Avec le feu/16

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 245-270).

CHAPITRE XVI

Pour moi, je hais les voitures découvertes.
JANE AUSTEN


La rue se calmait, le peuple était remonté vers les faubourgs assoupis ; un mouvement de voitures et de piétons roulait encore sur les asphaltes avec la régularité d’une eau qui s’écoule.

— Vous nous mettrez sur le quai, à la sortie du Carrousel, dit Mariette au cocher.

— Rue Saint-Nicaise, ajouta Robert.

— Connais pas.

— Qu’est-ce que tu chantes avec ta rue Saint-Nicaise ? À la station des omnibus, cocher ! Elle remonta la vitre. — La rue Saint-Nicaise, c’est une autre histoire, une histoire passée.

— Pensons à la nôtre.

— Avons-nous tout l’attirail ?

— Le fiacre est assez plein.

— C’est la faute à Brandal. Il porte sa valise comme un Saint-Sacrement.

— Hé ! c’est le cas d’être prudent.

— Si nous versions, qu’arriverait-il ?

— Humph ! nous finirions comme le prophète Elie.

— Quoi donc, mon vieux Brandal, on pense à l’Ancien Testament ?

— Nous pouvons faire le nôtre au dernier survivant.

— N’exagérons rien… Les détonateurs sont dans ma poche… L’acide picrique isolé résiste bien au choc…

— Et mon paquet ?

— Rien à craindre : c’est de la dynamite de la régie.

— Tu ne ris pas ?

— À quoi penses-tu ?

— Je pense à la nouvelle de Villiers : « L’Etna chez soi ».

— Une fantaisie pénible.

— Tu trouves ?

— Nous y ajoutons.

— Mais nous portons la charge. C’est notre excuse. Cela pèse un peu sur l’esprit.

— Oui, ne te semble-t-il pas ? On se sent une autre conscience avec cela au bout des doigts.

— Il s’en dégage une électricité.

— Le chatouillement de la puissance.

— Celui qui serre pour la première fois dans sa poche une liasse de billets de mille francs doit éprouver, lui aussi, cette jouissance.

— Quelle comparaison !

— Y pensez-vous, Mariette ? L’homme dont vous parlez est l’esclave de son or.

— Et nous, mes petits ? Ah, ne faisons pas les malins !

— Nous, c’est une autre énergie, une force vengeresse, celle qui triomphera de l’or.

— Une force stérile. Qu’en peut-on faire ?

— Tant de choses !

— Châtier, détruire, purifier…

— Des bêtises !

— Et venger les damnés de l’enfer social.

— Choisis une place.

— La Bourse.

— L’Élysée.

— Non, la Scala.

— Mais vous êtes d’affreux moralisateurs ! Robert, vous finirez parmi ces messieurs de la Ligue contre la licence des rues.

— Tu me comprends mal.

— Explique-toi mieux.

— À quoi bon ?

— Tu es encore gentil, toi ! — Non ! vous m’étonnez. À propos de tout et de rien vous déclarez que le vieux monde agonise, que la pourriture sociale est complète… et soudain vous parlez de purifier la chambre du malade… Mais laissez-le donc mourir de sa laide mort !

— Écoute Dalila.

— Pourquoi Dalila ?

— Parce que j’ai été protestant.

— Parce qu’il a lu Alfred de Vigny : « Et, plus ou moins, la femme… »

Un soubresaut de l’Urbaine sur le pavé défoncé coupa le vers à l’hémistiche..

— Avouez que vous avez eu peur aussi, Mariette.

— Non, une secousse, un frisson : je trouve cette promenade très émotionnante. Cela nous change un peu du fiacre de Flaubert. Mais je n’ai pas peur : je suis avec vous.

— Charmante !

— Il me semble, voyez-vous, que nous allons nous connaître mieux après cela.

— Vraiment !

— Ce ne sera pas une amitié de hasard. Je suis entrée dans votre vie. Il y aura entre nous quelque chose de durable.

— Nous aurons vu le feu ensemble… C’est ce que vous pensez !

