjour !

— Quelle bonne visite !

— Avez-vous été perquisitionnes ?

— Non, et vous ?

— Ce matin j’ai reçu la visite du commissaire, mon voisin, assisté de quatre alcooliques qui ont tout bouleversé chez moi, brassé ma correspondance, embrouillé mes collections d’estampes ; tout cela pour saisir enfin un bois de Maurin et les œuvres de Tolstoï.

— Votre concierge est-elle sûre ?

— Je le crois. Mais on a trouvé ma carte de visite chez Gaucher. Toute la rue Lepic a été raflée. Naturellement… pas une prise valable puisqu’il n’y a personne. Cependant Puyraveau n’abandonne pas son idée.

— On demande une association de malfaiteurs.

— C’est égal, le cercle se resserre.

— Dans huit jours, nous voisinerons tous à Mazas.

— Enfin on vit, on respire, les temps héroïques recommencent.

Robert jonglait avec un tube de couleur.

Meyrargues, les jambes écartées sur le tabouret, se chauffait au poêle de corps de garde, comme un brave homme.

Brandal fronçait les sourcils et reniflait bruyamment en rebourrant sa pipe.

Les ailes du Moulin de la Galette à travers le fin brouillard apparaissaient en décor.

— Vous avez lu les journaux ?

— On parle de l’exécution imminente de Vaillant.

— On dit cela ?

— Quelle bêtise !

— Voyez.

Il montra l’écho.

— Et puis deux interviews. La première, un « Labori chez soi », un instantané… Il lut des mots :

« Grand, la main offerte, blond, sympathique… appartement moderne, rue de Bourgogne, joliet, simple et élégant, gai, boiseries blanches, croisillé blanc des portes et des fenêtres, soubrette alerte… »

— Il ne s’embête pas.

— La deuxième, une visite à Choisy-le-Roi, 17, rue de la Raffinerie, chez la compagne de Vaillant :

« Une chambre à six francs par mois, une chambre où le lit tient toute la place, une petite table et des livres de classes, du désordre et de la détresse, un trou noir où la bombe est tombée… »

Il tourna le journal, chercha les nouvelles de la dernière heure. Autre filet :

« L’anarchiste, qui avait signé son pourvoi en cassation, a refusé de signer son recours en grâce ; cependant des démarches sont faites pour lui sauver la vie ; un appel à la clémence présidentielle, apostillé par une vingtaine de députés, a été remis sous pli cacheté à l’Élysée par MM. Viviani et Rouanet. » 79

— Attendons le résultat des courses.

— Une chose m’a frappé, dit Meyrargues en laissant tomber la feuille, Vaillant n’est-il pas le fils d’un ancien gendarme, aujourd’hui receveur buraliste dans une petite ville de l’Est ?

— Parfaitement ! un rude salaud !

— Si ce vieux serviteur de l’ordre avait postulé pour une place de gardien de prison…

— C’était dans ses cordes.

— Je suppose donc qu’il aurait pu recevoir son fils à la Roquette… et leur conversation eût été édifiante.

— Bravo ! je vois cela.

— Belle situation à traiter simplement.

—  « Rappelez-vous, aurait dit le révolté, qu’à douze ans vous m’avez mis à la porte en me disant : Marche jusqu’à ce qu’on t’arrête !… Je suis arrivé. »

— Voilà la scène à faire.

— On peut y mettre des idées et de l’émotion naturelle.

— Le virus romantique y suffirait.

— Bon dialogue de propagande.

— Et rien de plus.

— Étiez-vous l’autre soir au Théâtre-Libre ?

— À la pièce d’Hauptmann ? Non, j’avais adressé mes places à M. Vignon.

— Je ne l’y ai pas rencontré. Mais… êtes-vous si intimes, maintenant ?

— Comment, vous ne savez pas ? Parbleu ! on ne vous a pas vu depuis quinze jours ; rien ne vous intéresse plus, semble-t-il… on croirait que vous conspirez ! Sachez donc que, piqué par ce que vous m’aviez dit, je suis allé voir « l’homme seul » avec un mot de Gabriel Fabre me recommandant. Il s’est trouvé qu’il connaissait une de mes premières pièces, Le Masque. Nous nous sommes congratulés. Charmante et rare maison. J’y suis retourné, et vous voyez en moi un vignoniste assidu, fervent.

— Eh bien, votre avis sur l’homme ?

— Du génie, c’est incontestable. Mais cela je le savais… Le plus passionné, le plus pur des musiciens. Sa qualité d’art est exquise. Il a des phrases qui se prolongent en nous et malgré nous. En l’écoutant, je me sentais pousser des ailes au dos. Mais son isolement orgueilleux est une chose phénoménale, monstrueuse à force de logique. Entre nous, je n’ai jamais rencontré un plus parfait égoïste.

— La vie sociale ne l’intéresse pas, c’est vrai. Que sa femme tienne le ménage, reprise le linge et fricote, que sa fille coure le cachet par les soirs de boue, il plane, il rêve, indifférent à ces misères et béni…

— Très gentille, la petite Vignon… très avancée.

— Vous voulez dire très idéelle ?

— Et idéale.

— Ah ! vous trouvez ?

— De l’esprit, un sens pratique éveillé et la conscience de sa personnalité. Croiriez-vous qu’elle m’a dit le plus grand mal du mariage et de l’amour ? Voilà qui est assez original chez une jeune fille.

— Aviez-vous demandé sa main ?

— Pas mal !… Et vous ? Je sais, mon cher, que vous en êtes amoureux.

— Quelle plaisanterie ! depuis trois semaines je couche chez Mariette.

— Un sinapisme.

— La volupté sans amour — n’est-ce pas votre théorie ?

— Oh, moi, je n’ai pas d’absolu ! Et j’avoue que dans l’occasion les raisons de Mlle Vignon m’ont ébranlé. J’ai compris le contraire de ce qu’elle disait.

— Seriez-vous épris d’elle ?

— Un peu, je l’avoue. Elle est si bien persuadée de la sottise sentimentale ; elle prétend d’une si belle franchise à une condition plus libre et plus sûre que celle d’épouse ou d’amoureuse, qu’on se sent pris d’une étrange tendresse pour cette femme nouvelle, qui sera peut-être la femme de l’avenir, et qu’on est tenté de l’aimer pour le mépris qu’elle a de l’amour.

— Lui avez-vous débité ces fadaises ?

— Je m’en suis bien gardé. Mais elle a pourtant vu que je l’estimais fort. Je me suis adressé à la pianiste et lui ai demandé de vouloir bien se faire entendre chez moi deux fois la semaine, aux concerts de thé. Elle a hésité d’abord ; puis, sans coquetterie, elle a accepté ; et nous avons convenu du prix des cachets.

— M. Vignon se désintéresse de ces choses ?

— Il préférerait que sa fille ne donnât que des leçons de solfège, car il ne lui reconnaît pas assez de virtuosité pour aborder le concerto ; cependant, à la condition qu’elle s’en tienne aux classiques, il ne la contrariera pas.

— Et Mme Vignon ?

— Très digne femme, de la tenue et de la malice, une éducation à la Mme de Campan.

— Il y avait, malgré tout, dans votre demande quelque chose de risqué.

— Oui… on est toujours bien hardi de s’intéresser aux gens… et l’on n’a pas toujours le choix des moyens. Robert sentit la pointe.

— Venez demain chez moi à trois heures, continua Meyrargues, c’est le jour de notre pianiste. J’aurai quelques invités et un violoniste russe. Il ne tiendra qu’à vous de goûter avec nous la pensée de Mozart exposée par les belles mains de notre amie.

— Merci… Je ne sais pourquoi, Meyrargues, vos paroles me font souffrir…

— Ce n’est pas la partie la plus noble de vous-même qui souffre.

— C’est ton instinct de jalousie, mon camarade, ajouta Brandal.