— Dites plutôt que nous l’aurons éteint, fit remarquer Robert. Notre héroïsme ne dépasse pas celui des pompiers.

— Enfin, cela ne s’oublie pas… et quand tu penseras à cette soirée, mon chéri, tu penseras à moi.

— Mariette, vous avez une façon délicate d’aimer… Car vous l’aimez notre Robert ?

— Sans cela serais-je ici ?

Elle plaisanta en caressant le front de son ami.

— Vous m’avez appelée Dalila, pasteur Brandal ; mais c’est bien tout le contraire : je ne veux pas qu’on touche un cheveu de sa tête.

Robert prit la chose au sérieux, écarta d’un geste ennuyé la main douce de Mariette, et déclara avec dépit qu’il n’avait besoin d’aucune surveillance, d’aucune protection. Il en profita pour ridiculiser les terre-neuve et pour critiquer certaine manière insupportable d’entendre l’amitié, certaine façon fatigante de manifester l’amour…

— Est-il méchant ! dit Mariette sans se fâcher ; encore un mot de plus, il m’appelait crampon… Mon ami a ce soir une humeur de chien.

— C’est ta faute.

— Je sais, je sais.

Et, plus sérieuse, elle ajouta, lui parlant à voix basse, lui chauffant la joue de son souffle, lui effleurant l’oreille de ses lèvres bonnes :

— Je suis venue te disputer à l’autre.

— À qui donc ? dit Robert en sursautant.

— Oh ! pas à celle que tu crois, mais à une autre plus dangereuse… à ta gueuse, à celle qui veut ta mort, à celle qui n’existe pas.

— On fait ce qui te plaît, dit Robert tristement. Que veux-tu de plus ?

— Tu le fais à contrecœur ; au fond tu m’en veux ; je le sens : vous m’en voulez tous deux… Tant pis ! Il ne fallait pas me recevoir, il fallait me chasser, me renvoyer comme une petite fille indiscrète… Mais non, j’ai ouvert la porte, vous m’avez laissé entrer, maintenant c’est moi qui chasserai votre cauchemar.

— Ne vous flattez pas trop, Mariette… nous sommes d’accord.

— Oui, nous sommes d’accord… et c’est préférable. Je ne vous ai pas forcé la main ; nous avons fait pour le mieux. Attendez encore un peu, et vous verrez comme vous vous sentirez plus légers quand toutes ces saletés seront au lavoir, plus à l’aise vraiment.

— Impuissants.

— Désarmés.

— Heureux comme dans du linge blanc. Brandal se justifia :

— Vous savez que, pour mon compte, je m’en suis tenu au déménagement. Il n’était pas question d’autre chose. La situation se trouvait modifiée après l’acte forcené d’Emile Henry. Rien de plus méprisant pour l’humanité et de plus hostile à la foule ne pouvait être osé. Robert lui-même en convint…

— Oui… du moins nous plut-il de prêter un sens au fait accompli. C’était assez commode pour nous.

— Naturellement, chacun interprète les faits avec ses idées et sa politique.

— En tous les cas, nous avons admis qu’un tel acte devrait rester exceptionnel.

— Comme un grand crime ou une action tragique.

— Le recommencer n’eût été que de la folie d’imitation. Assez de boîtes à sardines seront déposées cette nuit sous les portes cochères.

— On ne vous reproche rien. Mais vous pensez bien que Robert ne pouvait pas garder ces explosifs chez lui, dans sa chambre. C’était comme une tentation. Est-ce qu’il était libre ? Autant que moi vous l’avez compris. Maintenant nous allons nous débarrasser du dépôt dangereux.

— Renoncer à l’héritage.

— Abdiquer toute volonté.

— Et tu verras comme tu m’aimeras.

— Non, Mariette, je ne t’aimerai pas plus qu’avant… peut-être moins.

— Des bouderies. Alors que fallait-il faire ? T’entraîner à ta perte, me joindre à toi, aller jusqu’au bout, jusqu’à l’irréparable, et nous river à la même chaîne !…

— Ah ! si tu avais fait cela !…

— Un mariage à la dynamite, risqua Brandal.