— Oui, je sais, et tant que nous n’aurons pas tué en nous ce vilain rongeur nous ne serons pas des hommes libres… Car nous devons aussi révolutionner la famille et la vieille théorie des passions — n’est-il pas vrai ?… Mais en attendant, nous sommes encore pétris de l’ancienne chair. Pardonnez-moi ma faiblesse et parlons d’autre chose.

— Non, dit Brandal avec une cruauté scientifique, cela est très intéressant. Nous touchons ici l’un des angles vifs de la Révolution. Un anarchiste ne doit pas être jaloux. Si l’instinct propriétaire ne pouvait être aboli dans l’amour et dans la famille, il serait partout légitime… Et dans ces conditions il serait bien difficile de réaliser jamais le communisme libertaire.

Robert se taisait.

— Qu’en pensez-vous, Robert ?

— Oui, dis donc toute ta pensée.

— J’étais à autre chose, à des choses indirectes.

— Mais encore ?

— Vous souvient-il, Meyrargues, de cette représentation des Tisserands à laquelle nous assistions ensemble l’an dernier ?

— Comme d’hier.

— J’aimais ces révoltés pour leur inconscience et leur exaspération ; je les aimais pour leur vindicte et leur désespoir, et non parce qu’ils étaient des sages. Ah ! la jouissance de celui à qui on a pris sa petite maison le jour qu’il peut saccager la maison du riche !

— Et qu’est-ce que cela prouve ?

— C’est que les passions doivent être acceptées comme telles, comme des forces irréductibles. Il serait fou d’essayer de les plier à nos systèmes. Elles l’emporteront toujours sur nos raisons, car elles sont vivantes, et la logique souvent n’est qu’une chose trop simple. Mais laissons cela, nous parlions théâtre.

— Vous étiez donc chez Antoine le soir d’Hannele Mattern. Cela ne vaut pas Les Tisserands, dit-on ?

— Autre genre.

— Quel est l’argument de la pièce ? demanda Brandal qui s’intéressait plus aux sujets qu’à leur exécution.

— Un poème de rêve sur un fond brutal. J’y trouve du cauchemar, des extases de puberté et des visions de mois de Marie. C’est la légende dorée d’une petite souffre-douleur, fille d’un maçon brutal et alcoolique. Elle tombe dans un étang glacé ; on la retire à demi noyée ; on la couche dans un grand lit douillet ; elle délire ; sa douce mère défunte l’appelle dans la mort pour dormir, et l’âme de l’enfant martyre monte vers les limbes sur l’aile des anges.

— Une imagerie sentimentale.

— Le parterre a ricané parce que les anges de l’ascension avaient des ailes de papier.

Alors Brandal cracha son mépris de la presse.

Une même hostilité les accorda. Ils la disaient lâche, servile, vénale, désarmée devant les grands abus, inclinée devant les grandes compagnies et les monopoles, fermée aux revendications des petits, tout aux mains des manieurs d’argent et des puissants, édifiant sa fortune sur l’abrutissement systématique des masses… Un instrument à briser par la parole, expression directe du sentiment populaire. Malheureusement le peuple avait perdu la grande tradition révolutionnaire, celle des clubs. Les sociétés populaires, qui les reconstituerait ? Là seulement l’éducation sociale pourrait être entreprise ; là, face à face, les hommes apprendraient à se connaître.. ; Mais la presse, cette fausse opinion publique, cette langue d’Ésope, toujours à la même sauce : quelle nausée !

Meyrargues en oubliait sa collaboration à un grand journal du matin, car il savait mieux que personne à quels moulins à vent se heurte l’honnête homme qui, la plume à la main, prétend à faire son devoir.

La presse !… Quel esprit désintéressé avait échappé à ses calomnies ? Quelle idée généreuse avait trouvé son appui ? Quel homme libre l’avait aimée passé les temps de la Restauration !

— Le pauvre et grand Seurat, disait le peintre Brandal, est mort de l’indifférence ou de l’hostilité des critiques d’art ridiculisant ses recherches et ses œuvres pendant qu’ils se pâmaient sur une redingote de Lefèvre.

Meyrargues citait l’exemple d’un directeur de journal réputé pour ses opinions avancées.

— Un jour que je lui proposais une idée touchant l’établissement en France d’un Crédit populaire mutuel, à opposer aux grands établissements d’usure que sont les maisons de vente à crédit, il me répondit : « Imposez-vous à nous par le succès. » J’ai retenu cette réponse comme très significative d’un état d’esprit assez général.

Robert insistait :

— J’ai vu les critiques dramatiques et les soireux à la représentation du Canard Sauvage l’authentique chef-d’œuvre du théâtre moderne : ils réclamaient le canard sur l’air des lampions.

— La meilleure critique à faire de ces gens-là, c’est qu’ils portent aux nues des imbroglios saugrenus et bavards, des opérettes graveleuses, des vaudevilles horripilants dont ils rougissent moins de dix ans après. Et le plus amusant, c’est que, s’il apparaît bien qu’ils se contredisent, on ne peut dire cependant qu’ils aient changé. Quelques aphorismes suivirent :

— La presse représente un esprit moyen de vulgarisation et de digestion.

— Les commis voyageurs de la littérature y sévissent comme à une table d’hôte.

— Les placiers en réclame y triomphent.

— La pornographie triste y tient ses assises.

— Quel homme de goût cite sans ironie l’opinion d’un propriétaire de journal ?

— M. Vignon ne dit pas autre chose, remarqua Robert.

— Voilà pourquoi j’estime que Vaillant a servi les idées générales et le peuple par la portée de son acte, comme il les servira par son martyre, en fournissant des thèmes de discussion et de passion que le verbiage des chroniqueurs ne peut obscurcir qu’un matin. Son éloquence est celle des faits.

— Des faits-divers.

— Si vous voulez. Mais ces faits-divers crèvent les raisonnements et les systèmes et permettent d’apprécier la sensibilité collective.

— Elle est pauvre.

— Lassitude et colère. Quand le peuple ne croit plus à la justice, c’en est assez pour qu’il légitime la violence.

— Et les lois d’exception.

— Les deux se tiennent et précisent la situation révolutionnaire.

— Voilà tout de même un état de guerre plus intéressant que les vieilles contestations géographiques, et qui satisfait à la fois notre instinct de lutte et notre éloigneraient du militarisme ; c’est le conflit des forces morales d’où la sensiblerie et le panache sont éliminés. Nous ne faisons plus appel aux sentiments généreux, car nous avons dû reconnaître que l’homme d’aujourd’hui est un être inexorable et lâche qu’on ne réduit que par la peur.

— Nos aînés ont encore des illusions à cet égard. Voyez le commandant Maréchal qui vient mêler sa voix et sa vieille barbe au débat qui nous passionne. Polytechnicien de la promotion des Considérant, il écrit au froid ingénieur de l’Élysée ; il lui envoie le quatrain autographe de Victor Hugo implorant la grâce de Barbes. « Vous ne voudrez pas, ajoute-t-il, qu’on puisse dire qu’en 1839 le roi des Français s’est montré clément, et qu’en 1894 le président de la République s’est montré impitoyable. »

— Cœur simple et suranné pour qui la république est un régime de pitié.

— Le préjugé s’explique : la foule ne veut pas s’avouer à elle-même qu’elle est stupide et cruelle.

— Mais si vous attaquez aussi la foule, dit Brandal, il n’y aura plus rien.

— Hum ! Il restera bien encore assez de sottise pour suffire à l’existence commune.

— Je vois, dit Meyrargues, que notre camarade voudrait rendre la foule responsable, ce qui implique chez lui le haut souci de la moraliser. Mais l’essence de nos démocraties, c’est à vrai dire l’irresponsabilité. Sur ce point encore je suis d’accord avec lui : le dogme de l’irresponsabilité qui se présente sous couleur scientifique doit être rejeté.

— Qui donc est responsable ?