— Il me semble qu’alors je t’aurais aimée, Mariette… que je n’aurais pas pu faire autrement.

— Je ne l’ai pas voulu ; je n’ai pas voulu t’attacher à moi par cette sorcellerie ; je t’ai voulu libre et confiant. Attends, attends, demain tu m’aimeras, m’ami…

— Le beau jour de demain qu’apportera-t-il ?

Robert se tut.

Il avait moins de rancune contre Mariette que contre lui-même. Elle avait obéi à son instinct de femme ; elle était venue à lui pour le neutraliser ; il ne s’était pas défendu. À quoi bon récriminer ensuite ?

Et il se mortifiait.

Était-il donc vrai — pouvait-il être vrai — que cette impatience et cette exaltation, cette fièvre de la mort qui l’avait possédé, tout cela fût fini, tombé, éteint comme le feu vengeur qu’on allait jeter à la Seine ? pourquoi pas à l’égout ?… Ah ! c’était bien la peine de jouer au Prométhée !…

Mais non, Mariette pouvait bavarder, il ne lui cédait pas. Elle l’avait surpris dans un moment d’indécision, où, devancé par les événements, il n’apercevait plus nettement sa direction propre ; mais il se retrouverait. Il n’aimerait pas Mariette, la petite femme aux chairs douces, le petit édredon de chair, mais quelque chimère au sein dur ; il se reprendrait seul, entier, et ses pieds saigneraient encore sur la route de la révolte ; à l’occasion il prouverait qu’il n’était pas un résigné, un morfondu ; son heure n’était pas venue — voilà tout. Un autre avait parlé, il convenait de lui laisser la scène ; sans abdiquer, se contenir, attendre, se réserver pour les luttes prochaines… Tout n’était pas dit. Il ne fallait pas brusquer les choses puisqu’on réalité on ne pouvait opposer à l’inertie de la masse que la qualité d’une énergie révolutionnaire assez rare.

Le pavé de bois de l’avenue de l’Opéra amortissait le trot sec du cheval, et le fiacre roulait mollement porté. Dans l’ombre intérieure, à travers les vitres, les lampes électriques jetaient au passage de brusques lumières  ; Robert, Mariette et Brandal se voyaient alors un peu pâles, les yeux profonds, comme fardés.

Brandal, assez fier de ce qu’il avait fait, se reposait, sentenciait. Il gardait une haute idée de lui-même  ; mais, pour un temps, la valise qu’il portait sur ses genoux lui tenait lieu de conscience. Une seule chose l’inquiétait  : il ne pensait plus à son tableau et regrettait de s’être lancé dans des complications trop absorbantes.

Mariette rompait les silences oppressés, s’agitait un peu vainement, tenait sa place, lissait ses plumes, emplissait le fiacre de son parfum de tendresse mêlé à des senteurs d’azote et d’essence de mirbane. Robert admirait qu’elle pût, dans ces moments nerveux, laisser toute extravagance, devenir une petite femme de tête assez souple et judicieuse pour tenir son rôle.

En réponse aux théories sévères de Brandal, elle s’affirma avec innocence.

—  Je ne crois pas à votre monde meilleur. Les hommes seront toujours pareils —  et les femmes aussi. Il faudra toujours faire ménage ensemble, et se consoler à deux quand on aura de la peine. Vivre à part —  est-ce qu’on peut  ?

Elle jacassait.

—  Et, vous savez, le bonheur, on l’a dans le sang. Je. n’ai jamais rien pu apprendre, mais si j’aime les gens, je les comprends  : voilà  ! Pour m’expliquer, c’est autre chose. Je me laisse aller, je me sens vivre, et quand j’ai le cœur gros, c’est bon de pleurer, même sans raison. On dort, on oublie  ; on se réveille un matin de bonne humeur —  pourquoi  ? On ne sait pas. L’avenir, la vieillesse, c’est loin  : on verra, on trouvera le moyen de s’arranger en route  ; je ne m’en tracasse pas  ; à quoi sert d’y penser  ? Et puis il y a des moments où il me semble que je ne mourrai jamais. Suis-je bête  ! J’ai rêvé des choses  ; je me suis crue belle… on me l’avait dit… Et qu’est-ce que je suis  ? un modèle d’atelier… C’est pas grand-chose. Enfin, je suis une femme qui a un corps —  j’ai ma fierté aussi à cause de cela. Et puis j’aime mieux avoir du chagrin que d’en faire aux autres…

Le fiacre cahoté s’engageait dans la cour du Carrousel.

—  Attention  ! nous arrivons. La descente en bon ordre, pas de faux mouvements.

—  C’est tout de même vexant, dit Brandal, de perdre tant de bonne marchandise quand le monument de Gambette se dresse là, à deux pas de nous.

—  Tu verses dans l’édilité.

—  Non, pas de blagues  ! dit Mariette. Laissez le tribun tranquille… puisqu’ils l’aiment comme ça, cet homme. Sur le quai, ils renvoyèrent l’Urbaine.

—  Ah, mon pauvre mois de mai  ! soupira le cocher jovial, en rajustant sa pèlerine.

Brandal entra seul au bureau des omnibus et demanda trois numéros pour Sèvres.

—  Plus de tramways pour Sèvres.

—  Merci, monsieur.

—  Trop poli, grommela l’employé.

Il commençait à pleuvoir et Mariette portait des souliers découverts. Ils stationnèrent quelques instants au bord du trottoir, irrésolus. Sur le pont des Saints-Pères le dernier omnibus de Clichy, un gros coffre blanc, s’avançait déhanché, pansu, bondé comme une patache jusqu’à l’impériale  ; à la lueur des lampadaires, on voyait des vapeurs aux naseaux des chevaux.

—  Garons-nous, voilà le Progrès, dit Mariette.

Le lourd véhicule passa au ras du trottoir en les éclaboussant.

—  Si nous remontions aux Batignolles, risqua Robert. Il est encore temps.

—  Oui, va-t-en, on se passera de toi.

—  Trop tard, c’est complet.


L’heure était froide  ; un vent piquant, fouettant la pluie, inclinait vers l’eau la ramure grêle des grands arbres de la berge. Sous les arches d’ombre, le fleuve noir miroitait, s’élargissait, s’égayait de l’illumination nocturne  ; des flammes colorées, festivales, brillaient sur les ponts et au long des quais, à l’infini, trouant le ciel d’encre et jouant dans l’eau triste qu’elles vrillaient de reflets dorés et rouges, en rubans tortillés comme des serpentins.

Ils attendaient encore au bord du trottoir, voyageurs indécis.

Le Louvre se dressait devant eux, masse ornementale et mystérieuse, muraille de passé, œuvre accomplie, tradition, épanouissement, l’acquit rédempteur de la misère des âges  ; il attestait l’effort séculaire, la poussée des forces immortelles vers la beauté harmonieuse, proclamait l’ordre et la règle, opposait sa digue de pierre aux impatiences et aux réactions.

Le fleuve et ce palais, les ponts lointains, la nuit pénétrante  ! C’était comme un décor voulu, machiné à souhait pour des âmes souffrantes en mal d’aventure. Ainsi les princes de la légende, lancés à la conquête de l’impossible, devaient aborder à des sites choisis où le merveilleux les prenait.

—  Les fenêtres des Tuileries nous lorgnent, dit Mariette.

Sans se communiquer leurs impressions, à des degrés de conscience divers, Robert, Brandal et Mariette subissaient l’influence de ces choses  ; ils se sentaient enveloppés dans cette atmosphère artificielle de résignation hautaine, trop peu vitale sans doute, nostalgique aussi. Et c’était la ville complexe et obsédante, absorbant l’effort individuel, fastueuse et morbide, avec ses ombres et ses rayons, sa ceinture d’énergie et la contagion de ses mollesses.

Tout disait autour d’eux l’ironie des destinées, la fragilité des existences et la survie des volontés, tout, jusqu’à ces flammes, courtes et dansantes comme l’esprit de Paris, lutines et fatales comme les feux follets de la civilisation.