— Pas même l’individu, diriez-vous, Brandal… Quelle inconséquence ! La liberté implique la responsabilité. On peut à ce sujet jouer sur les mots très libéralement, mais il importe de ne point se piper soi-même au jeu. Écoutez les journaux constitutionnels, vous verrez qu’ils entendent la plaisanterie aussi bien que nous.

Et Meyrargues cita gravement ces trois lignes du Temps :

« Le président de la République est irresponsable de par la constitution et, par conséquent, toute attaque contre lui est un outrage à la France dont il n’est en définitive que le symbole. »

— Sadi Carnot symboliserait la France… en lui vivraient le génie de la race, les tendances meilleures, la poussée organique d’une nation ? En lui la science, et l’art, et l’émotion d’un peuple ?… La bonne blague !

— Ce n’est qu’une formule politique. Et qu’est-ce que la vérité en politique ?

— Une couleur, dit Brandal ; mais je n’aime pas le gris.


Des camelots aux voix mal étamées, faisant irruption dans la rue Lepic, lancèrent en clameur de trompe à la rue Tholozé la nouvelle de l’exécution de Vaillant. Meyrargues et ses compagnons, soudain pâles, se regardèrent. Ainsi c’était vrai, la chose monstrueuse était accomplie… Ils ouvrirent la verrière, psittèrent les crieurs qui posèrent leurs feuilles sur le seuil de la porte et cueillirent d’une main adroite les sous lancés.

Brandal descendit chercher les journaux. Meyrargues et Robert restaient à la fenêtre, côte à côte, accoudés. Ils oubliaient leur rivalité sentimentale. Une pensée plus haute les réunissait.

— Voyez donc, Robert, comme le brouillard est rouge sur Paris.

— C’est le sang du supplicié qui coule dans le crépuscule.

— Et ces nuages, là-bas, comme des écharpes déchirées, ces loques fouettées au vent comme des drapeaux noirs, et ces fenêtres closes, ces dentelles d’arbres morts, ces crêpes et ces fumées d’usines !

— Mon pressentiment ne m’avait pas trompé. Cette nuit, je pensais au prisonnier de la Roquette ; j’imaginais que l’aurore prochaine pouvait être l’heure du crime social ; et, dans mon insomnie j’assemblais des mots :


Un ciel boueux, taché de sang, c’était l’aurore,
La vieille aurore avec ses rosés de festin,
Qui se levait honteuse à l’appel du destin
Pour éclairer des yeux que la mort allait clore.


— Il y ainsi des sympathies secrètes ; des faits mystérieux ou lointains se répondent. Ce jour d’hiver, d’une lumière si pure, où nous voyons passer des ombres, me rappelle un soir tragique resté en moi depuis l’enfance. C’était après la déclaration de guerre, en 70, quand les lanciers passaient au galop et quand les canons et les prolonges secouaient les pavés de la calme petite ville où j’étais élevé. Une aurore boréale incendia le ciel, vers les neuf heures. Les bourgeois sortirent de leurs maisons et vinrent se grouper sur la place d’Armes comme un troupeau peureux ; moi, je montais à la fenêtre d’un grenier d’où ma vue s’étendait au loin sur la campagne. Le firmament d’été brûlait comme du reflet de mille meules en flammes ; et j’entendais monter les lamentations du peuple et des femmes : « C’est signe de sang ! signe de sang… Jésus ! »


Brandal remontait, rapportant les éditions spéciales. Vaillant était bien mort, avec crânerie, avec orgueil, en espérant, dans un grand cri.

Ils lisaient les comptes rendus et se jetaient des détails.

— Et maintenant ?… demanda Brandal.

— Maintenant nous lui ferons des funérailles.

— Je lui consacrerai mon article prochain… si la direction le laisse passer.

— Assez de rhétorique…

— Non, c’est fort bien ainsi. Meyrargues, vous parlerez, d’autres agiront. Mais laissez entendre que ce sang appelle du sang…

Ils se turent réconciliés, baptisés dans le fluide de cette mort. Un état de grâce héroïque les pénétrait, effaçait leurs différends, leurs querelles et leurs mots.