—  N’allons pas plus loin, dit Mariette.

—  Quoi  ? ici, dans Paris, à cette heure  ? On y voit sur le pont comme en plein jour  ; des gens vont passer, on nous remarquera. Plus loin, plus loin, vers Bercy…

—  Penses-tu  ?… Non, sur le Pont-Royal, allons, suivez-moi… Avez-vous peur  ? Est-ce qu’on fait du mal  ?

Elle les entraînait, marchant devant eux, piétinant la boue scintillante de ses petits souliers cambrés, sa robe de velours côtelé relevée d’une main —  son paquet de l’autre, délicatement porté comme une boîte de baptême —  et projetant sa souple silhouette aux hanches rondes sur le fond parisien. Ils la suivaient, aimantés par sa grâce et sa décision, pris dans son sillage.

Au milieu du pont, elle tourna la tête sans ralentir le pas, dans un mouvement d’artificieuse simplicité, et son profil de médaille impertinente s’aviva d’un reflet de gaz.

—  Passez-moi la camelote, dit-elle.

Et, sans attendre, elle lança les cartouches dans le fleuve.

Cela fit un « flouc  » à peine sensible.

—  Marche  ! dit Robert roidi d’une subite énergie. Il prit la valise des mains de Brandal.

—  Laisse-la-moi… Je veux la voir tomber. Il se pencha sur l’eau, tenant la valise par les poignées de cuir, et tout son corps s’allongeait, débordait les pierres du pont.

—  Robert, l’imprudent, le fou  ! Tenez-le, Brandal, il va tomber  !

En même temps Mariette accourue l’empoignait par sa cape et lui criait  : « Mais lâche-la, lâche-la donc  ! vite, vite  ! on vient  !   »

Les doigts nerveux de Robert ne desserraient pas leur étreinte, et, quoi qu’il en eût, il ne pouvait jeter l’encombrant bagage qui collait à sa main crispée  ; il s’y sentait rivé, attaché par de forts liens. C’était quelque chose d’humain qui tenait à sa chair, un peu de la substance de l’autre, de cet autre qu’il ne connaissait pas et qui lui ressemblait tant  ! la dernière énergie du prisonnier qui, à cette heure, dans sa cellule, pouvait encore braver ses gardes et se dire  : Ils ne m’ont pas tout entier  !

—  Viens… je t’en prie… Robert  !

Et, forte de son amour et de sa terreur, Mariette se cramponnait à lui, luttait contre l’attirance mauvaise, le retenait  : telle une solide racine noue aux terres glissantes de la rive l’arbre courbé sur l’eau.

Il céda  : le retrait de sa chair devant le gouffre, le sentiment obscur de la conservation et l’embrassement de Mariette l’emportèrent sur la gravitation fatale. Il sentit que cette chose angoissante et lourde le quittait. Et elle tomba, elle se détacha de lui, comme un fruit trop pesant quitte la branche sous l’action de sa seule masse  : un bruit sourd, des rejaillissements, un grand cercle élargi, multiplié, phosphorescent, vite effacé dans le courant, marquèrent sa chute. Et le fleuve la but. Robert éprouva, en un frisson glacé, la secrète horreur de son immersion  ; il sentit qu’elle coulait, tournoyante, pénétrée, noyée et toujours fulgurante comme les serpentins de la rive. Elle alla se mêler aux épaves, aux chairs mortes, aux boues de Paris, à l’eau des ruisseaux, à toutes les vases.


Il s’était redressé, reprenait pied, s’expliquait avec humeur en paroles brèves, un peu altérées et comme suffoquées. Il avait voulu voir où il jetait la valise… c’était bien naturel… il n’allait pas la lancer à l’aveuglette sur une pile du pont… Pourquoi ces frayeurs, ces étreintes, ces nerfs  ?

Mais visiblement il était encore étourdi. Il se passa la main sur le front comme pour en chasser un vertige. La racine des cheveux lui faisait mal. Il avait senti passer sur son visage le souffle de l’abîme.

—  Partons, dit-il, en serrant la main de Brandal, j’ai besoin de marcher.

—  Nous avons bien gagné un bock et une choucroute, dit Mariette, en le ramenant sans transition aux appétits naturels. Et elle se frôla contre lui, prit son bras, lia sa marche à la sienne. Elle attestait sa victoire. Cela n’avait pas tardé.

Il en éprouvait un sentiment humilié. Au contact de sa maîtresse, à sa tiédeur, au glissement de sa chair lisse, l’affinité animale, abolie une minute, rentrait en lui, l’imprégnait… Il savait comment cela finirait —  il n’en était pas plus fier.

Ils se dirigèrent vers une taverne de la rue Richelieu qu’ils connaissaient —  boiseries soignées et verroteries  — pour s’alourdir un peu, après l’exaltation, devant des pintes écumantes. Le lit viendrait ensuite, et puis la tristesse.

Au sortir du Carrousel, ils croisèrent un terrassier obstiné et zigzaguant qui, réjoui par leur vue, se mit à fredonner d’une voix tarée des obscénités sur l’air de « Fanfan-la-Tulipe  ». Mariette en rit franchement  :

—  Crois-tu qu’il se fait de la bile  ? Il est saoul… il est heureux.

Sous les arcades, à la sortie de la Comédie, des groupes piétinaient en l’attente des coupés et des fiacres trop lents embarrassés dans un défilé verni.

C’était une jolie foule, un peu gauche et sautillante, empanachée dans son ensemble, avec quelques traits d’un dessin exact, un mouvement d’épaule, un geste de coude, un salut de tête et des allures seyantes  ; des paquetages gaufrés, des mantelets tirés sur des décolletages aigus, des pelisses en cloche sur le battant des petons, des pardessus anguleux, des favoris houppes, des coiffures vaporeuses avec de petites capotes crêtées d’un velours, flammées d’une aigrette, et qui faisaient penser à des têtes d’oiseaux  ; la mousse du dernier flot parisien  ; un monde amusant, sensible à son heure, et toujours bavard, émoustillé, fouetté, rajeuni de s’être épinglé aux scènes de Pailleron, baigné dans de la prose chauffée et dans des baignoires.

L’affiche du théâtre, sous le cadre grillagé, portait en lettres grasses, hypnotiques, le titre de la pièce nouvelle, Cabotins, qui s’annonçait en succès encore qu’on trouvât cela bien facile et factice, avec des intentions satiriques comme chez Guignol.

Ils ne connaissaient personne dans cette foule et n’en recevaient qu’une sensation d’isolement assez tonique en la circonstance. Ils ne désiraient pas s’y mêler. Brandal, amusé à distance du fouillis pittoresque, risqua des classements féroces où s’affirmaient son éloignement du « beau monde  » et le sentiment précis qu’il avait du ridicule de certaines modes. Robert et Mariette, goûtant ses mots d’atelier, s’arrêtèrent aussi pour regarder la sortie. Instinctivement ils y cherchaient des figures.

—  Tiens, Meyrargues, dit Mariette.

—  Où ça  ?

—  Au bas de l’escalier.

—  On ne le voit plus.

—  Si, là, dans le tas…

—  Parfaitement, dit Brandal, c’est l’inclinaison de son chapeau, parce que, vous savez, les uns et les autres, nous avons tous notre rythme, jusque dans la manière d’équilibrer une coiffure.

Brusquement Meyrargues, en tenue de soirée, fut devant eux, à vingt pas, derrière un rempart de foule piétinante et tassée. Et Robert devint affreusement pâle. Tout son sang reflua  ; une angoisse lui noua la gorge  : il fut obligé de s’appuyer contre un des piliers de la galerie. Au bras de Meyrargues il avait reconnu, souriante, animée, Laure Vignon.

À ce moment toutes les misères sociales pesaient moins lourdement sur lui que la petite main de Laure appuyée au bras d’un autre.

M. Vignon accompagnait sa fille, en redingote provinciale, le cou serré d’une haute cravate blanche, mais toujours fidèle à son feutre que ses cheveux bouffants argentaient de deux ailes. Il se distinguait encore du public abonné par une espèce de gêne et de timidité non sans finesse  ; on le sentait hors de chez soi, loin de son milieu, dépaysé, presque inquiet  ; ses petits yeux vifs, habitués à considérer les choses de haut, dansaient sur cette foule étrangère sans savoir où se poser. Le premier il aperçut Robert, Brandal et Mariette. Son embarras redoubla  : fâcheuse rencontre  !

—  Si nous partions, dit Mariette. Meyrargues à l’air d’être en famille.

Robert sentit au cœur la pointe de ce mot.

Mariette le regarda, vit son trouble et devina l’intrigue. Alors elle fut admirable : de la façon la plus naturelle, elle pria Brandal de lui boutonner son gant.

Cependant Laure Vignon venait de reconnaître ses amis. La présence de Mariette ne l’effaroucha pas. Elle signala leur présence à Meyrargues avec un vif plaisir de revoir Robert.

Ils s’étaient abordés. Les deux femmes échangèrent un regard profond, curieux, sans haine. Des compliments et des poignées de main masquèrent l’ambiguïté de la situation. Quelques mots l’éclaircirent.

Meyrargues, ayant reçu une loge pour le Français, avait voulu en gratifier ses amis, Mme Vignon avait insisté pour que le « père  » ne négligeât pas cette occasion de se montrer et de conduire sa fille au théâtre.

—  Il y a bien trois ans que je n’y étais allé  ; mais il apparaît que j’ai des devoirs, et cela m’a conduit à la pièce de M. Pailleron.

—  Ah, ce n’est pas un plaisir relevé  !

Meyrargues s’était rencontré au théâtre avec les Vignon  ; il était à l’orchestre et venait aux entractes frapper à leur loge.

—  Il a trouvé le moyen de présenter papa au prince de Limay, devant la statue de Voltaire…

Il les avait aidés dans l’embarras du vestiaire et leur avait offert ses services pour trouver une voiture.

Meyrargues écoutait cela avec un divin sourire niais qui lui composait une innocence indubitable.

—  Ne restons pas là, vous auriez froid  ; n’oubliez pas que vous chantez Mélusine samedi prochain.

—  En lecture tout bonnement.

—  Votre impression sur la pièce de ce soir, monsieur Vignon  ?

—  J’aime bien l’homme qui se passe la main dans les cheveux quand on parle de l’Institut.

—  Ils ont eu une idée stupide  : leur rôle de Cadet tenu par Cadet lui-même. C’est très mauvais comme imitation.

—  Mais il y a Le Bargy dans un rôle de médecin…

—  Trop sec.

—  C’est l’école nouvelle.

—  Et puis il y a Bertiny qui dit  : « Vous êtes un mufle  !   » comme si elle n’avait jamais fait que ça.

À l’avancée, les fiacres étaient rares. Meyrargues s’excusa, s’esquiva, et deux minutes après ils le virent sur le refuge de la place, qui les appelait avec sa canne  : la voiture attendue rasait le trottoir.

Ils traversèrent la chaussée en rideau déployé, évitant les flaques. Par une attention délicate, Laure avait chargé Robert de son parapluie.

Elle s’installa avec son père sur la banquette du petit fiacre. La voiture s’éloigna après des saluts et des bonsoirs jetés de la portière. La scène finissait d’une façon banale.

Un fiacre qui passe dans un claquement de fouet, un fiacre anonyme, un numéro rouge sur fond noir, deux lanternes sales, un petit cheval velu, un cocher rougeaud, l’heure d’avant c’était du mystère, de la puissance et de la mort. Et maintenant  ?

Robert se demandait s’il n’avait pas rêvé, si tout cela était possible. Mais son émotion ne le trompait pas. Il se retrouvait sous la pluie, avec ses amis, avec sa maîtresse, en réalité plus triste et plus seul que jamais, car il avait perdu sa dernière illusion.